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Dans le présent texte, notre but est de proposer une approche épistémique de l’internormativité selon un point de vue constructiviste[1]. D’après ce dernier, les objets n’existent pas en tant que tels, mais sont construits par la méthode d’analyse. Cette approche épistémique renverse la perspective positiviste habituelle pour traiter le problème de la distinction entre les règles juridiques, morales, voire politiques et religieuses. En règle générale, la théorie du droit distingue l’objet à interpréter et l’interprétation elle-même. C’est parce que l’objet est juridique que l’interprétation qui le concerne l’est forcément, comme par une espèce de contamination inévitable. Par exemple, le vol est défini par la loi pénale qui pose ainsi une règle juridique. L’interprétation du champ d’application du vol dans le Code pénal sera alors considérée comme une interprétation juridique. Le problème de l’internormativité se trouve donc généralement appréhendé par le prisme du critère de la source.

L’étude ici menée expose un nouveau projet de problématisation du caractère juridique ou moral des normes. Il va de soi qu’il ne peut être reçu comme formulant des conclusions péremptoires et définitives. Nous voulons seulement proposer une autre perspective et une nouvelle voie pour des recherches futures.

Dans cette voie, l’hypothèse que nous comptons examiner écarte le critère de la source. Elle soutient que la méthode d’analyse constitue les règles comme juridiques, et non l’inverse. Nous nous appuyons donc sur un point de vue constructiviste selon lequel les normes sont interprétées et construites à partir d’une grille d’analyse préalablement élaborée. Ainsi, les règles et les normes ne sont pas juridiques, mais elles le deviennent en raison de la façon propre de les interpréter. D’après cette thèse, l’interprétation construit l’objet ; cependant, celui-ci ne détermine pas la nature de l’interprétation. La même règle peut être interprétée de plusieurs façons : juridique, morale, politique etc. Dans l’approche que nous retenons, l’épistémologie prime l’ontologie, car cette dernière est alors une résultante de la construction, et non un point de départ.

L’intérêt d’une telle analyse apparaît de façon évidente si nous prenons un exemple très simple. La règle qui interdit le vol est à la fois présente dans la Bible, dans de très nombreuses morales ou éthiques et, enfin, dans de multiples corpus juridiques. Cette règle est-elle alors religieuse, morale ou juridique ? Au moins deux réponses sont envisageables. D’une part, on peut caractériser la nature des règles à partir de leurs sources. De façon générale, c’est le corpus textuel ou l’ensemble systématique auquel la règle appartient qui fixe sa qualité. D’autre part, on peut définir la nature des règles à partir du traitement qui leur est appliqué. Selon ce point de vue, l’analyse rendra la règle juridique, c’est-à-dire la construira comme juridique ou morale. Voilà précisément la thèse que nous développerons. Elle suppose de distinguer la construction juridique des normes de celle qui est morale ou politique.

Le but de notre étude est de différencier deux façons de penser l’analyse de la normativité. Les modèles que nous proposons ne se trouvent certainement pas à l’état pur dans la pratique, mais ils permettent de déterminer la tendance (juridique ou morale) que l’analyse fait prévaloir. Selon cette perspective, il n’existe pas de règles juridiques ou morales mais plutôt une façon juridique ou morale de comprendre les règles. Dans une large mesure, les règles ne sont ni le propre du droit ni le propre de la morale : elles représentent simplement leur point commun d’intersection. L’objectif est alors de se focaliser sur la position épistémique de l’interprète, qui qu’il soit (juge, avocat, professeur, etc.), au lieu de se concentrer sur l’ontologie des normes à interpréter. Or l’interprète met en oeuvre, même inconsciemment, des présupposés dans l’analyse de son matériau. Il s’agit donc de les dégager et de montrer ainsi que c’est la compréhension des normes qui peut être qualifiée de morale ou juridique, et non les normes en tant que telles. Nous ne prétendons donc pas décrire le droit comme une pratique sociale observable : à vrai dire, nous nous interrogeons sur la construction du sens des normes d’après un modèle épistémologiquement moral ou juridique.

1 La construction des normes selon un modèle moral

1.1 La distinction du droit et la morale comme figure du problème de l’internormativité

Le droit est défini par les théories positivistes comme un ensemble de règles ou de normes. Or la morale étant également un ensemble de règles ou de normes, tout comme la grammaire ou les jeux, les différentes théories du droit se proposent de trouver un critère de distinction entre ces divers types de règles. Quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est alors une théorie des sources du droit. Les relations du droit et de la morale seront ainsi pensées sur le mode de la distinction de degré, et non de nature.

En effet, les normes juridiques, à l’instar des normes morales, sont avant tout des normes. Selon Hans Kelsen, la même norme peut être à la fois juridique et morale du point de vue de son contenu[2]. Dans la perspective de l’internormativité, c’est bien ce point qui pose problème : la norme juridique est en même temps une norme morale au regard de son contenu. Comment alors les distinguer autrement que par la forme ? De quelle façon peut-on penser leurs influences réciproques ? Si une telle question est si difficile à résoudre aujourd’hui, c’est que les normes sont définies implicitement d’après un modèle unique. Elles sont vues comme des prescriptions, des commandements qui émanent d’une autorité habilitée. En fait, elles sont caractérisées par les organes qui leur donnent naissance et les produisent.

Le problème soulevé par la distinction du droit et de la morale se prête aisément à une généralisation. Les normes morales, économiques et, plus généralement, non étatiques forment ce que l’on appelle le « droit souple » (soft law). La difficulté liée à la distinction des normes économiques et para-étatiques par rapport aux normes juridiques est la même qui existe entre le droit et la morale. Aussi, il n’est pas étonnant que le critère encore essentiellement utilisé de nos jours soit celui de la sanction, c’est-à-dire une contrainte socialement organisée[3]. C’est alors un critère formel qui permet de distinguer les normes juridiques et les normes morales.

À notre avis, cette façon classique de considérer le problème présente en réalité plusieurs difficultés.

D’abord, ce critère nie, en pratique, l’évidente influence des normes morales pour se focaliser uniquement sur les seules normes étatiques. Il provoque donc un rétrécissement du champ d’investigation en s’interdisant de prendre en considération des données externes au droit ainsi défini, mais qui pourtant jouent un rôle essentiel. Il revient à faire de l’État la seule source du droit. Autrement dit, c’est une reformulation plus fine du critère très classique de la sanction auquel la majorité des auteurs contemporains ont souscrit. Selon ce point de vue, le droit est difficilement compréhensible sans un État ou sans un ordre juridique présupposé, mais encore on réduit ainsi le droit à un phénomène de pouvoir. Les organes qui détiennent la puissance de contrainte produisent alors du droit et le rendent obligatoire par cette voie. Bien des auteurs ont montré que cette distinction n’est pas convaincante. Une communauté religieuse peut très bien exclure les membres qui ne respectent pas ses prescriptions : est-il question de droit ou de morale[4] ? D’autant plus que l’on peut se demander si le critère de la sanction est véritablement opérationnel en pratique pour déterminer ce qui est juridique.

Ensuite, ce critère repose sur un présupposé discutable qui est l’identification ontologique des normes juridiques et des normes morales. Elles ne différeraient essentiellement que par le mode d’organisation sociale. Cependant, cette façon de raisonner revient à politiser le droit au lieu de le moraliser. Comme Julien Freund l’a démontré, le propre de l’action politique est l’usage de la force[5], ce que l’on appelle la « violence » ou la « contrainte légitime[6] ». Le critère de la sanction ne représente donc qu’une façon de faire prévaloir une conception politique du droit sur une conception morale du droit. Le meilleur exemple de cette tendance est la volonté constante de disqualifier le droit international en raison de l’absence d’organe centralisé qui détienne le monopole de la violence légitime, autrement dit de la force. Il faudrait pour cela un État mondial, ce qui montre à l’évidence que le droit est toujours implicitement pensé sur le modèle de l’État qui n’est lui-même que la figure moderne de l’organisation politique.

Enfin, cette façon de poser le problème se place d’un point de vue métaphysique. Par cela, nous entendons un point de vue qui repose sur une mise en évidence des caractères essentiels du droit. Or ces derniers ne sont pas observables, car ils se situent au-delà du physique et sont donc méta-physiques au sens propre. L’opposition entre le droit naturel et le droit positif ne fait que refléter les deux grandes conceptions métaphysiques du droit. Ou bien le droit est compris selon un point de vue moral : sera du droit ce qui sera moralement bon. C’est le concept de droit naturel dans lequel le droit est indissociable de la justice. Ou bien le droit est compris d’après une perspective politique : sera du droit ce qui sera sanctionné par la force. C’est le concept de droit positif dans lequel le droit est indissociable de la contrainte.

Le problème de l’internormativité n’est au fond qu’un retour à une forme de droit naturel édulcoré et purifié de ses connotations religieuses. C’est donc un droit naturel laïcisé. Cette vision vient contredire et critiquer le modèle politique du droit. Pour poser à nouveaux frais la question de l’internormativité, nous devons tenter de résoudre le problème en dehors d’une métaphysique particulière. Nous ne devons plus nous occuper d’ontologie du droit mais bien d’épistémologie. Il n’est donc plus question de comprendre ce qui est du droit, de la morale ou de l’économie : nous devons plutôt chercher à savoir s’il existe une façon juridique, morale ou économique de comprendre le droit.

Ainsi, l’analyse ne porterait plus sur l’objet à étudier mais sur la façon de l’étudier. Selon cette perspective, la méthode prime l’objet. Le corrélat nécessaire du primat de la méthode sur l’objet est l’adoption d’une position constructiviste : ce sont les méthodes qui définissent les objets à étudier, et non l’inverse[7]. Adopter une définition épistémique du problème, c’est donc en définitive affirmer le primat de l’analyse des normes sur leur source. Pour le comprendre, il faut décrire sommairement la manière dont l’analyse morale des règles s’est historiquement imposée.

1.2 Un aperçu historique sur l’analyse morale des normes

L’analyse morale des normes consiste à attribuer à celles-ci un objet, une fonction, un mode et un statut épistémique spécifiques. En d’autres termes, le droit positif, reconnu par sa source formelle, peut être implicitement pensé à partir du modèle moral des normes. Ce modèle est épistémique : en d’autres termes, il ne dit rien a priori du contenu des normes elles-mêmes. C’est davantage une certaine façon de comprendre leur objet, leur fonction, leur nature, leur mode et, plus généralement, leur statut épistémique.

Selon l’analyse morale, les règles ou les normes ont pour objet des comportements. Leur fonction est de diriger des conduites. De là découle leur nature qui est causaliste et leur mode qui est celui de la prescription ; de même que leur statut épistémique : les règles ou les normes doivent être comprises en fonction du but ou de la finalité que poursuit leur auteur. Dès lors, elles doivent forcément être contextualisées historiquement, socialement, politiquement, etc., pour que le lecteur puisse en saisir le sens.

Cette façon de comprendre les règles ou les normes est le fruit d’une longue histoire qui a été magistralement retracée par Giorgio Agamben[8]. Ce dernier prend appui sur l’exemple extrême des règles monastiques. Celles-ci ont d’abord la particularité de radicaliser un précepte du Nouveau Testament : celui de prier de façon constante[9]. Ainsi, les moines feront de leur vie entière un office de prière[10]. Cette façon de raisonner est ensuite étendue à tous les aspects de la vie du moine[11]. Ainsi, la règle devient une forme de vie, car le moine règle en permanence sa vie sur certains objectifs[12]. La méconnaissance de ces règles est assortie, à cette époque-là, de sanctions et de peines[13]. Pourtant, ces règles conservent une signification avant tout morale[14]. Pourquoi ? Précisément parce qu’elles ont pour objet de diriger des conduites et portent sur le comportement. Le but de ces règles est évidemment la sanctification. De façon hautement significative, les docteurs de l’Église vont alors ouvrir un débat aujourd’hui familier : toutes ces règles sont-elles juridiques, c’est-à-dire obligatoires et contraignantes[15] ?

L’aspect remarquable est que l’on se demande comment des règles dont le contenu est moral peuvent par ailleurs être juridiques. Ce problème est exactement celui qui occupe toute la modernité. François d’Assise illustre de façon notable la dissociation en déclarant que les règles monastiques ne s’appliquent pas avec « le bâton et le fouet, comme le pouvoir qui gouverne ce monde[16] ». La rupture est intellectuellement consommée : la sanction appartient bien au pouvoir séculier et donc de nos jours au pouvoir politique et étatique. Comme le redira plus tard Hans Kelsen, la morale est un ordre positif ignorant la contrainte[17].

En peu de mots, on saisit que l’analyse des règles s’est progressivement moralisée. Attribuer ce changement seulement à l’influence monastique paraît très hardi. En revanche, une autre hypothèse peut être avancée. Ce n’est pas tant le phénomène du monachisme qui est déterminant. Il n’est au fond que l’illustration parfaite de l’application d’une position à l’égard des règles qui est celle de la chrétienté elle-même. Et on sait toute l’importance du christianisme pour la compréhension historique du développement intellectuel de l’Occident.

Or l’analyse morale des règles n’est-elle pas en vérité le coeur de l’enseignement du Nouveau Testament et, plus précisément encore, celui des Évangiles ? Il est en effet frappant de remarquer que l’apport de l’enseignement de Jésus dans ce domaine est très précisément d’interpréter les dix commandements non par la lettre mais par l’esprit, c’est-à-dire en raison de leur finalité ou de leur but. Le fameux « aimez-vous les uns les autres[18] » n’est pas autre chose que le but ou la finalité des dix commandements. De cette façon, on comprend beaucoup mieux le conflit permanent entre Jésus et les religieux de son époque, les pharisiens notamment[19]. Ces derniers l’accusent régulièrement de violer la loi et notamment sa lettre, par exemple en ne respectant pas le sabbat puisque Jésus opère des guérisons ce jour-là[20]. Cependant, Jésus rétorque invariablement que le but du sabbat est de faire du bien et donc, entre autres, de guérir les malades[21]. Pour simplifier, la position de Jésus est morale, tandis que la position des pharisiens se révèle juridique.

L’opposition entre la lettre et l’esprit est caractéristique de la pensée chrétienne et donc d’une analyse morale des règles et des normes. L’apôtre Paul le dira : celui qui vise le but de la loi respecte la loi, car celui qui aime ne vole pas, ne tue pas, n’envie pas, etc.[22]. C’est une explication de la formule célèbre selon laquelle « la lettre tue, mais l’esprit vivifie[23] ». Pour sa part, Augustin d’Hippone élèvera d’ailleurs cette distinction à la dignité d’un principe général d’interprétation[24]. Le statut épistémique des règles sera ainsi modifié d’une façon qui influera durablement sur la pensée occidentale et, bien entendu, sur la pensée juridique.

1.3 Les aspects contemporains de l’interprétation morale des normes

Si nous sautons par-dessus les siècles pour arriver à l’époque contemporaine et notamment au xxe siècle et au xxie, c’est que le même débat perdure de façon remarquable. Tout le courant du réalisme juridique[25] consiste à s’intéresser aux buts effectivement poursuivis et aux conduites réellement suivies. Ces règles-là sont considérées comme les règles effectives et non comme les règles de papier, selon la fameuse distinction de Karl Llewellyn[26]. Toute la tendance interprétative contemporaine est fortement marquée par cette analyse morale[27]. Il ne faut pas la comprendre comme une analyse axiologique ou idéologique, mais comme l’assignation d’un statut propre aux règles : diriger des comportements, accomplir des buts. C’est ce que l’on appelle sans masque la « politique jurisprudentielle[28] ». Par exemple, la réduction que les juges exercent sur les honoraires excessifs aurait pour finalité de rendre justice au débiteur lésé[29]. Ce serait encore la même chose pour le contrôle de la validité des clauses abusives ou des clauses de non-concurrence dans le contrat de travail : il s’agirait de protéger le consommateur ou le salarié[30]. Ce serait le but réellement poursuivi qui guiderait vers la compréhension des règles de droit.

La compréhension propre des solutions adoptées est en vérité une appréhension morale. Elle utilise des catégories et des oppositions bien connues : la dichotomie du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste ; l’opposition entre le discours apparent et l’intention cachée ; et, enfin, l’idée que la fin commande les moyens.

Prenons le cas de la réduction des honoraires excessifs des mandataires[31] pour l’analyser selon une perspective morale. Les catégories déjà citées déterminent les questions à poser. Est-il juste et bon de permettre à un mandataire de fixer des honoraires manifestement excessifs sur la base de l’argument de la possibilité de la fixation unilatérale du prix ? À l’évidence, la règle de droit ne saurait couvrir un abus et permettre d’obtenir une contrepartie financière largement au-dessus de la valeur réelle de la prestation effectuée. Pour expliquer la solution du juge, il faudra procéder en trois temps. Montrer d’abord que celui-ci motive sa décision sur la base d’un argument technique ou qu’elle peut être justifiée de façon technique. Ainsi, le mandataire qui fixe des honoraires excessifs commet un dol dans la formation du contrat : il use d’un silence habile sur le montant de sa prestation pour inciter l’autre partie à contracter[32]. Ensuite, il s’agit de prouver que cet argument technique cache la véritable intention du juge : celui-ci porte en réalité un jugement de valeur sur le comportement du mandataire ; il vise à le punir indirectement pour sa mauvaise foi : telle serait la véritable leçon à tirer de l’espèce. Enfin, la dernière étape consiste à montrer que le but poursuivi (sanctionner le mandataire indélicat) conduit à trouver le moyen technique approprié : le dol, voire l’affirmation pure et directe d’un abus dans la fixation du prix. Le raisonnement se termine en faisant voir que les valeurs morales ou politiques influencent indéniablement le droit et qu’il faut, en conséquence, les analyser.

On le constate, les catégories mobilisées témoignent de l’influence de la morale ou de la politique sur le droit. Il est certain que bien des solutions du droit positif peuvent être envisagées sous ce prisme. D’ailleurs, le droit des obligations fourmille d’exemples à ce sujet : si le conjoint bénévole marié sous le régime de la séparation de biens peut espérer une indemnité lors de la fin du mariage ou si celui qui gère les affaires d’autrui peut prétendre également à une indemnité, c’est une application à peine déguisée du principe selon lequel « toute peine mérite salaire ». De même, si les juges refusent de considérer que la perte de revenus provenant d’un travail au noir est un préjudice ou si le législateur refuse d’accorder une action pour les gains du jeu ou encore que les juges paralysent les restitutions dans les contrats contraires à l’ordre public, c’est cette fois l’application du principe selon lequel « bien mal acquis ne profite jamais ».

Le fait que les normes juridiques puissent être entendues comme étant moralement, économiquement ou politiquement déterminées repose ainsi sur une assimilation implicite. Parce que le droit est compris comme une émanation du pouvoir politique, l’analyse va se porter sur les déterminants de l’exercice du pouvoir, et ce, pour en éclairer l’usage. Autrement dit, on cherche à dégager ce qui est l’idéologie juridique du moment. Cette façon de procéder s’appuie implicitement sur l’idée que le droit réside dans les comportements, qu’il provoque de tels comportements et que les normes ont des finalités à accomplir. Voilà bien la construction d’une analyse épistémologiquement morale, c’est-à-dire indépendamment de la question des valeurs défendues. Cette analyse ne prouve nullement que le droit est essentiellement moral ou politique, mais elle ouvre la voie, sans surprise, pour mettre à jour, dans l’analyse du pouvoir, des facteurs d’influence. Il faut bien, en effet, avoir une conception causaliste et finaliste des normes pour rechercher si elles provoquent les comportements attendus et si elles remplissent les finalités espérées. Toute la question du droit souple est justement sous-tendue par cette logique d’influence qui viendrait concurrencer le domaine des normes reconnues comme juridiques du point de vue de leur source. En réalité, nous croyons que l’internormativité n’est pensable que parce qu’un domaine épistémologiquement commun a été assigné aux deux catégories de normes.

Seulement, cette façon de comprendre le droit manque sa cible. En réduisant le droit à la décision d’une volonté dont il faudrait expliciter les causes, on ne comprend plus la manière dont raisonnent les juristes. Autrement dit, on ne saisit plus l’office propre du droit, la raison pour laquelle a été inventée cette forme de rationalité si particulière. Celle-ci sera l’objet de la seconde partie de notre texte.

2 La construction des normes selon un modèle juridique

2.1 Qu’est-ce qu’une analyse juridique des normes ?

Déterminer ce qu’est l’analyse juridique des normes revient à caractériser l’originalité du droit dans tous les sens du terme. D’abord, l’originalité au sens propre de l’origine puisque le droit romain constitue la forme historique de l’invention du droit. Ensuite, l’originalité au sens spécifique de ce qui porte son origine en soi, ce qui n’a pas de modèle connu.

Pour l’aspect historique, nous ne pouvons que renvoyer aux très éclairantes analyses d’Aldo Schiavone. Cet auteur a mis en lumière l’invention proprement romaine du droit, invention qui a connu un tel succès qu’elle a envahi la modernité[33]. Depuis Rome, le droit s’est avant tout constitué comme une forme spécifique de rationalité[34]. Ce n’est pas alors la normativité qui est le sceau du droit, mais plutôt son mode de raisonnement. En effet, l’effort même du droit romain a été de s’élaborer comme un savoir propre[35], de se construire comme un champ autonome, distinct de la religion[36] et de la politique[37]. On retrouve ici l’inspiration initiale qui préside à la création du droit : le séparer d’autres domaines normatifs. L’internormativité n’est donc pas une pathologie, mais plutôt le présupposé à partir duquel le droit est légitime. Or c’est bien le développement d’un point de vue proprement juridique qui a permis la naissance d’une doctrine, plus exactement d’un cercle d’experts[38]. L’autonomie du savoir juridique[39] est ainsi inscrite dans l’histoire même de la raison juridique occidentale[40]. Elle a pour trait caractéristique la volonté de raisonner à partir de règles autoréférentes[41], d’être une technique capable de s’autolégitimer[42].

Le droit romain est certes un exemple historique unique, car il est temporellement situé et il exemplifie en même temps une façon propre de penser, une manière juridique d’interpréter le réel. Le romaniste Yan Thomas l’a parfaitement perçu : le droit romain est un ensemble de « médiations formelles[43] ». Ces dernières articulent les rapports sociaux dans leurs dimensions à la fois interindividuelles et collectives. Pour canaliser et circonscrire tous les aspects de la vie sociale (économique, scientifique, culturelle, religieuse), le droit doit définir les formes élémentaires auxquelles les litiges doivent se réduire au point de vue du juge. Si ces formes sont variables et soumises au changement, les relations entre elles doivent présenter un nécessaire degré d’invariance sans quoi le droit ne pourrait plus être identifié comme tel à travers les âges. Il ne serait plus qu’une excroissance du pouvoir ou de la morale.

Conformément à notre hypothèse générale, nous soutenons que c’est l’herméneutique, autrement dit les règles d’interprétation, qui décide du caractère juridique ou moral des normes. Cela signifie donc que le droit et la morale ont pour présupposé commun l’existence de normes. Cette banalité théorique ne doit cependant pas cacher l’essentiel, à savoir que l’objet de la connaissance juridique n’est pas les normes elles-mêmes, sinon il n’y aurait aucune différence entre le droit et la morale, sauf à séparer des normes qui seraient morales et d’autres qui seraient juridiques. Or nous avons refusé cette démarche ontologique et métaphysique au profit d’un point de vue constructiviste. Il est donc clair que l’existence d’une sanction ne décide aucunement de l’herméneutique propre que l’on pourra appliquer aux normes. La sanction est un élément d’identification ontologique des normes, et non un élément qui préside à la détermination de leur sens.

Il existe ainsi une herméneutique propre au droit qui s’est élaborée en rapport avec l’herméneutique religieuse ou morale des normes. Pour caractériser cette distinction, il faut revenir sur les différences touchant les objets, les fonctions, la nature, le mode et le statut épistémique des normes selon qu’elles sont analysées et construites moralement ou juridiquement.

2.2 Les objets des normes : comportement ou cas ?

La première différence entre l’interprétation juridique et l’interprétation morale porte sur les objets des normes qui peuvent être des comportements ou des cas.

Les normes, comprises moralement, imposent un comportement, une attitude concrète et observable, bref une façon d’agir. C’est pourquoi la plupart des définitions du droit qui le décrivent comme un ensemble de règles de conduite optent pour une construction morale (ou du moins sociopolitique) du concept de droit. Dire que le droit est un ensemble de règles de conduite, c’est déjà l’inscrire dans un champ normatif non spécifique. Et c’est précisément pour cette raison que le critère de la sanction devient indispensable dans de nombreuses théories positivistes pour le distinguer d’autres règles de conduite. Sans un tel critère, il y aurait simplement confusion du droit et de la morale. Le critère de la sanction trahit bien une compréhension politique du droit comme prolongement du pouvoir de gouverner. De là découle l’idée que le droit consiste en un ensemble de commandements. Cette définition est en vérité purement descriptive : elle ne fait que préciser les contours du champ normatif qu’étudient habituellement les juristes. Cependant, c’est déjà faire un saut théorique important que d’admettre ce champ comme représentant l’essence du droit. On pourrait même dire qu’il y a ici une hypostase du concept de droit puisque ce qui relève de son champ possible d’application est traité comme relevant de sa nature propre.

En revanche, si les normes sont comprises juridiquement, elles ont pour objet des cas[44]. L’art juridique « se pratique exclusivement sur des causes ou des cas[45] ». Le cas est une situation de fait construite. Les faits existent par eux-mêmes, mais non les cas. Ces derniers doivent donc être posés, c’est-à-dire décrits et produits[46]. Le cas est un énoncé qui porte sur une situation pour en faire une hypothèse d’application de la loi. Cette façon de raisonner est la base même du droit romain qui s’est élaboré historiquement comme une casuistique, indépendamment de la question de l’enseignement casuistique du droit[47]. Chez les auteurs modernes comme Henri Moltulsky[48], on trouve la même intuition par une voie complètement différente qui est celle de l’analyse structurale de la règle de droit. Toute règle est décomposée en deux éléments : la présupposition et la prescription. La règle de droit est constituée par l’articulation des conditions de son application (présupposition) et des effets de son application (prescription)[49]. La présupposition est la détermination de l’hypothèse dans laquelle la prescription va s’appliquer, la détermination du cas « posé in abstracto[50] ». La règle analysée juridiquement n’est pas comprise comme ayant pour objet des comportements, mais plutôt la détermination de situations factuelles qui déclenchent son application.

Certes les cas peuvent être des comportements et vice versa. Cela est normal, car les cas comme les comportements relèvent de l’ordre des faits et des évènements. En revanche, les cas sont des situations de fait cristallisées par la règle. Le cas étant un fait construit, il prime ainsi la description du comportement lui-même. Cette différence entre cas et comportement s’éclaire encore à partir de la fonction des règles.

2.3 La fonction des normes : diriger une conduite ou trancher un litige ?

La deuxième différence entre l’interprétation juridique et l’interprétation morale porte sur les fonctions des normes qui peuvent soit diriger une conduite, soit trancher un litige. Cette particularité est elle-même fondée sur la distinction entre les comportements et les cas. En effet, si la fonction des normes est de diriger une conduite, il se révèle donc logique que les normes soient interprétées comme des comportements à adopter ou non. Il s’agit bien d’une analyse particulière car, lorsque la loi dit que « [l]a propriété est le droit de jouir […] des choses de la façon la plus absolue[51] » ou que « [l]es contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits[52] », elle ne définit pas directement un comportement à adopter. On inférera alors de ces règles que l’on ne doit pas porter atteinte à la propriété d’autrui ou qu’il faut exécuter les contrats.

Cependant, dans l’analyse juridique, il n’est pas question de diriger des conduites. C’est là l’imputation d’une fonction morale ou politique aux normes. Par exemple, les directives d’un chef d’entreprise ou les ordres d’un général sur le champ de bataille sont bien des commandements pour parvenir à un but. Il y a alors une décision pour l’action. On ne saurait confondre cette situation avec celle du droit.

L’analyse juridique aborde les normes comme ayant simplement pour fonction de trancher des litiges. C’est sur cette base historique que le droit s’est élaboré et qu’il continue à prospérer. Certes il a envahi, au fil du temps, des domaines comme l’économie ou l’action administrative et ne semble plus se limiter, de nos jours, à résoudre des litiges. Cela résulte du fait que l’opposition stricte entre l’analyse juridique et l’analyse morale ne peut être parfaite. L’exemple même de la théologie morale est là pour le démontrer : la morale ou l’éthique peuvent être pensées casuistiquement, ce qui tend à les assimiler à l’analyse juridique[53]. De la même façon, celle-ci s’est étendue à des champs qui excédent aujourd’hui les litiges entre personnes privées. Toutefois, cela ne signifie pas que les rapports entre les administrés et l’État ne sont pas pensés en termes de litiges à résoudre plutôt que d’action politique, bien au contraire. Le droit a même réussi dans ces domaines à imposer une autre forme de rationalité que celle de la politique.

En tout état de cause, le droit est étroitement lié au contentieux en pratique. Dans cette voie, l’objet de la règle ne peut se comprendre juridiquement comme ce qu’il faudrait faire, puisque le procès porte par hypothèse sur ce qui est déjà advenu. Il faut donc plutôt savoir de quelle manière dénouer le litige par une solution. La détermination de la solution dépendra alors du cas en question : selon la situation de fait, le juge appliquera telle ou telle règle et donc en définitive telle ou telle solution. Le problème qui se pose au juge n’est pas moral : il n’a pas à décider si les parties se sont bien ou mal comportées. Le problème qui se pose au juge est d’ordre technique : de quel régime juridique relève la situation en cause ? Herbert Hart avait parfaitement pressenti cet aspect en décrivant l’argumentation juridique comme essentiellement technique et fondée sur des précédents qui font abstraction du fait de savoir si le comportement en question est loyal ou juste[54]. Il s’avère ainsi particulièrement intéressant de relever qu’un auteur comme Hart, qui définit le droit au regard des comportements adoptés, accepte d’introduire dans la caractérisation du raisonnement juridique l’usage d’un critère technique qui est l’une des marques propres de l’analyse juridique.

Trancher un litige n’exige donc pas de comprendre les motivations profondes des parties, mais de procéder à une analyse technique de la cause. La raison de ce détachement des motifs moraux tient à l’invention du droit lui-même : il s’est historiquement constitué comme un champ autonome de la politique et de la religion et, en définitive, de la morale. Le procès se déroule ainsi dans un temps limité et cette contrainte factuelle oblige à régler le litige. La technique juridique remplit justement cet office : trouver une solution imparfaite dans un monde imparfait, mais qui aura la vertu de mettre fin au conflit et de rétablir la paix sociale. Penser que le droit poursuit une finalité autre et supérieure revient à le moraliser, quelle que soit la morale en cause, religieuse ou laïque. Cette moralisation consiste en une vision instrumentaliste du droit : il ne serait que le moyen d’une fin supérieure[55]. Cependant, c’est oublier que le droit est consubstantiellement lié au litige. Il l’est historiquement mais surtout épistémologiquement. Le droit se développe dans une logique de conflit[56]. Un droit sans litige ressemble à s’y méprendre à une morale ou à une éthique pour la direction de sa propre vie.

2.4 La nature des normes : causaliste ou logique ?

La troisième différence entre l’interprétation juridique et l’interprétation morale porte sur la nature des normes qui peuvent être comprises soit de façon causale, soit de façon logique (ou conditionnelle).

Une norme interprétée de façon causale fournit la raison d’une action ou d’un comportement : « Je ne vole pas parce qu’une norme me l’interdit ». Une norme interprétée de façon logique fournit la justification d’une solution : « Je serai emprisonné parce que j’ai volé. » C’est un énoncé de la forme « si (A) alors (B) », bref un énoncé conditionnel au sens logique du terme.

Nous ne nions pas que les normes habituellement définies comme juridiques (soit le droit positif) peuvent induire des effets sur le comportement. C’est bien le but du droit pénal par excellence. En revanche, lors de l’application de l’interdiction du vol, les motifs nobles ou vils de l’acte ne seront pas pris en considération pour qualifier juridiquement le vol. La norme serait interprétée par le juge d’une façon purement logique sous la forme « si (A) alors (B) ». Pour appliquer (B), la peine encourue, il faudra se trouver dans le cas (A), ce qui implique de connaître précisément les éléments constitutifs de l’infraction et de prouver l’existence de chacun d’eux. L’état de nécessité qui invite le juge à s’interroger sur les mobiles du contrevenant suppose déjà que l’infraction est constituée. Nous ne soutenons donc pas que le juge fait comme si l’intention ou les motifs étaient indifférents (dans une espèce de cécité par rapport à la réalité sensible), mais que la construction de son argumentation ne l’implique pas forcément hors du cas de l’état de nécessité, par exemple.

Du point de vue du pouvoir politique, le droit est un instrument de contrôle social et il est utilisé comme tel. Cependant, tout l’intérêt de l’analyse juridique est justement de neutraliser cette perspective politique pour ne retenir dans le raisonnement sur les règles que leur aspect logique. De cette façon, le juge ne se mêlera pas de la politique pénale, mais s’en tiendra aux textes. Cela ne signifie pas qu’il ne subira pas l’influence en pratique des considérations de politique pénale ou de téléologie, mais que ce type d’analyse l’orientera plutôt vers une analyse structurellement morale.

L’analyse juridique ne conçoit donc pas les normes comment devant régler le comportement des personnes à qui elles s’adressent. La règle de droit ne sert pas à décider de ce qu’il faut faire, sauf justement dans la perspective stratégique où l’on prépare un procès ou bien si l’on souhaite évaluer les risques juridiques d’une situation. Heureusement, l’expérience quotidienne montre que personne ne règle en permanence sa conduite sur des normes juridiques, mis à part dans des cas au fond très résiduels comme celui du Code de la route. Et encore, il faut préciser que ce code est une hypothèse assez particulière où les règles sont symbolisées de façon apparente. Aussi, il paraît tout à fait hardi de le prendre comme exemple de ce qui est du droit, le Code de la route ne faisant d’ailleurs pas partie, dans les facultés de droit françaises, d’un enseignement majeur ; à vrai dire, il n’est même pas enseigné.

2.5 Le mode des normes : prescriptif ou indicatif ?

La quatrième différence entre l’interprétation juridique et l’interprétation morale porte sur le mode des normes qui peut être soit prescriptif, soit indicatif (ou descriptif).

Intuitivement, le droit paraît relever de la prescription, autrement dit du « devoir-être », de ce qu’il faut faire ou non. En vérité, la prescription appartient plutôt au registre politico-moral. Cette remarque peut surprendre tant la théorie du droit au xxe siècle et au xxie semble être unanime pour voir dans le droit des prescriptions et donc des normes.

Pourtant, un fait frappant et évident n’a pas retenu suffisamment l’attention. Les règles de droit sont, la plupart du temps, formulées de façon purement descriptive. Il faut les interpréter de manière prescriptive pour les reformuler dans le langage du devoir-être, du permis et de l’interdit. Même le droit pénal, qui passe souvent pour un reflet direct et immédiat de la morale d’une époque, n’interdit explicitement rien. Il se contente d’attribuer des peines dans certaines hypothèses de fait. C’est par une interprétation morale de la normativité que l’on voit dans la punition du vol une interdiction du vol. Au sens strict, le vol n’est pas interdit : il est assorti pour ainsi dire d’un « tarif », c’est-à-dire d’une certaine durée de prison[57].

De façon contre-intuitive, le mode du droit est bien l’indicatif. Au sens grammatical, mais encore au sens propre. En effet, pour certains cas déterminés, le droit indique la solution à appliquer. Il ne la prescrit même pas. Ce sera justement la décision du juge qui imposera une solution semblable à celle que lui indiquent les textes et qu’il justifiera alors exactement de cette manière, c’est-à-dire par la référence à ces derniers.

La distinction du prescriptif et de l’indicatif a parfaitement été décrite par Michel Villey dans un article phare[58]. Cet historien du droit précise que « [l]e discours juridique romain n’est pas déontique. Il n’y est point question de ce qu’on doit ou ne doit pas faire (déontologie) […]. On ne s’y occupe point de nos conduites[59]. » Le discours des juristes « vise à indiquer ce qui est à chacun — indicatif[60] ». Toutefois, Michel Villey demeure dans une perspective métaphysique de définition du droit et non strictement épistémologique comme dans notre propos. Il n’en reste pas moins que sa remarque est parfaitement éclairante sur ce point.

2.6 Le statut épistémique des normes : finalité ou formalisme ?

La cinquième différence entre l’interprétation juridique et l’interprétation morale porte sur le statut épistémique des normes qui relève soit de la finalité, soit du formalisme.

Ces deux expressions étant particulièrement floues, nous nous devons de les préciser. Par « finalité », nous entendons le fait que la norme est appliquée au regard du but à atteindre : lutter contre la fraude fiscale, désengorger les tribunaux, protéger le consommateur, voire favoriser la prospérité économique ou faciliter l’accès à la santé[61]. La compréhension de cette ratio legis est très particulière. C’est une contextualisation historique de la norme en vue de saisir ce que le législateur a voulu atteindre comme but. Cette interprétation essentiellement politico-morale alimente le courant du réalisme juridique, compris comme le projet épistémologique de bâtir une science du droit empirique qui expliquerait les déterminants sociaux des décisions prises. Seulement, ainsi que Ronald Dworkin l’a montré, une telle compréhension se révèle relativement inefficace pour appliquer les normes[62]. On imagine mal un mandataire plaider devant le juge une absence de réduction de ses honoraires en disant qu’il est parfaitement honnête, alors même que la réduction jurisprudentielle des honoraires des mandataires est précisément une sanction d’un comportement considéré comme abusif, bref malhonnête.

Le droit relève en effet du formalisme au sens où le droit « n’est alors étudié que pour lui-même sans considération du contexte de sa production, ni de ses fonctions ou effets politiques ou sociaux[63] ». Ce que nous appelons ici « formalisme » ne renvoie pas à une catégorie historique, mais simplement à l’un des sens possibles du terme qui désigne la prépondérance de la méthode sur le contenu. À cet égard, le formalisme implique une décontextualisation des règles pour les utiliser comme des ressources argumentatives autonomes. Non pas parce que les juristes feignent d’ignorer ou ne savent pas que le droit est moralement ou politiquement déterminé. Cette approche formaliste a pour objectif de neutraliser les considérations morales ou politiques dans l’argumentation. En effet, si le droit devait s’appliquer de façon morale ou politique, pourquoi alors l’inventer ? Il suffirait de continuer à administrer ou à prescrire. Cette neutralisation doit donc s’entendre autant comme la volonté de rendre neutre que celle d’annuler les effets politiques ou moraux des règles.

C’est la raison pour laquelle tout le savoir juridique et tout le discours argumentatif des juristes sont dominés par une règle constitutive selon laquelle il faut traiter les cas semblables de façon identique[64]. Cette règle formelle de justice est attestée par de très nombreux auteurs, quelles que soient leurs options théoriques. On la trouve chez Chaïm Perelman[65], Hans Kelsen[66], Herbert Hart[67], John Rawls[68], voire Henri Batiffol[69] ou François Gény[70]. On peut même la lire chez Cicéron[71]. Bien entendu, cela ne fait pas de ces auteurs des « formalistes » au sens de la critique menée par les réalistes[72], si tant est que cette distinction ait un sens bien précis[73].

D’ailleurs, les auteurs cités n’y prêtent généralement pas une grande attention en jugeant que la règle est une simple « conséquence logique[74] », qu’elle est « vide[75] », qu’elle « n’est pas une garantie de justice réelle[76] » ou « n’est pas en mesure de diriger la conduite de façon précise[77] ». D’autres parviennent à des conclusions moins catégoriques : la puissance de justification de la règle est faible[78] ou n’est qu’une forme sous-jacente de l’analogie[79]. En définitive, la règle ne joue aucun rôle spécifique dans l’esprit des auteurs.

Pourtant, la règle dont nous parlons a précisément une fonction décontextualisante en raison de son essence purement formelle[80]. Elle permet d’interpréter les normes en les appréhendant sous la forme de cas liés entre eux de façon logique et de déterminer la solution d’un litige. Tout le sens de l’argumentation juridique est alors de montrer que le cas à juger est assimilable à un cas déjà jugé ou compris dans la loi et qu’il faut, en conséquence, y appliquer la même solution. C’est ici une exigence cognitive (et non axiologique) de justice. Ainsi, il est très étrange que Hart reconnaisse à la fois cet aspect de l’argument technique fondé sur un précédent[81], mais définisse par ailleurs le droit comme un ensemble de règles de conduites[82]. Manifestement, le problème de l’interprétation morale et de l’interprétation juridique des normes est mêlé dans la même théorie, ce qui rend très difficilement intelligible le problème de l’internormativité.

Conclusion : un retour sur les domaines respectifs du droit et de la morale

À la lumière de ce qui précède, les domaines respectifs du droit et de la morale ont été définis à partir d’une construction des normes selon une analyse morale ou juridique. D’un point de vue constructiviste, la façon de comprendre la norme la caractérise comme morale ou juridique. Le traitement juridique des normes est formaliste, c’est-à-dire décontextualisant. Il réduit le litige à un ensemble de cas articulés entre eux par des relations logiques, ce que l’on peut nommer des « médiations formelles[83] ».

L’ultime question pratique qui se pose est celle de savoir si le droit souple (soft law) (normes morales ou économiques) peut être invoqué devant le juge. La réponse à cette question est en réalité purement contingente : le juge reconnaîtra que sont pertinents les textes désignés comme tels par la théorie des sources du droit. Tout le débat sur l’habilitation des organes et leur pouvoir de produire des normes juridiques ne définit pas l’objet du droit, mais seulement un de ses champs d’application possible qui est l’espace politique et étatique. L’analyse juridique peut tout autant exister en morale (c’est la casuistique éthique) qu’en religion (ce sont les cas de conscience). L’argumentation juridique peut s’employer dans tous les domaines qui relèvent de la décision pour mesurer l’arbitraire d’un pouvoir. Si le même décisionnaire, dans n’importe quel contexte, traite différemment les cas semblables, on pourra dire que sa décision n’est pas motivée ni justifiée. La souveraineté consiste alors précisément à éviter d’exposer des justifications. Non pas parce que l’auteur n’en a pas, mais seulement pour que l’on ne puisse pas lui opposer ses propres précédents. De cette façon, il reste souverain.

Afin de clarifier les débats sur l’internormativité, nous pensons qu’il y aurait un gain à distinguer entre le champ normatif de l’internormativité et son aspect épistémique. N’importe quelle norme peut être analysée juridiquement. C’est l’aspect épistémique. Son champ est donc bien contingent : il peut autant porter sur les règles étatiques que sur le règlement intérieur d’une entreprise ou les règles de vie d’un ordre monastique. On trouve ici une donnée fondamentale de la théorie de l’argumentation de Chaïm Perelman : les arguments invoqués doivent tenir compte des valeurs admises par l’auditoire[84]. Ici nous pouvons le transposer en disant que l’interprétation juridique porte sur des textes reconnus comme faisant autorité et selon une modalité interprétative originale qui est la marque du raisonnement juridique. Ce dernier aspect s’avère proprement épistémique : il caractérise le droit non à partir d’un contenu ou d’une source, mais bien plutôt à partir d’une façon de le penser. L’internormativité est donc moins un conflit de normes qu’un conflit de méthodes.

Analyse morale ou analyse juridique des normes

Analyse morale ou analyse juridique des normes

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