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La confiance est un concept clé en droit des contrats[1]. Le problème de confiance se pose notamment en rapport avec la crainte, souvent légitime, de devenir victime d’un comportement opportuniste à l’occasion d’un échange. Au moment de l’exécution du contrat, ce type de comportement peut se manifester sous forme d’inexécution ou de mauvaise exécution des obligations contractuelles. Pour répondre à ladite crainte, les parties ont besoin d’un climat de confiance. Dans certains cas, les relations préexistantes entre les parties favorisent l’émergence d’une confiance mutuelle[2]. Pensons à un contrat de vente d’un objet de peu de valeur, conclu entre deux voisins. Si l’acheteur n’a pas d’argent comptant pour payer immédiatement, le vendeur n’hésitera pas à délivrer l’objet en espérant être payé ultérieurement par son voisin. Dans cette hypothèse, la confiance du vendeur puise sa source dans la relation qui existe entre les deux voisins ; des sources externes de confiance, telles que la loi ou les normes sociales, n’interviennent que pour compléter la confiance endogène. Cette dernière a une corrélation positive avec l’intensité de la relation entre les parties. Ainsi, une relation marquée par une faible intensité produira un lien de confiance fragile. Dans notre exemple, l’existence d’un conflit de voisinage peut affaiblir cette confiance. Le déficit relationnel pourrait même donner lieu à une absence totale de confiance entre les parties. Le vendeur n’acceptera peut-être jamais d’envoyer par la poste le même objet à la demande d’un inconnu qui lui aurait fait une offre par courriel. L’absence totale de confiance peut ainsi freiner sérieusement la conclusion d’un contrat.

La fragilité ou l’absence de la confiance endogène rendent indispensable l’intervention des sources externes de confiance qui peuvent être l’État ou un tiers à qui les deux parties peuvent se fier. L’État, en établissant des règles en matière de droit des contrats et en les appliquant par l’entremise des tribunaux, propose des garanties pour les contractants. Outre les solutions proposées par l’État, les parties peuvent inventer des mécanismes extrajudiciaires (self-help remedies), y compris l’intervention d’un tiers de confiance, pour rétablir un climat de confiance.

L’émergence de la technologie de la chaîne de blocs (blockchain)[3] apporte une lueur d’espoir pour régler le problème de confiance. De manière générale et dans une perspective plus globale que les relations contractuelles, l’absence de confiance mutuelle entre les individus dans une société rend indispensable le recours à des figures de confiance. Le rôle de ces entités consiste souvent à constater la véracité et l’authenticité de certaines informations utilisées dans les interactions entre les individus. La tenue d’un registre par les autorités publiques (ex. : registre foncier) ou par certaines institutions privées (ex. : registres bancaires) pour conserver ces informations est l’une des façons par lesquelles la confiance peut être rétablie au niveau collectif. S’agissant souvent d’un registre centralisé, toute la foi des personnes doit reposer sur l’entité qui détient le registre et le contrôle. Outre les coûts associés à cette position privilégiée, la moindre défaillance de l’entité aura des conséquences désastreuses sur l’ensemble de la société, car elle constitue l’unique source de confiance dans un domaine particulier. À cet égard, la crise financière de 2008 a été un moment charnière. Lors de cette crise, la fragilité potentielle des institutions financières a été mise en évidence[4]. Que faire si ces dernières, qui incarnent la confiance dans les transactions financières, s’effondrent ? Peut-on s’affranchir de la dépendance à ces entités qui constituent l’unique source de la confiance ? C’est ainsi que l’idée de la création d’un registre public crypté et décentralisé pour remplacer le système bancaire a vu le jour[5]. En effet, on a voulu trouver un mécanisme alternatif pour sécuriser les transactions financières en ligne, tout en éliminant le risque de double paiement d’une monnaie numérique. Ce mécanisme alternatif devait présenter des garanties réelles — comparables ou supérieures à celles qui sont offertes par le système bancaire — concernant l’intégrité du registre, et ce, dans l’optique de maintenir la confiance. La solution a été la technologie de la chaîne de blocs. Certes, la toute première application de cette technologie a été de proposer un mécanisme sécurisé de paiement en ligne grâce à l’utilisation de la cryptomonnaie, mais certains y ont vu également une solution au problème de confiance dans les relations contractuelles. Le « contrat intelligent » (smart contract), de par son intégration dans une chaîne de blocs, est présenté par certains[6] comme une solution radicale permettant d’éliminer définitivement le problème de confiance dans les relations contractuelles. Cependant, qu’est-ce qu’un contrat intelligent ?

Dans le présent texte, nous visons à démystifier la nature, la structure et le fonctionnement du contrat intelligent, et ce, dans le but d’analyser son rôle dans le rétablissement du climat de confiance dans le domaine contractuel. Pour ce faire, nous consacrerons la première partie de notre article à l’étude de la réalité technique et juridique du contrat intelligent. Dans la seconde partie, nous verrons comment ce nouveau phénomène, qui fait tant rêver des auteurs et des acteurs du milieu informatique, peut proposer une solution au problème de confiance. Il sera donc question d’interpréter différents rêves en vue de distinguer les rêves réalisables de ceux qui ne le sont pas.

1 La réalité du contrat intelligent : contrat au contenu informatisé et transparent

L’expression « contrat intelligent » tire la sonnette d’alarme aux oreilles des juristes qui s’intéressent au droit des contrats, ceux-ci étant interpellés parce que la tournure contient le mot « contrat ». Ce contrat est-il celui qui est défini au premier alinéa de l’article 1378 du Code civil du Québec[7] ou est-ce purement un homonyme ? Nous pouvons douter de la pertinence de cette question. Selon la définition communément admise du contrat[8] et reprise partiellement par le Code civil, « [l]e contrat est un accord de volonté, par lequel une ou plusieurs personnes s’obligent envers une ou plusieurs autres à exécuter une prestation[9] ». Le contrat se définit alors davantage par sa dimension immatérielle, soit la rencontre des volontés concordantes, que par la forme qui se manifeste. Notre lecture est confirmée par l’article 1385 du Code civil qui pose le principe de consensualisme. Ainsi, la forme de la rencontre des volontés des contractants est sans conséquence sur sa validité. Non seulement l’existence du contrat n’a pas à être matérialisée sous quelque forme que ce soit, mais également le support du contrat n’a a priori aucune incidence sur son existence et sa validité. Or, le contrat intelligent, nous le verrons plus tard, est à la base un support pour contenir les termes du contrat.

Qu’est-ce alors qu’un contrat intelligent ? Pour certains auteurs, celui-ci n’a rien à voir avec le contrat au sens juridique du terme[10]. Il s’agit d’une approche privilégiée plutôt par les acteurs des milieux informatiques, où la plupart des définitions[11] proposées mettent l’accent sur deux éléments caractéristiques du contrat intelligent. D’abord, on insiste sur le fait que c’est un programme informatique, c’est-à-dire qu’il est constitué d’une série de codes et d’instructions en vue de faire exécuter automatiquement une commande par un ordinateur. Ensuite, ce programme informatique doit être intégré dans une chaîne de blocs pour pouvoir être qualifié de contrat intelligent[12]. Bref, selon cette approche, le « contrat intelligent » ne serait qu’un « nom décoratif[13] » pour désigner un programme informatique qui fonctionne grâce aux données inscrites sur une chaîne de blocs.

Il existe cependant une autre approche qui définit le contrat intelligent en tenant compte des liens explicites ou implicites qu’il entretient avec le contrat au sens juridique du terme[14]. Cette approche ne contredit pas la précédente : en réalité, elle ne fait que préciser le premier élément[15]. Ainsi, le programme informatique intégré dans une chaîne de blocs devient un contrat intelligent dès lors qu’il contient les termes d’un accord de nature contractuelle[16]. Au lieu de réaliser une quelconque prestation, le programme informatique est appelé à exécuter automatiquement les prestations découlant d’une obligation contractuelle[17]. Dans cette approche, l’accent est mis sur l’accord juridique et sur le rôle du programme informatique dans l’exécution automatique des termes de cet accord. Le contrat intelligent est donc vu comme « an agreement in digital form that is self-executing and self-enforcing[18] ». La dernière partie de cette définition laisse entendre que l’exécution automatique du contrat intelligent rendra inutile tout recours pour l’exécution forcée du contrat. Il est davantage question dans ce cas de l’utilité du contrat intelligent, point sur lequel nous reviendrons plus loin.

Même si, théoriquement, le concept de contrat intelligent ne peut pas être limité au seul cas où la prestation exécutée est de nature contractuelle, nous retiendrons, aux fins d’une analyse juridique, la définition restrictive du contrat intelligent, soit celle qui crée un lien entre ce dernier et le contrat juridique[19].

Pour mieux connaître la réalité du contrat intelligent, il convient d’expliquer, à tour de rôle, ses deux éléments constitutifs. La section 1.1 portera sur l’informatisation du contrat, alors que la section 1.2 traitera du rôle réservé à la chaîne de blocs dans l’exécution automatique du contrat.

1.1 Le contrat intelligent : un contrat informatisé

Lorsque nous nous penchons sur la structure et le fonctionnement de ce programme informatique, nous constatons que la réalisation d’une prestation contractuelle requiert d’abord et avant tout la compréhension du contenu contractuel par l’ordinateur. Pour arriver à cette fin, il faut d’une manière ou d’une autre informatiser le contenu en question. Autrement dit, le contrat intelligent est essentiellement un « computable contract[20] » ou bien un contrat informatisé[21]. Cette expression, suggérée en anglais par un auteur américain, désigne un programme informatique capable de procéder à une évaluation sommaire[22] des conditions[23] d’exécution d’un contrat[24]. Pour ce faire, les termes du contrat doivent être préalablement exprimés d’une façon facilement lisible et compréhensible pour un ordinateur. La façon privilégiée[25] pour atteindre cet objectif est d’utiliser un « data-oriented contract[26] ou un contrat exprimé en données[27]. Ainsi, contrairement à un contrat ordinaire où les termes sont présentés en langage naturel (français, anglais, etc.), dans un contrat exprimé en données, le contenu est traduit en données informatiques. Cette traduction nécessite le passage du langage naturel vers le langage informatique et, par conséquent, un changement de logique. Caractérisée par sa rigueur et sa rigidité, la logique mathématique devra remplacer alors la logique des langages naturels qui implique la souplesse et l’interprétation. Contrairement au langage naturel où les termes et les concepts peuvent recevoir diverses interprétations, le langage informatique formel ne fonctionne qu’avec des termes précis n’ayant qu’une seule signification prédéfinie[28].

Comment est-il possible de faire comprendre les termes du contrat à un ordinateur ? Il faut se rappeler que l’ordinateur est incapable de comprendre le sens abstrait des mots et des concepts. En fait, l’ordinateur réagit aux instructions prévues dans son programme informatique[29]. Sa réaction consiste à exécuter ou non une tâche. Les instructions sont initialement conçues dans une série d’algorithmes qui seront ultérieurement traduits dans un quelconque langage informatique[30]. À titre d’exemple, pour faire comprendre à l’ordinateur la signification d’une clause qui détermine la date d’échéance d’une obligation, les instructions du programme informatique doivent indiquer précisément les actions devant être accomplies advenant l’arrivée de cette date. Celles-ci peuvent requérir la consultation de l’état d’un compte bancaire à une date précise pour vérifier si la somme versée, advenant le cas, correspond au montant dû.

L’opération qui consiste à traduire les clauses d’un contrat en langage informatique connaît cependant d’importantes limites, toutes les clauses du contrat n’étant pas traduisibles en langage informatique[31]. À remarquer que certaines stipulations contractuelles sont parfaitement traduisibles, car elles sont susceptibles de recevoir une définition précise. Prenons un contrat d’abonnement téléphonique à durée déterminée dont la date de la fin du contrat est fixée par une clause. La définition de la notion de fin de contrat nécessite une série d’instructions que l’ordinateur doit suivre lorsqu’il constate l’arrivée de cette date. Ainsi, il sera défini, par exemple, qu’à la date mentionnée le service doit être interrompu et que le numéro de téléphone attribué peut être réassigné. La traduction de cette clause ne poserait guère de problèmes. De manière générale, lorsque la clause porte sur des informations absolument objectives et que leur appréciation ne nécessite aucun effort d’interprétation, le passage du langage naturel vers le langage informatique se fait aisément.

En revanche, la traduction de certaines autres clauses présente un niveau de complexité supérieur : c’est le cas des clauses portant sur des éléments non objectivement appréciables. Dans l’exemple précédent, une clause peut accorder au fournisseur de service le droit de résilier unilatéralement et sans préavis le contrat advenant une utilisation inappropriée de la ligne téléphonique par le client. L’expression « utilisation inappropriée » est choisie à dessein pour donner une marge de discrétion à une partie au contrat, ce qui lui permettra de constater unilatéralement la survenance d’une condition qui pourrait donner lieu à la résiliation du contrat. Cette expression est pourtant trop vague et imprécise pour être traduite en langage formel. La traduction de la clause visée demandera la détermination précise et exhaustive de l’ensemble des cas pouvant être qualifiés comme une utilisation inappropriée. Or, le fait de les énumérer exhaustivement va à l’encontre de l’objectif de ladite clause, soit donner une marge de discrétion à l’une des parties au contrat[32].

De plus, pour accomplir ses instructions, le contrat informatisé doit faire un lien entre les données qui expriment les termes du contrat et celles qui proviennent du monde extérieur[33]. Dans l’exemple de la clause concernant la date d’échéance d’une obligation, les données externes sont celles du calendrier permettant de connaître la date dans le monde réel ou celles qui sont relatives aux transactions d’un compte bancaire. Dans cet exemple, la mission du contrat informatisé se résume à une vérification de la conformité de l’exécution des obligations contractuelles.

Toutefois, le contrat intelligent est destiné à aller plus loin qu’un simple contrat informatisé. Il doit également procéder à l’exécution de certaines obligations contractuelles. Autrement dit, l’évaluation des conditions d’exécution du contrat ne représente qu’une étape préalable à la réalisation du son objectif principal : l’exécution automatique du contrat. En d’autres termes, l’étape préalable déclenche l’exécution du contrat. L’acquisition de cette nouvelle aptitude est une question technique : en ajoutant quelques lignes d’instruction à l’algorithme initial, on pourra « aviser » l’ordinateur pour qu’il agisse en vue de réaliser certaines prestations contractuelles advenant la réunion de l’ensemble des conditions d’exécution du contrat. Or, le contrat intelligent connaît une limite importante quant à la nature des prestations à réaliser. Une machine dirigée par un programme informatique ne peut pas tout faire à l’heure actuelle. Certaines opérations, telles que le transfert d’une oeuvre dématérialisée, l’envoi d’un code d’accès[34], le rétablissement ou l’interruption d’un service en ligne, peuvent théoriquement être effectuées par un contrat intelligent. Par contre, l’exécution d’autres obligations nécessitera parfois une intervention humaine. Pensons à l’obligation d’un vendeur de livrer un bien corporel ou encore à l’obligation d’un entrepreneur de réparer un objet.

Quels seraient les impacts de l’informatisation du contenu contractuel sur le droit des contrats ? Comment appréhender juridiquement cette informatisation ? La réponse à ces questions dépend essentiellement du rôle que les parties réservent au contrat intelligent. Le contrat intelligent devient un simple instrument destiné à faciliter l’exécution du contrat lorsque celui-ci ne joue aucun rôle au stade de sa formation. C’est alors une hypothèse où l’ensemble des clauses contractuelles sont exprimées en langage naturel. Les parties décident de traduire une ou plusieurs clauses de ce contrat en langage informatique dans le but de concevoir un contrat intelligent. Ainsi, la partie informatisée du contrat n’en devient pas l’instrumentum.

Cependant, dans un cas où une partie ou la totalité[35] des termes du contrat est exclusivement exprimée en langage informatique, le contrat intelligent n’est plus un simple outil d’exécution du contrat. Il devient, en quelque sorte, l’instrumentum du contrat.

Malgré le principe du consensualisme, la forme sous laquelle les deux parties s’expriment afin d’échanger leur consentement peut revêtir une importance majeure pour observer la rencontre des volontés. En effet, même si le principe du consensualisme privilégie une conception abstraite du contrat, la réalisation de l’échange de consentement nécessite une extériorisation de la volonté des parties[36]. Les parties peuvent verbalement, par écrit ou par certains gestes manifester concrètement leur consentement au contrat. La question du consentement dans le contexte numérique a fait couler beaucoup d’encre. Ainsi, le cas des contrats électroniques conclus à distance a déjà été largement abordé par la doctrine[37]. Les auteurs semblent admettre que des gestes tels que cliquer sur un lien, ce qui correspond à un contrat d’achat au clic (clickwrap contract), peuvent suffire pour constater l’accord de volontés[38]. Leur lecture rime avec les principes généraux du droit québécois qui admet l’acceptation implicite comme une forme valide d’acceptation[39].

Cette solution est-elle applicable aux contrats intelligents dont certains termes sont exclusivement exprimés en données et en instructions informatiques ? La réponse n’est pas chose facile. Une distinction s’impose entre un contrat dont les termes ont été négociés en langage naturel et celui pour lequel aucun échange de ce type n’a eu lieu. L’intérêt de cette distinction réside dans la vérification du caractère intelligible du contenu de l’offre et de l’acceptation[40]. Pour qu’une partie exprime valablement son consentement, il faut qu’elle ait connaissance des stipulations essentielles du contrat. Cette exigence est satisfaite lorsque les négociations et les échanges se déroulent en langage naturel. Dans ce cas, la solution élaborée pour les contrats électroniques pourrait trouver application. En effet, cette solution a pour objet de dissiper l’incertitude quant à la manifestation extérieure du consentement de celui qui accepte le contrat. On se demande parfois si le simple geste qui consiste à cliquer sur le bouton « J’accepte » est suffisant pour concrétiser la manifestation de volonté du contractant, mais personne ne doute alors de l’intelligibilité de l’offre et de l’acceptation pour les parties au contrat[41].

À noter que le problème se pose autrement dans le cas d’un contrat intelligent exclusivement exprimé en langage informatique dont la conclusion n’a pas été précédée des négociations en langage naturel. Parler du consentement dans ce contexte serait illusoire, à moins que les deux parties n’aient suffisamment de connaissances techniques leur permettant de comprendre leurs droits et leurs obligations prévus par le contrat intelligent.

Or, dans les faits, la situation n’est pas si radicale. Dire qu’un contrat est exclusivement exprimé en langage formel n’écarte pas complètement le recours au langage naturel. En effet, hormis le cas des contrats algorithmiques[42], il y a toujours un minimum de communication en langage naturel entre les parties. Elles peuvent, par exemple, décider d’exclure du socle contractuel l’ensemble des informations exprimées en langage naturel. Celles-ci n’auraient donc qu’une valeur informative. Autrement dit, l’existence d’une communication minimale en langage naturel fera un lien entre l’intention réelle de chaque contractant et son extériorisation manifestée sous forme de données et d’instructions d’un contrat informatisé. Ce dernier devient alors l’unique instrument du contrat. La coexistence de ces deux séries d’informations de valeur juridique inégale peut résoudre le problème de consentement au moment de la conclusion d’un contrat exclusivement exprimé en langage formel. Elle ne serait cependant pas toujours harmonieuse et pourrait même devenir source de difficultés, notamment au moment de l’interprétation du contrat.

L’informatisation du contenu contractuel constitue la première caractéristique du contrat intelligent. La seconde, et peut-être la plus importante, est son intégration dans une chaîne de blocs. Il convient donc d’aborder le rôle de la chaîne de blocs dans la conception d’un contrat intelligent.

1.2 Le contrat intelligent est un contrat dont l’exécution est automatique et transparente

Le contrat intelligent n’est pas un simple contrat informatisé hébergé dans un système informatique ordinaire ou dans une base de données centralisée. Intégré dans une chaîne de blocs, il interagit constamment avec cette dernière, celle-ci correspondant à une base de données décentralisée. Avant de nous intéresser à la nature de ces interactions, nous décrirons brièvement ce qu’est une chaîne de blocs[43].

La chaîne de blocs consiste avant tout en un registre qui conserve un certain nombre d’informations de nature différente et variée. À l’instar d’un registre ordinaire qui est constitué de différentes pages ou de fichiers, la chaîne de blocs est l’agrégat d’un ensemble de blocs sur lesquels certaines informations (transactions) sont inscrites. Dans un registre ordinaire, c’est une autorité centrale, figure de confiance, qui assure l’authenticité des informations et l’intégrité du registre. Or, dans une chaîne de blocs, en l’absence d’une autorité centrale, l’authenticité des informations est validée par un mécanisme qui génère un consensus parmi les membres du réseau. De plus, ces blocs sont inter reliés par un mécanisme, soit la fonction de hachage (Hash function) qui assure l’intégrité de chaque bloc.

Par ailleurs, contrairement à un registre ordinaire, il n’existe pas dans le cas de la chaîne de blocs une seule autorité qui détiendrait le monopole d’inscrire et de modifier des informations sur le registre. La chaîne de blocs étant un registre décentralisé, le contenu du registre est simultanément enregistré et synchronisé sur les ordinateurs de l’ensemble des membres du réseau qui sont connectés dans un réseau pair à pair (peer-to-peer network) et qui ont tous le droit d’inscrire une information sur les blocs. Cependant, le caractère interrelié des blocs rend pratiquement impossible toute modification ultérieure des informations inscrites sur ces derniers.

Dans un registre ordinaire, l’autorité centrale a la responsabilité de garantir la confidentialité des informations. Dans une chaîne de blocs, la confidentialité est assurée grâce au recours à la technologie de cryptage des informations.

La structure de la chaîne de blocs, notamment la façon dont chaque bloc est constitué ainsi que le mécanisme de validation de chacun[44], fait en sorte que les informations déposées sont alors immuables et infalsifiables. Il devient donc presque impossible de douter de l’intégrité des informations inscrites sur une chaîne de blocs. De ce fait, en l’absence d’une autorité centrale, les membres d’un réseau peuvent interagir en toute confiance.

Cependant, quel est le lien entre ce registre décentralisé et l’exécution automatique des obligations contractuelles par un contrat informatisé ? C’est l’intégration d’un contrat informatisé dans une chaîne de blocs qui garantit l’exécution automatique du contrat. Lorsqu’un contrat informatisé est inséré dans une chaîne de blocs, les deux phénomènes interagissent à deux niveaux. À proprement parler, les deux niveaux d’interaction correspondent à l’inscription de deux séries de données sur la chaîne de blocs. La première concerne celles qui constituent le contrat informatisé, alors que la seconde touche plutôt les données externes qui permettent au contrat informatisé d’exécuter le contrat.

Au premier niveau, le contrat informatisé, c’est-à-dire les codes sources et les données relatives aux termes du contrat, est inscrit sur un bloc. Le dépôt d’un contrat intelligent sur un bloc ferait en sorte que le programme informatique qui exprime les termes du contrat et qui est responsable de son exécution serait entièrement placé hors de la portée des contractants. Le contrat deviendrait ainsi parfaitement et pratiquement infalsifiable, car personne n’aurait la possibilité d’en altérer frauduleusement les termes. Le caractère interrelié des blocs dans une chaîne de blocs garantirait en lui-même qu’aucun changement ne pourrait y être effectué. De plus, il n’y aurait aucune possibilité technique pour les contractants de s’esquiver de leur obligation contractuelle ; aucune des parties ne pourrait, techniquement, empêcher l’exécution du contrat. En effet, le contrat informatisé agirait selon ses instructions et exécuterait une prestation lorsque les conditions d’exécution seraient réunies. Par ailleurs, l’exécution serait toujours conforme au contrat, et il n’y aurait jamais un cas de mauvaise exécution ou d’exécution partielle. Cela découle du caractère rigoureux du langage informatique qui ne laisse aucune place à une exécution nuancée. Bref, l’intégration dans une chaîne de blocs donnerait un caractère concret au principe d’intangibilité des contrats[45] car, dans les faits, personne ne pourrait modifier ni révoquer le contrat informatisé. Le premier niveau d’interaction entre le contrat intelligent et la chaîne de blocs assurerait ainsi l’exécution automatique et conforme du contrat.

Pour ce qui est du second niveau d’interaction entre la chaîne de blocs et le contrat intelligent, il pourrait contribuer au rétablissement du climat de confiance entre les parties. Ce niveau correspond à l’inscription d’une autre série de données sur les blocs formant la chaîne elle-même, soit des données qui alimenteraient le programme informatique.

À la section 1.1, nous avons établi que, pour pouvoir fonctionner, le contrat intelligent a besoin d’être alimenté en données externes. Celles-ci, issues de sources variables, peuvent provenir des interactions internes au sein d’une chaîne de blocs comme le transfert d’une somme en cryptomonnaie. Elles peuvent également venir du monde réel lorsque l’exécution du contrat dépend de la réalisation d’un événement dans ce monde. Par exemple, dans un contrat de publicité, le prix peut dépendre du nombre de visites qu’un site Web recevra à partir d’une publicité. Dans ce cas, le contrat intelligent aura d’abord besoin d’une information émanant du monde réel pour décider si le nombre minimal de visites a été atteint. Ensuite, il devra déterminer le prix en fonction de cette information et payer le montant conformément aux instructions prévues dans son code. Les données relatives au nombre de visites constituent ainsi des données externes. Examinons un autre exemple, soit un contrat de pari sportif où, pour exécuter ledit contrat, le contrat intelligent aura besoin de connaître le résultat du match[46]. Ces informations qui proviennent de sources fiables, appelées des Oracles[47], sont également inscrites sur les blocs constitutifs d’une chaîne de blocs. L’inscription de ces données sur une chaîne de blocs garantirait la transparence dans l’exécution du contrat. Ainsi, toutes les parties au contrat pourraient constater la réalisation des conditions préalables à l’exécution de l’obligation. La consignation de ces informations sur un registre fiable dissiperait dès lors tout doute sur toute éventualité d’une exécution non conforme. Les parties auraient de cette manière un historique intègre et fiable de l’exécution du contrat.

2 Le rêve de contrat intelligent : un remède au problème de confiance

On admet largement que l’idée de la chaîne de blocs est étroitement liée à la question de confiance. Qu’en est-il du contrat intelligent ? De quelle façon peut-il apporter une réponse au problème de confiance en matière contractuelle ?

Pour certains, le contrat intelligent règle définitivement le problème de confiance dans le domaine contractuel. Ils rêveraient même à la fin du droit des contrats. Le contrat intelligent serait ainsi un mécanisme révolutionnaire destiné à éliminer le rôle de l’État en matière contractuelle et annoncerait par conséquent la fin du droit des contrats, rêve plutôt irréalisable (2.1).

Cela dit, on peut scander : « Le rêve est mort…Vive le rêve ! » Cette nouvelle pratique contractuelle peut effectivement faire rêver. S’agissant, cette fois, d’un rêve réalisable, nous pouvons affirmer, avec prudence, que le contrat intelligent, en améliorant la transparence, peut devenir un nouveau vecteur de confiance dans les relations (2.2).

2.1 Un rêve irréalisable : la fin du droit des contrats

Le rôle de l’État comme la principale source externe de confiance dans les relations contractuelles s’avère indéniable[48]. Il le remplit en promettant de sanctionner la partie qui omettra d’exécuter ses obligations contractuelles. Cette promesse devient alors l’une des missions principales du droit des contrats[49]. L’établissement des règles applicables en matière d’inexécution des obligations contractuelles et la possibilité prévue pour la victime de saisir les tribunaux constituent des remèdes proposés par l’État pour créer un climat de confiance propice à la conclusion des contrats. S’agissant des remèdes ex post, la solution n’intervient que lorsque le défaut est constaté[50]. Par conséquent, l’effectivité du remède dépend des aléas et des coûts associés aux recours intentés par la victime de l’inexécution[51].

C’est dans cet esprit que certains suggèrent un rôle déterminant pour les contrats intelligents[52]. Ce rôle consisterait en un changement de paradigme en vue de remplacer les remèdes ex post par une solution ex ante qui éliminerait le besoin d’invoquer le droit des contrats pour garantir l’exécution du contrat. Il est prétendu que le mécanisme même du contrat intelligent assurerait son exécution fidèle et conforme. Celle-ci serait automatique, et elle ne dépendrait en aucun cas de l’intervention des parties. Autrement dit, à partir du moment où le contrat intelligent est alimenté par les données externes, l’exécution de la prestation serait mise en branle selon les instructions prévues par son algorithme. De ce fait, l’inexécution du contrat deviendrait impossible, car personne ne pourrait éviter la réalisation de la prestation. Le contrat intelligent proposerait alors une solution ex ante aux problèmes liés à l’inexécution ou à la mauvaise exécution des contrats. Ce changement de paradigme annoncerait ainsi la fin du droit des contrats.

Cette utilité supposée ne résiste pourtant pas à l’analyse, le changement de paradigme promis n’étant qu’une vue de l’esprit. L’utilisation des contrats intelligents ne peut jamais remettre en question l’utilité du droit des contrats. En effet, les contrats intelligents peuvent, au mieux, réduire le besoin de recourir aux remèdes ex post[53] prévus par le droit des contrats[54]. En aucun cas, il n’y aurait un remplacement.

D’un autre côté, résumer le rôle du droit des contrats en un ensemble de règles destinées à sanctionner l’inexécution des engagements contractuels nous semble bien réducteur. Le droit des contrats possède d’autres missions et vocations[55]. Certes, il impose des mesures contraignantes pour forcer l’exécution des obligations ou pour remédier aux préjudices qui en résultent, mais il intervient également au moment de la formation du contrat en vue de contrôler sa validité. Les garanties ex post du droit des contrats ne concernent que les contrats dont la formation respecte le cadre général établi par le droit des contrats[56]. L’attribution de la force obligatoire est sujette à un contrôle préalable[57] qui porte aussi bien sur la qualité du consentement des contractants[58] que sur la conformité de l’objet ou la cause du contrat avec l’ordre public[59]. Un contrat intelligent dont l’objet est illicite se révèle nul : advenant un litige, le juge peut, le cas échéant, déclarer d’office sa nullité[60]. Inutile de rappeler que tout accord de volonté, s’il est destiné à produire des effets juridiques, reste dans le giron du droit des contrats[61]. De ce fait, le remplacement des remèdes ex post, de nature juridique, par des solutions ex ante promises par l’utilisation des contrats intelligents n’est pertinent que si le contrat visé est juridiquement valide.

Outre les éléments mentionnés ci-dessus, force nous est de constater que le droit des contrats conserve également sa pertinence quant à l’évaluation de la conformité de l’exécution. En effet, le contrat intelligent ne fait qu’une évaluation sommaire et prima facie[62] des conditions d’exécution du contrat. Le jugement porté par le contrat intelligent sur la réunion des conditions du contrat ne peut pas logiquement être considéré comme un jugement définitif sur la conformité de l’exécution avec les termes du contrat. En cas de litige, les tribunaux ou, dans certains cas, les instances d’arbitrage conservent le pouvoir exclusif de se prononcer sur la conformité de l’exécution ou sur l’inexécution d’un contrat. Le droit des contrats offre ainsi un ensemble de règles pour faciliter la qualification et l’interprétation du contrat.

Il est parfois avancé que, avec les contrats intelligents, le contrat est exécuté automatiquement et la situation devient irréversible. Il serait donc trop tard et inutile d’intenter un recours[63]. À cela, nous répondrons qu’en droit québécois le seul fait que les obligations d’un contrat soient déjà exécutées ne prive pas les contractants de demander l’annulation du contrat et la restitution des prestations, d’autant plus que l’impossibilité de la restitution en nature n’est pas un obstacle à la restitution, celle-ci pouvant avoir lieu par équivalent[64]. Ainsi, dans l’hypothèse où l’exécution d’un contrat intelligent aurait déclenché le paiement d’une somme en cryptomonnaie, l’annulation du contrat entraînerait l’obligation du débiteur de restituer en argent.

Finalement, au regard de l’ensemble des arguments présentés, nous estimons manifestement excessif d’admettre que le contrat intelligent, en tant que remède ex ante, peut même théoriquement faire disparaître le droit des contrats. Par conséquent, il est vain de chercher l’utilité des contrats intelligents en rapport avec la disparition du droit des contrats ou la diminution de son rôle.

Cependant, la nuit est longue ! On peut continuer à rêver.

2.2 Un rêve réalisable : l’accroissement de la transparence contractuelle

Le droit des contrats ne constitue pas la seule source de confiance dans les relations contractuelles. De plus, le recours aux tribunaux pourrait présenté plusieurs inconvénients : il est lent, coûteux, inefficace et mal adapté à des litiges de peu de valeur[65]. Ce constat de faits a ainsi donné lieu à l’élaboration d’un nombre de remèdes privés dont le recours à un tiers de confiance pour surveiller la conclusion et l’exécution des contrats. Le contexte particulier de la conclusion d’un contrat à distance sur Internet démontre bien la nécessité d’une solution extrajuridique pour rétablir le climat de confiance. En effet, ce type de contrat conclu entre de parfaits étrangers sur Internet présente plusieurs caractéristiques d’un véritable contrat transactionnel[66]. Le seul lien qui peut exister entre les contractants est le désir mutuel de procéder à un échange économique. L’absence de liens sociaux entre les contractants entraîne donc la chute du niveau de confiance entre les parties. La confiance devient tellement faible que la probabilité de la conclusion d’un contrat entre ces personnes serait presque nulle[67]. L’une des façons de rétablir le climat de confiance entre les parties — ce qui favoriserait la conclusion des contrats — consiste souvent à faire intervenir un tiers de confiance dans cette relation. Ce dernier peut remplir sa mission de multiples manières dont la plus simple est de mettre en relation l’offre et la demande. Ainsi, il ne sera pas engagé personnellement dans l’opération économique envisagée par les parties, mais jouera plutôt le rôle d’un intermédiaire.

Songeons, par exemple, au modèle d’affaires d’eBay où la mission de l’entreprise est de proposer un marché en ligne pour mettre en relation les acheteurs et les vendeurs. Ce modèle d’affaires cherche à créer un climat de confiance permettant à des personnes qui ne se connaissent pas de conclure des contrats en ligne. Comment eBay arrive-t-elle à remplir sa mission ? Elle prévoit deux mécanismes pour rassurer les vendeurs et les acheteurs en ce qui concerne l’exécution des deux obligations centrales et corrélatives découlant du contrat de vente. En ce qui a trait au paiement du prix, un mode de paiement sécurisé (les services de PayPal) est offert aux contractants. Quant à la livraison du bien acheté, si l’acheteur devient victime d’une inexécution ou d’une mauvaise exécution, il aura droit au remboursement selon les modalités prévues dans la politique de l’entreprise : « Garantie de remboursement eBay[68] ». Ainsi, l’intervention d’eBay, en tant que tiers de confiance, constitue un remède extrajudiciaire au problème de confiance[69]. À l’instar des solutions proposées par le droit des contrats, l’intervention du tiers dans ce contexte représente également un remède ex post.

D’aucuns prétendront que le contrat intelligent peut remplacer ce tiers de confiance, tout en promettant un climat de confiance infaillible. Un certain nombre de plateformes[70] proposent ainsi des marchés en ligne dont le fonctionnement est garanti par un contrat intelligent. Ce sont en réalité des applications informatiques qui permettent à leurs utilisateurs de créer, à partir des modèles préconstitués, un contrat intelligent[71]. Par exemple, un vendeur peut, en remplissant un formulaire électronique, déterminer les conditions essentielles de son offre afin de créer son propre contrat. Le contrat intelligent assure notamment le paiement du prix par cryptomonnaie et par l’inscription de la transaction sur une chaîne de blocs. Sur cet aspect, le contrat intelligent aura comme effet de garantir l’exécution conforme de l’obligation de l’acheteur. Le paiement est effectivement sécurisé et les parties n’ont nul besoin de l’intervention d’un tiers.

Toutefois, qu’en est-il de l’obligation de celui qui doit réaliser une prestation qui ne consiste pas à payer une somme ? Le recours au contrat intelligent provoquerait de nouveaux problèmes lorsque l’exécution d’un contrat nécessite la réalisation d’une action matérielle. À titre d’exemple, dans un cas où la prestation serait de livrer un bien corporel, il se révélerait plus difficile d’éliminer toute intervention humaine. Dans ce cas de figure, le contrat intelligent ne pourrait remplir sa mission, soit garantir l’exécution automatique et conforme du contrat. Curieusement, la solution proposée par les plateformes existantes est de faire intervenir un tiers. En effet, la solution consiste à déposer une somme équivalente au montant du prix dans un compte multisignature géré par un autre contrat intelligent. En cas d’inexécution, le tiers, qui serait choisi conjointement par les parties, autoriserait le paiement de cette somme à l’acheteur.

C’est pourquoi, à notre avis, le contrat intelligent convient mieux aux cas où les obligations centrales de chacune des parties portent sur des prestations dématérialisées. L’exemple du marché de la musique en ligne peut très bien illustrer cette utilité potentielle. Une brève description du contexte s’impose pour mieux expliquer ici le rôle potentiellement constructif du contrat intelligent. Certains facteurs, dont la dématérialisation du support des oeuvres musicales, le développement d’Internet et l’émergence des réseaux pair à pair ont favorisé la circulation rapide des oeuvres musicales, et ce, souvent en violation des droits des artistes et des ayants droit[72]. Dans ce contexte fortement marqué par l’absence de confiance mutuelle entre les parties, l’intervention de certains intermédiaires est devenue presque indispensable. Ledit contexte a d’ailleurs donné lieu à l’implantation d’un nouveau modèle d’affaires en vue de créer un lien entre les artistes et les utilisateurs. Contrairement au modèle précédent où l’intervention du tiers était passive et avait pour objet de sécuriser le paiement et de garantir le remboursement en cas de l’inexécution de la part du vendeur, dans le cas du marché de musique en ligne, l’intervention est souvent proactive. En effet, l’entreprise qui se présente comme une figure de confiance ne se contente pas de simplement mettre au point un marché en ligne pour faciliter la rencontre entre l’offre et la demande. Elle procède plutôt à l’acquisition des droits du côté de l’offre en vue de les proposer, elle-même, aux utilisateurs finaux. Ainsi, par des contrats distincts, elle est liée, d’une part, aux ayants droit (artiste, distributeur, etc.) et, d’autre part, aux utilisateurs qui souhaitent écouter de la musique diffusée en flux. Du côté des utilisateurs, un contrat d’abonnement prévoit un accès plus ou moins élargi au contenu musical grâce à une licence limitée et révocable[73]. Pour ce qui est des ayants droit, le contrat conclu avec l’intermédiaire assure le calcul des redevances selon une formule basée principalement sur le nombre de fichiers consultés[74].

L’exécution conforme du contrat entre l’entreprise et les ayants droit pose un autre problème de confiance. En effet, le calcul et le paiement des redevances dépendent de trois facteurs. Dans un premier temps, dans la formule de rémunération, le chiffre représentant le nombre de fichiers consultés doit correspondre fidèlement à celui qui se dégage des métadonnées externes[75] relatives à l’usage de chaque oeuvre[76]. Dans un deuxième temps, la formule de rémunération doit être appliquée conformément à ce qui est prévu dans le contrat sans qu’une erreur ou une manipulation entache l’intégrité de l’opération. Dans un troisième et dernier temps, l’entreprise qui gère la plateforme doit effectivement procéder au paiement des redevances sans délai et en respectant les exigences des deux étapes précédentes. Or, ces trois étapes sont strictement contrôlées par l’entreprise : les ayants droit n’ont aucun accès direct et sans intermédiaire aux métadonnées relatives à l’usage de l’oeuvre[77]. Le contrôle de l’exactitude de cette variable échappant complètement aux artistes et aux ayants droit, ceux-ci doivent alors faire confiance, plus ou moins aveuglément, à l’entreprise.

L’utilisation d’un contrat intelligent peut apporter une solution à ce problème. D’une part, la technologie de la chaîne de blocs offre des options sécurisées pour le paiement. D’autre part, grâce à l’inscription de l’ensemble des transactions sur une chaîne de blocs, les parties au contrat auront la possibilité de surveiller en toute transparence l’exécution de ce dernier. La fonction d’horodatage propre à cette technologie dissipera toute ambiguïté sur l’exactitude des données ayant servi au calcul des droits d’auteur[78]. Cette idée est déjà mise en oeuvre par certaines plateformes qui, pour le moment, en sont, disons-le, à un stade embryonnaire[79].

Les exemples étudiés nous permettent de circonscrire l’utilité potentielle des contrats intelligents dans le domaine contractuel. Celle-ci réside principalement dans l’exécution automatique des prestations dématérialisées et dans la possibilité offerte aux contractants de surveiller de façon directe et sans intermédiaire toutes les étapes de l’exécution du contrat. La chaîne de blocs permet à chaque contractant de suivre, en toute transparence, l’exécution conforme du contrat.

Conclusion

Souvenons-nous de la principale question posée au début de notre article. Le contrat intelligent peut-il prétendre proposer un remède définitif au problème de confiance en matière contractuelle ? Ce problème étant directement lié aux comportements opportunistes de l’être humain, la promesse d’éliminer toute intervention de sa part au moment de l’exécution du contrat pouvait, au moins théoriquement, se présenter comme un remède efficace et définitif. Or, en expliquant la réalité du contrat intelligent, notamment sa nature technique, nous avons démontré que, en raison de la rigidité du langage informatique, l’informatisation du contenu contractuel connaît d’importantes limites. Par conséquent, le contrat intelligent ne peut pas encore devenir une pratique normale, voire dominante, dans le monde des contrats. Il ne peut pas non plus remplacer le droit des contrats, car ce dernier demeure malgré tout le cadre juridique applicable à n’importe quelle forme de pratique contractuelle. Donc, le rêve de s’affranchir du droit des contrats et de l’État comme figures de confiance devient une simple chimère.

Cela dit, le contrat intelligent a le potentiel de faire rêver. Lorsque la création du contrat informatisé est techniquement possible et que la prestation des parties porte sur des objets dématérialisés, le contrat intelligent peut représenter une véritable source de confiance entre les parties. En effet, nous remarquons que la technologie de la chaîne de blocs offre aux contractants une plus grande certitude quant à l’exécution des obligations contractuelles. L’élimination de l’intervention humaine y joue un rôle central. Par ailleurs, cette technologie rend plus transparente l’exécution du contrat et facilite la surveillance effective et sans intermédiaire des opérations contractuelles.

Enfin, l’utilisation d’un contrat intelligent, lorsque celui-ci devient l’unique instrumentum, apportera un nouveau lot de défis aux juristes. La question de l’interprétation du contrat se transformera parfois en un casse-tête pour les tribunaux. De quelle manière le tribunal pourra-t-il avoir un accès direct et fiable au texte du contrat ? Y aura-t-il des procédés fiables pour retraduire le contenu contractuel du langage informatique vers le langage naturel ? Comment pourra-t-on accéder à l’intention commune des parties ? Faudra-t-il se référer obligatoirement aux codes sources, soit l’unique instrumentum du contrat, pour dégager la volonté commune des parties ? Quand et sous quelles conditions, le tribunal pourra-t-il arriver à la conclusion qu’il existe bel et bien une ambiguïté ? Voilà un aperçu des nouveaux défis auxquels les juristes devront faire face dans un avenir pas très lointain.