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Si les sentiments et les émotions envahissent parfois le tribunal, la discipline du droit, elle, leur laisse peu de place. La modernité juridique a en effet consacré une approche du droit fondée sur un ordre juridique rationnel au sein duquel la personne humaine est réifiée en sujet de droit abstrait et où les règles juridiques sont appliquées par une démarche logico-déductive, pouvant prendre la forme du syllogisme juridique. Une scission est ainsi opérée entre, d’un côté, les règles juridiques et leur mise en oeuvre systématique et, d’un autre côté, « la réalité historique concrète[1] » du justiciable mais aussi des juges et des avocats, cette scission ayant comme conséquence majeure la perte de l’humain — avec la dimension émotionnelle et existentielle que le terme implique — à la fois dans la théorie et la pratique du droit.

D’autres disciplines connaissent cette scission. C’est le cas, notamment, de la médecine avec le développement, après la Seconde Guerre mondiale, de la médecine des données probantes marquée par l’effacement du vécu de la souffrance du patient, réifié, quant à lui, en un « objet d’étude ou une machine à remettre sur pied[2] » par la mise en oeuvre rationnelle et systématique des compétences logico-scientifiques du personnel soignant.

Dès la fin des années 60, devant cette situation, dans la discipline de la médecine, de nombreuses démarches ont été développées pour (ré)-humaniser l’acte médical.

Tout d’abord, dans ces approches, il est apparu essentiel de rétablir le soin comme visée éthique fondamentale de l’acte médical, ce soin devant s’adresser au patient envisagé tel un être en quête de sens à accompagner alors qu’il est aux prises avec la souffrance.

En outre, dans cette philosophie du soin fortement inspirée par la philosophie de Paul Ricoeur[3], l’élaboration du diagnostic, de la thérapie et du pronostic a cessé d’être appréhendée comme l’oeuvre de la seule raison scientifique abstraite détachée de tout contexte. Cette activité clinique a plutôt été saisie comme celle d’un soignant inscrit dans une relation interhumaine avec son patient et réalisant « un travail d’interprétation — une herméneutique — des signes et symptômes, porteur d’une reconstruction du sens […] altéré par la maladie[4] ».

En fait, c’est par l’entremise du développement des approches narratives que ces réorientations de l’acte médical ont pu s’opérer, notamment grâce à celles de la médecine narrative apparue au cours des années 2000 sous l’impulsion de l’interniste new-yorkaise Rita Charon[5]. En prêtant attention aux récits des acteurs des situations médicales (patients, membres de la famille, soignants…) racontant leur vécu, cette forme de médecine s’est efforcée de renforcer les compétences logico-scientifiques des soignants par des compétences narratives pour leur donner « la capacité de reconnaître, d’absorber, d’interpréter et d’être transporté[s] par les histoires des patients[6] » et ainsi leur permettre de concrétiser au mieux leur savoir scientifique dans une relation située avec leur patient.

Remarques préliminaires : perspectives théoriques et méthodes

La justice narrative fait écho à la médecine narrative. À l’instar de la discipline de la médecine, par des approches narratives, cette nouvelle démarche cherche à permettre à la discipline du droit de réaliser un « tournant narratif[7] », tout en atteignant trois objectifs principaux.

Premièrement, la justice narrative propose de se mettre à l’écoute des différents récits de la pratique du droit en vue de mieux saisir la complexité des opérations juridiques, que sont, par exemple, l’acte de juger ou l’acte de défendre[8]. C’est ainsi que, dans cette perspective, elle favorise la (re)découverte de récits qui sont souvent négligés par les juristes et qui, pourtant, façonnent la pratique du droit comme la mise en récit des faits dans les avis juridiques, les conclusions des avocats ou les décisions des juges mais aussi lors des audiences judiciaires par les différents intervenants. La justice narrative accorde également une attention nouvelle aux récits personnels sur la justice, tout particulièrement ceux que peuvent composer à partir de leur propre vécu les acteurs de la pratique du droit, notamment les justiciables, les avocats ou les juges.

Deuxièmement, à partir de ces récits, la justice narrative vise à (re)donner chair aux opérations juridiques mais aussi aux acteurs de la pratique du droit. En effet, en se rapportant à l’épistémologie de la fonction narrative telle qu’elle a été élaborée par Paul Ricoeur[9], elle se propose d’aborder ces récits comme des configurations singulières de la réalité par lesquelles les auteurs de ces récits cherchent à donner sens à un vécu humain particulier. Dès lors, par l’étude de ces récits, il devient possible d’aborder les opérations juridiques comme des expériences[10] humaines singulières où le juriste doit réaliser un travail situé d’interprétation portant, à la fois, sur les règles de droit et la situation factuelle. En d’autres termes, dans la démarche propre à la justice narrative, ces opérations juridiques sont appréhendées comme des expériences herméneutiques[11] complexes dont l’objet est la concrétisation du droit dans un contexte humain singulier.

Troisièmement, une telle approche, plus incarnée, permet enfin de mieux saisir « [l]a situation d’où procède l’opération juridique, [à savoir] le conflit[12] » et la demande de justice. En effet, grâce à la narration, la justice narrative permet de comprendre les motivations internes des acteurs de la pratique du droit et leur expérience éthique[13] dans leur relation à eux-mêmes, aux autres et aux institutions[14]. Au travers de ces perspectives particulières, il est alors possible de revenir, de manière plus générale, aux liens qu’entretiennent les opérations juridiques avec leur visée éthique fondamentale : dans une perspective courte, mettre un terme au litige ; dans une perspective longue, faire advenir une parole de justice pour restaurer la paix sociale[15].

Dans le contexte de la justice narrative, pour atteindre ces trois objectifs généraux, deux méthodes sont mobilisées.

En premier lieu, les récits personnels sur la justice des acteurs de la pratique du droit sont recueillis par la méthode de l’écriture réflexive, empruntée à la médecine narrative[16].

Au cours de trois rencontres individuelles de deux heures, des juges, des avocats ou des justiciables sont invités à prendre conscience de leur vécu lors d’un litige et à le raconter, d’abord à l’oral puis à l’écrit. À la première rencontre, il leur est demandé de se souvenir d’un vécu marquant en rapport avec la justice. À la deuxième, la mise en récit de ce vécu qu’ils ont préparée au préalable fait l’objet d’une lecture réflexive. Enfin, à la troisième et dernière rencontre, un échange a lieu pour identifier avec eux ce que cette expérience d’écriture réflexive a pu leur apporter, notamment d’un point de vue juridique au regard de leur compréhension du droit et de sa pratique.

À bien des égards, dans ces expériences d’écriture réflexive, les mises en récit personnelles des acteurs de la pratique du droit constituent un effort de configuration par lequel ils s’approprient une réalité vécue située dans le temps et dans l’espace en s’efforçant de l’interpréter pour lui donner sens.

En outre, il est important de noter que les premières recherches sur la justice narrative se sont tout particulièrement intéressées à des vécus de justice ou d’injustice en rapport avec un sentiment de compassion. En effet, ce sentiment, qui peut être défini comme la capacité de « souffrir avec », selon l’étymologie du verbe « compâtir » (du bas latin compati, « souffrir avec », d’après pâtir, « souffrir »)[17], constituait, par les recherches émergentes liées à la justice narrative, un sentiment d’une grande richesse : par cette connexion singulière entre deux êtres humains, le travail d’interprétation des règles de droit par un juge ou par un avocat était d’emblée orienté par un profond mouvement de sollicitude envers un justiciable et marqué par le désir de le restaurer dans sa relation avec lui-même, avec les autres et, plus largement, avec les institutions[18].

En second lieu, les récits qui façonnent la pratique du droit mais aussi ceux qui sont composés par les acteurs de cette pratique sont étudiés par la méthode de l’analyse narrative[19].

De manière générale, l’analyse narrative, « née d’une rencontre féconde entre le monde de la littérature et le monde de l’exégèse (…) participe du courant de la narratologie moderne [qui] se construit sur [la] distinction entre ce qui est raconté (l’histoire ou story) et la façon de raconter (le récit)[20] ». D’emblée, en se concentrant tout particulièrement sur la manière dont l’histoire est racontée, cette méthode d’analyse vise à comprendre l’univers narratif singulier que l’auteur cherche à communiquer à son lecteur au travers de sa mise en récit. C’est en ce sens qu’elle peut être qualifiée de lecture de type pragmatique[21].

De manière plus particulière, l’analyse narrative se réalise par l’étude linéaire d’un récit. Ligne après ligne, partie après partie, elle s’efforce de comprendre son intrigue, c’est-à-dire « sa mise en système de l’histoire racontée[22] » qui s’impose par la place accordée au narrateur, la description et la mise en scène des personnes, la présentation du cadre de l’histoire, le temps narratif choisi, la construction des dialogues… C’est de cette façon que, concrètement, l’analyse narrative « se donne les moyens d’identifier l’architecture narrative du texte qui, par l’acte de lecture, va déployer ce monde où le lecteur, la lectrice sont convoqués à entrer[23] ». En d’autres termes, la méthode de l’analyse narrative cherche à saisir les procédés de production du sens qu’un texte narratif déploie en direction de son lecteur pour lui faire comprendre l’expérience du monde ou d’un monde telle qu’elle a été configurée par l’auteur du récit.

Cet article s’inscrit dans les perspectives théoriques et les choix de méthodes propres à la justice narrative. Plus précisément, au travers du récit d’une juge de la Cour du Québec, la juge Mafalda — surnom qu’elle s’est personnellement donné pour conserver son anonymat —, il envisage une des opérations juridiques les plus étudiées dans la discipline du droit : l’acte de juger.

Dans ce récit qu’elle a composé lors d’une expérience d’écriture réflexive (voir l’annexe), la juge Mafalda revisite une situation professionnelle difficile où elle devait décider de l’admissibilité à l’adoption d’une petite fille de 4 ans, née de parents réfugiés qui étaient incapables de prendre soin d’elle en raison de graves problèmes de santé mentale.

Au début de son texte (par. 1 à 5), qu’elle a intitulé « La justice narrative[24] », la juge Mafalda s’adresse directement à ses lecteurs et « nous » explique que c’est cette situation d’admissibilité à l’adoption qui s’est imposée à elle alors que, dans le contexte des recherches sur la justice narrative, il lui était demandé[25] d’envisager une affaire où elle avait éprouvé un sentiment de compassion pour un justiciable.

Au début de son récit, la juge Mafalda se présente comme une professionnelle d’expérience : une intervenante judiciaire depuis 35 ans auprès des jeunes en difficulté et de leur famille, d’abord en tant qu’avocate puis à titre de juge. C’est en tant que telles qu’elle partage avec « nous », ses lecteurs, ce qu’elle a souvent éprouvé dans sa pratique, un sentiment de compassion qu’elle définit tout d’abord comme « un sentiment de sympathie pour la souffrance d’un autre » (par. 2). Toutefois, pour elle, « forcément », c’est « la situation la plus contemporaine au moment où [elle a] accepté de participer à la recherche qui [lui] est revenue » (par. 5) et qu’elle choisit de « nous » raconter. En effet, pour la juge Mafalda, cette situation n’est pas banale : d’une part, elle a éprouvé un sentiment de compassion pour les parents, et ce sentiment est encore vivant en elle, de même qu’un sentiment d’impuissance et de culpabilité ; d’autre part, « l’actualité liée à la situation des migrants [lui] ramène souvent cette situation » (par. 5) ainsi que les sentiments difficiles qui y sont associés.

Des paragraphes 1 à 5, la juge Mafalda cherche donc à nouer, avec ceux et celles qui la lisent, un pacte de lecture fondé sur la confiance d’une relation directe et authentique où, en tant que professionnelle d’expérience, elle accepte, dans le cadre du projet de recherche sur la justice narrative, d’ouvrir aux lecteurs et aux lectrices les portes du secret d’un de ses délibérés en vue de partager avec eux un vécu difficile[26]. Ensuite, à la fin du paragraphe 5, à partir de la dernière phrase, « Je vous explique », elle « nous » conduit, pas à pas, au coeur du cheminement qu’a été pour elle dans cette affaire l’acte de juger. Elle « nous » fait revivre son implication émotive dans ce dossier où, alors qu’elle éprouvait un sentiment de compassion pour les parents, plus particulièrement pour « la maman », elle a finalement dû, avec un sentiment d’impuissance et de culpabilité, appliquer la loi lui imposant de rompre le lien de filiation qui unissait cette mère à sa petite fille de 4 ans pour que l’enfant puisse être adoptée par la famille d’accueil québécoise qui prenait soin d’elle depuis ses 6 mois.

Au travers de son récit, que nous avons étudié grâce à la méthode de l’analyse narrative, la juge Mafalda partage avec nous un vécu professionnel où l’acte de juger a été, pour elle, une expérience herméneutique[27] et éthique douloureuse lorsqu’elle a dû faire advenir le sens de la loi qui s’imposait à elle (partie 1), tout en faisant face au visage de la justiciable, à qui elle retirait son enfant (partie 2).

1 La justice narrative : faire advenir le sens de la loi…

Dans la première partie de son récit (par. 6 à 25, jusqu’à la phrase « Je mets l’affaire en délibéré »), la juge Mafalda nous fait partager le malaise qui s’installe peu à peu en elle à mesure qu’elle prend conscience des enjeux juridiques et éthiques du dossier qu’elle a à juger. Vers la fin de la première partie (voir les dernières lignes du paragraphe 23), elle réussit même, presque dans un cri, à formuler le sentiment qui le nourrit, dans un langage familier qui tranche avec le langage soutenu du reste du texte. En effet, la juge Mafalda nous révèle alors que la compassion qu’elle éprouve pour les parents lui « fout » un sentiment de culpabilité alors qu’elle sait que la loi et la preuve rapportée lui imposent de leur retirer leur enfant.

Au fil de son récit, en tant que lecteur, nous découvrons que le sentiment de culpabilité qui émerge en elle naît de la tension qu’elle ressent entre, d’un côté, la facilité qu’il y a à trancher le litige sur le plan juridique et, d’un autre côté, la difficulté qu’il y a pour elle à assumer la décision sur le plan humain. En elle, une douloureuse distorsion se manifeste peu à peu entre, d’une part, le sens clair des textes de loi qui est imposé par le législateur et la jurisprudence et que la juge Mafalda a le devoir d’appliquer de manière logique et déductive selon la tradition de droit civil (1.1) et, d’autre part, sa prise de conscience douloureuse du sens que la loi prendra lorsque, en rendant l’enfant de 4 ans admissible à l’adoption, elle la concrétisera au coeur de l’histoire tragique de la famille de réfugiés (1.2).

1.1 Du devoir de la juge Mafalda d’appliquer la loi de manière logique et déductive selon la tradition de droit civil…

Dans la tradition de droit civil, l’acte de juger est appréhendé comme un acte rationnel où le juge doit appliquer la règle de droit civil par un raisonnement logique et déductif qui prend la forme d’un syllogisme juridique. Dans cette tradition, il y a, d’un côté, les faits présentés par les parties à l’appui de leurs prétentions et, de l’autre, la règle de droit composée, selon Henri Motulsky[28], de deux éléments : une présupposition qui envisage une situation juridique de façon hypothétique et abstraite ; un effet juridique qui est la conséquence attachée par la règle de droit à la réalisation dans les faits de l’hypothèse décrite dans la présupposition.

C’est au sein de cette tradition que l’acte de juger de la juge Mafalda s’inscrit et c’est à cette tradition qu’elle se réfère de manière implicite lorsqu’elle affirme au début de son récit (par. 7), mais aussi par la suite (par. 20), que le litige est facile à trancher d’un point de vue juridique. En effet, selon cette tradition, le devoir de la juge Mafalda consiste à appliquer de manière logique et déductive le sens imposé des règles de droit civil en matière d’admissibilité à l’adoption (1.1.1) à l’histoire de la famille, telle qu’elle lui est présentée dans la preuve que lui ont soumise les parties, à savoir, d’un côté, la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) et, de l’autre, le procureur de la mère (1.1.2).

1.1.1 L’interprétation des règles de droit civil relatives à l’admissibilité à l’adoption : un sens imposé

En droit civil québécois, le droit à l’adoption présente une double particularité. Premièrement, selon l’article 544 du Code civil du Québec, l’enfant mineur peut être adopté avec le consentement des parents ou sans leur consentement dans le cadre d’une déclaration judiciaire d’admissibilité à l’adoption. Deuxièmement, en ce qui concerne ses effets, l’adoption au Québec est plénière, c’est-à-dire que, selon l’article 577 C.c.Q., elle crée un nouveau lien de filiation qui se substitue au lien de filiation d’origine[29].

Pour l’admissibilité à l’adoption, sont concernés, selon l’article 559 C.c.Q., les enfants qui sont sans filiation, orphelins ou dont les parents sont déchus de leur autorité parentale. En outre, selon l’article 559 (2), les enfants « dont ni les père et mère ni le tuteur n’ont assumé de fait le soin, l’entretien ou l’éducation depuis au moins six mois » peuvent aussi être déclarés admissibles à l’adoption, notamment à la suite d’une demande de la DPJ[30], comme c’est le cas dans l’affaire de la juge Mafalda. En effet, dans son dossier, la DPJ demande au Tribunal qu’[une enfant de 4 ans qui vit au sein d’une famille d’accueil depuis qu’elle a 6 mois] soit admissible à l’adoption vu l’intention à cet égard de sa famille d’accueil » (par. 6).

Comme le rappelle la juge Mafalda au début de son récit (par. 7), la jurisprudence impose que la preuve apportée par celui qui initie une demande d’admissibilité à l’adoption permette de répondre à trois questions qui devront, par la suite, structurer son jugement :

  1. Les parents ont-ils assumé au cours des derniers six mois les soins, l’entretien ou l’éducation de l’enfant ?

  2. Les parents ont-ils repoussé la présomption de l’improbabilité du retour de l’enfant auprès d’eux ?

  3. Dans la négative, est-il dans l’intérêt de l’enfant d’être déclaré admissible à l’adoption ?

Tout d’abord, dans le cas jugé par la juge Mafalda, la DPJ doit donc démontrer que les parents n’ont pas assumé de fait le soin, l’entretien ou l’éducation de l’enfant de 4 ans durant les six mois précédant le dépôt de la demande. Il s’agit, pour la DPJ, d’établir un « abandon d’enfant[31] ». Selon la jurisprudence, l’abandon visé à l’article 559 (2) C.c.Q. est un abandon objectif. Il ne relève pas de la subjectivité des parents ou du tuteur ; en d’autres termes, il ne résulte pas de leur intention d’abandonner l’enfant. À ce sujet, les propos du juge Baudouin, dans la décision Droit de la famille — 1544, ne laissent subsister aucun doute :

Ce texte [est] un énoncé des cas où dans certaines situations et, en dehors du consentement [des parents], un enfant peut bénéficier d’une mesure qui lui est favorable. La thèse intentionnelle, dans cette perspective, me paraîtrait donc consacrer une déviance du but même de l’institution qui n’est pas de punir ou de stigmatiser les ascendants pour une parentalité déficiente, mais bien de remédier à une situation factuelle déplorable ou nuisible pour l’enfant[32].

Comme l’abandon est objectif[33], l’évaluation du comportement des parents doit aussi s’effectuer du point de vue de l’enfant. Elle ne doit pas tenir compte d’éventuels motifs justifiant les manquements des parents, par exemple, leur déficience mentale ou les carences de leur passé[34].

Pour apprécier cet abandon, la jurisprudence impose également de tenir compte du contexte[35]. En d’autres termes, dans les six mois précédant la demande, le Tribunal doit notamment tenir compte du « cadre plus global de l’intervention de la [DPJ] et de l’historique des mesures de protection[36] ». C’est ainsi que, d’après la Cour d’appel, lorsqu’un enfant est l’objet d’une mesure d’hébergement, « il faut se demander si le [parent] a continué par tous les moyens possibles de veiller sur [lui]. En d’autres mots, a-t-[il] fait le maximum dans le cadre des paramètres découlant du placement pour assumer le soin, l’entretien ou l’éducation de son enfant[37] ? »

Deuxièmement, si une preuve prépondérante est faite à la première étape, il est présumé improbable que les parents puissent reprendre la garde de l’enfant et en assumer le soin, l’entretien ou l’éducation. Cette présomption est édictée à l’article 561 C.c.Q. C’est alors aux parents qu’incombe la charge de présenter une preuve sérieuse afin de renverser cette présomption.

En ce qui a trait à la probabilité de prise en charge, la Cour d’appel nous enseigne ce qui suit dans la décision Adoption — 11228 :

Afin de prouver leur capacité à offrir, les parents doivent démontrer qu’ils possèdent dorénavant des ressources personnelles, matérielles et psychologiques suffisantes pour satisfaire aux besoins, tant affectifs que matériels, de leur enfant. La preuve doit être analysée sous l’angle de l’enfant dont il s’agit, et non sous celui d’autres enfants. Les parents doivent convaincre le juge qu’ils peuvent offrir à court terme un milieu de vie stable à l’enfant[38].

Pour renverser cette présomption, dans la décision Adoption — 0791, la Cour d’appel rappelle aussi que les parents doivent établir que l’enfant est en mesure de recevoir leur affection :

[L]a capacité parentale doit être appréciée non de manière générale, mais spécifiquement en relation avec l’enfant dont il s’agit : la capacité de donner des parents ne suffit pas, encore faut-il aussi que l’enfant puisse recevoir utilement ce que les parents ont à offrir. Cela suppose la possibilité d’établir un lien affectif avec l’enfant dont la preuve incombe, encore une fois, aux parents.

[…]

[T]oute la preuve soumise dans le cadre de l’article 561 C.c.Q. doit être analysée sous l’angle de l’enfant, non sous celui de ses parents et sans référence aux intentions de ces derniers[39].

Troisièmement, si le Tribunal en arrive à la conclusion que la preuve des parents ne permet pas de renverser la présomption de la seconde étape, il doit tout de même se demander si la déclaration d’admissibilité à l’adoption est dans l’intérêt de l’enfant[40]. Dans l’arrêt Droit de la famille — 3488[41], la Cour d’appel précise que l’analyse de la question de l’intérêt de l’enfant en matière de déclaration d’admissibilité à l’adoption doit se faire à la lumière de deux principes, soit l’effet de l’écoulement du temps chez l’enfant et les liens significatifs que celui-ci a pu développer avec sa famille d’accueil.

Dans son récit, la juge Mafalda se réfère à cette jurisprudence claire, stricte et rigoureuse de la Cour d’appel lorsqu’elle affirme qu’« [u]n tel litige est, d’un point de vue juridique, facile à trancher » (par. 7). En effet, elle sait que cette jurisprudence s’impose à elle, juge de première instance, lorsqu’elle doit décider du sort de la petite fille de 4 ans.

Pour la juge Mafalda, c’est un devoir juridique qu’elle doit assumer en raison de la nature de sa charge. Pour elle, c’est également un devoir déontologique imposé par l’article premier du Code de déontologie de la magistrature. En effet, selon cet article, applicable à tous les juges nommés par le gouvernement du Québec, comme les juges de la Cour du Québec dont la juge Mafalda fait partie, « [l]e rôle du juge est de rendre justice dans le cadre du droit[42] ». Or, selon le Conseil de la magistrature du Québec, qui remplit « à l’endroit des juges, des fonctions tout à fait comparables à celles de comités disciplinaires des diverses professions reconnues par la loi[43] », « [l]’expression “rendre justice dans le cadre du droit” implique que le juge, suite à un débat contradictoire, [doit rendre] une décision conforme à l’interprétation de la loi qui s’applique en l’espèce et aux règles de procédure qui la régissent[44] ».

De ce fait, dans le cas d’admissibilité à l’adoption qui est soumis à la juge Mafalda, l’interprétation de la loi dégagée par la Cour d’appel du Québec lui apparaît comme un cadre contraignant dont elle ne peut s’affranchir[45]. Il est clair pour elle que, dans l’affaire qu’elle doit trancher, il est même celui qu’elle a le devoir juridique et déontologique d’appliquer aux faits de la preuve que les parties lui ont soumise. En effet, comme la juge Mafalda s’inscrit dans un système de procédure accusatoire, ce sont les parties au litige qui assurent la direction du procès et qui doivent faire la preuve de leur prétention. C’est ensuite à la juge de trancher le litige en fonction de la preuve qui lui est présentée[46].

Or, dans son récit, après le rappel des questions juridiques structurant le litige, l’interprétation de l’histoire de la famille de réfugiés que la juge Mafalda nous propose se révèle, au regard des règles de droit civil, une configuration narrative favorable à la prétention de la DPJ.

1.1.2 L’interprétation de l’histoire de la famille : une configuration narrative favorable à la prétention de la Direction de la protection de la jeunesse

Après le rappel des questions de droit suit le récit, par la juge Mafalda, de l’histoire de la famille au sein de laquelle elle doit intervenir (par. 9-18). Cette histoire, c’est celle que, « comme juge, [elle s’]est “appropriée” » (par. 8) en lisant le dossier de l’affaire. C’est l’histoire qui a émergé de la preuve qui lui a été soumise par les parties et qui était orientée par les trois questions de droit structurant le litige.

Cette histoire, telle qu’elle est configurée, met en évidence l’incapacité des parents à assumer les soins, l’entretien et l’éducation de la plus jeune de leurs 4 enfants (première question) mais aussi à repousser la présomption de l’improbabilité du retour de leur enfant auprès d’eux (deuxième question). Elle nous permet enfin de déduire qu’il est dans le meilleur intérêt de l’enfant de 4 ans d’être déclarée admissible à l’adoption, conformément à la demande de la DPJ (troisième question).

Il est intéressant de noter que, dans sa rédaction, cette mise en récit de l’histoire de la famille est, à première vue, neutre et objective. Le récit de la juge Mafalda se compose de phrases descriptives, courtes et précises, sans lien logique apparent les unes avec les autres. Ces spécificités de la mise en récit placent la juge Mafalda dans la perspective d’un narrateur omniscient, semblant observer ce qu’il voit dans une perspective détachée de surplomb[47]. Toutefois, c’est par la succession des descriptions du père (par. 10 et 15) et de la mère (par. 10, 12 et 17) ainsi que de deux micro-récits (par. 11 et par. 17 et 18) rédigés dans le style d’un rapport professionnel que la lecture de ce passage se révèle accablante pour ces parents à l’histoire tragique.

La mère et le père dont l’admissibilité de l’enfant doit être décidée sont des immigrants qui ont été accueillis au Canada en tant que réfugiés avec leurs trois enfants après avoir quitté leur pays d’origine à l’âge de 7 ans et avoir vécu 15 années dans un camp de réfugiés. Dès leur arrivée, la mère tombe enceinte de leur quatrième enfant mais, très rapidement, leur couple bat de l’aile, et ils se séparent avant même la naissance de leur cadette. Sont alors racontés par la juge Mafalda les agissements de la mère et du père montrant leurs incapacités matérielles et affectives à s’occuper de leurs enfants.

Commençons par la mère. Dans le récit de la juge Mafalda, principalement centré sur la situation de cette femme et ses comportements, cette dernière nous est presque exclusivement présentée par ce qu’elle est et par ce qu’elle fait en tant que parent. C’est ainsi que, au paragraphe 10, la juge Mafalda nous explique que, après la rupture avec le père, c’est cette mère qui assume seule la garde des quatre enfants. Dans des phrases très succinctes et précises se suivant de manière presque saccadée, la juge nous présente la vulnérabilité de cette mère désormais monoparentale : « Elle parle peu le français. Elle est isolée. Elle vit dans une habitation à loyer modique. Sa situation financière est précaire. Il s’agit d’un milieu difficile au plan social » (par. 10).

Ensuite, se succèdent deux micro-récits racontant les comportements de la mère et révélant son incapacité à assurer les soins, l’entretien et l’éducation de ses enfants.

Le premier micro-récit est celui de l’événement lui ayant fait perdre la garde de ses quatre enfants (par. 11). Alors que la cadette a 6 mois, deux agents de sécurité, avertis par les voisins alertés par le bruit et les cris, interviennent dans l’appartement de la mère. Ces agents se retrouvent alors face à une situation d’une grande violence. D’un côté, les trois aînés des enfants sont terrorisés : ils « se ruent vers les agents de sécurité pour se protéger et disent avoir peur de leur mère ». De l’autre côté, la mère est « totalement désorganisée et agressive » et « tente [même], malgré la présence des agents de sécurité, de s’en prendre physiquement aux enfants » (par. 11). Cet épisode nous laisse voir la mère comme une personne violente, en perte totale de contrôle sur elle-même, incapable de prendre la mesure de la conséquence de ses actes.

Les paragraphes 12 à 14 et 16 montrent ensuite les conséquences juridiques de son comportement violent, encore une fois par des phrases courtes, presque lapidaires : « Les quatre enfants sont retirés du domicile familial […] Aucun des enfants n’est revenu au domicile familial. Ils vivent tous dans différentes familles d’accueil. Ils se voient lors des contacts mensuels de trois heures avec leur mère. »

Cette décision de placer les enfants est prise par un autre juge que la juge Mafalda, à partir d’une preuve démontrant clairement que la mère est un parent maltraitant. En effet, à ce moment, il est établi que les trois plus grands enfants ont été victimes d’abus physiques par leur mère, les deux aînés ayant dévoilé le caractère régulier de cette violence. Il existe aussi des risques pour la cadette de subir la violence de sa mère : « Il s’agit, pour [cette dernière], de la méthode éducative adéquate pour exercer son autorité » (par. 12).

Au terme de ce premier épisode, la mère est donc séparée physiquement de ses enfants, et plus particulièrement de sa cadette. D’ailleurs, cette séparation n’est pas seulement physique : elle est aussi culturelle. La plus jeune ne parle pas la langue de sa mère : « Les trois aînés parlent la langue de leurs parents et le français. La cadette ne parle que français » (par. 14). Quant à la mère, elle se confronte aux normes éducatives du Québec condamnant la violence sur les enfants, et elle ne comprend pas que ses méthodes à elle puissent être radicalement condamnées par les institutions québécoises qui lui retirent ses enfants : « Elle nie, encore à ce jour, avoir été violente envers eux » (par. 16).

Le second micro-récit (par. 17 et 18) rapporte, quant à lui, les comportements de la mère lors des contacts mensuels de trois heures, avec ses enfants mais aussi plus particulièrement avec la cadette. Dans des phrases toujours très courtes et précises, laissant penser qu’elles sont l’oeuvre d’un narrateur émotivement distant qui observe de manière objective les interactions de la mère avec ses enfants, les incapacités parentales de cette dernière sont encore bien mises en évidence, malgré tous les efforts que cette femme semble néanmoins déployer pour prendre soin d’eux, à sa façon.

Lors des rencontres avec les enfants, le paragraphe 17 nous laisse voir une mère qui est très soucieuse d’apporter une nourriture abondante à ses enfants mais qui, en même temps, est incapable de tisser des liens significatifs avec eux, d’ailleurs tout particulièrement avec la cadette. C’est ainsi que « [l]es contacts sont l’occasion pour la mère de présenter à ses enfants le buffet gargantuesque qu’elle a préparé pour eux. La nourriture est variée et de qualité. Nourrir ses enfants est, dans son esprit, sa responsabilité parentale ». Toutefois, mis à part cette activité, elle « n’est pas en interaction avec ses enfants qui jouent entre eux. La communication entre la cadette [et elle] est pratiquement nulle vu, notamment, la barrière de la langue et l’absence de lien affectif ».

Quant au paragraphe 18, il nous montre une mère d’une grande immaturité, atteinte dans son développement personnel. En effet, lors des rencontres, la mère « utilise les jouets mis à la disposition des enfants pour s’amuser seule sans interagir avec eux. L’éducatrice qui supervise les contacts doit [même] parfois intervenir pour des chicanes entre les enfants et la mère parce que cette dernière ne veut pas partager un jouet qui l’occupe ».

Ce comportement est une preuve forte de l’incapacité parentale de la mère. Pour la juge Mafalda, qui emploie alors le langage de la logique et de la déduction, ce comportement « démontre, [chez cette femme], son incompréhension des besoins de sa cadette et de son évolution progressive » (par. 18).

Dans ce dernier paragraphe du récit de l’histoire de la famille, nous comprenons que la juge Mafalda appréhende la situation de la mère sous l’angle de la rationalité juridique. De manière implicite, elle subsume son comportement sous les règles de droit civil générales et abstraites applicables en matière d’admissibilité à l’adoption. Or, pour la juge, il est alors bien démontré par la preuve que la mère ne peut pas assumer les soins, l’entretien et l’éducation de la cadette. En raison de sa grande immaturité affective, il est aussi évident qu’elle ne sera sans doute pas en mesure de les assumer dans l’avenir ou, à tout le moins, son comportement rend difficile, voire impossible, de renverser la présomption de l’improbabilité du retour auprès d’elle de l’enfant, maintenant âgée de 4 ans. D’ailleurs, en raison de l’écoulement de ce temps et de l’absence de lien significatif entre la mère et sa cadette, nous pouvons déduire qu’il est très certainement dans le meilleur intérêt de cette enfant de s’intégrer au mieux au sein de sa famille d’accueil en devenant légalement l’enfant de celui et de celle qui prennent soin d’elle depuis ses 6 mois.

Cette appréhension de l’interprétation de l’histoire de la famille au regard du droit s’opère explicitement, dans le texte, à partir du paragraphe 19, au début duquel la juge Mafalda affirme : « Revenons au litige juridique. » Toutefois, il est intéressant de constater que cette appréhension se prépare à la fin du paragraphe 18, où, pour la première fois, la juge Mafalda ne parle plus de « la mère » mais de « Madame », en tant que partie au litige qui l’oppose à la DPJ.

Si, dans la mise en récit de l’histoire de la famille, la juge Mafalda met en évidence les incapacités parentales de la mère, elle montre aussi celles du père, d’emblée désigné, à la différence de la mère, comme « Monsieur », c’est-à-dire comme une partie au litige.

Comme « [o]n ne sait pas où il est » (par. 10), la juge Mafalda en connaît peu sur lui et, de ce fait, ne peut en partager beaucoup avec nous, ses lecteurs[48]. Toutefois, dans le récit de l’histoire de la famille, la juge Mafalda nous le présente comme un homme violent, ayant battu sa femme, cette violence physique étant, d’ailleurs, très certainement la cause de la rupture avec cette dernière, avec laquelle il n’a plus de contact.

Le père apparaît aussi comme un homme très dysfonctionnel, ayant perdu pied psychologiquement et socialement. En effet, depuis la rupture avec sa conjointe, il est sans domicile fixe et il éprouve des problèmes de santé mentale graves qui ont imposé la désignation d’un tuteur pour la gestion de ses biens et de sa personne ainsi que le prononcé d’une ordonnance de soins contre son gré, afin qu’il puisse recevoir régulièrement une médication par intraveineuse. Il refuse également de coopérer avec le Tribunal et la DPJ, notamment en ne permettant pas l’accès à son dossier médical, ce qui empêche la juge Mafalda de connaître la teneur exacte de ses problèmes de santé mentale.

Sans doute le père est-il également partagé entre des sentiments d’impuissance et de grande colère. La juge Mafalda note ainsi, à deux reprises, son incompréhension de la situation : il ne comprend pas pourquoi la mère n’assume plus la garde des enfants, ni pourquoi elle refuse de faire vie commune avec lui. Sous la forme d’un certain chantage, « [i]l refuse [même] tout contact avec ses enfants à moins qu’on lui garantisse qu’il pourra retourner vivre avec la mère et ses enfants. Il n’a donc pas de contact avec eux » (par. 15).

Tout cela fait donc de lui un père absent, dans une grande détresse psychologique et sociale, qui n’a jamais assumé le soin, l’entretien et l’éducation de sa cadette et qui est tout à fait incapable de pouvoir les assumer dans l’avenir. D’ailleurs, le récit nous permet de comprendre qu’il n’existe aucun lien entre ce père biologique et sa petite fille de 4 ans.

Lorsque, après cette mise en récit de l’histoire de la famille, aux paragraphes 19 et 20, la juge Mafalda revient au litige juridique, « [l]a preuve conduit donc vers une décision facile au plan juridique ».

Dans le paragraphe 19, la juge Mafalda rappelle les prétentions des parties : le procureur de la mère qui « plaide que le Tribunal ne peut conclure que sa cliente n’assume pas les soins, l’entretien et l’éducation de ses enfants vu sa présence assidue lors des contacts » ; la DPJ qui « rétorque que l’absence d’interaction positive au bénéfice de l’enfant entre ce dernier et sa mère fait en sorte que, malgré sa présence physique aux contacts, madame n’assume pas les soins, l’entretien et l’éducation de sa fille ».

Toutefois, au paragraphe 20, la juge Mafalda reconnaît que, au regard du droit applicable, la balance penche clairement du côté de la DPJ. Elle affirme ainsi, comme au paragraphe 7, que « [l]e litige est, au plan juridique, facile ». L’interprétation de l’histoire de la famille telle que configurée par la DPJ justifie que l’enfant de 4 ans soit déclarée admissible à l’adoption : « La DPJ a raison sans compter que la preuve [la] satisfait des efforts des intervenants face à cette situation difficile. La mère n’a pas profité des services proposés. » En outre, pour la juge Mafalda, la DPJ a bien assumé son mandat, à savoir « s’assurer de la sécurité et du bon développement de l’enfant » et non « voir à l’intégration des migrants ». L’interprétation de l’histoire de la famille soumise en preuve par la DPJ permet donc une application logique et déductive facile des règles de droit civil en matière d’admissibilité à l’adoption aux faits de l’espèce.

Or, si, au paragraphe 20 comme au paragraphe 7, la juge Mafalda insiste sur la facilité du litige au plan juridique, elle revient aussi, une nouvelle fois, sur sa difficulté au plan humain (par. 20). En effet, au paragraphe 8, avant de raconter de manière distante et objective l’histoire de la famille, la juge Mafalda nous fait part de la difficulté survenue pour elle « lorsque, comme juge, [elle s’est] “approprié” l’histoire de cette famille ». Toutefois, comme nous l’avons vu, le récit de l’histoire de la famille qui suit, par sa rédaction neutre et objective, n’en laisse rien transparaître. C’est, en fait, à partir de la fin du paragraphe 20 que la juge Mafalda commence à nous expliquer sa difficulté, alors qu’elle partage avec nous la prise de conscience douloureuse qui a été la sienne au moment où elle a compris le sens que la loi prendrait « au plan humain » lors de sa concrétisation dans le fil tragique de l’histoire de cette famille de réfugiés.

1.2 … À la prise de conscience douloureuse par la juge Mafalda du sens de la loi à concrétiser au sein de la famille de réfugiés

À la fin du paragraphe 20, la juge Mafalda quitte la perspective du narrateur omniscient neutre et objectif qui avait été la sienne dans la mise en récit de l’histoire de la famille. Elle adopte alors celle d’un narrateur participant à cette histoire, nous révélant son vécu intérieur lors du processus de l’acte de juger[49].

En tant que lecteur, à la fin du paragraphe 20 et dans les paragraphes 21 et 22, nous comprenons que, pour la juge Mafalda, l’appropriation de l’histoire de la famille, dont elle parlait au paragraphe 8, ne s’est pas seulement faite sous l’angle de la rationalité juridique. Elle est aussi affective : la juge Mafalda s’est approprié avec compassion l’histoire tragique de cette famille, ce qui, au final, rend difficile « la réponse “ judiciaire” qu’[elle] doi[t] donner aux trois questions pour trancher le litige » (par. 22) (1.2.1).

En outre, en tant que juge devant décider de l’admissibilité à l’adoption de la cadette de la famille, la juge Mafalda n’est pas seulement une interprète émotivement impliquée face au récit de l’histoire de la famille. Elle est aussi une actrice de cette histoire et elle en prend pleinement la mesure au moment de l’audience qui dure une journée (par. 23). Par sa fonction, elle doit incarner l’autorité judiciaire qui concrétise le sens de la loi dans la situation des parents. Or, dans les paragraphes 23, 24 et 25, la juge Mafalda commence à comprendre que c’est ce rôle qui est difficile à assumer pour elle. En décidant de l’admissibilité à l’adoption qui s’impose au regard du droit et de la preuve soumise, endosse-t-elle le rôle d’un juge salvateur ou d’un juge bourreau dans l’histoire de cette famille (1.2.2) ?

1.2.1 La juge Mafalda face à l’histoire de la famille de réfugiés : l’« appropriation » compatissante d’une tragédie

À la fin du paragraphe 20, de manière très directe, la juge Mafalda pose la question : « Pourquoi ? » Pourquoi la décision est-elle si difficile sur le plan humain ? La réponse qu’elle apporte à la fin de ce même paragraphe est tout aussi directe, presque abrupte : « À cause du sentiment de compassion envers ces parents. »

La juge Mafalda est touchée par l’histoire des parents, par cette femme et cet homme à l’histoire tragique. Pour mieux les comprendre, elle voudrait aller au-delà de la preuve qui lui est soumise. Or, c’est impossible. En tant que juge inscrite dans un système accusatoire, elle doit se contenter de celle-ci, sans aller au-delà, sans demander à aller au-delà. Son devoir est de trancher le litige dans le cadre strict du droit et de la preuve présentée, sans aller plus loin[50].

À ce moment du récit réflexif, en décrivant au présent les mouvements de son intériorité, nous comprenons que la juge Mafalda commence à revivre le processus douloureux de l’acte de juger qui a été le sien lors de cette affaire. En tant que lecteurs, nous devenons alors les témoins de la tourmente intérieure qui a été la sienne à ce moment. Nous découvrons une femme, et non plus seulement une juge, profondément bouleversée par l’histoire des parents. Elle voudrait comprendre le vécu de ces réfugiés que son sentiment de compassion l’incite à voir non plus seulement comme des parents dysfonctionnels, voire abuseurs, mais aussi comme des êtres humains souffrants au destin tragique. Malheureusement, le devoir qui lui incombe l’en empêche, et elle doit se faire violence pour maintenir le cap de la stricte rationalité juridique, son sentiment de compassion l’en déviant sans cesse.

Le combat intérieur entre l’humaine compassion et la raison juridique de la juge Mafalda est très bien rendu par les paragraphes 21 et 22, rédigés au présent et structurés de manière semblable : tout d’abord, une succession de questions sur le vécu des parents que le sentiment de compassion de la juge l’amène à se poser intérieurement ; ensuite, le rappel brutal et insistant, par sa conscience professionnelle, de son devoir de respecter le cadre strict du droit.

Dans le paragraphe 21, la compassion conduit tout d’abord la juge Mafalda à s’interroger sur le vécu des parents après avoir été, en tant qu’enfants, déracinés de leur pays. Les huit questions qui suivent donnent le sentiment qu’elle est assaillie par une avalanche de questions. Manifestement, les éléments de preuve qui lui ont été apportés sont insuffisants et ne lui permettent pas de comprendre le chemin de vie des parents qu’elle voudrait mieux connaître. À bien des égards, au travers de ces questions, la juge Mafalda semble vouloir redonner une épaisseur, une profondeur, une « humanité » à cette mère et à ce père que la rationalité juridique a conduit à réduire, dans les configurations narratives et argumentatives judiciaires, à des parents dysfonctionnels, parties à un litige les opposant à la DPJ. Elle semble vouloir comprendre ce qui les a rendus violents et ce qui a contribué tant à leur immaturité affective qu’à leurs problèmes de santé mentale.

Quelles sont les circonstances ayant conduit à leur départ du pays ? Ont-ils quitté avec leurs propres parents ? Quelles ont été leurs conditions de vie dans le camp de réfugiés ? Avec qui vivaient-ils ? Dans quelles circonstances et conditions sont nés leurs trois aînés ? Les parents ont-ils été scolarisés au camp de réfugiés ? Et leurs enfants ? Les parents ont-ils été victimes d’exploitation et/ou d’abus pendant leur séjour de 15 ans dans un camp de réfugiés ?

Ces questions intérieures ne cessent de tourmenter la juge Mafalda. Malheureusement, « [elle] ne sai[t] rien. [Elle] voudrai[t] le savoir. Mais [elle n’a] pas à le savoir ». Son travail se limite à la réponse aux trois questions. « Je me [le] répète » (par. 21 ; l’italique est de nous), écrit-elle. Là n’est pas son devoir professionnel dans le système accusatoire québécois. Toutefois, ses efforts pour s’imposer le cadre d’analyse contraignant du droit ne suffisent pas à calmer son besoin de compréhension nourri par la compassion qui l’a saisie pour les parents. « Rien n’y fait, [sa] réflexion [la] mène plus loin » (par. 21).

C’est alors que, dans le paragraphe 22, de nouvelles questions l’envahissent. Elles portent maintenant sur la vie des parents depuis qu’ils sont arrivés au Canada. « Comment a-t-on présenté aux parents le projet de venir au Canada ? Quel support leur a-t-on donné à leur arrivée pour faciliter leur intégration et éviter l’isolement dans lequel chacun des parents se trouve ? »

Cette fois-ci, ces interrogations mettent en question les institutions canadiennes dans leur devoir d’accompagner les immigrants et de les aider à s’intégrer. Que leur a-t-on promis ? Comment les a-t-on aidés ? Comment ont-ils pu se retrouver dans une telle situation d’isolement, de vulnérabilité ?

De la compassion de la juge Mafalda semble alors peu à peu émerger un sentiment de colère contre les institutions qui ont failli à leur devoir d’aider les parents qui en avaient, apparemment, tellement besoin et qui, maintenant, elle ne peut que le constater, sont incapables d’assumer le soin, l’entretien et l’éducation de leurs enfants.

Au travers de toutes ces questions, encore une fois, nous pouvons constater à quel point la juge Mafalda éprouve le besoin de comprendre la trajectoire de vie tragique des parents. Elle voudrait saisir les défaillances institutionnelles, s’il y en a eu, qui ont conduit à la dislocation progressive de la famille à son arrivée au Canada.

Le sentiment de compassion qu’elle ressent pour la mère et le père libère donc son imagination morale[51], l’amenant à élargir l’horizon à partir duquel elle doit envisager le litige pour contextualiser historiquement et socialement la vie de ces parents à qui elle sait qu’elle doit enlever leur enfant. À l’instar du « juge poète » décrit par Martha Nussbaum[52], la juge Mafalda voudrait porter un autre regard sur le parcours social et historique de la famille afin d’en développer une compréhension plus riche et plus complète.

Or, si Martha Nussbaum reconnaît les contraintes institutionnelles qui pèsent sur le rôle du juge et souligne « le rôle central que jouent dans un bon jugement le raisonnement technique, la connaissance du droit et les contraintes du précédent [en ce qu’]ils fournissent les limites dans lesquelles l’imagination doit s’exercer[53] », elle n’en mesure toutefois pas les forces de contraintes et de refoulement qu’elles peuvent exercer sur l’imagination morale et créative[54] et que la juge Mafalda expérimente douloureusement face à la situation tragique des parents.

Pour la juge Mafalda, le sens de la loi et de la jurisprudence ainsi que les modalités de la procédure accusatoire qui s’imposent à elle agissent comme des barrières à l’exercice de cette imagination morale et créatrice[55], et elle ne peut que très difficilement envisager les parents comme des êtres humains singuliers avec une histoire particulière à raconter, bref, comme des autres que l’on pourrait être soi-même[56]. Cette ouverture des possibles[57] est interdite à la juge Mafalda, et elle en est pleinement consciente lorsque, au paragraphe 22, par rapport aux questions qu’elle se pose, elle reconnaît : « Je me le demande… mais je ne peux pas poser la question. »

Encore une fois, elle doit donc se faire violence pour revenir dans le cadre contraignant du droit, en essayant de se convaincre que ces questions envahissantes sont inutiles, hors de propos, voire futiles. D’ailleurs, à la fin du paragraphe 22, comme à la fin du paragraphe 21, elle s’exclame : « Et puis, je me répète que cette information ne changerait pas la réponse “judiciaire” que je dois donner aux trois questions pour trancher le litige » (l’italique est de nous).

Dans son tourment intérieur, en ne cessant de se le répéter, la juge Mafalda cherche donc à faire de la réponse à donner aux trois questions juridiques le seul horizon devant guider sa prise de décision. Elle n’y réussit toutefois pas. Au terme de l’audience judiciaire, son combat intérieur reprend de plus belle, au moment où elle connaît la réponse à apporter à ces questions, mais où elle prend aussi la mesure de l’autorité judiciaire qu’elle va devoir incarner dans l’histoire de cette famille de réfugiés.

1.2.2 La juge Mafalda dans l’histoire de la famille de réfugiés : un juge salvateur ou un juge bourreau ?

À partir du paragraphe 23 et jusqu’au début du paragraphe 25 (jusqu’à « Je sais tout ça à la fin de l’audience »), une nouvelle unité narrative peut être considérée qui nous amène dans la mise en récit par la juge Mafalda de son vécu intérieur au terme de l’audience, après que les parties, les avocats et les différents témoins lui ont exposé la situation à partir des perspectives qui étaient les leurs.

Ce moment narratif du récit réflexif est l’un des plus importants. La juge Mafalda y avoue un sentiment de culpabilité qui émerge soudainement à la fin du paragraphe 23 : « Mais la compassion que j’éprouve pour les parents me fout un sentiment de culpabilité. »

Alors que, légalement, la juge Mafalda sait qu’elle doit rendre l’enfant admissible à l’adoption, elle se sent, en même temps, moralement coupable. Ce sentiment difficile naît de sa compassion. La justice institutionnelle, qu’elle doit incarner à l’égard des parents, lui impose de sauver l’enfant. La justice interpersonnelle, à laquelle elle aspire dans ce mouvement humain et infiniment charitable qu’est son sentiment de compassion, lui enjoint de secourir les parents. Justice institutionnelle et justice interpersonnelle sont en lutte dans le dossier de la juge Mafalda, mais aussi et surtout au plus profond d’elle-même. Or, si c’est la justice institutionnelle qui l’emporte dans l’enceinte du procès, c’est la justice interpersonnelle qui s’impose dans l’enceinte de l’intériorité de la juge Mafalda, condamnant l’acte de violente injustice qu’est la décision judiciaire qu’elle doit rendre.

Intérieurement, la juge Mafalda vit donc sa décision comme la transgression d’une norme morale[58] : son obligation d’aider ces parents vulnérables, ces autres, ses prochains dont elle partage la souffrance par son sentiment de compassion. Le paragraphe 23 nous la montre d’ailleurs en lutte avec ce sentiment qui l’assaille et qu’elle tente d’apaiser en se répétant que son devoir professionnel n’est pas seulement conforme à la loi, mais aussi à la morale puisqu’il lui permet de préserver l’intérêt de l’enfant. Cette fois-ci, cette répétition est explicite dans le texte et elle est rendue dans la mise en récit par une anaphore : la répétition, à cinq reprises, de « Je sais » pour débuter une phrase.

Or, que sait la juge Mafalda (par. 23) ?

[Elle sait] que la décision qui s’impose est d’accueillir la demande de la DPJ. [Elle sait] qu’il s’agit de la réponse qui convient pour cette enfant, québécoise, qui n’a aucun lien, sauf biologique, avec ses parents. [Elle sait] aussi que sa famille d’accueil, qui veut l’adopter, répondra adéquatement à ses besoins. [Elle sait] qu’elle aura, auprès d’eux, des conditions de vie qui lui permettront un sain développement. [Elle sait] tout ça.

Malheureusement, son tourment n’en cesse pas pour autant, puisqu’elle prend conscience que sa décision est aussi un violent acte de trahison à l’égard des parents.

La juge Mafalda représente « l’autorité du pays étranger qui les a accueillis avec la promesse d’un monde meilleur mais [qui ne tient pas ses promesses] » (par. 24). En effet, en tant que juge, par sa décision, elle entre dans l’histoire de ces parents, mais ce n’est certainement pas comme une personne compatissante leur venant en aide. Elle entre dans leur histoire comme une autorité institutionnelle violente « qui a retiré leurs enfants du domicile familial et forcé l’adoption de la cadette » (par. 24), devenue désormais étrangère à ses parents, émotivement et culturellement.

Loin de mettre un terme au fil tragique de l’histoire de la famille de réfugiés, la décision qu’elle doit rendre, la juge Mafalda le réalise, n’est, en fait, pour eux, qu’un autre événement traumatisant contribuant à la dislocation de leur famille, sans espoir de retour en arrière, l’adoption, au Québec, étant plénière. D’ailleurs, les efforts de la juge Mafalda pour se convaincre qu’elle est un juge salvateur pour la cadette en lui ouvrant les portes d’un avenir meilleur par l’admissibilité à l’adoption ne sont pas suffisants pour lui faire oublier cette triste réalité. À bien des égards, elle sait que, dans la vie de ces parents, elle prendra plutôt la figure d’un juge bourreau, disloquant encore davantage la famille, brisant encore un peu plus ces êtres déjà violemment maltraités par l’existence. Elle en est d’ailleurs intensément consciente lorsqu’elle dit au début du paragraphe 25 « Je sais tout ça à la fin de l’audience ».

Au terme de la première partie de ce texte, le processus de l’acte de juger que la juge Mafalda nous raconte se révèle donc être un événement marquant pour elle. C’est par la médiation de son récit réflexif qu’elle exprime cette expérience douloureuse en lui donnant une configuration narrative personnelle[59] proposant une certaine mise en sens du cheminement de sa prise de décision.

Dans son cheminement, nous découvrons la manière dont, avant de communiquer sa décision aux parties, la juge Mafalda comprend les textes juridiques par rapport à l’histoire de la famille de réfugiés. En tant que lecteur, nous participons à la manière dont son intériorité se refigure[60] au moment où elle se saisit, en contact avec la souffrance des parents, du sens imposé par la loi et la preuve. En d’autres termes, la juge Mafalda partage avec nous, ses lecteurs, l’expérience herméneutique qu’a été pour elle l’acte de juger, c’est-à-dire, dans le processus de prise de décision, son expérience d’interprétation et de compréhension des règles du Code civil du Québec relatives à l’admissibilité à l’adoption, de la situation de la famille présentée en preuve dans son dossier et pendant l’audience mais aussi d’elle-même[61].

Or, dans ce moment de refiguration, trois représentations d’elle-même, en tant que juge, s’entremêlent, s’entrechoquent dans son intériorité. La première est celle du « juge, bouche de la loi[62] », héritée de la tradition de droit civil à laquelle elle appartient et marquée par la précompréhension que le droit doit se réaliser de manière objective et méthodique par une démarche logico-déductive se concrétisant, dans cette affaire, par la réponse aux trois questions juridiques de l’admissibilité à l’adoption.

Si cette première représentation participe de la tradition juridique, les deux autres relèvent plutôt du champ de la morale. En effet, la figure du juge salvateur et celle du juge bourreau incarnent deux actions dont les effets sont diamétralement opposés par rapport à la réalité de la famille : le juge salvateur fait le bien en portant secours à la cadette ; le juge bourreau accomplit le mal en écrasant les parents.

D’un coup, au coeur du processus judiciaire que vit la juge Mafalda, la scission théorique classique entre le droit et la morale[63] ne fait plus sens. De surcroît, droit et morale sont en recherche d’articulation dans l’expérience de cette juge, à la fois interprète et actrice de la situation juridique.

En fait, la juge Mafalda se heurte ici aux idéaux de « neutralité absolue » et d’« objectivité pure » hérités de la modernité juridique[64]. Une telle tradition ne reconnaît pas que toute entreprise de compréhension nécessite une implication de celui qui comprend, et c’est pourtant ce que la première partie du récit de la juge Mafalda met en évidence : celui qui cherche à comprendre est toujours partie prenante de la chose qui s’offre à sa compréhension, et là est même peut-être une condition de possibilité de sa compréhension[65].

La juge Mafalda ne peut donc faire abstraction de la situation qui est la sienne dans cette affaire. Par ses sentiments de compassion et de culpabilité, elle est émotivement impliquée ce qui la conduit à s’interroger sur les conséquences de son passage définitif à l’acte de juger : du point de vue moral, cet acte sera-t-il bon ou mauvais ?

D’ailleurs, devant cette difficile question, à la fin de l’audience, le trouble de la juge Mafalda est tel qu’elle ne peut annoncer aux parties sa décision de rendre la cadette admissible à l’adoption, décision qu’elle connaît pourtant déjà. Face aux visages des justiciables, ceux des parents, « [elle met] l’affaire en délibéré » (par. 26).

2 La justice narrative : …en faisant face au visage du justiciable

À partir de la décision de la juge Mafalda de mettre l’affaire en délibéré, moment pivot de son récit[66], commence, au paragraphe 25, la seconde partie de son texte où elle doit mettre en oeuvre la décision qu’elle doit rendre au regard de la loi, de la jurisprudence et de la preuve soumise, mais surtout à l’égard du père et de la mère. Or, se manifeste sa très grande difficulté à concrétiser sa décision dans le contact direct avec les parents mais aussi dans la relation avec elle-même. D’ailleurs, au paragraphe 31, elle avoue qu’il lui « aura fallu quelques semaines avant qu’[elle] puisse “mettre en mots juridiques” l’affaire et écrire [son] jugement qui n’a pas été porté en appel ».

Si la première partie du récit se centrait davantage sur le sentiment de compassion qu’elle ressentait pour les parents, dans la deuxième partie, après l’audience, nous découvrons que l’impossibilité de la juge Mafalda à passer du statut de spectatrice à distance de la souffrance de cette famille à celle d’actrice qui oeuvre à diminuer cette souffrance la mène devant un autre tribunal où elle est à la fois juge et coupable : son for intérieur, source d’un fort sentiment de culpabilité.

Plus précisément, c’est le choc du visage de « cette maman » (par. 30), cet autre entré par effraction dans son intériorité, qui amplifie encore son sentiment de culpabilité, déjà exprimé dans la première partie du récit (à la fin du paragraphe 23), (2.1), et qui transforme son devoir juridique de sauver l’enfant en un véritable fardeau (2.2).

2.1 La culpabilité de la juge Mafalda : le choc du visage de la « maman »

Lorsque la juge Mafalda fait face aux parents, et tout particulièrement à la mère, ce n’est pas leur violence qui s’impose à elle mais leur extrême vulnérabilité. Devant le grand dénuement de cet homme mais surtout de cette femme, les conséquences négatives de son jugement à rendre, qu’elle avait seulement imaginées dans la première partie du récit, deviennent, en quelque sort, tangibles pour elle, renforçant encore son sentiment de mal agir moralement en rendant admissible à l’adoption leur cadette.

Face à cette situation, la juge Mafalda se retrouve alors au banc des accusés de son tribunal intérieur qui la déclare doublement coupable : coupable pour avoir été incapable, lors de l’audience, d’annoncer aux parents la terrible décision qui était la sienne (2.1.1) ; coupable pour arracher son enfant à « cette maman », seule, la juge Mafalda percevant la très grande solitude et le très grand isolement de cette femme lorsque, à la fin de sa journée de travail, elle la croise de manière fortuite dans la rue (2.1.2).

2.1.1 Lors de l’audience du Tribunal : coupable d’avoir été incapable d’annoncer sa décision aux parents

Dans les paragraphes 25, 26 et 27 du récit, c’est tout d’abord la décision de la juge Mafalda de mettre l’affaire en délibéré, alors qu’elle sait la décision qu’elle rendra, qui est mise en cause par son tribunal intérieur. Dans ce passage, cette remise en question de sa décision puis sa condamnation intérieure s’imposent peu à peu en elle, de manière subtile et insidieuse.

Tout d’abord, le paragraphe 26 nous montre la juge Mafalda qui annonce, en salle d’audience, qu’elle met l’affaire en délibéré, après avoir « remerci[é] les avocats pour leur assistance dans ce dossier difficile ». En tant que lecteurs, nous y voyons alors une juge en maîtrise de l’audience, mais aussi en maîtrise d’elle-même, qui prend une décision procédurale, de prime abord, fort simple.

Toutefois, nous savons, à ce moment, qu’il existe peut-être déjà chez la juge Mafalda un certain malaise. En effet, dans le paragraphe 25 qui précède, une certaine hésitation semble déjà se manifester en elle, rendue dans ce paragraphe, par l’anaphore avec la répétition de l’énoncé « Je mets l’affaire en délibéré » à 2 reprises en 5 lignes.

Dans ce paragraphe, nous sentons que cette décision n’est peut-être pas, en fait, si anodine que cela pour la juge Mafalda, surtout que nous savons, avec la première partie du récit, qu’elle connait déjà sa décision et qu’elle est habitée par le sentiment d’être un juge qui va mal agir envers les parents. En fait, par la répétition de « Je mets l’affaire en délibéré », la juge Mafalda donne le sentiment qu’elle a besoin de se justifier à elle-même son choix, ce qu’elle fait d’ailleurs dans ce même paragraphe en nous expliquant les raisons qui l’ont amenée à surseoir à statuer.

La juge Mafalda nous rappelle tout d’abord qu’elle met « l’affaire en délibéré, [même si elle connait la décision qu’elle rendra, pour] prendre une distance émotive face à la décision qui s’impose afin de la justifier correctement en [se] limitant aux trois questions à répondre » (par. 25). Elle nous rappelle aussi qu’elle met « l’affaire en délibéré même si [elle] sait quelle décision [elle] rendr[a], [de crainte d’]une réaction négative des parents (la mère ayant déjà fait une tentative de suicide au palais de justice), présents à l’audience, si [elle rend sa] décision séance tenante » (par. 25).

En bref, au paragraphe 25, la juge Mafalda explique qu’elle met l’affaire en délibéré pour que, dans l’enceinte du procès, puissent être contenues les émotions trop fortes qui s’y vivent, celles des parents mais aussi les siennes. À première vue, cette décision semble tout à fait raisonnable : elle permet à la juge Mafalda de ne pas laisser ses sentiments prendre le dessus sur son devoir juridique et déontologique de répondre de manière précise et rigoureuse aux trois questions juridiques posées ; elle protège aussi la mère en empêchant qu’elle soit emportée par ses forces destructrices en prenant connaissance de la décision de la juge.

Toutefois, pourquoi expliquer une telle prise de décision qui semble pourtant si raisonnable ? En fait, c’est le paragraphe 27 qui nous permet de répondre à cette question, confirmant le trouble que vit la juge Mafalda et que nous pressentions au paragraphe 25.

Dans le paragraphe 27, nous découvrons que les justifications raisonnables de la juge Mafalda présentées au paragraphe 25 sont très fragiles dans son esprit et qu’elles n’arrivent pas à la convaincre totalement. En effet, en sortant de la salle d’audience, un doute s’insinue en elle et, de nouveau, un tourment intérieur la saisit, se concluant par une dure condamnation intérieure. « En sortant, je me convaincs…, [nous dit-elle], c’est correct de ne pas annoncer séance tenante ta décision… » (par. 27). Alors que les paragraphes 25 et 26 laissent voir une juge sûre d’elle-même, en maîtrise de l’audience, nous comprenons, avec cette première phrase du paragraphe 27 pleine d’hésitation, que cette assurance n’était, en fait, qu’une façade. La femme compatissante qu’est aussi la juge Mafalda est habitée par un réel dilemme, bien rendu par l’apparition, pour la première fois, de deux instances intérieures qui parlent en elle et qui reviennent sur sa décision, l’une pour la justifier, l’autre pour la condamner.

C’est ainsi que, au paragraphe 27, la première instance intérieure de la juge Mafalda tente de la convaincre, encore une fois par la répétition, que mettre l’affaire en délibéré était la meilleure chose à faire, que c’était même ce qu’elle devait faire, professionnellement mais aussi moralement, pour prendre soin des parents, et tout particulièrement de la mère. Cette part d’elle-même, sans doute nourrie par un certain sentiment de compassion envers les parents, même peut-être aussi envers elle-même, lui répète : « [I]l faut protéger ces parents à l’égard desquels tu éprouves de la compassion… il faut éviter une réaction négative de leur part. »

Quant à la seconde instance, elle insinue le doute dans l’esprit de la juge Mafalda en lui posant des questions déstabilisantes, alimentées par le sentiment de culpabilité qui la ronge. Toujours au paragraphe 27, cette instance l’interroge ainsi : « [L]a réalité n’est-elle pas plutôt que tu n’aurais pas pu, au plan émotif, leur expliquer verbalement ta décision. Est-ce toi que tu as voulu protéger ou les parents ? As-tu fait preuve de lâcheté en ne leur annonçant pas directement ta décision que tu connais déjà ? ».

Loin de chercher à développer son imagination morale, comme dans la première partie, nous le voyons bien, ces questions intérieures se révèlent, en fait, très rhétoriques. Elles ne sont posées que pour heurter la juge Mafalda et pour condamner sa faiblesse émotive et sa lâcheté parce qu’elle a été incapable, au terme de l’audience, d’assumer sa décision de rendre la fillette admissible à l’adoption au moment du face-à-face avec les parents.

À bien des égards, au travers de ces questions, nous retrouvons l’idéal du juge rationnel et objectif si marquant pour la juge Mafalda dans la première partie du récit. Au travers de ces questions, cet idéal du juge est de nouveau projeté, mais, cette fois-ci, non plus au niveau du raisonnement juridique qui s’impose à elle mais au niveau des comportements et de la posture qui sont attendus d’elle. En effet, ces questions implicites renvoient à l’image idéalisée d’une juge qui aurait dû être plus forte, qui aurait dû être davantage en maîtrise d’elle-même et qui aurait dû transcender ses émotions, en toute circonstance et à tout niveau, ce que, selon cette part d’elle-même, elle n’a pas fait.

Dans le cadre de cette affaire, cette lourde sentence que la juge Mafalda s’impose à elle-même n’est pas la seule. Le jour même, à la fin de sa journée de travail, son sentiment de culpabilité est de nouveau ravivé lorsque, au volant de sa voiture, elle croise par hasard la mère partie au litige, marchant, seule, sur le trottoir.

2.1.2 Lors d’une rencontre fortuite : coupable d’arracher son enfant à cette « maman », seule

Dans la dernière partie du récit de l’acte de juger de la juge Mafalda, aux paragraphes 28, 29 et 30, en tant que lecteurs, nous sommes de nouveau les témoins des sentiments de compassion et de culpabilité qui habitent la juge Mafalda. Ils s’expriment dans une dernière mise en récit où la juge est confrontée de manière fortuite au grand dénuement de la mère, qu’elle finit même par voir comme une « maman », ce mot rendant toute son humanité à cette femme à qui la juge Mafalda va bientôt retirer sa petite fille pour toujours.

C’est l’extrême fragilité de cette maman que la compassion de la juge Mafalda lui fait voir lorsqu’elle la croise en voiture par hasard à la sortie du tribunal. Toutefois, en voyant le grand dénuement de cette femme en cette chaude journée d’été, la juge réalise à quel point la décision qu’elle doit prendre est injuste et peut-être même cruelle, ce face-à-face inattendu ravivant encore davantage son sentiment de culpabilité et expliquant sans doute les quelques semaines dont elle a besoin, par la suite, pour « mettre en mots juridiques » (par. 31) sa décision, pourtant si simple sur le plan du droit.

Dans les paragraphes 28, 29 et 30, nous assistons au croisement fortuit de la juge et de la mère, mais à travers le prisme de l’intériorité de la juge Mafalda. Or, ces trois paragraphes se révèlent très marquants par la mise en contraste de la juge et de la mère, deux femmes que tout oppose.

D’un côté, il y a la juge Mafalda, une femme fortunée, très bien établie et intégrée socialement, qui a eu une journée de travail difficile et qui, après l’audience, « en route vers le studio de yoga, confortablement assise au volant de [son] véhicule climatisé lors de cette chaude journée d’été […] croise la mère » (par. 29).

De l’autre côté, il y a la mère qui est dans une situation financière précaire et qui vit dans un milieu difficile sur le plan social (par. 10). Elle marche sur le trottoir et, en cette journée d’été, la juge Mafalda le voit bien, cette femme a certainement très chaud en raison du hijab qu’elle porte malgré la température élevée. Surtout, la juge Mafalda la perçoit et nous la décrit comme une mère, seule, cet adjectif étant répété deux fois dans une même phrase : elle marche « seule vers son appartement où elle sera encore seule jusqu’au prochain contact avec non plus 4 mais seulement 3 de ses enfants » (par. 29 ; l’italique est de nous), la cadette allant être déclarée admissible à l’adoption.

En voyant cette femme dans la rue, sans ses enfants, la juge Mafalda se sent alors coupable d’arracher sa petite fille à cette mère, profondément vulnérable. Elle anticipe encore plus la décision qu’elle doit rendre et qui s’impose à sa conscience comme une décision injuste et cruelle, tout particulièrement cette fois-ci pour la mère, en contribuant encore davantage à sa solitude et à son isolement. D’ailleurs, ce n’est pas seulement l’injustice et la cruauté de sa décision que la juge Mafalda ressent mais aussi peut-être l’injustice et la cruauté de l’existence tout court.

En effet, au paragraphe 28, face aux émotions déstabilisantes qu’elle vit après l’audience, la juge Mafalda se ressaisit et, comme elle trouve son travail difficile et qu’elle est tendue, dans un élan, « [a]llez hop, [elle] décide d’aller faire une séance de yoga ». Or, après avoir croisé la mère, comme sa tentative d’échapper à son malaise professionnel et à son travail difficile par une séance de yoga lui paraît illusoire et futile ! Son instance intérieure, nourrie par son sentiment de culpabilité, le lui fait d’ailleurs bien sentir lorsque, au paragraphe 30, elle lui dit : « [t]on métier est bien facile comparativement à la vie de cette maman ! »

Comment la juge Mafalda peut-elle se sentir mal dans son existence dorée face à la vie tragique de cette maman ? Comment peut-elle se plaindre de son travail difficile auquel elle peut échapper par une séance de yoga, alors que cette maman est prise dans un chemin de vie douloureux dont, apparemment, elle ne parvient pas à s’échapper ? Telles sont certainement les questions du tribunal intérieur de la juge Mafalda sous-jacentes à la courte exclamation du paragraphe 30 qui, en fait, condamne sa décision mais aussi sa complaisance face à son malaise intérieur après l’audience. À bien des égards, ce tribunal intérieur semble lui dire : « Face à cette inégalité des chances entre toi et cette maman, de quoi oses-tu te plaindre ? »

Une juge coupable et une maman victime d’injustice, voici comment le vécu émotif de la juge Mafalda, mêlé de compassion pour la mère et de culpabilité envers elle-même, l’amène à vivre intérieurement le jugement qu’elle doit rendre à la suite de cette rencontre fortuite, transformant ainsi son obligation professionnelle de sauver l’enfant en un véritable fardeau juridique.

2.2 La culpabilité de la juge Mafalda : le fardeau juridique de sauver l’enfant

Devant le visage de cette maman qu’elle nous dépeint, dans la deuxième partie du récit, plutôt comme une personne d’une extrême vulnérabilité que comme un parent violent, la juge Mafalda se sent, en fait, investie envers cette femme d’une responsabilité éthique au sens levinassien du terme, c’est-à-dire d’une responsabilité pour l’autre qui va au-delà de ce qu’elle a pu faire[67].

La vulnérabilité même qu’incarne la maman est comme un appel à la responsabilité pour la juge Mafalda, un appel auquel elle est cependant dans l’incapacité de répondre dans la mesure où son jugement doit être seulement rendu au nom de l’intérêt de l’enfant (2.2.1). De cette réponse impossible à donner émane alors le sentiment de culpabilité qui l’envahit. La juge Mafalda se heurte en effet à l’impossibilité de concrétiser la norme juridique d’une façon qui rende réellement compte de la singularité de la situation, et surtout de la singularité du vécu des parents. Du fait de cette impossibilité de concilier visée éthique et norme institutionnelle, la décision de la juge Mafalda est dès lors vécue comme un acte tragique plutôt que comme un acte phronétique (2.2.2).

2.2.1 Le visage de la « maman » : un appel sans réponse possible au nom de l’intérêt de l’enfant

Le récit de la juge Mafalda nous donne à voir le conflit intérieur auquel elle est confrontée et qui naît de la scission entre l’injonction éthique, qui sourd du visage de la maman, l’assignant à la responsabilité, et l’injonction morale, qui est sédimentée dans la loi lui intimant de sauver l’enfant.

La juge Mafalda est profondément affectée par cette maman dont elle va rendre un des enfants admissibles à l’adoption, au point qu’elle en fait un des personnages centraux de son récit, et cela, alors même que c’est sur le sort de la fillette qu’elle a à statuer. Celle-ci est d’ailleurs quasiment absente de son récit. La juge Mafalda la décrit très peu[68], se concentrant plutôt sur la famille, et plus particulièrement sur la maman. Or, c’est sous un double visage que la mère, en tant que protagoniste du récit[69], nous est dépeinte par la juge.

D’une part, la preuve fait état d’une mère violente avec ses enfants. Elle est « agressive » et « tente […] de s’en prendre physiquement aux enfants » (par. 11), la violence est pour elle une « méthode éducative adéquate pour exercer son autorité » (par. 12), plus encore, elle « nie, encore à ce jour, avoir été violente envers eux » (par. 16). D’autre part, la juge Mafalda nous montre une femme extrêmement vulnérable : une femme qui a vécu pendant 15 années dans un camp de réfugiés (par. 9) et qui, une fois au Canada, subit de la violence de la part du père de ses enfants, dont elle finit par assumer seule la garde. Elle est « isolée », « désorganisée », « sa situation financière est précaire » (par. 10 et 11), elle a « déjà fait une tentative de suicide au palais de justice » (par. 25).

Au-delà de la mère violente, la juge Mafalda nous révèle ainsi la femme vulnérable, la personne humaine dans toute sa singularité, le visage, qui l’a touchée. Ce visage[70], au sens où l’entend Emmanuel Levinas, ne se réfère pas à la partie du corps — que la juge Mafalda ne nous décrit d’ailleurs même pas —, mais renvoie à l’instar de celle-ci, à une nudité essentielle, celle d’une personne que ne protègent ni sa fonction, ni son rang dans la société, ni une pose, ni une contenance, une personne littéralement sans défense[71]. Or, cette vulnérabilité est un appel même à la responsabilité. En effet, nous dit Emmanuel Levinas, « dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoir à prendre de responsabilités à son égard ; sa responsabilité m’incombe. C’est une responsabilité qui va au-delà de ce que je fais[72] ».

C’est donc ainsi, comme responsabilité[73] éthique, que se noue le lien entre la juge Mafalda et la maman, « que celle-ci, d’ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui[74] ». La juge Mafalda est enjointe à la responsabilité par une autre. La source de l’injonction éthique, du commandement, ne se trouve pas ici dans sa conscience, ou dans la loi, mais en une autre, la maman, une femme brisée[75].

Pour Emmanuel Levinas, cette injonction à la responsabilité se donne à entendre par une phrase, « Tu ne tueras point », qui traduit, rappelons-le, l’impossibilité éthique et non pratique du meurtre. Or, il y a bien des manières de tuer, pas seulement avec une arme : « On tue [également] autrui en étant indifférent à lui, en ne s’occupant pas de lui, en l’abandonnant[76] », ce qui sans doute a été le cas, à maintes reprises, pour cette maman, comme le pressent d’ailleurs la juge Mafalda dans son récit (par. 21 et 22), peut-être grâce à son expérience de 35 ans « auprès des jeunes en difficulté et leur famille » (par. 4).

Autrui est donc celui qui, du haut de sa fragilité, défie le pouvoir de pouvoir de l’individu, lui ordonne de ne pas l’abandonner, et c’est bien ce type de relation éthique qui se noue dans le face-à-face entre la juge Mafalda et la maman, une relation forcément asymétrique du fait de l’injonction qui lui donne naissance. Asymétrique certes, mais, en même temps, inverse à l’ordre établi des choses : ce n’est pas la juge Mafalda qui incarne l’autorité investie du pouvoir d’ordonner, c’est plutôt la maman, du haut de sa fragilité. En effet, lors de l’audience, face à la maman, la juge Mafalda n’a pas détourné le regard. Elle a bien entendu l’appel de cette mère, elle a senti cette « obligation sans force[77] » qui, en même temps, la constitue proprement comme sujet unique, non interchangeable, la seule à pouvoir faire ce qu’elle fait à l’égard d’autrui[78].

Cet appel n’est cependant pas le seul que la juge Mafalda ait entendu. La parole de la loi résonne également en elle lui intimant, au nom de l’intérêt de l’enfant, de déclarer la cadette admissible à l’adoption et, conséquemment, de poser un geste qui mènera à la coupure définitive du lien qui relie l’enfant à sa mère biologique, et ce, afin de lui assurer un avenir meilleur. La loi lui impose en effet de sauver l’enfant dans la mesure où il y va de son intérêt.

Or, c’est une certaine conception de l’intérêt de l’enfant que la juge Mafalda doit faire advenir. Imposée par l’État, elle repose sur une certaine compréhension de ce qui doit être fait dans l’intérêt des enfants placés, en d’autres termes, sur une certaine obligation morale qui est à assumer envers ces enfants par les institutions et qui s’est sédimentée, par la suite, dans la loi[79]. C’est ainsi que les règles de droit civil qui sont relatives à l’admissibilité à l’adoption, et que la juge Mafalda doit appliquer, ont été envisagées par le législateur québécois comme « un mécanisme de protection de l’enfant[80] ». Alors que, dans la loi québécoise, le caractère volontaire de l’adoption est le principe[81], ce cas d’admissibilité à l’adoption pour « abandon objectif » contre la volonté des parents se veut une mesure d’exception pour répondre « de façon systématique aux situations d’enfants placés à long terme et de facto abandonnés par leurs parents[82] », comme la cadette de cette famille de réfugiés, déjà placée depuis 4 ans dans une famille d’accueil.

En mettant l’accent sur les droits des enfants plutôt que sur ceux des parents, ce mécanisme juridique vise à éviter que, dans des familles où les parents ont de graves incapacités parentales en raison de leur très grande fragilité psychologique, sociale, culturelle ou économique, leurs enfants ne soient pas placés sur une trop longue période, et puissent tisser le plus rapidement possible des liens significatifs avec une famille stable. En fait, la raison d’être d’un tel mécanisme juridique est double[83] : d’une part, « l’enfant [ne doit pas vivre] trop longtemps dans une situation d’incertitude, laquelle pourrait affecter son développement[84] » ; d’autre part, il est important que « la vie familiale coïncide avec un lien juridique parent/enfant (naissance ou adoption), ce qui donne à l’enfant une stabilité véritable et un sentiment d’appartenance à une famille[85] ».

Au regard de cette raison d’être des textes juridiques, la juge Mafalda n’est donc pas seulement contrainte par sa fonction de juge qui lui impose de « dire le droit[86] », mais également par une conception morale de ce qui est le mieux pour l’enfant et qui se trouve en arrière-plan de la loi. Plus précisément, elle est aux prises entre l’injonction éthique qui la somme de répondre à l’appel de la maman et l’obligation morale sédimentée dans la loi par le législateur qui, pour assurer une vie bonne à l’enfant, lui impose de rompre le lien de filiation entre la cadette et sa mère.

C’est en raison de cette tension que, dans cette situation, l’acte de juger ne peut être vécu par la juge Mafalda que comme un « chemin de croix », un processus douloureux. Au nom de la loi, la juge est obligée de faire violence, au sens éthique du terme, c’est-à-dire « [d’]ignorer le visage de l’être, [d’]éviter le regard […] La violence, qui semble être l’application directe d’une force à un être, refuse, [en effet,] à l’être toute son individualité, en le saisissant comme élément de son calcul, et comme cas particulier d’un concept[87] ». Or, c’est bien ce qui se passe dans le jugement de la juge Mafalda. Au nom des catégories juridiques, elle est obligée de considérer la mère seulement comme une femme violente qui n’a pas assumé au cours des derniers six mois le soin, l’entretien et l’éducation de sa cadette, qui n’a pas repoussé la présomption de l’improbabilité de retour de l’enfant auprès d’elle et qui n’a pas été en mesure de créer une relation affective significative avec sa fille, d’où l’intérêt de cette dernière à être adoptée par sa famille d’accueil.

Cette impossibilité pour la juge d’assumer la responsabilité éthique dont elle est enjointe par le visage de la mère crée alors en elle un sentiment de culpabilité. D’ailleurs, au final, dans son récit, le tribunal où tout se joue n’est pas tant celui du palais de justice que celui de sa conscience. En effet, ce sentiment de culpabilité, révélé par l’intrigue du récit[88], suscite chez la juge Mafalda « la conscience d’être inculpé[e] et incriminé[e] par [un] tribunal intérieur[89] » qui la condamne pour arracher son enfant à une maman vulnérable et pour ne pas assumer cet acte injuste et cruel dans le face-à-face avec la mère.

Dans le récit, ce sentiment de culpabilité a deux effets sur la juge Mafalda. Tout d’abord, il est pour la juge à la source d’une souffrance transformant son devoir de sauver l’enfant en un véritable fardeau juridique. En effet, dans la relation avec elle-même, qui semble être marquée par la verticalité à l’instar de la relation avec autrui instituée par l’appel de l’autre vulnérable, la juge Mafalda doit faire face à une voix qui semble venir d’en haut et qui lui rappelle de ne pas rendre des décisions injustes et cruelles. Dans son récit, c’est la voix de cette instance intérieure supérieure qui l’interroge et qui l’accuse, suscitant chez elle, au plan symbolique mais aussi expérientiel, « la conscience d’être accablé[e] par un poids qui écrase[90] » au moment de dire sa décision aux parents à la fin de l’audience, mais aussi au moment d’écrire son jugement dont la rédaction lui prendra quelques semaines.

Ce sentiment de culpabilité influe également sur le sentiment de liberté de la juge Mafalda. D’un côté, son devoir professionnel lui dicte d’appliquer les règles de droit civil de manière logique et déductive au cas d’espèce, au nom d’un certain idéal du juge « bouche de la loi » devant respecter l’obligation morale sédimentée dans la loi et fondée sur une certaine compréhension de l’intérêt de l’enfant. D’un autre côté, l’instance intérieure qui l’interroge et qui la juge semble présumer qu’elle peut agir autrement en ne prenant pas une décision injuste et cruelle pour cette maman vulnérable et en répondant à son appel. Nourrie par son sentiment de culpabilité, cette instance établit en fait un lien direct entre ce que la juge doit faire et ce qu’elle peut faire. Tout se passe comme si le sentiment de culpabilité qui s’exprimait en elle rappelait à la juge Mafalda qu’elle était libre et qu’elle pouvait faire autrement. Or, le pouvait-elle vraiment[91] ?

2.2.2 La décision de la juge Mafalda : un acte phronétique impossible

Dans le cas d’admissibilité à l’adoption sur lequel la juge Mafalda a à statuer, la norme morale sédimentée dans la loi, qui impose de respecter l’intérêt de l’enfant, se heurte à la situation particulière et concrète d’une famille dont la vulnérabilité s’est paradoxalement accrue depuis son entrée au Canada et que l’acte de la juge va achever de disloquer. La juge Mafalda est donc face à un réel dilemme éthique : soit elle concrétise la norme morale institutionnalisée et assume, au nom de l’intérêt de l’enfant, la violence faite aux parents, et tout particulièrement à la mère ; soit elle ne met pas en oeuvre les règles de droit civil au nom de sa compassion pour les parents et ne respecte pas ainsi son devoir juridique et déontologique[92].

Afin de dénouer ce dilemme, la philosophie de Paul Ricoeur nous inviterait alors à recourir à ce qu’il appelle la sagesse pratique. Prenant sa source dans la phronèsis aristotélicienne[93], cette sagesse pratique « consiste […] à inventer les comportements justes appropriés à la singularité des cas[94] » et même, plus précisément, « à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude[95] en trahissant le moins possible la règle[96] ».

En outre, puisque la sagesse pratique est une capacité de délibération qui permet de déterminer le comportement approprié dans les cas où la norme entre en opposition avec la singularité des cas, cette capacité de délibération est d’autant mieux exercée par les femmes ou hommes d’expérience. Paul Ricoeur, dans sa réappropriation de la phronèsis, n’insiste pas sur cette qualité de la personne qui peut faire oeuvre de sagesse pratique. Hans-Georg Gadamer, en revanche, développe ce point[97]. La personne d’expérience est celle qui possède une vue d’ensemble, un vaste champ de vision. Elle ne possède pas un savoir qu’elle n’aurait qu’à appliquer et qui refuserait d’être remis en question. La personne d’expérience est plutôt celle qui a appris de ses expériences passées et qui sait qu’elle pourra tirer de ses prochaines expériences un savoir meilleur. Elle « sait que de nouvelles expériences pourront toujours l’amener à voir les choses autrement, à élargir ou déplacer son horizon[98] ».

Or, la juge Mafalda est bien cette femme d’expérience qui, comme avocate puis comme juge, agit, depuis 35 ans « comme intervenante judiciaire auprès des jeunes en difficulté et leur famille » (par. 4). C’est ainsi qu’elle s’est présentée au tout début de son récit. Or, pourquoi, alors, malgré sa longue expérience, ressent-elle un tel « sentiment d’impuissance » (par. 5) face à cette situation particulière ? Pourquoi se sent-elle incapable de mobiliser toute son expérience pour dénouer le conflit auquel elle fait face en faisant oeuvre de sagesse pratique ?

Des éléments de réponse à cette question peuvent peut-être être trouvés dans l’ouvrage de Paul Ricoeur Soi-même comme un autre, où, à la neuvième étude, il part de la tragédie et plus particulièrement de l’Antigone de Sophocle. Dans ce récit, se trouve en effet illustrée cette confrontation entre la loi morale institutionnalisée et une situation concrète où l’application de cette loi se fait aux dépens du respect des personnes.

Selon la loi décrétée par son oncle Créon, nouveau souverain de Thèbes, le frère d’Antigone, Polynice, du fait de sa traîtrise envers la cité, n’aurait pas droit à une sépulture. Toutefois, Antigone, face à la loi, défend ce qu’elle considère comme juste : le droit de toute personne, son frère notamment, à avoir une sépulture.

Face à cette situation, Paul Ricoeur parle ici de sagesse tragique plutôt que pratique. Pourquoi ? Parce que les personnages du roman de Sophocle ne sont pas véritablement libres de leurs choix. Ils sont plutôt au service de grandeurs spirituelles qui les dépassent, de Dieux qui ont déjà noué leur destin. Paul Ricoeur fait également valoir combien Créon et Antigone sont tous les deux limités par leur étroitesse de vues : « Pour Créon, […] l’opposition ami-ennemi est enfermée dans une catégorie politique étroite et ne souffre ni nuance, ni exception ». Quant à « la vision du monde d’Antigone », elle « n’est pas moins rétrécie […] ; seul compte le lien familial[99] ».

Nous pouvons nous demander si, à l’instar d’Antigone et de Créon, la juge Mafalda est réellement en mesure de faire oeuvre de sagesse pratique. Les cas d’Antigone et de la juge Mafalda mettent en effet de l’avant un présupposé essentiel de la sagesse pratique : la liberté. Or, dans un tel cas d’admissibilité à l’adoption, de quelle autonomie une juge de première instance comme la juge Mafalda dispose-t-elle vraiment pour inventer des solutions créatives ?

Dans le présent cas, les contraintes institutionnelles sont en effet très fortes, notamment, comme nous l’avons vu, au point de refouler l’imagination morale de la juge. Ces contraintes viennent baliser tout le chemin du processus de prise de décision. Pensons à la loi bien sûr, mais aussi et surtout à la jurisprudence très claire et à la preuve de la DPJ qui s’imposent à elle. Certes, aucune puissance divine à l’oeuvre ici, mais néanmoins un chemin juridique tout tracé faisant de l’acte de juger de la juge Mafalda un acte tragique face auquel sa compassion envers les parents, une des « ressources du sens éthique le plus originaire[100] », ne peut rien.

Au terme de son récit, il ne reste alors que la colère à la juge Mafalda qui doit accomplir son devoir juridique et déontologique, tout en assumant une décision judiciaire qu’elle trouve injuste et cruelle sur le plan éthique. D’ailleurs, au paragraphe 32, le dernier de son récit réflexif, ce sentiment de colère l’habite encore au moment où elle met en mots son vécu personnel. Comme pour ses sentiments de compassion, de culpabilité et d’impuissance, elle semble toujours avoir bien du mal à mettre de côté cette colère, « [l]’actualité des derniers mois au sujet du drame des migrants [la] ramen[ant] souvent à cette histoire », comme elle nous l’avait déjà dit au tout début de son texte (par. 5).

Dans le dernier paragraphe du récit, le sentiment de colère de la juge Mafalda s’exprime au travers de son constat des injustices que subissent les réfugiés sur le sol canadien, et bien sûr le père et la mère dont elle déclare la cadette admissible à l’adoption. Or, dans son récit, l’auteur de ces injustices s’avère un « nous » collectif, qui l’inclut bien sûr ainsi que ses lecteurs, mais qui semble s’étendre également à l’ensemble de la population canadienne et à ses institutions. En effet, la juge Mafalda parle, vers la fin du paragraphe 32, de l’accueil des migrants « dans notre pays », cette référence renvoyant d’ailleurs aux questions qu’elle se posait précédemment dans son récit sur l’accompagnement des parents réfugiés par le Canada, « [le] pays étranger qui les a accueillis avec la promesse d’un monde meilleur » (par. 24).

Au travers de ce recours au « nous », la culpabilité individuelle de la juge Mafalda, par le mouvement de sa colère, se transporte tout à coup au niveau collectif, comme si, pour elle, elle ne devait pas être la seule à porter le poids de la faute de sa décision injuste et cruelle. C’est un peu comme si, face à cette situation, elle nous disait : « Nous sommes tous coupables[101] ! » Or, de quoi sommes-nous coupables ?

Nous sommes tous coupables de la situation désastreuse des migrants dans notre pays, victimes de notre « fausse » compassion. Telle est, pour la juge Mafalda, notre faute à tous. Dans un dernier commentaire[102], en guise de conclusion, elle revient alors, une dernière fois, sur le sentiment de compassion qu’elle s’était déjà efforcée de définir au tout début de son texte. Après le retour, par le biais du récit réflexif, sur l’expérience douloureuse qu’a été pour elle l’acte de juger dans cette affaire d’admissibilité à l’adoption, un sens plus précis de la compassion s’impose à la juge Mafalda, une distinction très nette s’établissant d’ailleurs pour elle entre ce qui est de la compassion et ce qui n’en est pas.

Au final, dans la perspective bien précise qui est la sienne, « [l]a compassion est un sentiment noble qui peut nous amener à la générosité envers autrui ». Cependant, selon la juge Mafalda, cette générosité ne doit pas être éphémère : « [elle] doit […] être totale et se manifester par un soutien continuel pour partager la souffrance des personnes que l’on veut soutenir ». Or, tel n’est pas ce que nous faisons lorsque, au Canada, nous accueillons « des migrants dans notre pays sans s’assurer qu’ils ont un avenir meilleur que celui qu’ils ont fui », comme dans la situation du père et de la mère réfugiés pour qui cet engagement total et ce soutien continuel ont cruellement fait défaut. Dans ce cas, selon elle, et c’est ainsi que se conclut le récit de la juge Mafalda, cette « action ne vise qu’à soulager notre conscience… ce qui n’est pas de la compassion » (par. 32).

Conclusion

La juge Mafalda, au travers du récit réflexif qu’elle a rédigé dans le cadre des recherches sur la justice narrative, partage avec nous, ses lecteurs, l’expérience humaine complexe d’un acte de juger rendu difficile par les sentiments de compassion et de culpabilité qui l’habitent. Sa mise en intrigue, originale et authentique, nous permet, par un acte de lecture nourrie par la méthode de l’analyse narrative, de déployer les méandres de son monde intérieur lors de son délibéré douloureux où la décision juridique qu’elle doit prendre, soit déclarer une petite fille de 4 ans admissible à l’adoption, passe par une violence institutionnelle envers des parents vulnérables, une violence institutionnelle qu’elle incarne à leur égard en tant que juge en rompant, contre leur volonté, le lien de filiation qui les unit à leur cadette.

En donnant chair à son jugement par son récit réflexif, la juge Mafalda, dans la perspective propre de la justice narrative, nous révèle l’expérience herméneutique et éthique singulière qu’a été pour elle cet acte de juger.

Dans le processus de prise de décision qui est le sien, nous voyons tout d’abord la juge se saisir des textes de droit civil et de la situation factuelle qui lui est soumise en conformité avec la théorie officielle de l’interprétation qui lui prescrit « la manière de concevoir le phénomène de l’interprétation, [en lui fixant] les objectifs que, [en tant qu’interprète, elle] doit poursuivre [et en prévoyant] les moyens qu’[elle] peut ou doit utiliser de même que ceux qu’[elle] ne doit pas ou ne peut pas mettre en oeuvre[103] ». Dans ce processus herméneutique contraignant, cette théorie officielle de l’interprétation participe d’une tradition juridique qui détermine des précompréhensions et qui, au regard de la preuve qui est soumise, conduit la juge Mafalda à une mise en concordance facile des faits par rapport au droit et du droit par rapport aux faits[104].

Or, cette tradition juridique apparaît être celle du positivisme juridique qui agit, dans l’intériorité de la juge Mafalda, comme s’il était impossible de s’en distancier totalement[105]. Dans son récit, tout se passe comme si cette tradition opérait au sein même du processus herméneutique comme une théorie d’interprétation structurante que la juge fait sienne et qui guide de manière presque inconsciente sa compréhension des textes de loi et de la situation qu’elle a à juger, mais aussi d’elle-même en tant que juge. En effet, intérieurement, dans sa mise en récit, c’est ce rôle de « juge, bouche de la loi », objectif et neutre, qu’elle se répète devoir endosser certes dans la rédaction de son jugement qui doit répondre aux trois questions juridiques qui lui sont posées mais aussi dans sa relation avec les parties, en adoptant la posture d’une juge forte, émotivement distante, capable de réaliser une neutralisation d’elle-même et d’annoncer des décisions difficiles dans le face-à-face avec les parties.

Dès lors, à partir du récit de la juge Mafalda, nous pouvons nous demander s’il y a vraiment lieu d’opposer les deux théories du droit que sont le positivisme juridique et l’herméneutique juridique. Le positivisme juridique, en tant que théorie du droit dominante devenue une tradition d’interprétation dans la discipline du droit, ne participe-t-il pas d’un processus herméneutique plus large où le juriste saisit la globalité du cas, et lui-même, à partir des précompréhensions de cette tradition ?

En fait, dans le récit de la juge Mafalda, au cours du processus de l’acte de juger, le problème surgit dès lors que la tradition du positivisme juridique l’interpelle. La juge se retrouve à la mettre en question lorsqu’elle réalise que cette tradition ne fait plus d’elle un juge salvateur, mais plutôt un juge bourreau. Ses sentiments de compassion et de culpabilité agissent alors comme révélateurs de son insertion dans cette tradition juridique qui est la sienne et l’amènent à s’interroger. La scission entre éthique et droit que cette tradition du positivisme juridique consacre fait-elle véritablement sens face au visage de « la maman » ? L’acte de juger peut-il et doit-il faire fi de toute préoccupation éthique ?

Par la démarche de la justice narrative, au travers du récit de la juge Mafalda, l’acte de juger se donne donc à voir sous un jour nouveau : un acte où le juge est un interprète et un acteur impliqué dans une situation humaine de conflit au coeur de laquelle il doit faire advenir, avec sa raison et ses émotions, le sens de la loi face aux visages des justiciables, tout en assumant les impacts positifs et négatifs de cette concrétisation. L’acte de juger se révèle alors comme une expérience à la fois herméneutique et éthique où la compréhension et l’interprétation des textes s’accomplissent dans une relation toujours singulière à soi, aux autres et aux institutions.

Cependant, le juge, dans le récit de la juge Mafalda, apparaît aussi comme un interprète et un acteur sous contrainte. En effet, lorsque le sens de la loi est déjà très précisément mis en oeuvre par la jurisprudence et lorsque la preuve est déjà parfaitement configurée par les parties au regard de cette signification attendue, il est bien difficile pour le juge de se sentir libre et de rendre justice en faisant oeuvre de sagesse pratique par une dialectique fine entre les faits et le droit.

D’ailleurs, dans la situation de la juge Mafalda, cet acte phronétique apparaît d’autant plus impossible que les règles de droit civil relatives à l’admissibilité à l’adoption pour « abandon objectif » s’inscrivent, au Québec, dans un processus institutionnel plus large marqué par une certaine ambiguïté quant à la protection des enfants nés de parents souffrant de graves incapacités parentales : « il poursuit simultanément un objectif conventionnel de protection par le biais du placement en famille d’accueil, et un objectif d’adoption[106] » par ces mêmes familles, comme dans le cas de la cadette de la famille de réfugiés. En fait, si, au terme de son récit, la juge Mafalda dénonce le manque de compassion institutionnelle à l’égard des migrants, cette dénonciation semble aussi avoir lieu d’être à l’égard des parents vulnérables, que sont le père et la mère réfugiés à qui elle retire leur petite fille.

En tout cas, au terme de cette analyse narrative du récit réflexif de la juge Mafalda, cette démarche propre à la justice narrative nous permet de comprendre à quel point il peut être difficile, en tant que juge, de dire le droit et, surtout, de le faire advenir. Contrairement à ce que la modernité juridique a pu nous faire croire, l’acte de juger ne peut se réduire à un acte de la raison juridique. C’est au coeur des sentiments et des émotions des êtres humains que cette dernière doit faire son chemin pour se concrétiser dans une décision de justice… ou d’injustice.