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Le tourisme procréatif englobe deux techniques de procréation : la gestation pour autrui et l’insémination artificielle avec donneur à l’étranger. La première technique, appelée la « gestation pour autrui », est souvent désignée par son sigle (GPA), mais elle est également connue sous d’autres termes : « maternité de substitution », « maternité pour autrui », « procréation pour autrui[1] ». Elle réunit une pluralité de pratiques dont le point commun réside dans le fait, pour une femme, de porter un enfant pour le compte d’une personne ou d’un couple désignés en France par l’expression « parents d’intention » ou « parents commanditaires ». L’enfant peut être conçu à partir des gamètes du couple commanditaire ou de l’un des parents, en général le père d’intention, et d’un donneur ou encore à partir de gamètes extérieurs au couple. La mère porteuse peut aussi porter un enfant conçu, après insémination par les gamètes du père d’intention ou d’un donneur, de ses propres ovocytes. Dans la première hypothèse, c’est une gestation pour autrui ; dans la seconde, une procréation pour autrui, la mère porteuse étant la mère biologique de l’enfant. Toutefois, l’enfant que porte la gestatrice doit, dans tous les cas, être remis aux parents d’intention à la naissance, conformément au contrat régissant leur accord. Pour que le processus soit parfaitement abouti, un lien de filiation doit ensuite être établi entre l’enfant et ceux qui se revendiquent d’être ses parents. La gestation pour autrui, expression que nous emploierons dans notre texte pour désigner de manière générale le processus, organise expressément un transfert de filiation de la mère porteuse aux parents d’intention, et ce, par un « contrat translatif de la qualité de parent[2] ». Le processus constitue pour la mère porteuse une forme particulière de don de ses fonctions gestationnelles en vue d’aider un couple ou une personne seule à réaliser son projet parental. La convention peut être conclue « à but lucratif » ou être « commerciale ». Dans ce dernier cas, les parents d’intention versent à la mère porteuse une rémunération financière supérieure aux frais engendrés par la grossesse. À l’inverse, lorsque la convention est conclue à titre altruiste, la mère porteuse reçoit uniquement une « indemnité », en vue de couvrir l’ensemble des frais associés au processus, mais elle ne perçoit aucune autre rémunération. La gestation pour autrui fait l’objet d’une prohibition expresse en droit français : l’article 16-7 du Code civil affirme ainsi que « [t]oute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle[3] ». L’article 16-9 complète le dispositif en énonçant que cette disposition est d’ordre public.

La seconde technique, soit l’assistance médicale à la procréation (AMP), également désignée par l’expression « procréation médicalement assistée », s’entend, en vertu de l’article L2141-1 du Code de la santé publique tel qu’il est issu de la loi relative à la bioéthique du 7 juillet 2011[4], « des pratiques cliniques et biologiques permettant la conception in vitro, la conservation des gamètes, des tissus germinaux et des embryons, le transfert d’embryons et l’insémination artificielle[5] ». En droit français, l’assistance médicale à la procréation est réservée aux couples hétérosexuels, qu’ils soient mariés, pacsés ou en concubinage, en âge de procréer et justifiant d’une infertilité médicalement diagnostiquée ou d’une maladie particulièrement grave de l’un des membres du couple, susceptible d’être transmise à l’autre membre du couple ou à l’enfant[6]. Les progrès accomplis par la science en quelques décennies ont ouvert des perspectives nouvelles pour les personnes désireuses d’être parents et ont également donné de l’ampleur au contrat de mère porteuse. Ces techniques ont bouleversé l’état du droit, principalement la conception de la maternité : par la fécondation in vitro, la maternité gestationnelle et la maternité génétique ont été dissociées. Une femme peut ainsi porter un embryon et donner naissance à un enfant sans avoir fourni un ovocyte. Outre les progrès scientifiques, le nombre croissant d’individus touchés par la stérilité dans les pays dits industrialisés[7], l’acceptation dans certains États de la « parentalité » des couples de même sexe et les difficultés de l’adoption internationale[8] sont à l’origine d’un phénomène que l’on peut légitimement qualifier de « tourisme procréatif[9] ». En effet, le couple composé de deux femmes qui recourt à l’étranger à une insémination artificielle avec donneur anonyme, technique de procréation qui leur est fermée en droit français, obtient la réalisation de son projet parental sur le sol d’un État étranger. De la même façon, la confrontation entre l’approche juridique prohibitive de la gestation pour autrui adoptée par la majorité des États et celle, libérale, d’une minorité d’États conduit à un « voyage de la procréation » des parents d’intention. Ce « marché » mondial de la maternité de substitution est en plein essor. Par exemple, en Inde, on estimait en 2011 à plus de 400 millions de dollars par an ce que rapportait à l’économie locale le tourisme de la procréation[10], forme moderne d’exploitation de la misère humaine.

Le contrat de maternité pour autrui, illicite en France, est autorisé à certaines conditions, voire sans aucune régulation, dans d’autres États. Or, le législateur français n’est pas intervenu pour régler juridiquement le sort, en France, de ces conventions conclues et exécutées à l’étranger ainsi que le statut des enfants qui en sont nés. Les couples ayant eu recours à l’étranger à ce type de convention ont donc cherché, une fois de retour en France, à faire reconnaître le lien de filiation que le droit étranger avait admis légalement. Pour sa part, la Cour de cassation s’est prononcée à diverses reprises sur l’admission en France des effets de ces gestations pour autrui internationales, opposant tour à tour l’exception d’ordre public international[11] et la fraude à la loi[12]. Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas manqué de sanctionner la France. Par deux arrêts prononcés en date du 26 juin 2014 (Mennesson et Labassée[13]), cette cour estime que la France a porté une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée des enfants nés d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger en ce qu’elle ne permet ni la reconnaissance ni l’établissement, dans le for de la filiation, d’intention paternelle biologique[14]. À ce titre, la fermeté jusqu’alors affichée par la Cour de cassation a été remise en cause par deux arrêts du 3 juillet 2015[15]. La Cour de cassation pose alors un nouveau principe selon lequel l’illicéité du recours, à l’étranger, à une convention de gestation pour autrui n’affecte plus au processus d’ensemble. En acceptant de transcrire un acte de naissance étranger mentionnant un père d’intention biologique et une mère porteuse également biologique, la Cour de cassation fait abstraction du processus doté d’une teinte frauduleuse du père d’intention. Elle a produit quatre arrêts en date du 5 juillet 2017[16] qui sont venus conforter la position retenue en juillet 2015, confirmant l’autorisation de la transcription de la seule mention du lien de filiation paternel biologique. Certains de ces arrêts ont, en outre, précisé que le lien de filiation à l’égard du parent d’intention, homme ou femme, autre que le père d’intention biologique, peut juridiquement se traduire par une adoption. Ces arrêts vont donc au-delà des prescriptions de la Cour européenne des droits de l’homme en ce qu’ils permettent une formalisation totale des liens de filiation d’intention, qu’ils soient biologiques ou non.

En matière d’assistance médicale à la procréation, la Cour de cassation a estimé, dans deux avis du 22 septembre 2014[17], que le recours à l’assistance médicale à la procréation, par insémination artificielle avec donneur anonyme, pratiquée par une femme en couple avec une autre femme, à l’étranger, ne faisait pas obstacle au prononcé de l’adoption par l’épouse de la mère de l’enfant conçu de cette manière, « dès lors que les conditions légales de l’adoption sont réunies et qu’elle est conforme à l’intérêt de l’enfant[18] ». Il apparaît ainsi que les couples de femmes profitent de l’internationalisation des échanges et exploitent la diversité des lois, plus libérales que celles du for, en allant réaliser à l’étranger le projet parental que la loi française leur interdit. De la même façon, les parents commanditaires créent une situation dans un État ayant une politique libérale en matière de gestation pour autrui, puis reviennent devant leur ordre juridique naturel, celui avec lequel ils entretiennent les liens les plus étroits et qui a une politique restrictive, voire prohibitive, en lui demandant de reconnaître leur situation. Or, en contournant l’illicite, les auteurs de projet parental le bravent. Par le fait même, la gestation pour autrui et l’insémination artificielle avec donneur à l’étranger mettent à l’épreuve le droit international privé français. Une approche purement nationale des difficultés engendrées par le tourisme procréatif (procreation shopping) ne suffit donc pas.

La dernière position en date de la Cour de cassation dissocie désormais le mode de conception de l’enfant de la question de l’établissement de sa filiation. Les circonstances de la conception de l’enfant sont tenues pour indifférentes, de sorte que le projet parental des parents, acquis en contournement de la loi française par le jeu d’un tourisme procréatif, est totalement régularisé sur le sol français par l’établissement d’un lien de filiation à l’égard du premier parent, père d’intention biologique ou mère qui accouche de l’enfant dans le contexte d’une insémination artificielle avec donneur à l’étranger, couplé au prononcé d’une adoption au bénéfice du second auteur du projet parental, conjoint du premier parent. Par conséquent, se dirige-t-on vers une indifférence totale à l’égard du mode de conception d’un enfant lorsqu’il est question d’établir sa filiation ? La délocalisation procréative implique-t-elle une réforme du droit français de l’adoption ? L’indifférence dont fait preuve la Cour de cassation à l’égard du mode de conception de l’enfant entraîne elle-même une indifférence quant à la sauvegarde de la politique législative française en matière de procréation dès lors que la filiation comporte un élément d’extranéité (partie 1). Cette absence de restriction quant au mode de conception de l’enfant conduit également à un détournement de l’institution de l’adoption, envisagée comme une technique créatrice de lien de filiation déconnectée de sa raison d’être, et qui devient ainsi l’aboutissement d’un processus de conception acquis par une délocalisation de la procréation (partie 2).

1 L’indifférence du mode de conception de l’enfant

Si la juridiction suprême de l’ordre judiciaire français a vraisemblablement rompu l’enchaînement liant la question de l’établissement de la filiation qui émane des auteurs du projet parental de celle, préalable, de la licéité du mode de conception de l’enfant, la jurisprudence de la même cour a pourtant longtemps entendu maintenir un tel lien en matière de tourisme procréatif, lequel interdisait que, dans un tel cas, il soit donné une réponse favorable à la question principale de l’établissement de la filiation, y compris par l’entremise de l’adoption (1.1). Ce lien apparaît en effet nécessaire au respect dû au choix opéré par le législateur français en matière de procréation, qui implique de ne pas dissocier les deux questions (1.2).

1.1 Un lien initial entre l’établissement de la filiation et le mode de conception de l’enfant

En matière de gestation pour autrui, l’ordre juridique français a été plusieurs fois amené à se prononcer sur les effets, en France, d’une convention de gestation pour autrui conclue et réalisée à l’étranger ; si les prétentions des parents d’intention étaient loin d’être similaires, toutes avaient cependant le même objectif : l’établissement d’un lien de filiation, dans l’ordre juridique du for, entre l’enfant et les parents d’intention. Pour certains, la demande portait sur la transcription d’actes de naissance étrangers sur les registres d’état civil[19], portant mention soit de la mère d’intention[20], soit de la mère porteuse en tant que mère légale[21]. Dans certains cas, ces actes étaient dressés en exécution d’un jugement étranger comme dans les arrêts Mennesson et Labassée[22]. Parfois, aucun jugement étranger n’était à l’origine de l’acte de naissance : la qualité de parent légal avait été attribuée à la suite de la reconnaissance prénatale du père[23] ou de la reconnaissance commune du père et de la mère d’intention[24]. Outre les demandes de transcription des actes de naissance dressés après une décision étrangère, certains parents d’intention ont tenté d’obtenir, dans le for, l’établissement de la filiation par l’entremise de la possession d’état. À ce titre, les époux Labassée ont formulé, à titre principal, une demande aux fins de transcription d’un certificat de notoriété délivré par un juge d’instance attestant la possession d’état à l’égard des deux parents d’intention et, à titre subsidiaire, de l’établissement de la filiation par possession d’état à l’égard du père d’intention. Enfin, d’autres parents commanditaires ont souhaité obtenir la reconnaissance de la filiation en sollicitant, en France, le prononcé de l’adoption de l’enfant[25]. Afin que la sauvegarde de l’interdit de la maternité pour autrui ne soit pas anéantie par la présence d’éléments d’extranéité, il convenait, pour la Cour de cassation, d’adopter une conception d’ensemble du processus de conception de l’enfant né des suites d’une maternité pour autrui.

Statuer uniquement sur la question de l’établissement d’un lien de filiation dans l’ordre juridique du for entre l’enfant et les parents d’intention aurait en effet conduit, la plupart du temps, à accueillir leur demande, nonobstant le contournement de la loi du for et la délocalisation procréative. Dès lors, à compter de 1991, la Cour de cassation adopte une conception « globale » à l’occasion d’une convention de gestation pour autrui ne comportant aucun élément d’extranéité, qu’elle généralisera par la suite aux cas dits internationaux. Dans cette espèce, la Cour de cassation juge la demande d’adoption de l’enfant né à la suite d’un tel processus comme « l’ultime phase d’un processus d’ensemble destiné à permettre à un couple l’accueil à son foyer d’un enfant conçu en exécution d’un contrat tendant à l’abandon à sa naissance par sa mère[26] ». Elle ajoute que ce processus constitue un détournement de l’institution de l’adoption. La Cour de cassation refuse ainsi d’isoler la demande d’adoption du procédé utilisé pour concevoir l’enfant, une gestation pour autrui, et raisonne de manière unitaire. L’adoption n’est pas considérée en elle-même, mais comme une phase, une étape, dans un processus d’ensemble qui débute par la conclusion d’une convention de gestation pour autrui, se poursuit par la naissance d’un enfant et se termine par une demande d’adoption. Précisément, l’adoption est l’ultime phase du processus illicite et devient, par là même, illégale. Ainsi, la Cour de cassation ne tranche pas la question principale de l’établissement de la filiation sans regarder, au préalable, la licéité du mode de conception de l’enfant. L’illicéité de la gestation pour autrui « rejaillit » sur la création du lien de filiation et l’empêche précisément. La réponse à la seconde question dépend donc de la réponse à la première question que se pose la juridiction suprême française.

La Cour de cassation a par la suite maintenu ce raisonnement unitaire dans les affaires comportant des éléments d’extranéité, lorsque les conventions étaient conclues et exécutées dans un État étranger. Dans l’arrêt du 6 avril 2011 concernant les époux Labassée, la Cour de cassation refuse de donner effet à une possession d’état, car celle-ci est invoquée en vue d’établir une filiation qui fait suite à une convention de gestation pour autrui. Ici aussi, le mode de conception illicite de l’enfant fait obstacle à l’accueil de la prétention pour obtenir un lien de filiation entre l’enfant né du processus illégal et les parents d’intention ayant eu recours à ce dernier. La cour s’oppose, à ce titre, à la transcription d’un certificat de notoriété constatant la possession d’état. Les époux Mennesson se sont vu opposer la même conception unitaire : la Cour de cassation approuve la Cour d’appel d’avoir refusé la transcription des actes de naissance étrangers au motif qu’ils avaient été établis en exécution d’un jugement étranger lui-même contraire à l’ordre public international français, car il donnait effet à une convention interdite dans le for. La Cour de cassation a statué à l’identique dans le second arrêt de la série jurisprudentielle du 6 avril 2011. Par la suite, les arrêts du 13 septembre 2013 et du 19 mars 2014 ne font pas exception à ce raisonnement « unitaire », d’autant que la Cour de cassation reprend la terminologie employée par l’assemblée plénière en 1991. Elle refuse de transcrire un acte de naissance étranger sur les registres français de l’état civil et de reconnaître comme valables les reconnaissances faites par les parents d’intention, au motif exposé que la naissance est l’aboutissement d’un « processus d’ensemble comportant une convention de gestation pour le compte d’autrui[27] ». Dans chacune de ces affaires, il y a, de la part de la Cour de cassation, un refus de toute dissociation entre le mode de conception de l’enfant et l’établissement de la filiation.

Cependant, par deux arrêts en date du 3 juillet 2015, la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence et accepte l’établissement d’un lien de filiation entre des enfants nés des suites d’une gestation pour autrui à l’étranger et leur père d’intention biologique. Ainsi, et à compter de ces deux arrêts, la conclusion d’une telle convention à l’étranger n’est plus un motif suffisant pour refuser la transcription d’un acte de naissance étranger dressé à la suite de ce contrat. Le communiqué de la Cour de cassation précise que, les actes de naissance mentionnant le père d’intention biologique et la femme qui a accouché, « la théorie de la fraude ne peut […] faire échec à la transcription de l’acte de naissance[28] ». La juridiction suprême française pousse son raisonnement plus loin dans sa séquence prétorienne du 5 juillet 2017 lorsque, en sus de confirmer l’autorisation de la transcription de la seule mention du lien de filiation paternel biologique, elle ajoute, dans certains de ces quatre arrêts, que le lien de filiation à l’égard du parent d’intention autre que le père d’intention biologique, qu’il s’agisse d’une mère d’intention ou d’un second père d’intention, peut juridiquement être formalisé par une adoption[29]. Les arrêts retiennent que « le recours à la gestation pour autrui à l’étranger ne fait pas, en lui-même, obstacle au prononcé de l’adoption, par l’époux du père, de l’enfant né de cette procréation, si les conditions légales de l’adoption sont réunies et si elle est conforme à l’intérêt de l’enfant[30] ». La formule est identique dans le cas d’une mère d’intention[31] et n’est pas sans rappeler celle qui a été adoptée dans les deux avis de la Cour de cassation relatifs à l’assistance médicale à la procréation.

Par deux avis en date du 22 septembre 2014[32], la Cour de cassation a estimé en effet que le recours à l’assistance médicale à la procréation, par insémination artificielle avec donneur anonyme, pratiquée par une femme en couple avec une autre femme, à l’étranger, ne fait pas obstacle au prononcé de l’adoption par l’épouse de la mère de l’enfant ainsi conçu, « dès lors que les conditions légales de l’adoption sont réunies et qu’elle est conforme à l’intérêt de l’enfant[33] ». En présence d’une insémination artificielle avec donneur à l’étranger, l’enchaînement entre la question du mode de conception et celle de l’établissement de la filiation est moins perceptible dans la position de la Cour de cassation que dans les affaires de gestation pour autrui ayant donné lieu à sa saisine jusqu’à son revirement de jurisprudence de 2015. Lorsqu’était sollicitée en France l’adoption par la conjointe de la mère de l’enfant né de cette procréation intervenue à l’étranger, les juges du fond présentaient pourtant le point commun de s’interroger au préalable sur la licéité du mode de conception de l’enfant. Si les juridictions étaient divisées sur le prononcé de l’adoption, certaines l’admettant[34], d’autres la refusant[35], leur raisonnement était toutefois analogue à celui que la Cour de cassation avait adopté dans ses arrêts relatifs à la gestation pour autrui. Les solutions opposées s’expliquaient ainsi uniquement par la réponse apportée par les juges du fond à la question de la conception de l’enfant. La démarche était donc commune à l’ensemble de ces juridictions : la réponse retenue à la question préalable de la licéité du mode de conception dictait la réponse, favorable ou non, à la question principale de l’établissement de la filiation[36]. L’existence d’un lien tissé entre ces deux questions est en revanche moins évidente dans les avis du 22 septembre 2014 de la Cour de cassation, lesquels se prêtent à plusieurs interprétations.

Selon la première interprétation, la juridiction suprême française, s’inspirant de la troisième solution envisagée par Rachel Le Cotty, conseillère rapporteuse, dans son rapport qui formulait des propositions de solutions à l’intention de la Cour de cassation préalablement aux avis de septembre 2014[37], a implicitement admis la licéité de la conception de l’enfant, la procréation médicalement assistée intervenue à l’étranger ne procédant d’aucune fraude à la loi, et en a déduit la possibilité, pour la conjointe de la mère de l’enfant, d’adopter ce dernier. Il semble cependant plus vraisemblable que la Cour de cassation ait suivi la seconde proposition de ce rapport[38], reconnaissant l’existence d’une fraude à la loi française par les couples de femmes, mais jugeant qu’elle était d’une gravité insuffisante pour faire obstacle au prononcé de l’adoption[39]. Cette piste semble confortée par l’un des passages du communiqué de la Cour de cassation accompagnant les avis qui précise que cette dernière a écarté « la solution fondée sur la fraude à la loi[40] ». Le communiqué n’affirme donc pas officiellement que la juridiction suprême française a rejeté le fondement de la fraude à la loi, et la Cour de cassation elle-même ne se prononce pas expressément sur la licéité ou non du processus de conception de l’enfant. Par conséquent, à supposer que le déplacement à l’étranger afin d’éluder les règles françaises relatives à la procréation médicalement assistée puisse être qualifié de frauduleux, l’illicéité du mode de conception n’est pas, de l’avis de la Cour, d’une gravité telle qu’elle justifie le rejet de la demande d’adoption. Une telle absence d’incidence du contournement du cadre législatif français régissant la procréation médicalement assistée sur le prononcé de l’adoption de l’enfant qui en est issu constituerait à l’évidence une rupture avec le raisonnement généralement adopté par les juges du fond. Toutefois, une dernière interprétation de la position de la Cour de cassation est possible, en vertu de laquelle une unité de raisonnement entre l’établissement de la filiation et la conception de l’enfant n’aurait pas disparu. Le rapport de Mme Le Cotty relevant que, dans le cas de la gestation pour autrui, c’est « la gravité de l’atteinte à l’ordre public » qui a justifié aux yeux de la Cour de cassation le recours à la notion de fraude, il est en effet permis de considérer que cette qualification de la fraude à la loi conditionnée par la force des interdits de droit français a conduit la cour à ne pas retenir de fraude à la loi en présence d’une insémination artificielle avec donneur à l’étranger au bénéfice d’un couple de femmes, dont l’interdit est moindre en droit français que la gestation pour autrui, et, implicitement, à juger licite le mode de conception[41]. Dès lors, ce dernier n’étant pas entaché d’illicéité, l’adoption de l’enfant qui en est issu pouvait être prononcée. Selon cette interprétation, le lien entre la licéité de la conception de l’enfant et la demande d’adoption est donc maintenu, mais il apparaît amplement moins évident que dans la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la gestation pour autrui et antérieure à juillet 2015.

Le communiqué accompagnant les deux avis de la Cour de cassation précise que celle-ci aurait simplement tiré les conséquences de la loi du 17 mai 2013 qui a autorisé, par l’adoption, un double lien de filiation à l’égard de deux personnes de même sexe « sans aucune restriction relative au mode de conception de cet enfant[42] ». Le raisonnement est identiquement repris dans le communiqué venant préciser la solution adoptée par la Cour de cassation le 5 juillet 2017. L’adoption de l’enfant par le conjoint, homme ou femme, du père d’intention ne peut en effet être refusée, car la Cour de cassation a « tiré les conséquences » de ses arrêts du 3 juillet 2015, selon lesquels le recours à une gestation pour autrui à l’étranger ne constitue pas, à lui seul, un obstacle à la transcription de la filiation paternelle, et de la loi du 17 mai 2013, qui a permis, par l’adoption, l’établissement d’un lien de filiation entre un enfant et deux personnes de même sexe, ici aussi « sans aucune restriction relative au mode de procréation[43] ». Les deux communiqués indiquent qu’il appartient cependant au juge de vérifier que les conditions légales de l’adoption sont réunies et qu’elle est conforme à l’intérêt de l’enfant avant de faire droit à la demande. Dès lors, il apparaît que, tant en matière de gestation pour autrui qu’en fait d’assistance médicale à la procréation, les conditions de conception de l’enfant sont désormais tenues pour indifférentes. Elles n’empêchent pas l’établissement d’un lien de filiation à l’égard du parent d’intention biologique ni à l’égard des autres auteurs du projet parental, même non liés génétiquement à l’enfant. Le contournement de la loi française occulté, le raisonnement adopté par la Cour de cassation dans ses avis se concentre uniquement sur la question dite principale, celle de l’établissement du lien de filiation. Il est parfaitement fait abstraction de la question préalable : celle de la licéité du mode de conception de l’enfant. Notamment, la dissociation opérée entre la question principale de l’établissement de la filiation et la question préalable implique de faire droit à la première demande lorsque que les conditions légales de l’adoption sont réunies. Les deux avis de septembre 2014 marquent ainsi une rupture, étendue à la maternité pour autrui, avec le raisonnement enchaînant la question préalable et la question principale dès que, dans l’esprit de la Cour de cassation, l’illicéité du processus de conception au regard du droit français ne constitue pas un obstacle au prononcé de l’adoption lorsque les conditions de celles-ci sont réunies. Placer la question de l’établissement de la filiation dans la dépendance de la question préalable de la licéité du mode de conception de l’enfant constituait pourtant la meilleure option pour parvenir à une préservation maximale de la politique prohibitive française (1.2).

1.2 Un lien entre l’établissement de la filiation et le mode de conception de l’enfant nécessaire à la sauvegarde de la politique législative française

Devant le choix initial de la Cour de cassation d’aborder le processus de maternité pour autrui comme un tout, par le recours à une conception d’ensemble, il convient de s’interroger sur la légitimité de ce raisonnement unitaire. La question de l’établissement d’un lien de filiation est-elle, de manière indéfectible, liée au sort de la question préalable du mode de conception de l’enfant ? Aucune règle de droit positif ne subordonne la création d’un lien de filiation au fait que l’enfant n’est pas né, par exemple, à la suite d’une gestation pour autrui. En définitive, dans cette hypothèse, la question est de savoir si l’établissement de la filiation est une conséquence de la convention de gestation pour autrui ou une question indépendante. Pour certains auteurs, il est nécessaire de dissocier la convention de l’établissement du lien de filiation. Par exemple, Louis d’Avout juge que la Cour de cassation était légitime à poursuivre les violations de la loi interne mais que, jusqu’à son revirement de jurisprudence, elle « s’est montrée excessive ou insuffisamment précise au stade des conséquences, trop préoccupée qu’elle était de lutter contre les causes[44] ». Pour sa part, Paul Lagarde préconise, afin de ne pas priver d’effet l’interdiction en droit interne de la gestation pour autrui mais sans pour autant priver de l’état civil en France les enfants déjà nés, de dissocier le sort du contrat prohibé du statut des enfants[45]. Cet auteur compare à ce titre la situation des enfants nés de gestation pour autrui aux anciens enfants adultérins, privés de filiation à l’égard du parent marié. Selon lui, ce cas illustre la possibilité d’une dissociation entre la transgression des parents et le sort de l’enfant, la loi du 3 janvier 1972 ayant octroyé certains droits aux enfants adultérins, tandis que l’adultère restait un délit pénal[46]. Muriel Fabre-Magnan[47] relève, au contraire, une différence entre la situation des enfants adultérins après l’entrée en vigueur de la loi du 3 janvier 1972 et les enfants nés d’une gestation pour autrui. Elle considère effectivement que l’octroi de droits successoraux aux enfants issus d’un adultère n’est pas de nature à encourager les adultères, à la différence de ce qui est susceptible de se produire lorsque le juge interne donne effet sur son sol à une convention de gestation pour autrui conclue à l’étranger. Cela conduit, à l’évidence, au résultat recherché par les parents d’intention : l’établissement d’un lien de filiation dans le for. Cette auteure réfute ainsi toute similitude entre les deux situations, arguant notamment que les enfants adultérins ne faisaient l’objet d’aucun marché d’enfants, contrairement à ceux qui sont nés de mères porteuses.

S’il est juridiquement possible d’appréhender l’établissement d’un lien de filiation indépendamment des conditions de conception de l’enfant et, a fortiori, de la conclusion d’une convention de gestation pour autrui, la jonction faite entre les deux questions, sans s’imposer pour des raisons juridiques, force l’adhésion pour des raisons « politiques ». À ce titre, David Sindres mentionne une « projection dans l’ordre international d’une solution de droit substantiel interne[48] ». Le recours ou non à une conception d’ensemble, liant question principale et question préalable, apparaît en effet comme le reflet de la politique du for. Par ce choix, la Cour de cassation entendait faire respecter la politique prohibitive du for en matière de gestation pour autrui. Si elle avait statué sur les demandes principales, l’établissement de la filiation aurait sans doute été acquis. Au contraire, en liant la demande à la question préalable de licéité du mode de conception, elle faisait obstacle à tout établissement de la filiation. Admettre l’établissement de la filiation, sans se pencher sur la manière dont a été conçu l’enfant, n’est-ce pas la façon même de valider indirectement le recours au procédé qui se trouve illicite en droit interne ? Faire fi du mode de conception implique de ne pas tenir compte de la violation de la loi interne et, de facto, d’ôter toute sanction à cette violation. La prohibition disparaît de fait lorsque l’établissement de la filiation est possible, l’ordre juridique français donnant effet à un processus réalisé en violation de la loi du for. L’interdiction en droit interne se trouve nécessairement affaiblie, car cela conduit précisément au résultat recherché par les parents d’intention. Il est, de surcroît, légitime de penser que la force de l’interdit, en elle-même, de la gestation pour autrui en droit interne, qui revêt un poids notable, commande le détour par la question préalable de la licéité de la conception de l’enfant. Également, la convention de gestation pour autrui étant entachée d’une nullité[49] d’ordre public[50] en droit interne, il apparaît juridiquement fondé de la priver d’effet, comme n’importe quel contrat déclaré nul. Cela conduit, outre à déclarer nulle la convention, à empêcher la création d’un lien de filiation dans le for sur son fondement. Enfin, centrer l’analyse sur la question principale sans égard à la question préalable permet au contraire aux parents d’intention de dissimuler le contrat litigieux. En définitive, il semble légitime, pour la Cour de cassation, d’avoir subordonné l’établissement du lien de filiation à la licéité du mode de conception de l’enfant. Ce lien apparaît indubitablement comme le corollaire de la prohibition, par le for, des conventions de gestation pour autrui et s’avère indispensable au respect dû au choix opéré par le législateur français, lequel impose de ne pas dissocier les deux questions.

Identiquement, le lien tissé entre la question principale de l’adoption par la conjointe de la mère ayant bénéficié de l’insémination artificielle à l’étranger et celle, préalable, de la licéité du mode de conception de l’enfant se justifie au regard de la sauvegarde de la politique législative française en matière de procréation médicalement assistée. À l’instar de la gestation pour autrui, le recours à une insémination artificielle avec donneur à l’étranger doit être analysé comme un processus d’ensemble, qui débute par une insémination dans un État étranger, se poursuit par l’établissement d’un lien de filiation entre la femme qui accouche et l’enfant, et se termine par une demande d’adoption par la conjointe de la mère. La création d’un lien de filiation entre l’enfant et la femme qui l’a porté, d’une part, et la demande d’adoption par la conjointe de la mère de l’enfant, d’autre part, constituent indéniablement l’objet du recours à une insémination à l’étranger, étant donné que le bénéfice d’une telle procréation leur est fermé en France. À ce titre, le voyage procréatif ne doit pas être ignoré et le procédé doit au contraire être analysé comme un processus d’ensemble, ce que confirme le dessein initial de ces couples de femmes. D’ailleurs, les juges du fond ayant retenu à leur encontre une fraude à la loi ont rejeté la demande d’adoption de l’enfant par l’épouse de la mère, motif exposé que cette demande n’était que l’ultime étape d’un processus d’ensemble destiné à contourner la loi française en matière d’assistance médicale à la procréation. Toutefois, le principe même de l’établissement d’un lien de filiation entre la parturiente et son enfant biologique ne saurait être remis en cause au regard des règles du droit français, principalement la règle Mater semper certa est[51], en vertu de laquelle la mère d’un enfant est celle qui en accouche, nonobstant le recours à ce type de procréation dans des conditions contraires à celles du droit français. À ce propos, une des raisons de l’indifférence de la Cour de cassation à l’encontre de la manoeuvre de ces couples de femmes est certainement la sanction à mettre en oeuvre lorsqu’on retient une fraude à la loi. La rigueur juridique de l’exception commande en effet de refuser l’établissement d’un lien de filiation par l’adoption entre la conjointe de celle qui a accouché et l’enfant, mais aussi l’établissement d’un lien de filiation entre celle qui accouche et l’enfant[52]. Les effets dévastateurs de la fraude à la loi ont pu convaincre les magistrats d’y préférer une indifférence du mode de conception. Le lien entre l’illicéité de la conception de l’enfant et l’établissement de la filiation doit en revanche être maintenu concernant la demande d’adoption par l’épouse de la mère. Permettre, par l’adoption, l’établissement d’un lien de filiation entre l’enfant issu d’une insémination artificielle avec donneur à l’étranger et la conjointe de la mère revient, purement et simplement, à reconnaître une pleine efficacité à une assistance médicale à la procréation pratiquée à l’étranger en violation des règles qui l’encadrent en droit français et à régulariser cette transgression. Ainsi, l’analyse globale du processus de conception qui conduit, avant toute chose, à s’interroger sur la licéité du mode de conception de l’enfant est nécessaire à la sauvegarde de la politique juridique française, car circonscrire l’analyse à la demande d’adoption par l’épouse de la mère et tenir pour indifférent le mode de conception de l’enfant reviennent au contraire à dénuer de toute effectivité les règles françaises édictées pour encadrer le recours à l’assistance médicale à la procréation. Ces règles sont transgressées sans que cela ait la moindre incidence sur l’établissement de la filiation de l’enfant et sans que cette transgression calculée soit sanctionnée.

Pour conclure, des considérations d’opportunité politique impliquent de ne pas dissocier la question de l’établissement du lien de filiation de la question préalable de la licéité du mode de conception de l’enfant. À défaut, la dissociation porte un coup fatal à l’interdit et au cadre légal français, abrogé tacitement. Or, bien qu’une modification de ce dernier soit envisagée, principalement en ce qui concerne l’ouverture de l’insémination artificielle avec donneur aux couples de femmes et aux femmes seules[53], le droit ne peut se constituer par soumission au fait : au contraire, il nécessite un débat parlementaire. Ainsi, faute d’une modification législative, la loi doit être respectée. Le raisonnement consistant à aborder le tourisme procréatif comme un tout, en refusant d’envisager la question de la filiation indépendamment du processus dont elle constitue l’aboutissement, apparaît donc comme le seul à même de permettre un respect somme toute fidèle de la politique suivie par le législateur français. La sauvegarde de la politique législative française en matière de procréation ne peut en effet s’accommoder d’une réponse partielle, limitée à la question principale. Dès lors, la Cour de cassation, lorsqu’elle apprécie et exclut dans ses deux avis de 2014 une atteinte, par le processus de conception de l’enfant réalisé à l’étranger, aux principes essentiels du droit français[54], semble omettre que la sauvegarde des valeurs fondamentales du droit français n’est pas la seule fonction dévolue à la réserve de l’ordre public international. Une autre de ces fonctions consiste précisément en la sauvegarde de certaines politiques législatives françaises[55]. Même si le recours à une insémination artificielle avec donneur à l’étranger ne heurtait aucun principe essentiel du droit français selon la Cour de cassation, celle-ci aurait logiquement dû opposer l’ordre public international dans sa seconde fonction, de façon à sauvegarder la politique législative française en matière d’assistance médicale à la procréation dans un contexte international. Cette fonction, de fait, n’a pas pour objet de ménager l’opinion publique, mais de veiller au respect d’une loi française, telle qu’elle est issue du processus législatif. Au contraire, et de la même manière qu’elle agit en présence d’une convention de maternité pour autrui internationale, la Cour de cassation passe outre le contournement de la loi française et vient consacrer une indifférence du mode de conception de l’enfant. Les avis précités de la Cour de cassation, sans oublier ses décisions propres à la maternité de substitution, semblent ainsi marquer la fin de la sauvegarde à l’international des politiques législatives françaises relativement à la procréation.

Cela signifie-t-il que le juge français n’admet, dorénavant, aucune restriction relative au mode de conception de l’enfant ? Selon David Sindres, les avis de la Cour de cassation de 2014 entraînent « l’avènement d’une règle de droit français consacrant l’indifférence du mode de conception de l’enfant en matière d’adoption[56] ». Antérieurement aux arrêts du 3 juillet 2015, on pouvait penser que la force de la loi contournée menait à des solutions divergentes en matière de procréation médicalement assistée et de gestation pour autrui, les couples qui se rendaient à l’étranger pour obtenir une assistance médicale à la procréation ne cherchant pas à bénéficier d’une pratique considérée comme violant les principes essentiels du droit français, mais à profiter de conditions plus favorables que celles que pose la loi française[57]. Postérieurement à ces arrêts et à ceux de juillet 2017, on peut penser que, en raison de l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme[58], on aboutit à une moindre considération du processus de conception de l’enfant (partie 2).

2 L’incidence sur l’adoption

L’absence totale de restriction quant au mode de conception de l’enfant conduit à un détournement patent de l’institution de droit français qu’est l’adoption, laquelle ne peut être conçue comme une simple technique légale créatrice de lien de filiation, dépourvue de véritable objet et consistance autre que technique (2.1). Il convient, au contraire, d’acter le refus d’un droit de l’adoption instrumentalisé et indifférent à la manière dont l’enfant vient au monde (2.2).

2.1 Le détournement de l’institution de l’adoption

L’intention du législateur, lors de l’adoption de la loi du 17 mai 2013, en autorisant l’union de deux personnes de même sexe, et, ainsi, en permettant, par l’adoption, la formalisation juridique d’un double lien de filiation à l’égard de deux personnes de même sexe, était-elle véritablement de consacrer une indifférence quant au mode de conception de l’enfant lorsqu’il est question d’adoption, comme l’affirment les communiqués de la Cour de cassation relatifs à la gestation pour autrui et à l’assistance médicale à la procréation ?[59] Pour un certain nombre d’auteurs, le législateur français, lors des débats parlementaires, avait parfaitement conscience des éventuels contournements de la loi française en matière d’assistance médicale à la procréation. Il aurait alors maintenu les conditions de droit français d’accès à la procréation médicalement assistée, confirmé sa fermeture aux couples de même sexe et aux personnes seules, mais il aurait, dans le même temps, entendu valider le contournement de ce cadre légal par les couples se rendant à l’étranger[60]. De l’avis de certains, nul doute en effet que, au moment d’autoriser l’adoption de l’enfant par le conjoint de même sexe, il n’avait échappé à personne que, dans les couples de femmes, les enfants seraient le plus souvent issus d’une insémination artificielle avec donneur pratiquée à l’étranger[61]. Plusieurs amendements formulés pour interdire expressément l’adoption de l’enfant du conjoint conçu par le recours à une technique de procréation médicalement assistée ne respectant pas les exigences de la législation française ont d’ailleurs été rejetés. Il apparaît dès lors exact que le législateur, en 2013, n’a pas entendu adopter une attitude d’hostilité à l’égard des femmes cherchant à l’étranger la réussite de leur projet parental.

Si l’on retient que le législateur français, en autorisant l’adoption de l’enfant du conjoint, permettant ainsi la création d’un double lien de filiation entre deux personnes de même sexe, entendait inéluctablement que soient validées les procréations médicalement assistées pratiquées à l’étranger et, donc, que soit permise l’adoption des enfants qui en étaient issus, il n’en demeure pas moins que ce raisonnement est teinté d’un certain paradoxe. En effet, cette approche conduit à une indifférence du législateur quant à la validation du contournement par des couples de femmes d’une loi, certes antérieure à celle du 17 mai 2013, mais dont il a lui-même posé le cadre légal[62]. Il aurait donc été plus cohérent de modifier les conditions d’accès en France à l’assistance médicale à la procréation[63]. Ainsi, a priori, le législateur français encourage le contournement du cadre français et, a posteriori, il laisse au juge le soin de régler le sort de ces filiations créées en contrariété à la loi française. L’assistance médicale à la procréation pratiquée en contradiction avec le droit français débouche alors sur une situation légale sur le sol français, régularisée du fait de l’adoption. L’opinion publique française n’étant pas prête, lors de l’adoption de la loi du 17 mai 2013, à une ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples homosexuels et aux personnes seules, le législateur a privilégié une position d’« entre-deux » : il a voulu rassurer pour mieux faire accepter les bouleversements entraînés par la loi sur le « mariage pour tous ». Il n’en demeure pas moins une incohérence manifeste : on ne peut pas, à la fois, être contre une pratique et valider sur son territoire les effets juridiques de son recours à l’étranger. Dès lors, le maintien d’une prohibition est incohérent par rapport à la tolérance exprimée au détour par l’étranger et à un usage de l’adoption en dehors des critères fondamentaux définissant celle-ci[64]. La position actuelle conduit ainsi à admettre implicitement une technique d’assistance médicale à la procréation pratiquée à l’étranger et à refuser explicitement la pratique de la même technique en France. En outre, à l’instar de la maternité pour autrui, cette tolérance envers une technique de procréation médicalement assistée, sous réserve d’être pratiquée en dehors des frontières françaises, pénalisent les couples les plus démunis financièrement, placés devant l’interdit de droit positif sur le sol français. Certains auteurs estiment que les avis de la Cour de cassation relatifs à l’assistance médicale à la procréation mettent fin à l’hypocrisie du dispositif actuel, consistant à encourager le contournement de la loi française, en validant par l’adoption intrafamiliale les projets parentaux réalisés à l’étranger, sans permettre que ceux-ci puissent l’être en France[65]. La chose est indéniable, mais le caractère critiquable d’une règle de droit ne peut conduire à ignorer sa méconnaissance, seul le législateur pouvant revenir sur ses propres choix. Or, il est certain que, dans ces avis, la juridiction suprême française a entendu franchir le pas que le législateur n’avait pas osé faire.

Ainsi, la juridiction suprême française fait preuve d’une totale indifférence à l’encontre du détournement de l’institution familiale qu’est l’adoption, opéré tant par les couples de femmes ayant recours à l’étranger à une insémination artificielle avec donneur que par les parents d’intention signataires d’un contrat de maternité pour autrui. La formule d’un « détournement de l’institution de l’adoption » a été employée par la Cour de cassation dans son arrêt du 31 mai 1991 rendu en matière de gestation pour autrui : elle y affirme que la manoeuvre qui tend délibérément à créer une situation d’abandon aboutit à détourner l’institution de l’adoption de son véritable objet[66]. Le détournement d’institution se caractérise ainsi par un abus des possibilités légales[67]. Retenir un détournement d’institution suppose donc de s’entendre d’abord sur la définition et sur la finalité de l’institution visée[68]. Démontrer le caractère illicite de l’utilisation de l’institution, le non-respect de sa finalité, constitue la seconde étape du raisonnement[69]. La difficulté provient du fait que les institutions familiales du droit français ne sont l’objet d’aucune définition légale, à l’image du mariage ou de l’adoption. Le Code civil se contente d’énumérer les conditions de fond et de forme propres à assurer la validité de chaque institution. Cette absence de définition légale favorise un détournement d’institution, car son défaut encourage corrélativement toutes les utilisations de l’institution. Le défaut de précision du but d’une institution est une sorte d’autorisation par avance à des fins qui n’ont pas un rapport direct avec l’esprit de l’institution ou l’intérêt de l’enfant[70]. Faute d’une certaine éthique de la part des acteurs familiaux, les dispositions légales se prêtent ainsi au détournement des institutions[71]. C’est pourquoi le juge est parfois contraint de rappeler le but d’une institution pour en refuser la validité, alors même que ses conditions sont réunies. Dans son arrêt du 13 décembre 1989, par lequel la Cour de cassation dissout l’association Alma mater qui mettait en relation des couples désireux d’être parents et des mères porteuses, la Cour affirme ainsi que le véritable objet de l’adoption est, « en principe, de donner une famille à un enfant qui en est dépourvu[72] ».

Or, les parents d’intention s’adonnent à un usage tout autre de l’adoption : ils font de l’enfant l’objet d’un contrat organisant son abandon par la femme qui en accouche et sa remise aux parents commanditaires. Le détournement de l’institution de l’adoption passe ici par le jeu du contrat : le contrat d’abandon conclu préalablement à la naissance de l’enfant dénature l’esprit des règles qui autorisent l’abandon d’un enfant en droit français[73]. Leur but est de parer à la détresse d’une mère, non pas de créer au bénéfice d’un couple le droit de disposer librement de l’état de l’enfant à naître. Dès lors, les parents d’intention qui souhaitent légitimer par une adoption nationale française le lien de filiation les unissant à l’enfant né d’une convention de gestation pour autrui internationale détournent cette institution, en l’utilisant à des fins totalement étrangères à son dessein, à sa raison d’être[74]. Les mobiles de ces derniers diffèrent effectivement de ceux qui sont inhérents à l’institution de l’adoption. Cette dernière n’a pas pour visée d’établir un lien de filiation entre un enfant né à la suite d’une convention dont l’objet est de le faire venir au monde au moyen d’une renonciation et d’une cession de ses droits par une mère porteuse. Leur manoeuvre constitue également un détournement du droit international conventionnel propre à l’adoption, notamment de la Convention de La Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale du 29 mai 1993[75]. De la même façon, la demande d’adoption d’un enfant formulée par la conjointe de la femme qui a bénéficié d’une assistance médicale à la procréation à l’étranger constitue une instrumentalisation de l’adoption. Celle-ci n’a pas non plus pour finalité de valider a posteriori le recours à l’étranger à une technique de procréation non ouverte par le droit français aux couples composés de deux femmes, lesquelles ont délibérément fait naître un enfant sans père. L’enfant est en effet privé consciemment d’une branche de sa famille biologique afin de pouvoir être adopté par la conjointe de sa mère : il est intentionnellement conçu de manière à être rendu adoptable[76]. L’adoption est donc, au même titre qu’en présence d’une convention de gestation pour autrui, l’aboutissement d’un processus de conception impossible en droit français.

Statuer uniquement sur le plan de la technique légale conduit à valider la filiation créée à l’étranger, que ce soit par le processus de gestation pour autrui ou d’insémination artificielle, les conditions légales de l’adoption étant remplies. Dans ce dernier cas, par exemple, la mère légale est bien celle qui accouche et l’adoption de l’enfant du conjoint a été rendue possible dans un couple de même sexe par la loi du 17 mai 2013 autorisant le mariage au sein des couples de même sexe. Identiquement, les parents d’intention qui formulent une demande de reconnaissance paternelle par le père d’intention biologique couplée à une demande d’adoption par son épouse font un usage correct des possibilités légales qui leur sont ouvertes : les conditions légales de droit commun de l’adoption, ainsi que de la reconnaissance de paternité, sont satisfaites. En revanche, l’adoption n’est pas, dans les deux cas, conçue comme le moyen d’établir un lien de filiation à l’égard d’un enfant déjà né, mais comme l’étape ultime d’un projet parental, lequel est finalisé par l’adoption de l’enfant du conjoint. L’adoption de l’enfant du conjoint permet de régulariser sur le sol français les effets d’un contrat de gestation pour autrui conclu à l’étranger ou le recours à une insémination artificielle au-delà des frontières de la France. Or, l’utilisation d’une fiction légale en dehors du cadre dans lequel elle a été prévue constitue un détournement[77], ici de l’adoption. La demande d’adoption vient alors entériner le processus frauduleux puisque la Cour de cassation, que ce soit dans les deux avis du 22 septembre 2014 ou lors du prononcé des arrêts du 5 juillet 2017 consacrés à la gestation pour autrui, se limite à vérifier la réunion des « conditions légales » de l’adoption, envisagée comme simple technique légale, et non telle une institution familiale porteuse d’un esprit et d’une finalité.

La position de la juridiction suprême française ne fait donc que confirmer la crainte d’institutions familiales dépourvues de toute finalité et de juges indifférents à leur détournement. Toutefois, il est possible que la loi du 17 mai 2013, qui a permis l’adoption de l’enfant de l’un des deux conjoints par l’autre conjoint de même sexe, ait pu modifier la finalité exacte de l’adoption[78]. Si celle-ci demeure le fait d’offrir une famille à un enfant qui en est dépourvu, la fiction juridique qu’instaure l’adoption ne se calque plus nécessairement sur la nature : permettre l’adoption de l’enfant du conjoint indépendamment du sexe des époux démontre une évolution, allant vers la consécration d’un lien affectif, qui n’était déjà pas fonction de la génétique mais qui, aujourd’hui, est indépendant du sexe des adoptants. Le mensonge que tentait de mettre en place l’adoption, par la copie d’un modèle de procréation naturelle, n’est plus de droit positif. La Commission des lois du Sénat note à ce titre que l’adoption de l’enfant du conjoint « constitue d’ores et déjà un mode un peu particulier d’adoption », en ce qu’il s’adresse à un enfant qui a déjà une famille et y demeure après l’adoption[79]. Ce type d’adoption est particulier, car il « ajoute à une filiation initiale une filiation adoptive qui ne s’y substitue pas, au profit du conjoint du parent[80] ». Pour autant, la finalité de l’institution qu’est l’adoption demeure en réalité inchangée : elle ne cherche en aucun cas à combler un vide créé de manière délibérée par la naissance d’un enfant sans branche paternelle. Or, la Cour de cassation va même jusqu’à affirmer que la loi permet, par l’adoption, l’établissement d’un lien de filiation entre un enfant et deux personnes de même sexe « sans aucune restriction relative au mode de conception de cet enfant[81] ». Un auteur relève au contraire des cas où la prise en considération du processus de conception de l’enfant permet de caractériser deux types de détournement de l’institution de l’adoption : le premier consisterait à instrumentaliser l’adoption pour faire établir un lien de filiation dans une hypothèse où la loi le prohibe ; et le second serait de poursuivre un but étranger à la création d’un lien de filiation[82]. C’est au titre de la première hypothèse que la Cour de cassation rejetait de manière traditionnelle les demandes d’adoption formulées à la suite d’une convention de gestation pour autrui et qu’elle refuse de manière courante que l’adoption soit utilisée pour établir le double lien de filiation prohibé en cas d’inceste absolu[83]. Toutefois, on peut se demander si ce second cas de figure est toujours de droit positif (2.2).

2.2 L’impossible traduction législative de l’indifférence du mode de conception de l’enfant

La prétendue indifférence du mode de conception de l’enfant en matière d’adoption ôte-t-elle toute barrière à l’établissement d’un double lien de filiation ? Se dirige-t-on vers une possibilité générale pour un enfant d’avoir le droit d’établir sa filiation, quelles que soient les circonstances de sa conception, inceste y compris ? En droit positif, l’enfant issu d’un inceste absolu, c’est-à-dire des relations charnelles entre frère et soeur ou entre ascendant et descendant, ne peut en effet faire établir sa filiation à l’égard de ses deux parents biologiques[84], et l’adoption a pu être soulevée pour recréer un lien de filiation, à la suite de l’annulation d’une reconnaissance faite par le géniteur d’un enfant, demi-frère de la mère[85]. Si la Cour de cassation a rejeté la demande d’adoption dans cette affaire, la Cour d’appel de Caen, le 8 juin 2017, a reconnu pour la première fois une double filiation incestueuse. Pour autant, cet arrêt ne doit pas être lu comme un arrêt de principe qui viendrait, au nom de l’intérêt de l’enfant, renverser la prohibition d’une double filiation incestueuse, mais comme un arrêt d’espèce dont la solution se justifie par des considérations intimement liées au cas d’espèce. L’enfant vivait en effet depuis toujours avec sa mère et n’avait, semble-t-il, que peu de contacts avec son père. Dès lors, « au regard de l’intérêt particulier de cette enfant, et des conséquences dommageables qu’aurait pour elle, dans la construction de son identité, l’annulation d’un lien de filiation sur lequel s’est construite jusqu’à présent sa place dans l’histoire familiale[86] », la Cour d’appel de Caen décide du maintien du lien de filiation maternel. Le contrôle de proportionnalité opéré par cette cour permet ainsi de maintenir l’interdit, mais d’écarter son application au cas d’espèce lorsqu’il porte une atteinte disproportionnée aux intérêts en cause. Si cette solution se justifie en opportunité, il n’existe pas pour autant, de lege lata, de droit à l’établissement de la filiation, ce que confirme l’existence de l’« accouchement sous X[87] ». Ce dernier dépend uniquement de la volonté de la mère qui peut empêcher l’établissement de la filiation maternelle et, de facto, l’établissement de la filiation paternelle[88]. Il n’y aurait ainsi qu’un droit à l’établissement de la filiation naturelle paternelle conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation[89]. Toutefois, l’émergence d’un droit à faire établir sa filiation, indépendamment de ses conditions de conception, interroge d’autant plus depuis les deux avis de la Cour de cassation. On peut donc légitimement se demander si l’établissement d’un double lien de filiation sera étendu d’une manière générale au cas d’inceste, dans la mesure où, concernant ce cas précis, et à la différence d’une gestation pour autrui ou d’une assistance médicale à la procréation qui peuvent recourir à des tiers donneurs, les deux liens de filiation seront précisément biologiques.

Sauf action particulière, telle que l’action en contestation ou en recherche de filiation[90], la filiation d’un enfant est établie sans aucun contrôle des modalités de sa conception. De la même manière, le prononcé d’une adoption ne donne pas lieu à un contrôle du mode de conception de l’enfant, excepté lorsque celui-ci constitue un détournement de l’adoption, ce qui est le cas en présence d’une convention de gestation pour autrui ou d’un inceste absolu[91]. La première limite opposée à l’établissement d’un double lien de filiation, celle d’une filiation faisant suite à une gestation pour autrui, étant tombée le 5 juillet 2017, ne reste que la seconde limite, l’inceste absolu. Dans ce dernier cas, l’article 310-2 du Code civil n’autorise en effet l’établissement de la filiation qu’à l’égard de l’un des deux parents. Or, pourquoi maintenir une différence de traitement ? Dans les deux cas, ce sont des processus de conception touchant aux règles d’ordre public et formellement interdits par le Code civil, l’article 16-7 pour l’un, l’article 310-2 pour l’autre. Il s’agit d’un interdit un temps qualifié, pour le premier, comme relevant des « principes essentiels du droit français » et considéré, pour le second, comme touchant à l’essence même du lien de filiation, tel qu’il est appréhendé par notre société et sa morale. Autant la gestation pour autrui que l’inceste absolu cherchent donc à établir un lien de filiation que la loi ne permet pas de créer.

D’un côté, il existe donc des cas dans lesquels l’établissement de la filiation est prohibé quand bien même un lien biologique entre l’enfant et le parent existerait, notamment l’inceste et le don de gamètes. D’un autre côté, la Cour de cassation a effacé la limite biologique en matière de gestation pour autrui en 2017 en autorisant la formalisation complète des liens de filiation d’intention. On peut ainsi déduire du dernier état de la jurisprudence française que la réalité biologique passe désormais au second plan derrière la nature du projet parental, même illégal en droit français. Or, une fois les conditions légales d’une demande d’adoption réunies, le juge contrôle précisément son opportunité et seule une adoption « conforme à l’intérêt de l’enfant », en vertu de la lettre de l’alinéa premier de l’article 353 du Code civil, pourra être prononcée. Dès lors, la conformité du projet parental à l’intérêt de l’enfant l’emporte-t-elle sur le mode de conception de celui-ci ? Une fois l’enfant né, peu importe à la suite de quel processus, seul compterait son intérêt ? En quoi réside l’intérêt de l’enfant issu d’un inceste ? Vaut-il mieux qu’il bénéficie d’un lien de filiation à l’égard de ses deux parents biologiques ou que la réalité de sa conception soit dissimulée ? La Cour d’appel de Caen a considéré que, dans le cas d’espèce, les quinze années de vie commune de l’enfant avec la mère plaidaient en faveur du maintien du lien de filiation maternel, mais ce tribunal n’affirme à aucun moment que l’intérêt de l’enfant est de disposer d’un double lien de filiation, y compris incestueux. Le contexte de l’espèce se révèle d’autant plus particulier que la Cour d’appel était uniquement saisie de l’annulation du lien de filiation maternel ; l’annulation du lien de filiation paternel ne lui était pas dévolue. Le lien ancré dans le temps entre l’enfant et sa mère ainsi que l’impossibilité d’annuler le lien de filiation paternel ont conduit la Cour d’appel à maintenir une double filiation incestueuse. Pour autant, le caractère choquant de l’inceste absolu, source d’une filiation empreinte de transgression sociale et juridique, semble encore l’emporter sur le caractère illicite du projet parental des parents d’intention. La dissimulation de la filiation n’apparaît donc dorénavant fondée qu’en présence d’un inceste absolu car, si la filiation issue d’une gestation pour autrui est aussi le fruit d’une transgression juridique, la transgression sociale est moindre qu’en cas d’inceste, le projet parental n’atteignant pas les bonnes moeurs au même titre que l’inceste. Le projet parental des parents d’intention se trouve dorénavant juridiquement validé même en l’absence d’un double lien biologique. On aurait pu penser que la Cour de cassation, en outrepassant en 2017 la limite de la réalité biologique, ainsi que par la publication de ses avis, respectivement relatifs à la gestation pour autrui et à la procréation médicalement assistée, avait entendu ôter toute limite à l’établissement d’une filiation. Toutefois, demeure l’inceste absolu, désormais seule limite quant à l’établissement d’un double lien de filiation, sous réserve d’un éventuel contrôle de proportionnalité de la part des juges. Ce cas de figure conforte l’idée selon laquelle c’est la nature du projet parental qui prévaut, considérée comme trop transgressive en cas d’inceste. Il n’y a donc pas en droit positif de droit absolu pour un enfant à faire établir ses deux liens de filiation.

Le fait que la conception de l’enfant, à la suite d’une convention de maternité de substitution, a lieu à l’étranger et que la société française ne doit affronter sur son sol que les effets du processus et non le mode de conception de l’enfant en lui-même induit certainement un éloignement proportionnel du caractère choquant du mode de conception, ce qui révèle le caractère hypocrite de la situation actuelle. Pourquoi, en effet, être indifférent à des conditions de conception lorsque celle-ci s’est déroulée à l’étranger et maintenir le caractère prohibé du même procédé de conception sur le sol français ? La logique d’un tel raisonnement commanderait une indifférence du lieu de conception, qui entraînerait elle-même d’indifférence à l’égard du mode de conception. Si la loi du 17 mai 2013 a entendu affirmer la possibilité d’adopter sans aucune restriction relativement au mode de conception de cet enfant, pourquoi ne pas autoriser la gestation pour autrui et une plus grande ouverture de l’assistance médicale à la procréation ? La Cour de cassation interdit la prise en considération du recours à une insémination artificielle avec donneur à l’étranger pour le prononcé de l’adoption de l’enfant du conjoint. Or, à suivre le juge de l’ordre judiciaire, l’absence de restriction quant au mode de conception de l’enfant devrait logiquement interdire de distinguer selon que cette insémination a été pratiquée, légalement, à l’étranger ou, illégalement, en France[92]. Dès lors, tout porte à croire que la position de la Cour de cassation ne pourrait être différente si l’insémination avait été réalisée sur le sol français : le recours à cette technique de procréation étant indifférente au prononcé de l’adoption de l’enfant du conjoint, il devrait en être de même du lieu où elle a été pratiquée, d’où le maintien intenable d’une telle position eu égard au droit positif français[93].

Le cas de l’inceste démontre pourtant qu’il est possible, en droit interne, de s’attacher aux circonstances de la conception d’un enfant pour en déduire des conséquences sur le plan de sa filiation. Dans d’autres cas, le droit s’attache aux conditions « d’obtention » de l’enfant, lorsque ce dernier a fait l’objet d’une traite, d’un trafic d’enfants[94]. Le droit français n’est donc pas hermétique à l’idée de prendre en considération les circonstances dans lesquelles est intervenue la conception de l’enfant et celles par la suite desquelles les parents revendiquent leur titre. En ce sens, apparaît-il opportun de faire de la conformité aux modalités de conception d’un enfant posées par le droit français l’une des conditions du prononcé de l’adoption ? La Commission des lois du Sénat, dans son rapport d’information en date du 17 février 2016, a en effet un temps envisagé, au sujet du recours à une insémination artificielle à l’étranger, d’inscrire dans la loi le respect des dispositions du droit français relatives à l’assistance médicale à la procréation comme condition légale de l’adoption[95]. Selon la Commission des lois du Sénat, cela aurait permis de faire échec à l’adoption de l’enfant du conjoint, car l’adoption aurait été appréhendée comme l’« ultime phase d’un processus d’ensemble » destiné à échapper aux règles posées par la loi française[96]. Une telle option, qui aurait nécessité une intervention du législateur, aurait pu être étendue au cas de la gestation pour autrui. Toutefois, la Commission des lois du Sénat a conclu à l’impossibilité de faire échec au prononcé de l’adoption de l’enfant du conjoint qui serait conçu à l’étranger en contradiction avec les conditions françaises[97]. D’une part, une telle réforme emporterait un changement radical du modèle existant dans la mesure où les conditions de conception d’un enfant ne sont actuellement contrôlées qu’en présence d’une convention de gestation pour autrui ou d’un inceste absolu. D’autre part, elle paraît difficile à mettre en oeuvre d’un point de vue pratique, notamment sur le plan probatoire. La preuve, difficile à rapporter, que l’enfant a été conçu par insémination artificielle avec donneur à l’étranger[98] supposerait de mener une enquête au cours de la procédure d’adoption pour déterminer ses conditions de conception, laquelle serait source d’une immixtion du juge dans l’intimité des familles et d’un risque de grave atteinte au respect de la vie privée[99].

Si la Commission des lois du Sénat ne se prononce pas en faveur d’une ouverture aux couples de femmes de l’assistance médicale à la procréation[100], elle préconise de conforter la solution dégagée par la Cour de cassation dans ses deux avis du 22 septembre 2014, solution qu’elle qualifie d’« équilibrée[101] ». Cette troisième proposition consiste en une consécration implicite, voire explicite par le législateur, de la position de la Cour de cassation. Il s’agit de reconnaître la possibilité pour la conjointe de la mère d’adopter l’enfant de celle-ci, « quel que soit le mode de conception de cet enfant », sans pour autant modifier les conditions françaises d’accès à l’assistance médicale à la procréation[102]. Cela peut se traduire par une modification de la loi en vue de préciser que, « au sein des règles applicables à l’adoption de l’enfant du conjoint », le mode de conception de l’enfant est indifférent[103]. Pour autant, cette intervention du législateur se révèle, de l’avis de la Commission des lois du Sénat, inutile étant donné qu’actuellement le prononcé de l’adoption ne donne lieu à aucun contrôle du mode de conception de l’enfant, sauf dans les situations d’inceste et de gestation pour autrui[104]. Les rapporteurs reconnaissent en outre qu’une intervention du législateur afin d’inscrire dans la loi que l’adoption doit être prononcée quel que soit le mode de conception de l’enfant, tout en refusant de s’engager en faveur d’une ouverture de l’assistance médicale à la procréation, risque de provoquer une certaine incompréhension au sein de l’opinion publique, combinée au risque d’affaiblir l’interdiction des conventions de maternité de substitution[105]. Ainsi, les rapporteurs estiment que la possibilité pour l’épouse de la mère d’adopter l’enfant de celle-ci, quel que soit son mode de conception, n’impose pas une modification du cadre légal de l’assistance médicale à la procréation. Selon la Commission des lois du Sénat, cette voie permet de préserver la structure des règles françaises d’établissement de la filiation et de tenir compte, « de manière pragmatique », des situations de fait et de l’intérêt supérieur de l’enfant, lequel commande que soit établi un lien de filiation à l’égard de l’épouse de sa mère qui l’élève[106]. Cette solution présente, selon les rapporteurs, le mérite de s’articuler sans difficultés avec les règles du droit français : la mère de l’enfant est, conformément à ces règles, celle qui accouche, et l’adoption de l’enfant du conjoint a été rendue possible au sein d’un couple de même sexe par la loi du 17 mai 2013. La Commission des lois du Sénat reconnaît toutefois que, de cette approche, résulte une extension du rôle de l’institution de l’adoption qui vise, de manière traditionnelle, à donner une famille à un enfant qui n’en a pas ou qui en est partiellement privé[107].

Un certain nombre d’auteurs retiennent également que la licéité du mode de conception d’un enfant est indifférente à l’établissement de sa filiation[108]. Toutefois, même si l’institution de l’adoption repose déjà sur un mensonge, inscrire dans la loi une indifférence du mode de conception pour le prononcé de l’adoption reviendrait à réduire à néant l’interdit de la maternité pour autrui, ou du moins à le cantonner dans les limites du territoire français, tout en faisant preuve de tolérance à l’égard du même processus à condition qu’il soit délocalisé, et à dénuer de toute effectivité les dispositions françaises concernant la procréation médicalement assistée. La sauvegarde de la politique législative française en matière de procréation impose donc de ne pas inscrire dans la loi l’indifférence du mode de conception des enfants quant à l’établissement de leur filiation. Toutefois, les difficultés précédemment relevées au sujet de l’admission d’un contrôle par l’État des conditions de conception des enfants font qu’il apparaît juridiquement compliqué de faire de la conformité aux modalités de conception des enfants l’une des conditions légales du prononcé de l’adoption, d’autant que la conformité d’une telle disposition avec les conventions internationales, par exemple la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou la Convention relative aux droits de l’enfant, fait douter[109]. Dès lors, et afin que ne soit pas totalement sacrifié le cadre législatif français en matière de procréation, il convient de pondérer cette impossible modification législative. Ainsi, ne pourrait être autorisé que l’établissement de la filiation avec le père d’intention biologique de même qu’avec la femme qui accouche de l’enfant conçu en ayant recours à une assistance médicale à la procréation, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui impose l’établissement d’un lien de filiation entre un enfant et son père d’intention biologique dans ses arrêts Mennesson et Labassée relatifs à la maternité pour autrui, ainsi qu’aux règles françaises d’établissement de la filiation[110]. Une telle rupture entre la question préalable et la question principale de l’établissement du lien de filiation affecte nécessairement la portée des règles françaises, mais elle est imposée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en cas de lien biologique. Seul le refus de l’adoption par le second parent d’intention autre que le père d’intention biologique et par la conjointe de la mère qui accouche de l’enfant serait donc à même de ne pas transformer les règles françaises en règles vides de sens[111]. Le refus de prononcer l’adoption est une nécessité si l’on souhaite empêcher les adoptions instrumentalisées[112]. Cette solution équilibrée serait le moindre moyen pour empêcher l’avènement d’une filiation et d’une adoption considérées indépendamment de la procréation de même que d’une politique du for dont la pertinence s’arrêterait aux frontières françaises.

Conclusion

Les institutions du droit de la famille sont devenues l’objet de véritables manipulations de la part des acteurs familiaux, lesquels les appréhendent comme de simples instruments techniques « sans consistance sociale ni résonance morale[113] ». Le droit familial, initialement « [t]erre d’ordre public et d’institutions légalement finalisées », hostile aux « montages » est désormais victime d’une instrumentalisation générale, celle-ci amenant à considérer que la famille n’est qu’une structure au service de l’individu[114]. Les parents qui délocalisent leur procréation entendent bénéficier des avantages des deux systèmes juridiques dont ils se réclament, le système étranger et sa pratique à laquelle il leur est impossible de recourir sur le sol français et le système français, auquel ils demandent de régulariser le statut obtenu à l’étranger. La question à se poser est alors la suivante : l’intérêt de l’enfant d’être adopté est-il plus ou moins important que l’intérêt qui s’attache à la préservation des politiques législatives françaises relatives à la procréation, y compris la sanction de la maternité de substitution ? La fin de l’indivisibilité entre l’adoption et la convention qui l’a précédée, la dissociation entre la question principale de l’établissement de la filiation et la question préalable de la licéité du mode de conception est une réponse à cette interrogation. Au fond, à la question de savoir s’il vaut mieux assurer un strict respect de la règle prohibitive, quitte à sacrifier la protection de l’enfant, ou au contraire sauvegarder les droits de celui-ci au prix d’un affaiblissement de l’impérativité de cette règle, la réponse est aujourd’hui davantage dictée par les instruments supranationaux, lesquels font assurément prévaloir l’intérêt de l’enfant, que par l’évolution de la politique du for. Par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt S.H. c. Autriche, faute de pouvoir tendre à une harmonisation des législations nationales en matière d’assistance médicale à la procréation, fait preuve d’une grande tolérance à l’égard du tourisme procréatif et, plutôt que de condamner l’Autriche, encourage les requérants à s’adresser à un État tiers qui rend accessible les dons de gamètes[115]. Ainsi, les instances supranationales, de même que l’essor des droits fondamentaux, interviennent au soutien du modèle procréatif étranger acquis en contournement de la loi française, au détriment de cette dernière, et ne sont donc pas indifférents à la relativisation (à la neutralisation ?) de la sauvegarde des politiques législatives françaises en matière de procréation. Le critère de l’intérêt de l’enfant, devenu critère « passe-partout[116] », conduit corrélativement à fermer les yeux sur le détournement de l’institution de l’adoption.

Or, les stratégies des sujets de droit, l’optimisation juridique dont est victime le droit de la famille, secteur où l’indisponibilité paraissait pourtant limiter les volontés individuelles, ne doivent pas pour autant conduire à ce que les réformes du droit de la famille soient dictées par la crainte, avérée, d’une instrumentalisation, d’un détournement de ses institutions, mais doivent plutôt faire l’objet d’un véritable débat parlementaire. Le tourisme procréatif témoigne qu’il est judicieux que les constructions juridiques du droit de la famille ne soient pas vidées de leur sens, utilisables et modulables à la convenance des acteurs familiaux. Or, faute d’un contrôle des mobiles, les institutions familiales sont « mises au service des buts les plus suspects » et « les techniques triompheront des fins[117] ».