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Je reconnais que le territoire où nous sommes réunis est le territoire traditionnel du peuple huron-wendat.

J’aimerais d’abord remercier la Faculté de droit de l’Université Laval pour son accueil chaleureux et pour l’honneur qu’elle me fait en me donnant la parole aujourd’hui. Je considère particulièrement approprié que la rentrée universitaire et la rentrée judiciaire s’amorcent par une conférence destinée à ouvrir les coeurs et les esprits. Je suis ravie de participer à un événement soulignant l’incroyable héritage de Mme la juge L’Heureux-Dubé. Toute sa carrière, elle « a éprouvé énormément de satisfaction à appuyer des groupes qui n’avaient “pas été traités équitablement dans le passé”[1] ». Qu’il s’agisse des survivantes d’agressions sexuelles dans l’arrêt R. c. Seaboyer[2], des femmes divorcées dans l’arrêt Moge c. Moge[3], des couples de même sexe dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop[4] ou des revendicateurs de droits ancestraux dans l’arrêt R. c. Van der Peet[5], elle n’a jamais eu peur de défendre ses convictions. Même si elle ne faisait pas toujours partie de la majorité — certes un euphémisme —, elle s’exprimait d’une voix limpide et singulière, qui continue de résonner aujourd’hui. Pour elle, une opinion dissidente s’adresse souvent aux juristes de l’avenir[6]. Eh bien, ces juristes sont assis dans cette salle.

Outre qu’elle est une formidable force jurisprudentielle, la juge L’Heureux-Dubé est aussi une amie chère. Quand j’ai fait sa connaissance, à mes débuts comme professeure de droit, nous avons échangé sur le droit et la vie en général. Elle a alors généreusement accepté de partager sa sagesse avec moi, tout en me faisant gracieusement sentir que c’était réciproque. Si les États-Unis peuvent se targuer d’avoir leur célèbre RBG (Ruth Bader Ginsburg), le Canada possède sa tout aussi célèbre LHD ou, comme on l’appelle affectueusement ici, chez elle : Claire.

Il n’y a pas de mots assez forts pour exprimer ce que représente pour moi le fait de me trouver dans votre faculté aujourd’hui, afin d’y prononcer ma première conférence au Québec à titre de juge de la Cour suprême du Canada. Même si je suis née à Montréal, et si j’ai grandi et étudié au Québec, je sollicite tout de suite votre indulgence au cas où ma capacité de m’exprimer en français ne se révélerait pas à la hauteur de mon amour pour cette langue et de mon désir de la maîtriser. Cela dit, je me sens véritablement chez moi ici.

Je me souviens très bien de ma première journée à la Faculté de droit de l’Université McGill, alors que j’étais assise dans une salle comme celle-ci. Je me demandais si j’étais assez intelligente, et je craignais de ne pas réussir. Il n’y avait pas d’avocat dans ma famille. De fait, mon père a été le tout premier — tant dans sa famille que dans celle de ma mère — à étudier à l’université. Mais j’étais bien déterminée à faire de mon mieux et j’ai travaillé très fort. Fait intéressant, cette appréhension qui m’habitait lors de mon premier jour à la faculté de droit, je l’ai par la suite ressentie chaque fois que j’entreprenais quelque chose de nouveau. Ce fut également le cas en janvier dernier, quelque 40 ans plus tard, quand j’ai pris place dans mon nouveau fauteuil.

À McGill, j’ai étudié le droit civil, et je suis immédiatement tombée en amour avec sa structure, sa cohérence et son attachement aux principes. Pendant toutes mes années au sein de la tradition de common law, je n’ai jamais cessé d’être étonnée par le nombre d’occasions où ma formation en droit civil m’a permis d’affiner mon raisonnement et d’approfondir mon analyse. Je crois être demeurée fondamentalement une civiliste. Vu mes fonctions actuelles, mon rêve d’obtenir un doctorat en droit civil devra attendre jusqu’à mon départ à la retraite.

1 La réconciliation

Ces dernières années, les orateurs invités à cette conférence ont traité d’importants sujets d’actualité. L’an dernier, la juge Abella a parlé du « noeud gordien » (Gordian knot) de l’égalité. Avant elle, la juge en chef McLachlin et la juge Deschamps avaient toutes deux parlé d’accès à la justice.

Cette année, je souhaite poursuivre votre belle tradition et aborder un défi majeur de notre époque. Je vais vous entretenir des pensionnats indiens et de la nécessité de la réconciliation entre les peuples autochtones et non autochtones du Canada. Comme l’a fait la juge L’Heureux-Dubé dans ses jugements, cet examen demande que l’on comprenne bien le passé si l’on veut pouvoir aspirer à un avenir meilleur. C’est un grand projet.

Mon point de départ est le rapport fort éclairant publié en 2015 par la Commission de vérité et réconciliation (CVR) du Canada. Constituée en 2009, la CVR a examiné de manière approfondie la question des pensionnats indiens. Tant par son nom que par sa démarche, la CVR montre bien comment aborder cet aspect problématique de notre histoire collective. Elle nous indique qu’il faut d’abord chercher la vérité, puis oeuvrer à la réconciliation.

Il s’agit d’une démarche familière aux gens formés en droit. Ils savent qu’il est important d’établir les faits afin de saisir pleinement la nature et l’étendue d’un problème. Il s’agit en effet d’une condition essentielle pour être capable de déterminer les réparations et mesures qui s’imposent.

Connaître la vérité est également important, car il fut un temps, pas si lointain, où peu de Canadiens non autochtones avaient entendu parler des pensionnats indiens, et encore moins de ce qui s’était déroulé à l’intérieur des murs de ces établissements.

Je dois malheureusement avouer que, pendant bien des années, je faisais partie de ces Canadiens non autochtones qui en savaient généralement très peu sur l’histoire de la Loi sur les Indiens[7] ou sur celle des pensionnats indiens. Et c’était le cas même si j’avais étudié et enseigné le droit. Bon nombre d’entre nous ont été formés, bien avant que des noms comme Delgamuukw, Tsilhqot’in, Gladue et Côté entrent dans le vocabulaire juridique. D’ailleurs, la juge L’Heureux-Dubé a mentionné que les Autochtones étaient appelés des « sauvages[8] » dans les manuels d’histoire qu’elle étudiait dans sa jeunesse.

Quand j’ai appris ce qui s’était réellement passé dans les pensionnats, j’ai d’abord été surprise, bouleversée, et j’ai ressenti de la honte. J’ai réalisé que, si je n’en savais rien, c’était en raison de ma situation privilégiée. J’espère que vos expériences vous ont permis de prendre connaissance de ces réalités. Toutefois, je considérais que ce n’était pas suffisant de me demander pourquoi je n’avais rien su à propos de ces faits, de ces vies, et que j’avais l’obligation de me renseigner sur toute cette histoire et de faire des actions concrètes pour contribuer dans la mesure du possible à corriger la situation.

Voilà pourquoi l’ex-professeure en moi tient beaucoup à ce que vous appreniez, aujourd’hui, ce qui s’est passé, afin de pouvoir faire votre part dans le processus de réconciliation.

Aujourd’hui, le Canada dispose d’une foule d’informations sur ce qui s’est déroulé dans les pensionnats indiens. La Commission royale sur les peuples autochtones a été créée en 1991 et a déposé un rapport cinq ans plus tard.

La CVR a établi un dossier historique des plus complets sur qui s’est passé dans les pensionnats. Ce rapport — qui comporte plusieurs volumes — constitue, tout comme celui de la Commission royale sur les peuples autochtones, une ressource incroyable et fantastique. La CVR a également expliqué comment il nous était possible d’avancer ensemble et, à cette fin, elle a formulé 94 appels à l’action à l’intention des différents paliers de gouvernement, des institutions, des professions et de l’ensemble des Canadiens. Bon nombre de ses importantes recommandations visent le système de justice.

Selon la CVR, le processus de réconciliation consiste « à établir et à maintenir une relation de respect réciproque entre les peuples autochtones et non autochtones dans ce pays[9] ». Ce cadre de réconciliation repose sur la conscience du passé, la reconnaissance des torts causés, l’expiation des causes et l’action pour changer les comportements[10].

Puisque la réconciliation concerne les relations entre les divers intéressés, nous sommes toutes et tous concernés. La CVR affirme que « tous les Canadiens ont un rôle crucial à jouer pour faire avancer la réconciliation[11] », que « [n]ous sommes tous visés par les traités et [que nous] avons donc tous la responsabilité d’agir[12] ».

La juge L’Heureux-Dubé a dit qu’il « ne saurait vraiment y avoir de justice en l’absence d’égalité[13] ». Et la Commission royale sur les peuples autochtones a déclaré que, « sans justice, il ne peut y avoir ni paix ni harmonie[14] ».

La réconciliation est donc, a priori, une question de justice, mais plus profondément elle est une question d’égalité. La salle où nous nous trouvons est remplie d’étudiants et de professeurs de droit, d’avocats et de juges. Précisément les personnes chargées de veiller à ce que le système de justice soit égal et équitable pour tous. La réconciliation représente donc un défi commun qui nous interpelle tous, tant sur le plan personnel que sur le plan professionnel.

Maintenant, j’aimerais premièrement vous parler des séquelles du système des pensionnats indiens et des torts, bien documentés, qu’a causés le fait d’arracher de force des enfants autochtones à leur famille et à leur communauté. Deuxièmement, je décrirai brièvement les différentes mesures juridiques qui ont été prises à l’égard de ces torts et qui ont finalement abouti à un règlement global basé sur les principes de justice réparatrice que respectent les traditions autochtones et le droit international. Troisièmement, je conclurai par quelques recommandations sur ce que la réconciliation exige de chacun d’entre nous.

2 L’historique et les séquelles du système de pensionnats indiens

2.1 Les origines

La politique sur les pensionnats indiens date d’avant la Confédération. Il a existé différents types de pensionnats au fil du temps. Les premiers pensionnats indiens ont été établis par des missionnaires catholiques français dès le xviie siècle[15]. Au départ, il ne s’agissait pas tant d’un système de pensionnats que d’une série d’établissements distincts, dirigés par l’Église et subventionnés par le gouvernement fédéral.

Cette situation a changé au xixe siècle. Le gouvernement fédéral a décidé d’ouvrir trois écoles soi-disant « industrielles » en Saskatchewan et en Alberta. Lorsque les colons se sont déplacés vers l’ouest, vers des terres où habitaient déjà des Premières Nations, le nombre de pensionnats indiens a rapidement augmenté[16].

En 1931, le gouvernement fédéral finançait 80 pensionnats[17]. Au total, 139 établissements étaient officiellement reconnus[18]. La vaste majorité d’entre eux se trouvaient dans l’Ouest et dans le Nord ; l’Ontario en comptait 18 ; et les Maritimes, un seul[19]. Au début des années 60, le gouvernement a commencé à mettre fin progressivement au système des pensionnats. Ce système avait en grande partie cessé d’exister durant les années 80, mais le dernier pensionnat est resté ouvert jusqu’en 1996[20]. Selon les estimations, quelque 150 000 enfants ont fréquenté ces pensionnats[21].

Au Québec, on comptait 12 pensionnats, situés en régions rurales et éloignées. Au Nunavik, il y en avait 7 pour les enfants inuits. Bon nombre des établissements situés au Québec étaient qualifiés de « résidences ». Jusqu’aux années 60, ces résidences hébergeaient de 8 à 24 élèves, qui cohabitaient parfois avec des adultes inuits et fréquentaient les externats avoisinants[22]. D’autres enfants inuits du Nord-du-Québec voyageaient pendant plus d’une semaine, en train et en avion, pour aller à l’école à Yellowknife. Bien souvent, ni les parents ni les enfants ne savaient où ceux-ci allaient[23]. Hormis les pensionnats de Fort George, ceux du Québec ont ouvert leurs portes relativement tard dans le cadre de ce système. Cela s’explique en partie par le fait que, avant les années 40, il y avait très peu de peuplement ou de développement par des non-Autochtones dans le Moyen-Nord. Cette situation a changé au cours des années 50 et 60, le nombre de pensionnats a augmenté[24]. La plupart de ces pensionnats sont restés ouverts pendant moins de 20 ans. Sauf le pensionnat de Pointe Bleue (qui, à un certain moment, a été transféré aux Autochtones) qui est resté ouvert jusqu’en 1991.

2.2 Les objectifs du système de pensionnats

Compte tenu de l’ampleur du système de pensionnats, il est impossible de recenser toutes les expériences différentes qu’ont pu vivre autant de gens, dans autant d’écoles durant toutes ces années. Cependant, des sources bien documentées indiquent que, dès le départ, les pensionnats visaient expressément à assimiler les Indiens et à rompre le lien entre les enfants et leurs parents, leurs familles, leurs communautés, leur langue, leur culture, leurs modes de vie et d’apprentissage, leur spiritualité et leurs traditions[25].

2.3 Les conditions dans les pensionnats

Les écoles étaient des pensionnats, et les enfants y vivaient généralement à temps plein et parfois même à longueur d’année[26]. Les parents n’avaient d’autre choix que de laisser partir leurs enfants. La fréquentation des pensionnats était obligatoire[27], et les agents de la Gendarmerie royale du Canada faisaient respecter cette obligation[28], parfois munis d’injonctions prononcées par les tribunaux[29]. On menaçait d’arrêter les parents qui n’amenaient pas leurs enfants à l’école[30]. Les enfants qui fuyaient étaient souvent ramenés à l’école par les policiers[31], tandis que quiconque hébergeait les fuyards était menacé de poursuite[32]. Des enfants sont morts en tentant de retourner à la maison[33].

Dès l’arrivée des enfants, on leur coupait leurs longs cheveux, une première étape vers l’éradication de leur culture — « Maintenant, tu n’es plus un Indien », aurait dit un membre du personnel[34]. Il était également interdit aux enfants de parler leur langue maternelle. Les enfants d’une même famille étaient souvent séparés. On s’adressait à eux par le numéro qui leur était assigné plutôt que par leur nom[35].

Si les pensionnats étaient censés être des lieux d’apprentissage, très peu a été accompli sur ce plan, comme le rapporte la CVR. Dans la plupart des pensionnats, les élèves allaient à l’école une « demi-journée ». Les matinées étaient consacrées au programme scolaire et religieux et les après-midis à des activités « pratiques » — agriculture, boulangerie, lessive — qui servaient à payer l’entretien du personnel et les activités des pensionnats[36]. Même les élèves qui avaient acquis des compétences utiles pour trouver un emploi se heurtaient souvent à de la discrimination raciale une fois sur le marché du travail[37].

Aussi, la CVR a constaté que les élèves étaient mal nourris[38]. Ils subissaient des expériences médicales contre leur gré[39]. Ils étaient forcés de travailler[40] et recevaient de piètres soins de santé[41]. La tuberculose était répandue, notamment en raison du surpeuplement dans les établissements. Le gouvernement « n’a pris pour ainsi dire aucune mesure sérieuse pour s’attaquer à cette épidémie dévastatrice[42] ». Selon un rapport produit en 1967 en Saskatchewan, ces établissements jouaient davantage un rôle de gardien qu’un rôle d’éducateur[43]. On était excessivement stricts et on imposait une approche collective à l’égard de tous les enfants.

En définitive, la CVR a documenté 3 201 décès d’élèves dans les pensionnats[44].

2.4 Les conséquences du système de pensionnats

La CVR a documenté un grand nombre des conséquences du système de pensionnats sur ceux qui les ont fréquentés. Les enfants ont été privés du soutien et de l’amour de leurs parents et de leur famille élargie. L’institution a remplacé l’être humain. Les liens qui unissaient des personnes ont ainsi été rompus, avec pour résultat que des gens ont souffert profondément.

La majorité des élèves ne sont jamais allés plus loin que le primaire[45], en partie parce que leurs années de formation ont été rendues « traumatiques par le mal du pays, la faim, la peur, la violence et le sentiment d’impuissance[46] ». Cette situation les a désavantagés sur le plan financier et les a bien souvent condamnés à une vie de pauvreté[47]. Les enfants ayant grandi dans ce milieu déshumanisant ont, dans bien des cas, éprouvé de la difficulté à devenir des parents aimants pour leurs propres enfants[48]. De nombreux enfants ont été battus parce qu’ils parlaient leur langue maternelle à l’école[49], et ces expériences stigmatisantes ont amené certains survivants à refuser d’enseigner leur langue et leur culture à leurs enfants[50]. Bon nombre d’anciens élèves ont témoigné que le fait de grandir dans les pensionnats leur a causé des séquelles physiques, psychologiques et émotionnelles permanentes[51]. Les élèves qui ont été victimes pendant leur jeunesse sont devenus plus tard victimes de leur conjoint ou d’un autre parent[52], ou sont eux-mêmes devenus des abuseurs[53]. Nombreux sont ceux qui se sont tournés vers l’alcool et la drogue « afin de surmonter ces épreuves et de tenter de les oublier[54] ».

Et même s’il est vrai que les torts causés avaient un caractère personnel et profond, ils ont eu aussi des conséquences collectives et intergénérationnelles. La CVR a reconnu à quel point les pensionnats ont eu des répercussions non seulement sur les enfants eux-mêmes, mais également sur leur conjoint, leurs enfants et petits-enfants, ainsi que sur leur famille élargie et leur communauté[55]. Le triste héritage de toute cette histoire est que des langues ont été bannies, des pratiques spirituelles ont été interdites et, fait plus important encore, on a empêché des familles de transmettre leurs valeurs et leur identité culturelles ainsi que leurs lois aux générations suivantes.

Selon la CVR, bien des difficultés auxquelles se heurtent les peuples autochtones aujourd’hui sont aussi attribuables aux pensionnats, par exemple, leur surreprésentation dans le système de protection de l’enfance[56], leurs difficultés sur le plan scolaire et économique[57], le fait que bon nombre de langues autochtones sont en danger de disparition[58], le pauvre bilan de santé de plusieurs communautés autochtones[59], ainsi que la surreprésentation des Autochtones dans les prisons[60].

Tous ces éléments, considérés globalement, ont été qualifiés par l’ancienne juge en chef Beverley McLachlin de rien de moins qu’une tentative de « génocide culturel[61] ».

2.5 Les sévices

Suivant le rapport de la CVR, de nombreux enfants ont subi des sévices physiques et sexuels.

En 1996, la Commission royale sur les peuples autochtones a précisé que le contexte donnait lieu à des situations où « la privation frôlait la sous-alimentation, et où l’administration d’un châtiment ou d’une semonce devenait agression physique et humiliation publique[62] ».

Bien que certains documents officiels aient fait état de « questions d’immoralité » ou de « désobéissance au septième commandement[63] », la CVR a conclu que les sévices sexuels étaient « généralisés[64] » dans les pensionnats. Cette conclusion reposait sur les témoignages recueillis, et plus de 30 000 réclamations ont été validées[65]. Cependant, peu de personnes ont été poursuivies au criminel[66], et on a relevé moins de 50 déclarations de culpabilité découlant des pensionnats[67].

3 La Convention de règlement relative aux pensionnats indiens et la Commission de vérité et réconciliation

3.1 Des survivants qui commencent à réclamer réparation

Le silence qui enveloppait la question des pensionnats indiens s’est graduellement rompu durant les années 90. Les survivants ont alors commencé à s’organiser.

En 2005, plus de 12 000 poursuites ont été intentées contre le gouvernement fédéral[68] et plus d’une douzaine d’actions collectives étaient pendantes[69]. Le gouvernement fédéral a mis en cause les Églises dans ces poursuites[70]. Le système judiciaire risque ainsi d’être engorgé, et il pourrait s’écouler encore 53 ans avant que des décisions soient rendues[71]. De plus, les litiges et les règlements tendaient à mettre l’accent sur les situations de sévices sexuels et physiques. En 2003, le gouvernement fédéral a mis en place un processus substitutif de règlement des différends offrant aux intéressés la faculté de régler à l’amiable certaines actions pour sévices. Toutefois, cette approche a été critiquée à de nombreux égards[72].

Il est devenu évident que la réponse qui s’imposait devait être à la hauteur des torts subis. Les survivants des pensionnats ont dit souhaiter « la reconnaissance de la destruction de leur vie familiale, de leurs langues, de leur culture et de leur dignité, ainsi que la reconnaissance des personnes qui sont mortes et des ravages intergénérationnels[73] » causés par le système des pensionnats.

Les recours judiciaires traditionnels, y compris les actions collectives, ne permettaient qu’une forme restreinte de réparation. Et quand le droit national n’offre pas une réponse adéquate, les parties lésées se tournent souvent vers le droit comparé ou le droit international. La juge L’Heureux-Dubé comprenait très bien les avantages du droit international. Elle a d’ailleurs fréquemment importé ces valeurs dans le droit national canadien[74]. Dans le cas des pensionnats indiens, il y avait beaucoup à apprendre des Principes fondamentaux de l’Organisation des Nations unies (ONU) concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme. Ces principes préconisent une approche comportant de multiples volets basée sur les principes de justice restauratrice, dont l’indemnisation, le besoin de réhabilitation des victimes afin de réparer les préjudices permanents causés, la restitution afin de rétablir la situation de la victime, un sentiment de satisfaction, pour faire éclater la vérité et punir les agresseurs, et l’assurance que de telles violations ne se reproduiront plus[75].

Donc, pour remédier aux conséquences complexes — de nature individuelle, collective et intergénérationnelle —, il fallait non seulement faire preuve de bonne foi et de créativité, mais également se donner un système de réparations comportant de multiples volets.

3.2 La Convention de règlement relative aux pensionnats indiens

En mai 2005, le gouvernement fédéral a chargé l’ancien juge de la Cour suprême Frank Iacobucci de diriger des pourparlers en vue d’arriver à une solution complète. Mettant à profit ses vastes compétences, le juge Iacobucci a réuni plus de 70 parties pour trouver un règlement global. Ce règlement a éventuellement pris le nom de Convention de règlement relative aux pensionnats indiens.

Cette convention comportait de nombreux éléments. Elle prévoyait deux types de systèmes d’indemnisation. D’une part, il y avait le Paiement d’expérience commune. Suivant cette forme d’indemnisation, une somme était versée à tous les anciens élèves des pensionnats, en tant que réparation individuelle pour la perte subie au titre de la famille, de la culture, de l’éducation et de la langue. L’aspect novateur du Paiement d’expérience commune était que les élèves avaient droit à cette indemnité du seul fait qu’ils avaient vécu dans ces pensionnats. Ils n’avaient pas à prouver de préjudice ; on présumait que le fait d’avoir été forcés de fréquenter les pensionnats avait entraîné les divers torts décrits précédemment.

D’autre part, il y avait le Processus d’évaluation indépendant pour les personnes qui choisissaient de venir dénoncer les sévices sexuels ou physiques qu’elles avaient vécus. Ce processus a permis aux survivants de témoigner individuellement, dans un environnement confidentiel et sécuritaire, et d’expliquer les préjudices qu’ils avaient personnellement subis.

À ce jour, plus de 1,6 milliard de dollars à titre de Paiement d’expérience commune ont été versés à plus de 79 000 survivants[76]. Et le Processus d’évaluation indépendant a permis à plus de 33 000 personnes ayant fait une réclamation pour sévices de se partager quelque 3,1 milliards de dollars[77].

Cependant, une juste indemnité ne représentait qu’un aspect de ce que réclamaient les survivants. Ils souhaitaient également obtenir guérison, validation de leurs griefs, reconnaissance de la responsabilité, résolution, réconciliation et rétablissement des relations[78]. La Convention de règlement a été l’occasion de mettre en application les principes juridiques autochtones : une justice réparatrice et la justice restauratrice. Ce qui s’est traduit par des réparations collectives novatrices pour les survivants des pensionnats, leur famille et leur communauté.

Parmi ces éléments nouveaux, mentionnons le versement de 125 millions de dollars à la Fondation autochtone de guérison pour des programmes communautaires de nature holistique. En outre, les personnes qui participaient au processus de règlement ont eu accès à un programme complet de soutien en matière de santé. Un fonds de commémoration a également été établi pour appuyer des projets qui rendent honneur ou hommage aux anciens élèves, comme des rencontres, des conférences, des banquets, des publications et des monuments commémoratifs permanents. Un bel exemple est le vitrail qui est installé à l’extérieur de la Chambre des communes à Ottawa, dans l’édifice du Centre, et qui a été conçu par Christi Belcourt, artiste métisse de renom[79].

La Convention de règlement prévoyait également la création d’une commission de vérité et réconciliation. Le Canada n’est pas le premier pays à faire face à son passé par l’entremise d’une telle commission. L’organisme appelé United States Institute of Peace a recensé 33 commissions de vérité dans le monde[80]. Toutefois, comme je l’ai expliqué plus haut, la CVR a joué un rôle crucial dans l’histoire du Canada en documentant les événements passés et en proposant des voies de réconciliation.

La Convention de règlement a puisé dans le droit international et dans des sources de droit autochtone pour façonner une approche globale qui a permis d’aller bien au-delà de ce que le système judiciaire traditionnel pouvait faire.

3.3 La présentation d’excuses

Une réparation complète exigeait également la présentation d’excuses, même s’il ne s’agissait pas d’un aspect explicitement prévu par la Convention de règlement elle-même. Même si les Églises et le ministre des Affaires indiennes ont présenté leurs excuses, les survivants souhaitaient obtenir des excuses complètes[81] de la part du premier ministre, au nom du gouvernement et de l’ensemble des Canadiens.

Il est intéressant de signaler que divers experts[82] se sont prononcés sur les éléments que devraient comporter des excuses sincères. En effet, toute expression de remords ne saurait être qualifiée d’excuses. Un exemple de cela est le cas où quelqu’un se contente de dire « je suis désolé que tu le prennes comme ça ».

La professeure de droit Aviva Orenstein affirme que des excuses véritables possèdent huit caractéristiques, et que la personne ou entité qui les offre doit :

(1) reconnaître la légitimité des griefs et exprimer le respect qu’elle accorde à la règle ou à la norme morale qui a été transgressée ; (2) indiquer précisément la nature de la transgression ; (3) démontrer qu’elle comprend bien le tort causé ; (4) admettre sa faute et sa responsabilité à l’égard de la transgression ; (5) exprimer des regrets et des remords sincères pour le préjudice infligé ; (6) démontrer qu’elle se soucie du maintien de bonnes relations dans le futur ; (7) donner des assurances suffisantes que le geste ne se reproduira pas ; et, si possible, (8) indemniser la partie lésée[83].

Quiconque a déjà été contraint de s’excuser auprès d’une autre personne comprend aussi que, pour être sincères, des excuses doivent être offertes librement. Comme le souligne le professeur Mark Walters, « aucun tribunal ne peut ordonner à deux personnes de se réconcilier[84] ». Dans le contexte des pensionnats, un juge de la Colombie-Britannique a refusé d’ordonner la présentation d’excuses non seulement parce que la cour n’avait pas le pouvoir de le faire, mais également parce que « la contrainte à l’origine de leur présentation leur enlèverait toute efficacité[85] ».

En juin 2008, soit 125 ans après l’ouverture des trois premières écoles industrielles en Saskatchewan et en Alberta, le premier ministre Stephen Harper a présenté des excuses. Il était accompagné sur le parquet de la Chambre des communes par les chefs de tous les partis d’opposition et par cinq représentants autochtones. Ces excuses étaient beaucoup plus complètes et précises que les déclarations gouvernementales précédentes, et elles possédaient toutes les caractéristiques de véritables excuses.

Le premier ministre a parlé d’un cheminement commun à poursuivre et du fait que la Convention de règlement « nous permet de prendre un nouveau départ et d’aller de l’avant en partenariat[86] ».

Ces excuses ont été acceptées par le chef national Phil Fontaine, ce qui a eu pour effet de créer, pour toutes les parties, des obligations en vue de l’établissement de meilleures relations.

3.4 La réconciliation : une nécessité

Dix années se sont écoulées depuis la présentation des excuses, et nous devons nous demander ce que signifie, pour nous, ce cheminement commun vers la réconciliation.

3.5 Favoriser la réconciliation : que pouvons-nous faire ?

La réconciliation n’est pas qu’une simple aspiration sociétale. La Cour suprême a reconnu l’importance de la réconciliation dans de nombreux arrêts portant sur les droits des peuples autochtones. Par exemple, dans l’arrêt Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), la Cour suprême a tiré à l’unanimité la conclusion suivante : « L’objectif fondamental du droit moderne relatif aux droits ancestraux et issus de traités est la réconciliation entre les peuples autochtones et non autochtones et la conciliation de leurs revendications, intérêts et ambitions respectifs[87]. »

La CVR a vigoureusement soutenu qu’un engagement envers la vérité et la réconciliation demande une transformation majeure du système de justice canadien pour qu’il gagne la confiance des peuples autochtones et profite à tous[88]. À cette fin, il est essentiel de récupérer, de rétablir et de revitaliser le droit autochtone. Les peuples autochtones possédaient — et possèdent toujours — leurs propres lois et traditions juridiques[89]. Cependant, la CVR a reconnu ceci : « L’une des séquelles les plus graves des pensionnats est que tant de survivants, leurs familles et des collectivités entières ont perdu leur lien avec leurs propres cultures, langue et lois. On leur a retiré le droit d’apprendre, de comprendre et de mettre en pratique les lois héritées de leurs ancêtres, qui fait partie de leur patrimoine et de leurs droits innés[90]. »

Toute étude transsystémique de différents régimes juridiques permet de comprendre que chaque régime possède ses propres sources et méthodes. Par exemple, la common law constitue tout autant un régime juridique que le droit civil, malgré le fait qu’elle ne soit pas dotée d’un code. Les pratiques des Autochtones, tout comme leurs protocoles, leurs récits, leurs coutumes, leurs activités culturelles et leurs oeuvres d’art, ont toutes leur place au sein des traditions juridiques autochtones.

La professeure de droit Val Napoleon explique que les lois autochtones constituent une ressource fondamentale et nécessaire[91]. Le professeur John Borrows ajoute que la compréhension et l’application des normes autochtones profitent à tous, et que la connaissance des autres systèmes permettrait à chacune des trois traditions juridiques canadiennes de progresser et de se renforcer[92].

La CVR a aussi formulé des recommandations et des appels à l’action, que je vous invite d’ailleurs à lire.

3.6 Les facultés de droit et leurs étudiants

L’histoire révèle à quel point les professeurs d’université et leurs étudiants sont à l’origine de grandes idées. La transformation du système de justice est tributaire de la formation que reçoivent les avocats dans les facultés de droit. La CVR a insisté pour que des facultés obligent tous les étudiants à suivre un cours sur les peuples autochtones, y compris la question des pensionnats, les droits ancestraux et issus de traités, le droit autochtone et les relations entre les Autochtones et la Couronne[93].

Au moment où le CVR a produit son rapport, seulement deux facultés — celles de l’Université Lakehead, à Thunder Bay en Ontario, et de l’Université de la Colombie-Britannique, à Vancouver — avaient créé un tel cours obligatoire[94]. Aujourd’hui, plusieurs facultés ont répondu à l’appel à l’action de la CVR[95], et même le conseil de doyens ainsi que des professeurs de droit des quatre coins du Canada élaborent des ressources et des idées d’activités pédagogiques dans un programme de cours en ligne sur la réconciliation (Reconciliation Syllabus)[96].

La CVR a souligné la nécessité d’offrir aux étudiants en droit et aux avocats une formation axée sur les compétences en matière de compétences interculturelles, le règlement de différends, les droits de la personne et la lutte contre le racisme[97]. À cet égard, le professeur John Borrows a offert à un groupe d’étudiants en droit de McGill un cours intensif sur le terrain, d’une durée de quatre jours, qui se déroulait en plein air sur son territoire natal en Ontario. Les étudiants ont reçu de la formation — théorique et pratique — sur les sources du droit anichinabé tirées des récits traditionnels, de l’environnement, des traités, de déclarations et des coutumes[98].

L’Université de Victoria a été la première au monde à lancer un programme de baccalauréat en droit (Juris Doctor) combinant le droit autochtone et le droit non autochtone. Au terme de leurs études, les étudiants décrocheront deux diplômes, l’un en common law canadienne et l’autre portant sur les ordres juridiques autochtones[99].

3.7 La profession juridique

La CVR a demandé aux ordres professionnels de juristes de veiller à ce que les avocats reçoivent une formation appropriée.

Le Barreau du Québec a déposé un mémoire devant la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics[100].

3.8 Les avocats

Le devoir le plus élémentaire des avocates et des avocats est d’être compétents ; et, pour les appuyer à cet égard, il y a maintenant des ressources les aidant à contribuer à la cause de la réconciliation.

Par exemple, le Guide pour les avocats qui travaillent avec des parties autochtones[101] est un document bilingue préparé conjointement par la Société des plaideurs, l’Association du Barreau autochtone et le Barreau de l’Ontario. Ce guide aide les avocats et les autres intervenants du système de justice à en apprendre davantage sur les cultures autochtones et à comprendre l’interaction entre les ordres juridiques autochtones et le système de justice canadien. Il offre des conseils pratiques aux avocats.

De plus, l’Association du Barreau canadien a formé un groupe de travail chargé d’élaborer huit « éléments livrables », dont l’enseignement de compétences culturelles et l’imposition d’une nouvelle obligation pour les avocats de se renseigner sur les séquelles des pensionnats indiens[102].

3.9 Les juges

Plusieurs provinces canadiennes ont mis sur pied des tribunaux autochtones. L’Ontario[103] et la Colombie-Britannique[104] ont toutes deux des tribunaux spécialisés au sein de leur cour de justice provinciale pour traiter certains dossiers en matière autochtone.

La Nouvelle-Écosse a ouvert, sur le territoire d’une réserve, une cour supérieure de justice qui incorpore les traditions et coutumes autochtones en matière de justice réparatrice[105].

La question de savoir qui est nommé juge est importante. Celle de la formation offerte aux juges est elle aussi essentielle. La formation est un des outils permettant de mieux comprendre la situation des Autochtones. Par exemple, l’Institut national de la magistrature a offert aux juges un colloque sur le droit des Autochtones[106].

Ancien juge en chef de la Colombie-Britannique et Yukon, le juge Lance Finch, a expliqué le rôle de la notion d’honneur de la Couronne dans le droit relatif aux Autochtones et affirmé ce qui suit : « J’estime qu’une conception d’application plus large de la notion d’honneur impose à tous les membres de la profession juridique le devoir d’apprendre ; à tout le moins, de rester ouverts à l’idée d’apprendre. En outre, l’obligation juridique requérant la prise en compte du point de vue des Autochtones fait intervenir le principe de la primauté du droit[107]. »

Conclusion

Le pouvoir du savoir et l’obligation d’apprendre — voilà l’ultime message que je souhaite vous transmettre avant de vous quitter. Ceux et celles d’entre nous qui ont passé beaucoup de temps aux études savent que septembre constitue véritablement le début d’une nouvelle année. Par conséquent, comme résolution du Nouvel An, je vous invite à vous engager à inclure dans votre formation l’apprentissage des connaissances et des habiletés qui vous permettront de participer à ce processus valable, la réconciliation.

J’ai été encouragée par quelque chose que j’ai vu au restaurant Les Fougères, dans la région de Gatineau. À l’entrée de ce très beau restaurant, on a déposé sur une table des exemplaires du sommaire du rapport de la CVR, ainsi que de ses recommandations et de ses appels à l’action. Voilà certes un endroit qui prend à coeur son obligation de nourrir ses clients, et ce, sur tous les plans. Il s’agit d’un bon exemple à suivre. De votre côté, laissez-vous nourrir, à tous égards, dans le cadre de votre formation et de votre profession. Vous êtes bien placés pour changer les choses, non seulement en contribuant à la réalisation du rêve de la juge L’Heureux-Dubé, à savoir une justice empreinte d’égalité, mais aussi en acceptant que le « processus de réconciliation […] doit inspirer tant les Autochtones que les non-Autochtones de partout au pays à transformer la société canadienne afin que nos enfants et nos petits-enfants puissent vivre ensemble dans la paix, la dignité et la prospérité sur ces terres que nous partageons[108] ». Enfin, je vais conclure par les mots suivants qu’a prononcés la Cour suprême dans l’arrêt Delgamuuk c. Colombie-Britannique : « Il faut se rendre à l’évidence, nous sommes tous ici pour y rester[109]. »