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Le régime d’indemnisation des victimes d’actes criminels est une fenêtre sur la société québécoise. Si l’on frotte le givre qui s’y colle, on verra avec plus de clarté les préjugés sur les femmes qui y vivent et la manière dont ils enraient leurs demandes d’indemnisation. Tantôt, on rejette celle d’une victime de violence conjugale parce qu’elle a offert de l’alcool à son conjoint. Tantôt, on élimine celle d’une travailleuse du sexe violée et battue jusqu’à l’évanouissement parce qu’elle aurait accepté les « risques du métier ». Dans d’autres cas, on refuse la demande d’indemnisation d’une victime d’agression sexuelle parce que son agresseur pourrait, dans un procès criminel hypothétique, soulever une défense de croyance sincère mais erronée au consentement. Et, en amont, on supprime toute demande provenant de victimes de pornographie juvénile, de harcèlement criminel, de traite de personnes et de proxénétisme parce que ces crimes ne sont tout simplement pas couverts par le régime. La Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels (LIVAC) aura bientôt 50 ans[1]. L’âge se fait sentir.

Le présent article propose une incursion dans la jurisprudence des dernières décennies relative à la LIVAC en prêtant attention particulièrement à la condition des victimes de violences sexuelles ou conjugales. L’objectif est de déceler les failles dans la structure juridique du régime québécois d’indemnisation et de proposer des pistes de solution pour mieux répondre aux besoins des victimes. Je dois, certes, saluer les efforts de la Direction de l’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) pour mieux traiter ces victimes[2] et les mesures qu’elle a mises en place[3] à la suite du rapport choquant de la Protectrice du citoyen paru en 2016[4]. Certaines des victimes données en exemple tout au long de ce texte seraient sûrement mieux traitées aujourd’hui, à la suite des changements apportés au régime d’indemnisation. Cependant, ces efforts sont insuffisants. D’une part, si l’adoption de politiques internes par la Direction de l’IVAC est un pas dans la bonne direction, le risque qu’elles disparaissent — à l’occasion d’un changement de direction ou de gouvernement — est trop grand pour ne pas les incorporer directement dans la LIVAC. D’autre part, plusieurs améliorations souhaitées sont hors de la portée de la Direction de l’IVAC et nécessitent une modification de la LIVAC. Cet article porte ici un regard lucide sur les bons coups et les manques à gagner du régime d’indemnisation.

Cette étude porte sur l’architecture de la LIVAC. Elle retrace les éléments de la structure de cette loi qui peuvent empêcher une victime de violence sexuelle ou conjugale de recevoir l’aide financière dont elle a besoin en raison du crime qu’elle a subi[5]. Sur le plan méthodologique, j’ai réalisé cette étude en analysant la LIVAC et ses règlements, leurs homologues des autres provinces canadiennes, la jurisprudence afférente à la LIVAC publiée depuis son entrée en vigueur en 1972, les décisions de la Direction de l’IVAC répertoriées dans l’ouvrage L’indemnisation des victimes d’actes criminels : une analyse jurisprudentielle[6], la doctrine traitant du sujet, les directives internes et les publications récentes de la Direction de l’IVAC ainsi que des conversations avec des victimes de violences sexuelles ou conjugales ayant vécu le processus de demande d’indemnisation auprès de la Direction de l’IVAC. Ultimement, cet article met en relief les embûches que peuvent rencontrer les victimes, indépendamment de leur nombre ; il ne propose donc pas d’étude quantitative sur le traitement des dossiers par le gouvernement et les tribunaux, mais bien une analyse de la structure du régime d’indemnisation. Pour faire le point sur la situation, j’emploie la jurisprudence comme un outil pour révéler et illustrer l’état de la LIVAC.

Cette explication méthodologique invite à préciser que le problème dénoncé dans cet article a ainsi potentiellement une plus grande ampleur que ce que suggère le nombre de décisions répertoriées. En effet, la vaste majorité des décisions rendues dans le contexte de l’indemnisation des victimes d’actes criminels ne sont pas publiques. Cet article n’est peut-être donc que la pointe de l’iceberg. Les décisions consultées proviennent principalement du Bureau de la révision administrative de la Direction de l’IVAC et du Tribunal administratif du Québec. Pour résumer le processus de demande[7], une victime dépose d’abord sa demande d’indemnisation à la Direction de l’IVAC[8]. Si elle obtient une réponse négative, elle peut en réclamer la réévaluation auprès du Bureau de la révision administrative[9]. Une décision négative peut subséquemment être contestée devant le Tribunal administratif du Québec[10], dont la décision est soumise au régime du contrôle judiciaire[11]. Au sein de ce processus, la vaste majorité des décisions sont donc rendues par la Direction de l’IVAC à l’occasion du premier examen. Ces décisions ne sont pas publiques, pas plus que celles du Bureau de la révision administrative. Pour leur part, les décisions des tribunaux, puisqu’elles sont publiques, ont servi d’assisses à cet article. Or, le nombre de décisions émanant des tribunaux n’est pas représentatif de l’ampleur du problème, car les victimes, par manque de ressources, contestent rarement une décision devant un tribunal. La jurisprudence à laquelle j’ai eu accès n’est donc que la partie visible d’un problème plus large. Une recherche empirique parmi les dossiers confidentiels serait nécessaire pour quantifier son ampleur.

Afin de cartographier les problèmes du régime actuel, cet article part de la prémisse qu’une victime d’acte criminel devrait recevoir une aide de l’État. Il ne vise pas à défendre la justesse morale de cette prémisse, mais cherche plutôt à circonscrire les lacunes du système d’indemnisation une fois que l’on accepte cette prémisse en ce qui concerne les victimes de violences sexuelles ou conjugales[12]. En nous intéressant particulièrement aux violences sexuelles et conjugales, nous devons respecter deux principes : l’égalité de genre et l’équité entre les classes de victimes. Cette prémisse et ces principes guideront mes réflexions sur la LIVAC.

Cette enquête donne ainsi lieu à un article qui contribuera à la littérature universitaire actuelle en mettant au point de nouvelles critiques (l’importance de la mens rea dans l’évaluation de la demande[13]), en approfondissant des critiques déjà soulevées (la timidité de la liste des crimes inscrits dans l’annexe de la LIVAC[14] ; l’interprétation de la notion de faute lourde[15]) et en actualisant certaines discussions au regard des modifications de la LIVAC adoptées en 2013 (le délai de production d’une demande, traité comme un délai de prescription par la Direction de l’IVAC[16]). En réalité, cet article s’adresse principalement à toute personne — universitaire, législateur ou législatrice, activiste ou autre — souhaitant comprendre les lacunes du régime d’indemnisation des victimes d’actes criminels afin de réformer la LIVAC. À cet égard, la mise en évidence de failles et la proposition de solutions arrivent en temps opportun puisque le gouvernement québécois a annoncé son intention de réformer le régime d’indemnisation[17]. Cet article saura aussi intéresser toute victime ou encore tout·e avocat·e qui veut s’informer sur les difficultés éventuelles pouvant survenir à l’occasion d’une demande d’indemnisation.

Cet article se divise en quatre parties qui correspondent chacune à une faille de la LIVAC. La première partie critique le fait qu’une demande d’indemnisation puisse être rejetée si l’agresseur d’une victime de violence sexuelle est en mesure, hypothétiquement, de soulever une défense de croyance sincère mais erronée au consentement. La deuxième partie met en relief les nombreux crimes oubliés par le régime d’indemnisation. La troisième partie expose la manière dont la notion de faute lourde contribue parfois à perpétuer des stéréotypes sexistes causant le rejet de demandes d’indemnisation. Enfin, la quatrième partie révèle que le délai de production d’une demande de deux ans est incompatible avec la réalité de la majorité des victimes de violences sexuelles ou conjugales. Une solution sera proposée pour répondre à chacune de ces critiques.

1 La définition du crime : nier le préjudice selon l’intention de l’agresseur

Pour recevoir une indemnisation en vertu de la LIVAC, une victime doit prouver la survenance d’un crime. Cette démonstration doit être faite à la Direction de l’IVAC seulement ; une déclaration de culpabilité par un tribunal n’est pas nécessaire[18]. L’événement doit alors correspondre à la description d’une infraction au Code criminel[19], ce qui nécessite autant la présence de l’actus reus que de la mens rea d’une infraction criminelle. Cette exigence pose problème dans certains dossiers où la demanderesse est victime d’un geste violent portant atteinte à sa personne, mais où la Direction de l’IVAC rejette la demande d’indemnisation sur la base que la victime, bien qu’elle ait établi l’actus reus du geste violent, n’aurait pas démontré la mens rea. Une victime ayant éprouvé des souffrances physiques et psychologiques à la suite d’une atteinte à sa personne se retrouve alors sans aide financière. Cette particularité de la LIVAC est problématique dans la mesure où elle l’empêche d’atteindre son objectif d’indemnisation des victimes de violences sexuelles ou conjugales.

Ce problème concerne principalement les victimes d’agression sexuelle. Dans ce cas précis, la demanderesse doit démontrer l’actus reus, soit le contact sexuel sans consentement, ainsi que la mens rea, c’est-à-dire l’intention de se livrer à ce contact tout en sachant que la victime n’y a pas consenti ou bien en faisant preuve d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à cet égard[20]. La Direction de l’IVAC refuse alors d’indemniser une demanderesse si elle croit qu’une défense de croyance sincère mais erronée au consentement pourrait être soulevée de sorte à empêcher de prouver, sur la base de la prépondérance des probabilités, la mens rea.

Cela a été le cas dans la décision I.M. c. Procureure générale du Québec. Dans ce dossier, la victime était consentante aux premiers baisers mais pas aux touchers qui s’en étaient suivis. La Direction de l’IVAC a rejeté sa demande d’indemnisation considérant qu’elle n’aurait pas été victime d’un acte criminel[21]. Le décideur du Tribunal administratif du Québec met en relief que, lors des touchers, la victime n’a rien dit et ne s’est pas retirée. Il conclut que « monsieur B. L. pouvait sincèrement croire que [la requérante] consentait aux attouchements » de sorte que la mens rea soit absente[22]. L’indemnisation ne peut donc pas être accordée, car il n’existe « aucune preuve prépondérante qu’il y a eu un acte criminel perpétré à l’endroit de la requérante[23] ». Cela étant, le Tribunal souligne la sincérité et l’aplomb de la requérante[24].

Une défense de croyance sincère mais erronée au consentement peut également être soulevée dans le contexte du commerce du sexe. Imaginons une personne prostituée dont le consentement à un acte sexuel est invalide puisqu’il a été obtenu sous la contrainte par son proxénète. En présence de ses clients, elle semble consentir, et ne révélera pas son exploitation de peur d’être battue par son proxénète[25]. Le client a donc une croyance sincère mais erronée au consentement. Or, l’actus reus de l’agression sexuelle est présent : la victime subit un acte sexuel non consentant. Se voyant imposer un tel acte possiblement plusieurs fois par jour pendant plusieurs années, la personne prostituée souffre alors d’un préjudice imposant, et ce, que le client ait une intention maligne ou non. S’il fallait suivre le raisonnement de l’affaire I.M. c. Procureure générale du Québec, la Direction de l’IVAC devrait refuser l’indemnisation.

Pourtant, rejeter une demande d’indemnisation en raison de l’absence de mens rea alors que l’actus reus est démontré[26] constitue un problème, principalement pour trois raisons.

Premièrement, la LIVAC établit un régime dont l’objet consiste essentiellement à indemniser des citoyen·nes pour des atteintes violentes à leur intégrité physique dans une optique de solidarité sociale[27]. Cette loi veut aider financièrement les victimes de ces atteintes violentes à reprendre le cours normal de leur vie en remboursant, par exemple, leur thérapie. La souffrance qui résulte d’un préjudice corporel s’impose aux victimes, peu importe l’existence ou non d’une mens rea. Subir l’actus reus d’une agression sexuelle, sans mens rea, signifie endurer un attouchement de nature sexuelle en l’absence de consentement[28]. Cet actus reus constitue une invasion importante du corps de la victime qui a des conséquences bien réelles sur sa vie. Les répercussions potentiellement considérables d’un tel événement sur la vie professionnelle ou étudiante des victimes se font sentir, que la mens rea de l’agresseur puisse être démontrée ou non. Cela est sans compter la nécessité de thérapies dont le coût, sans aide financière, peut facilement avoir un effet dissuasif. Toute personne ayant subi une violence sexuelle devrait, afin de remplir l’objectif de la loi, être admissible à l’indemnisation accordée par la LIVAC puisqu’elle vit les conséquences d’un tel acte sans égard à l’intention criminelle de l’agresseur. Au final, peut-être devrait-on parler d’un régime d’indemnisation des personnes victimes d’atteintes violentes à leur intégrité physique plutôt que d’actes criminels au sens strict.

Deuxièmement, la défense de croyance sincère mais erronée au consentement ne sert pas son objectif lorsqu’elle est reprise de sorte à rejeter une demande d’indemnisation. Cette défense n’a pas pour objet de nier l’existence d’un préjudice découlant de l’imposition d’un acte sexuel. Elle existe plutôt pour s’assurer qu’un accusé ne sera pas puni indûment s’il n’avait pas d’intention criminelle, ou encore une insouciance ou un aveuglement volontaire le rendant tout autant coupable. Dans les mots de la Cour suprême du Canada, interdire la défense de croyance sincère mais erronée au consentement « donnerait lieu à l’injustice que constituerait le fait de déclarer coupable[s] des personnes moralement innocentes[29] ». Cette défense pourrait peut-être même être utilisée pour nier la faute civile. Cependant, soulever avec succès une défense de croyance sincère mais erronée au consentement n’enlève rien au fait que la victime n’a pas consenti à l’acte sexuel et a subi un préjudice — le nom de cette défense explicite justement que la croyance à l’existence du consentement est erronée. Le régime d’indemnisation doit prendre acte du préjudice corporel subi, qu’importe l’absence de responsabilité criminelle de celui qui a causé le préjudice.

Troisièmement, la cohérence commande d’incorporer au contexte des violences sexuelles ou conjugales le raisonnement derrière les mécanismes de la LIVAC qui, à certains moments, mettent de côté l’intention criminelle pour s’intéresser uniquement au préjudice subi par les victimes. En effet, dans le cas où l’agresseur serait criminellement non responsable en raison de troubles mentaux, la LIVAC prévoit que le régime présume de sa capacité à former un dessein criminel de manière à permettre l’indemnisation. En d’autres mots, l’incapacité d’une personne à concevoir un dessein criminel ne devrait pas empêcher sa victime de recevoir une indemnisation :

14. Une personne légalement incapable de former un dessein criminel est censée, pour l’application de la présente loi, avoir la capacité de former un tel dessein.

14. Every person legally incapable of forming criminal intent is, for the application of this Act, considered capable of forming such an intent[30].

Cette disposition suggère que l’intention des parlementaires était de distinguer le potentiel d’emprisonnement de l’agresseur de l’objectif d’indemniser les victimes d’actes violents. Le régime d’indemnisation doit donc plutôt s’intéresser à l’état des victimes. Comme l’expliquent Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, le régime d’indemnisation s’applique « [p]eu importe également la capacité mentale de l’auteur de l’infraction. L’aliénation mentale de l’agresseur n’affecte donc aucunement les droits de la victime. Celui qui est légalement incapable de former un dessein criminel par défaut d’âge ou insanité est présumé, aux fins d’application de la loi, avoir eu cette capacité[31] ». Cette attention portée aux conséquences d’une violence plutôt qu’à l’intention criminelle devrait s’étendre au-delà de la seule notion de capacité à former un dessein criminel pour s’appliquer aux défenses niant la mens rea.

En somme, l’indemnisation des victimes de violences sexuelles ne doit s’intéresser qu’aux conséquences de cet acte sexuel non consentant. Elle doit faire fi de la défense de croyance sincère mais erronée au consentement qui sert à réfuter la mens rea afin d’éviter de condamner des personnes innocentes. Cette défense n’existe pas pour nier le préjudice corporel subi par les victimes et leur refuser l’aide dont elles ont besoin.

Recommandation no 1 – Remplacer, au paragraphe a de l’alinéa 1 de l’article 3 de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, la mention que la victime doit être tuée ou blessée en raison d’un acte ou d’une omission d’une autre personne et se produisant « à l’occasion ou résultant directement de la perpétration d’une infraction dont la description correspond aux actes criminels énoncés à l’annexe de la présente loi » par la mention que le régime d’indemnisation couvre l’acte ou l’omission d’une personne se produisant « à l’occasion ou résultant directement d’un événement dont la description correspond à l’actus reus d’un acte criminel énoncé dans l’annexe de la présente loi ».

2 L’annexe : traiter des crimes avec indifférence

La LIVAC prévoit que tous les crimes ne sont pas sujets à indemnisation. Pour ce faire, elle dresse la liste, dans une annexe, des crimes couverts par le régime[32]. Toute infraction criminelle qui n’y est pas inscrite ne peut pas donner lieu à une indemnisation[33]. Cela pose problème pour les victimes de violences sexuelles ou conjugales puisqu’une partie importante des crimes qu’elles peuvent subir ne sont pas mentionnés dans cette annexe. L’objet de cette section est d’exposer les lacunes de l’annexe de la LIVAC et de relever les crimes dont l’inclusion serait la bienvenue pour tenir compte des formes que peuvent prendre les violences sexuelles ou conjugales.

2.1 Le contenu de l’annexe

D’abord, notons que l’annexe de la LIVAC comprend les infractions incontournables dans le cas des violences sexuelles ou conjugales[34] :

  • Art. 229 C.cr. Meurtre

  • Art. 234 C.cr. Homicide involontaire coupable

  • Art. 266 C.cr. Voies de fait

  • Art. 267 C.cr. Agression armée ou infliction de lésions corporelles

  • Art. 268 C.cr. Voies de fait graves

  • Art. 269 C.cr. Infliction illégale de lésions corporelles

  • Art. 271 C.cr. Agression sexuelle

  • Art. 272 C.cr. Agression sexuelle armée

  • Art. 273 C.cr. Agression sexuelle grave

Cette liste contient également des gestes de violences sur les personnes mineur·es, des tentatives de blesser ainsi que la séquestration et l’enlèvement :

  • Art. 153 C.cr. Exploitation sexuelle (enfant âgé de 16 à 18 ans)[35]

  • Art. 155 C.cr. Inceste

  • Art. 215 C.cr. Omettre de fournir les choses nécessaires à l’existence

  • Art. 218 C.cr. Abandon d’enfant

  • Art. 239 C.cr. Tentative de meurtre

  • Art. 244 C.cr. Décharger une arme à feu dans l’intention de blesser, etc.

  • Art. 245 C.cr. Administrer une substance délétère

  • Art. 246 C.cr. Vaincre la résistance à une infraction (inclut la drogue du viol)

  • Art. 247 C.cr. Pose de trappes causant des lésions corporelles

  • Art. 279 C.cr. Séquestration ou enlèvement

  • Art. 423 C.cr. Intimidation[36]

Cependant, de nombreuses infractions pouvant survenir dans un contexte de violences sexuelles ou conjugales sont manquantes[37] :

  • Art. 151 C.cr. Contacts sexuels (enfant de moins de 16 ans)[38]

  • Art. 152 C.cr. Incitation à des contacts sexuels (enfant de moins de 16 ans)[39]

  • Art. 153.1 C.cr. Incitation à des contacts sexuels alors qu’en situation d’autorité (personne avec déficience mentale ou physique)[40]

  • Art. 160 C.cr. Bestialité[41]

  • Art. 162 C.cr. Voyeurisme[42]

  • Art. 162.1 C.cr. Publication non consentie d’une image intime[43]

  • Art. 163.1 (2) C.cr. Production de pornographie juvénile[44]

  • Art. 163.1 (3) C.cr. Distribution de pornographie juvénile[45]

  • Art. 163.1 (4) C.cr. Possession de pornographie juvénile[46]

  • Art. 170 C.cr. Parent entremetteur[47]

  • Art. 172 C.cr. Corruption d’enfants[48]

  • Art. 172.1 C.cr. Leurre pour faciliter la perpétration d’une infraction sexuelle (enfant)[49]

  • Art. 172.2 C.cr. Entente pour faciliter la perpétration d’une infraction sexuelle (enfant)[50]

  • Art. 173 (1) C.cr. Action indécente dans un endroit public[51]

  • Art. 173 (2) C.cr. Exhibitionnisme (devant enfant de moins de 16 ans)[52]

  • Art. 174 C.cr. Nudité

  • Art. 175 C.cr. Troubler la paix[53]

  • Art. 177 C.cr. Rôder la nuit autour d’une maison d’habitation

  • Art. 184 C.cr. Interception de communications privées

  • Art. 244.1 C.cr. Décharger un pistolet à vent dans l’intention de blesser, etc.[54]

  • Art. 244.2 C.cr. Décharger une arme à feu en direction l’un lieu habité, etc.

  • Art. 264 C.cr. Harcèlement criminel[55]

  • Art. 264.1 C.cr. Menaces[56]

  • Art. 273.3 C.cr. Passage d’enfants à l’étranger (notamment pour commettre des violences sexuelles)[57]

  • Art. 279.01 C.cr. Traite d’une personne[58]

  • Art. 279.011 C.cr. Traite d’une personne mineure[59]

  • Art. 279.03 C.cr. Rétention de documents en vue de la traite d’une personne

  • Art. 280 C.cr. Enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans[60]

  • Art. 281 C.cr. Enlèvement d’une personne âgée de moins de 14 ans[61]

  • Art. 282 C.cr. Enlèvement en contravention avec une ordonnance de garde[62]

  • Art. 283 C.cr. Enlèvement par un parent ou équivalent[63]

  • Art. 286.1 C.cr. Obtention de services sexuels moyennant une rétribution

  • Art. 286.2 C.cr. Avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels

  • Art. 286.3 C.cr. Proxénétisme[64]

  • Art. 293.1 C.cr. Mariage forcé

Pour couvrir l’ensemble des violences sexuelles ou conjugales, la LIVAC devrait englober l’entièreté de ces crimes.

2.2 Les infractions ignorées

Parmi ces omissions, celle qui touche le plus les victimes de violences conjugales est sans doute celle du harcèlement criminel (art. 264 C.cr.). En effet, en l’absence de contact physique, les victimes ne sont habituellement pas protégées par les infractions d’agression sexuelle et de voies de fait. Alors qu’elles subissent des violences psychologiques et des violences physiques indirectes, leur situation est généralement couverte par l’infraction de harcèlement criminel.

Dans la décision L.B. c. Québec (Procureur général), un voisin harcèle sexuellement la victime[65]. Il se masturbe sur le portique de la victime ou à l’intérieur de chez lui d’une manière à ce qu’elle puisse le voir[66]. Il lui offre de l’argent en échange de relations sexuelles[67]. Il épie ses moindres faits et gestes lorsque la victime est à son domicile ou dans le voisinage[68]. La victime manifeste alors des troubles psychologiques, de l’anxiété et doit recourir à des intervenant·es psychosociaux ainsi qu’à la médication[69]. La Direction de l’IVAC refuse d’indemniser la victime au motif que le harcèlement criminel n’est pas inclus dans l’annexe de la LIVAC, décision que confirme le Tribunal administratif du Québec en 2015[70]. Notons aussi que l’infraction de nudité (art. 174 C.cr.), qui aurait pu s’appliquer ici, ne figure pas non plus dans l’annexe.

Pour un exemple de violences conjugales sans violences physiques directes, examinons la décision C.D. c. Québec (Procureur général)[71]. Dans ce dossier, le conjoint exerce sur la victime une violence psychologique intense : crises de colère, vacarme, hurlements, cris, lancement d’objets, bris d’objets, menaces, insultes, intimidation, dénigrement, etc.[72]. La victime éprouve peu à peu un problème d’anxiété chronique et des lacunes de mémoire, fait de nombreuses crises d’angoisse et tombe en dépression en raison de la violence conjugale[73]. Or, puisque « aucun des actes reprochés ne fait état de voie de fait à l’endroit de la requérante », le Tribunal administratif du Québec considère que la situation de la victime n’est pas couverte par l’annexe de la LIVAC et refuse l’indemnisation en 2010[74]. En effet, les seules infractions[75] pouvant englober cette violence psychologique sont celles de harcèlement criminel et de menaces (art. 264.1 C.cr.)[76], toutes deux absentes de l’annexe. La LIVAC offre donc peu d’avenues pour les victimes de violence conjugale en l’absence d’une agression sexuelle ou de voies de fait[77].

Inclure les menaces dans l’annexe permettrait d’ailleurs d’intégrer plus largement les violences conjugales au-delà du harcèlement criminel[78]. Dans la décision S.P. c. Québec (Procureur général), un conjoint menace son épouse de la tuer[79]. Soupçonnant une relation avec un autre homme alors qu’il est à l’étranger, l’époux appelle la victime à répétition pendant 10 jours[80]. Dès le premier jour des menaces, la Sûreté du Québec recommande à la victime de quitter son domicile pour la journée. Précisons que l’époux avait demandé au service de police d’arrêter la victime parce qu’elle aurait commis un adultère et, devant son refus, a expliqué à la police qu’il enverrait ses amis s’occuper de la situation[81]. Les appels et les menaces se poursuivent jusqu’à l’arrestation de l’époux à son retour à l’aéroport[82]. Celui-ci dit même à la victime que « ça ne lui faisait rien de la tuer même s’il devait faire de la prison, et que les enfants comprendraient un jour[83] ». Ces menaces ne sont que la pointe de l’iceberg, puisque l’époux éclate souvent de colère et a déjà séquestré la victime à l’aide d’une arme dans le passé alors que le couple se trouvait en Tunisie[84]. Ce dernier épisode ne peut cependant pas être considéré par la Direction de l’IVAC puisque le régime d’indemnisation ne compense que les blessures ou les décès survenus au Québec[85]. Elle ne peut alors que se pencher sur les menaces de mort (et leur répétition dans la mesure où cela constituerait du harcèlement criminel). Or, comme nous l’avons vu, de telles menaces ne font pas partie de l’annexe de la LIVAC. La Direction de l’IVAC rejette ainsi la demande et le Tribunal administratif du Québec confirme cette décision en 2013[86].

Si les décisions dans les affaires C.D. et S.P. illustrent la nécessité d’inclure dans l’annexe les infractions de harcèlement criminel et de menaces, elles permettent également de relever un problème dans l’administration actuelle de la LIVAC, soit le traitement de l’infraction d’intimidation au sens de l’article 423 du Code criminel, qui est incluse dans l’annexe. Dans les deux dossiers, le Tribunal administratif du Québec conclut que cet article ne peut pas s’appliquer puisqu’il relève d’une partie du Code criminel qui ne concernerait que les relations contractuelles ou de commerce[87]. Or, conclure que l’article 423 n’est pas valable dans les contextes de violence conjugale semble constituer une erreur de droit. En effet, dans de nombreux dossiers criminels de violences conjugales ou sexuelles, des personnes sont accusées et parfois déclarées coupables de l’infraction de l’article 423, soit d’intimidation dans le but de forcer une personne à faire ou à s’abstenir de faire quelque chose, sans que l’on s’inquiète de la partie du Code criminel dans laquelle l’infraction se trouve[88]. La Direction de l’IVAC devrait prendre acte que les tribunaux permettent l’application de l’article 423 à ce type de contextes.

Certaines lacunes de l’annexe de la LIVAC s’expliquent en outre du fait que la liste n’a jamais été mise à jour au regard des nouvelles technologies mises au point depuis son adoption durant les années 70. La dernière modification de l’annexe remonte à 1985 alors que l’inceste y était ajouté[89]. Sur le plan des infractions facilitées par les avancées technologiques, pensons notamment aux infractions de voyeurisme (art. 162 C.cr.) ainsi que de production et de distribution de pornographie juvénile (art. 163.1 C.cr.) qui prennent aujourd’hui une ampleur difficilement imaginable à une ère où Internet n’existait pas et où l’enregistrement vidéo, surtout à l’insu des personnes ciblées, n’était pas si aisé. Le cas d’une mère et de ses deux enfants, qui s’étend sur presque toute cette décennie, illustre bien le potentiel invasif des technologies contemporaines[90].

En décembre 2018, la mère en question trouve dix caméras dissimulées dans l’ensemble de la maison par son conjoint ainsi qu’une clé USB contenant des montages vidéo : « [Ces vidéos] me montraient moi, ou ma fille, nues sous une forme ou sous une autre, en train de nous vêtir ou de nous dévêtir […] Il y avait aussi des vidéos de nous [son conjoint et elle] en train de faire l’amour ensemble[91]. » Ces vidéos remontent jusqu’en 2010. Depuis la découverte, le conjoint, qui n’est pas le père des enfants, a été arrêté et accusé de voyeurisme ainsi que de production et de possession de pornographie infantile. La mère et la fille ont éprouvé une grande anxiété et eu un sentiment paranoïaque à l’idée d’être encore épiées de la sorte, le fils a vécu durement la trahison d’un homme qui faisait office de figure paternelle, et la famille a finalement déménagé hors de cette maison. La Direction de l’IVAC a refusé la demande d’indemnisation de la mère puisque ces infractions ne sont pas listées dans l’annexe de la LIVAC. Lorsque la nouvelle a été révélée par la Société Radio-Canada, la ministre de la Justice, Sonia LeBel, a elle-même reconnu que « la liste des crimes pour lesquels une victime peut être indemnisée n’a pas été mise à jour […] Cette liste ne reflète pas l’évolution de la criminalité ces dernières 35 années[92]. »

En plus de son actualisation au regard de l’évolution de la criminalité, l’annexe de la LIVAC doit également être mise à jour par rapport à l’évolution du Code criminel. Les infractions relatives à la pornographie juvénile que je viens d’aborder n’ont d’ailleurs été incluses au Code criminel qu’en 1993. Je souligne en outre que l’infraction de publication non consentie d’une image intime (art. 162.1 C.cr.) n’est entrée en vigueur qu’en 2015. Voilà une infraction qui gagne en importance dans un monde où les réseaux sociaux et l’accessibilité aux téléphones intelligents multiplient la capacité des personnes de produire et de partager de telles images et les forums pour ce faire. Au chapitre du manque de suivi des mises à jour du Code criminel, notons de surcroît les ajouts comme la traite d’une personne en 2005 et d’une personne mineure en 2010 ainsi que l’infraction de proxénétisme entrée en vigueur en 2015.

Le régime d’indemnisation traite donc avec indifférence un nombre important de victimes d’actes criminels. Pour combler de tels manquements, je recommande d’abord d’inscrire dans l’annexe de la LIVAC l’ensemble des infractions criminelles manquantes couvrant les violences sexuelles et conjugales. Ces omissions, comme nous l’avons vu, laissent dans l’angle mort du régime d’indemnisation de nombreuses victimes d’actes criminels. Ces victimes ignorées ne se résument pas à des anecdotes découvertes au fil de la jurisprudence. Au Québec, le harcèlement criminel constitue plus de 4 800 infractions par année et les menaces de mort ou de lésions, au-delà de 15 000 infractions[93]. Les violences sexuelles sur des personnes mineur·es dépassent aussi l’anecdote : plus de 990 contacts sexuels par année, au-delà de 210 incitations à des contacts sexuels, près de 360 leurres d’enfant au moyen d’un ordinateur[94]. On a aussi répertorié 55 crimes de distribution non consentie d’images intimes dès la première année d’entrée en vigueur de cette infraction[95]. En somme, l’inclusion dans l’annexe des infractions couvrant des violences sexuelles ou conjugales discutées jusqu’à maintenant saura tenir compte de l’état de la criminalité au Québec.

Recommandation no 2 – Inclure dans l’annexe de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels toutes infractions pouvant survenir dans un contexte de violences sexuelles ou conjugales, notamment celles qui sont inscrites dans les articles 151, 152, 153.1, 160, 162, 162.1, 163.1, 170, 172, 172.1, 172.2, 173, 174, 175, 177, 184, 244.1, 244.2, 264, 264.1, 273.3, 279.01, 279.011, 279.03, 280, 281, 282, 283, 286.1, 286.2, 286.3 et 293.1 du Code criminel.

Pour éviter que de tels manquements se reproduisent à l’avenir, il pourrait même être opportun de retirer cette annexe de la LIVAC et de plutôt mettre en charge le gouvernement d’adopter, par règlement[96], la liste des infractions couvertes par le régime d’indemnisation[97]. Cela faciliterait l’actualisation régulière de ladite liste puisqu’il ne serait plus nécessaire de passer au travers du processus législatif pour rectifier les failles de cette dernière. Ainsi, elle pourrait être révisée annuellement sous l’égide du ou de la ministre de la Justice qui pourrait créer un comité d’expert·es ayant la responsabilité de proposer des mises à jour de la liste afin de tenir compte de l’évolution de la criminalité au Québec et des modifications du Code criminel par le Parlement canadien. Un tel comité pourrait aussi se réunir de manière extraordinaire advenant des changements majeurs. Il aurait ainsi le mandat de s’assurer du respect de l’esprit du régime d’indemnisation, et ce, pour lui éviter de redevenir lacunaire.

Recommandation no 3 – Prévoir dans la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels que le gouvernement adopte, par règlement, la liste des infractions criminelles couvertes par le régime d’indemnisation et que le ou la ministre de la Justice révise cette liste chaque année afin qu’elle reflète l’évolution des valeurs sociales, de la criminalité et du Code criminel.

En plus des crimes omis dans l’annexe de la LIVAC, il manque une indemnisation générale des tentatives de commettre ces crimes. En effet, une tentative de commettre un crime peut être aussi préjudiciable que le crime lui-même. Dans la décision Sauveteurs et victimes d’actes criminels — 11, un homme connu de la victime la harcèle depuis cinq ans[98]. Il l’appelle jusqu’à 30 fois par jour, la suit, l’attend à sa porte, s’introduit chez elle et fouille l’endroit. Le service de police refuse d’agir, soutenant qu’il faudrait prendre l’homme sur le fait. Au bout de cinq ans, l’agresseur entre par effraction chez la victime et tente de l’agresser sexuellement. Des voisins entendent l’altercation et appellent la police. L’agresseur plaidera coupable d’introduction par effraction (art. 348 C.cr.), de tentative d’agression sexuelle (art. 463 et 271 C.cr.) et de harcèlement criminel. Or, aucune de ces infractions n’est inscrite dans l’annexe de la LIVAC. La demande d’indemnisation de la victime est donc rejetée. Le tribunal considère même que l’intention législative était clairement d’exclure du régime d’indemnisation les tentatives de commission de crime :

Quant à la tentative d’agression sexuelle, il est certain que l’on ne retrouve pas à l’annexe de la loi, tout comme dans la loi, la mention de la « tentative » de commettre un des actes y indiqués, dont l’agression sexuelle. On retrouve cependant le crime de « tentative de meurtre », ce qui démontre que, pour ce crime, le législateur a vraiment voulu le couvrir […] En l’absence d’un texte explicite à cet effet, la Commission ne peut donner une quelconque portée à la « tentative » de commettre un crime mentionné à l’annexe de la loi lorsque la loi tout comme l’annexe ne mentionnent aucunement que la tentative fait partie des crimes décrits à l’annexe[99].

En l’espèce, la tentative d’agression sexuelle crée un préjudice chez la victime qui appelle à une indemnisation. Le régime d’indemnisation devrait répondre favorablement à la demande d’indemnisation pour une tentative d’agression sexuelle qui crée un préjudice, comme toute autre tentative criminelle.

Recommandation no 4 – Inclure dans l’annexe de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels la tentative de commettre un acte criminel selon l’article 463 du Code criminel.

Enfin, un dernier élément à soulever au chapitre des violences sexuelles ou conjugales ignorées par le régime d’indemnisation est la limite géographique des crimes couverts[100]. En effet, comme je l’ai mentionné en discutant de la décision S.P. c. Québec (Procureur général), dès que la blessure ou la mort causée par un crime survient à l’extérieur du Québec, même s’il est commis par et sur des justiciables québécois·es, il n’est pas couvert par le régime d’indemnisation. Pourtant, le préjudice de tels crimes peut être majoritairement subi au Québec, au retour de la victime. Si l’objectif du régime d’indemnisation est d’aider les victimes québécoises à vaincre leur souffrance, il semble que le régime d’indemnisation ne devrait pas se donner une telle limite géographique quant au lieu de la survenance de l’infraction[101].

Recommandation no 5 – Remplacer, à l’article 3 de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, la mention que la victime « est une personne qui, au Québec, est tuée ou blessée » par la mention que la victime « est une personne qui, au Québec, subit un préjudice » en raison d’un crime commis.

3 La faute lourde : blâmer la victime

La LIVAC permet le rejet d’une demande d’indemnisation dès lors que le préjudice subi par la victime découle de sa faute lourde. Or, l’emploi de la notion de faute lourde par la Direction de l’IVAC semble parfois participer de préjugés sexistes envers les victimes de violences sexuelles ou conjugales. Dans cette section, j’aborderai plusieurs décisions problématiques ayant trait, principalement, au travail du sexe et à la violence conjugale. Fort heureusement, bon nombre de ces décisions rejetant une demande d’indemnisation ont été renversées par le Bureau de la révision administrative de la Direction de l’IVAC ou par un tribunal. Cependant, pour éviter aux victimes ce lourd processus de révision, il y a lieu de circonscrire en amont l’effet que la notion de faute lourde peut avoir relativement au traitement des demandes en limitant son rôle au sein de la LIVAC. Dans cette section, je survole d’abord le mécanisme de la faute lourde et j’expose ma proposition, puis je mets en relief les décisions problématiques concernant le travail du sexe et la violence conjugale.

3.1 La faute lourde

La Direction de l’IVAC refuse parfois l’octroi d’une indemnisation à une victime d’acte criminel lorsqu’elle considère que le préjudice subi découle de la « faute lourde » de la victime. Un tel emploi de la notion de faute lourde est directement prévu par l’article 20 de la LIVAC qui empêche l’indemnisation dès lors que la victime a contribué à ses blessures ou à sa mort par sa faute lourde :

20. Le bénéfice des avantages prévus à la présente loi ne peut être accordé :

[…]

b) si la victime a, par sa faute lourde, contribué à ses blessures ou à sa mort ;

c) au réclamant qui a été partie à l’infraction ou qui, par sa faute lourde, a contribué aux blessures ou à la mort de la victime ; […]

20. The benefits under this Act shall not be granted :

[…]

(b) if the victim, through his gross fault, contributed to his injuries or death ;

(c) to a claimant who was a party to the offence or who, through his gross fault, contributed to the injuries or death of the victim ; […][102]

La notion de faute lourde est définie à l’article 1474 du Code civil du Québec comme une action qui dénote une insouciance, une imprudence ou une négligence grossières :

1474. Une personne ne peut exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice matériel causé à autrui par une faute intentionnelle ou une faute lourde ; la faute lourde est celle qui dénote une insouciance, une imprudence ou une négligence grossières.

Elle ne peut aucunement exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice corporel ou moral causé à autrui.

1474. A person may not exclude or limit his liability for material injury caused to another through an intentional or gross fault ; a gross fault is a fault which shows gross recklessness, gross carelessness or gross negligence.

He may not in any way exclude or limit his liability for bodily or moral injury caused to another[103].

La Direction de l’IVAC explique, dans sa politique interne, qu’il existe une faute lourde si « les actions, les comportements, les attitudes et les antécédents de la personne victime [ont] contribué de façon prévisible et probable à l’atteinte de son intégrité[104] ». Cependant, « [l]orsqu’il y a disproportion entre le comportement de la victime et l’envergure de la réplique de l’agresseur, la Direction de l’IVAC ne peut pas conclure à une faute lourde[105] ». En effet, quand la réplique de l’agresseur est si disproportionnée qu’il était déraisonnable de s’attendre à une telle intensité, on ne peut dire que la victime est responsable de cette riposte en raison de sa faute lourde[106].

La notion de faute lourde est employée, par exemple, pour refuser l’indemnisation à des membres d’organisations criminelles[107]. On considère alors que leur victimisation était suffisamment prévisible et probable considérant leur implication dans un milieu criminel de sorte que leur insouciance grossière par rapport aux conséquences de leur appartenance à une telle organisation constitue une faute lourde. En d’autres mots, on estime que ces personnes ont accepté le risque de victimisation découlant de leur appartenance à une organisation criminelle. Il n’y aurait alors pas lieu de les indemniser.

Lorsqu’on s’intéresse aux victimes de violences sexuelles ou conjugales, la notion de faute lourde devient problématique si elle justifie l’emploi de préjugés sexistes pour refuser l’indemnisation des personnes visées par ces violences. Dans cette section, nous verrons que de tels préjugés apparaissent surtout dans le contexte du travail du sexe et celui des conjoints violents ou criminalisés.

Heureusement, depuis 2017, la Direction de l’IVAC considère que la notion de faute lourde ne peut pas être employée pour rejeter une demande d’indemnisation dans le contexte d’une agression sexuelle. La Politique traitant de la notion de faute lourde au sens de la loi indique ceci : « Le principe de faute lourde ne s’applique pas dans le contexte d’une agression sexuelle. En effet, l’agression sexuelle ne peut jamais constituer une conséquence probable et prévisible d’un comportement[108]. » Cependant, une telle directive n’existe pas pour les situations de violence conjugale. Alors qu’un « exemple possible de faute lourde [donné par la Direction est] celui d’une personne qui serait blessée dans une bagarre qu’elle a initiée par des insultes[109] », verra-t-on éventuellement une demande d’indemnisation pour violence conjugale refusée parce que la Direction de l’IVAC considère que la victime a provoqué la violence ?

Afin que la notion de faute lourde n’empêche pas l’indemnisation des victimes de violence conjugale et pour garantir que perdurera dans le temps l’approche compréhensive des violences sexuelles dont fait déjà preuve la Direction de l’IVAC, il est opportun d’inscrire directement dans la LIVAC que la notion de faute lourde ne s’applique pas aux contextes de violences sexuelles ou conjugales.

Recommandation no 6 – Ajouter à l’article 20 de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels un troisième alinéa spécifiant ceci : « La notion de faute lourde du paragraphe b ne s’applique pas aux cas de violence sexuelle ni de violence conjugale. »

Dans les sections 3.2 et 3.3, j’observerai l’effet problématique que peut avoir la notion de faute lourde dans le contexte du travail du sexe et celui de la violence conjugale. La majorité des décisions à l’examen dans ces sections datent de quelques décennies déjà en raison d’une particularité méthodologique. La plupart d’entres elles ont été rendues par la Direction de l’IVAC et non par un tribunal. Elles sont répertoriées dans l’ouvrage L’indemnisation des victimes d’actes criminels : une analyse jurisprudentielle paru en 2000[110]. Aux fins de ma recherche, je n’ai pas eu accès au texte complet des décisions répertoriées dans cet ouvrage ni même aux décisions confidentielles de la Direction de l’IVAC rendues depuis 2000, de sorte qu’il n’est pas possible de déterminer si les problèmes mis en relief dans les sections suivantes se sont résorbés avec l’évolution sociétale ou s’ils sont encore bien présents. Cela étant, dans son rapport de 2016, la Protectrice du citoyen a tout de même observé que « la Direction de l’IVAC conclut parfois à la faute lourde sans que le dossier n’offre de preuve prépondérante du comportement volontairement téméraire de la victime » et que cette entité administrative retient généralement une « interprétation trop large de la faute lourde[111] ». Dans tous les cas, il convient de modifier la LIVAC pour restreindre l’application potentiellement délétère de la faute lourde ; les décisions examinées ci-après illustrent bien la pertinence de ce changement.

3.2 Le travail du sexe

Dans plusieurs décisions, le commerce du sexe est perçu comme une faute lourde. Dans la décision Sauveteurs et victimes d’actes criminels — 3, une travailleuse du sexe se voit refuser une indemnisation au motif que, en acceptant de vendre des services sexuels, elle aurait causé son propre malheur[112]. Dans ce dossier, la travailleuse sollicite deux clients et monte dans leur voiture. Elle leur indique l’adresse de deux maisons de chambres et, chaque fois, les deux hommes passent tout droit. Ils conduisent la victime dans un boisé. Sur place, ils la menacent à l’aide d’un couteau, lui donnent des coups et l’agressent sexuellement. Ils frappent la victime si fort et si fréquemment qu’elle perd connaissance au cours de l’événement. Deux passantes la retrouveront plus tard, nue et ensanglantée. L’indemnisation sera refusée au motif que « the petitioner has been the author of her own misfortune[113] ». Plus précisément, le comportement reproché, qui apparaît d’abord comme propre aux faits, semble en réalité englober un large pan de la pratique du travail du sexe. En effet, on reproche à la victime d’avoir suivi des hommes inconnus à l’occasion de « such an encounter » :

Whereas it emerges from the evidence that the petitioner took some important subjective risks when she got place into a car, in the area of [principale de la ville], with two unknown men inside, that after a communication in relation to sexual services ;

Whereas the petitioner knew or should have been aware of the inherent dangers of such an encounter in such an area, with such people[114].

Une telle formulation pousse à croire que les travailleuses du sexe acceptent toute violence physique à leur égard, ce qui est évidemment faux. Heureusement, en appel de la décision, le tribunal intervient. Lors de l’audience, la représentante du Procureur général du Québec avance justement l’idée que s’adonner au travail du sexe constitue en soi une faute lourde : elle considère « que l’appelante a commis une faute lourde en faisant de la sollicitation, sur la rue commerciale et qu’en ce faisant elle a été active dans un milieu enclin aux crimes. Elle soutient que l’appelante savait que la prostitution comportait des risques et que le fait d’accepter ces risques constitue une faute lourde[115]. » En infirmant cette décision, le tribunal rejette l’idée que le travail du sexe constitue en soi une faute lourde et s’intéresse à l’état subjectif de la victime : en raison de son inexpérience, cette victime-ci n’était pas en mesure d’évaluer les risques du travail du sexe. Dans cette décision de 1990, le tribunal n’exclut donc pas que le travail du sexe puisse constituer une faute lourde, malgré la légalité de cette pratique, si la travailleuse connaissait suffisamment les risques que cette activité implique :

La prostitution n’est pas une activité illégale et, dans le présent dossier, l’inexpérience de l’appelante ne peut amener la Commission à conclure que l’appelante a eu, le 16 septembre 1985, un comportement dénotant une insouciance grossière et complète de la conséquence des actes qu’elle posait et que les blessures qu’elle a subies, en regard des faits, étaient à ce point probables et prévisibles (et non simplement possibles) qu’il est à peine croyable qu’elle n’a pas accepté, en exerçant son métier, le dommage qui s’est réalisé[116].

Deux ans plus tard, la Direction de l’IVAC refuse une autre demande d’indemnisation impliquant une travailleuse du sexe[117]. Dans ce dossier, la victime a été assassinée à la suite de son travail. Considérant qu’elle devait connaître les risques du métier, le réviseur conclut à la faute lourde et maintient le refus. La professeure Katherine Lippel rapporte également deux autres cas où le Bureau de la révision administrative a refusé la demande d’indemnisation d’une travailleuse du sexe victime d’agression sexuelle[118].

Or, conclure à l’existence d’une faute lourde pour l’exercice du commerce du sexe semble surtout relever d’un biais sexiste. Premièrement, le travail du sexe est un travail légal. Si l’on refuse l’indemnisation d’une victime parce que le travail du sexe s’accompagne habituellement de risques pour la sécurité de la travailleuse, il faudrait agir de même dans les cas des autres types de métiers[119] pour lesquels la survenance d’une agression est prévisible, comme conduire un taxi ou tenir la caisse d’une petite épicerie ou d’un dépanneur. On devrait de surcroît opposer une fin de non-recevoir à l’indemnisation pour les métiers qui impliquent nécessairement un risque, comme celui d’agent·e de sécurité. Dans tous ces cas, on pourrait conclure que les employé·es ont accepté les risques du métier au même titre que les travailleuses du sexe. Pourtant, rien ne paraît indiquer que l’on rejette les demandes provenant de tel·les employé·es. Condamner les travailleuses du sexe semble alors participer d’un jugement moral à leur égard. Or, la faute lourde est essentiellement là pour éviter qu’une personne qui se met en danger de manière déraisonnable ou illégale puisse réclamer une indemnisation à l’État. Elle n’a pas été mise en place pour réprimer moralement l’exercice d’un métier légal.

Deuxièmement, il n’est pas clair que le travail du sexe doit être vu comme un métier à risque au point que l’exercer constituerait une faute lourde. Une des conclusions importantes de l’arrêt Canada (Procureure générale) c. Bedford de 2013 — dans lequel la Cour suprême a déclaré inconstitutionnelles plusieurs infractions criminelles entourant le travail du sexe — était justement que les travailleuses du sexe avaient le droit d’exercer leur métier en toute sécurité et que leur interdire d’engager des gardes ou de travailler dans des maisons closes contrevenait à ce droit à la sécurité de leur personne[120]. Dans une ère post-Bedford, personne ne peut raisonnablement tenir pour acquis que pratiquer le travail du sexe implique de consentir au risque d’être agressée, violée ou tuée.

Troisièmement, pour que l’on puisse affirmer qu’une travailleuse du sexe accepte les risques de son métier, encore faut-il qu’elle ait l’option raisonnable de ne pas l’exercer, question qui doit se poser au cas par cas. D’abord, il faut vérifier si la personne n’est pas prostituée par autrui, étant victime de traite de personne, de menaces ou de manipulations par exemple. Ensuite, il importe d’examiner le contexte socioéconomique pour évaluer les autres options raisonnables qui s’offrent à elle. Ce commentaire implique une évaluation particularisée que la Direction de l’IVAC ne semble pas avoir conduite dans les dossiers abordés précédemment.

En outre, Louise Langevin et Nathalie Des Rosiers partagent certaines de ces critiques :

À notre avis, cette application du concept de faute lourde et d’acceptation des risques est très contestable. Elle s’insère mal dans la perspective d’une évaluation réaliste de la situation des femmes préconisée par la Cour suprême dans l’arrêt R c Lavallée. En effet, il n’est pas certain que les prostituées choisissent leur mode de vie ou qu’elles sont en mesure de le quitter quand elles le veulent. Toutes les dimensions de la situation réelle des victimes doivent être prises en considération afin d’apprécier le concept de faute lourde d’une façon égalitaire. Il faut constater que beaucoup de professions, qui – comme la prostitution – sont légales, comportent des risques. Pensons aux chauffeurs de taxi ou aux employés de petites épiceries qui sont souvent victimes de violence dans le cadre de leur travail et à qui, pour des fins d’indemnisation en vertu de la LIVAC, on ne reproche pas d’exercer un métier à l’occasion duquel la violence fait partie des risques. L’appréciation différente de la situation des prostituées équivaut à une application discriminatoire de la loi. Les prostituées, qui sont en majorité des femmes et qui ont été historiquement un groupe désavantagé, sont traitées différemment à cause de leur sexe.

Mentionnons aussi que l’acceptation des risques en droit civil requiert une connaissance éclairée du danger prévisible. De plus, selon l’article 1477 CcQ, l’acceptation des risques par la victime n’emporte pas renonciation à son recours ; elle peut servir à partager la responsabilité entre la victime et l’auteur de la faute (art 1478, al 2 CcQ). La position du réviseur dans la décision Sauveteurs et victimes d’actes criminels – 3 est erronée quant à l’interprétation de la doctrine de l’acceptation des risques. Elle nous paraît aussi empreinte de stéréotypes et peut créer un dangereux précédent[121].

3.3 Le conjoint violent ou criminalisé

La Direction de l’IVAC semble prompte à refuser une demande d’indemnisation dans des contextes de violence conjugale dès lors que la victime savait que son conjoint était violent ou criminalisé. On considère alors que vivre avec ce conjoint constitue une faute lourde, une acceptation du risque qui commande de refuser l’indemnisation. C’est là, à mon avis, un usage inapproprié de la notion de la faute lourde. Retraçons d’abord les cas illustrant ce problème pour ensuite passer à son analyse.

Dans un dossier, un homme a poignardé une femme qu’il fréquentait depuis quelques mois. Il était devenu agressif pour une première fois lorsqu’elle avait voulu le quitter. L’événement pour lequel la victime soumet une demande est un deuxième épisode de violence. La victime avait repris contact avec l’homme parce qu’elle l’aimait. « Le soir dans sa chambre, sans hostilités préalables, l’agresseur lui a demandé si elle savait “C’est quoi la mort ?” et il a aussitôt sorti un couteau et l’a poignardée à 14 reprises[122]. » La demande d’indemnisation a été refusée, et le Bureau de la révision administrative de la Direction de l’IVAC a maintenu la conclusion de faute lourde en affirmant que la victime était la cause première de l’agression et que son comportement frôlait l’automutilation :

Il faut noter […] que [m]adame A avait mal choisi ses relations. Son agresseur avait un dossier criminel d’actes de violence et notamment de voies de fait […] Nous ne la croyons pas lorsqu’elle prétend qu’il lui a mis un oeil au beurre noir par accident et non par intention […] Il est évident que madame A n’avait pas besoin de connaître le dossier criminel de monsieur B pour réaliser qu’elle avait affaire à un individu instable et porté à la violence […] Elle avait peur de lui d’ailleurs et elle s’est enfuie de son logis sans lui laisser d’adresse pour qu’il ne la retrouve pas. Que malgré tout ce qui s’est passé, elle l’ait appelé ensuite pour l’inviter à la rejoindre sachant pertinemment qu’il devait lui garder rancune de l’avoir quitté et qu’il l’avait déjà battue une fois parce qu’elle voulait le quitter, sans compter qu’elle l’a vu toute la journée de l’événement alterner l’alcool et la drogue alors qu’elle sait que les deux ne vont pas ensemble, sans essayer de l’arrêter ou de se mettre elle-même à l’abri en quittant la maison relève, selon nous, d’une insouciance de sa propre sécurité qui approche l’auto-mutilation. Il est certain que madame A avait été la cause première de l’agression qu’elle a subie. Son comportement face à un individu manifestement dangereux pour sa sécurité constitue une faute lourde au sens de l’article 20b) et la déchoit du droit au bénéfice de la loi sur l’IVAC[123].

Dans un autre dossier, un homme agresse son ancienne conjointe alors qu’elle tente de récupérer ses effets personnels[124]. Le Bureau de la révision administrative maintient qu’elle a commis une faute lourde et rejette la demande d’indemnisation :

[I]l est établi qu’ils étaient tous deux en état d’ébriété et se sont disputés violemment. Sachant qu’une dispute peut dégénérer en violence physique puisqu’un événement semblable s’était déjà produit, madame M. aurait dû attendre qu’ils aient tous deux repris leurs esprits avant d’aller récupérer ses effets personnels. Elle avait sa voiture, son propre domicile et aurait dû choisir de s’en retourner chez elle plutôt que de se placer dans une situation où la discussion déjà orageuse risquait de s’envenimer. C’est là sa faute lourde qui la prive par conséquent du bénéfice des avantages prévus à la Loi de l’IVAC[125].

Dans un cas de 2002, la décision Boucher c. Québec (Tribunal administratif du), les motifs de la Cour supérieure méritent notre attention, bien qu’il ne soit pas directement question de violence conjugale[126]. La requérante est l’amie d’une femme menacée de mort par son ex-conjoint membre des Hells Angels. Cette dernière décide de dérober des stupéfiants d’une cachette des Hells Angels, la requérante l’accompagne. Elles sont rattrapées par la voiture de l’ex-conjoint et fusillées. La femme décède, et la requérante est gravement blessée. La Direction de l’IVAC rejette la demande d’indemnisation en raison de la faute lourde de la requérante, décision confirmée par le Tribunal administratif du Québec. Dans ses motifs, ce dernier précise que la requérante a fait preuve d’« insouciance face à une situation dangereuse, même une acceptation des conséquences prévisibles » en acceptant, d’une part, « de se tenir avec une personne sur qui pèsent des menaces de mort » et, d’autre part, « de commettre un vol avec cette personne menacée chez la personne de qui originent les menaces de mort[127] ». Le simple fait de fréquenter une femme menacée de mort par son ex-conjoint semble donc constituer, seul, une faute lourde. La Cour supérieure mettra également l’accent sur le fait que la requérante « sait aussi que son amie est menacée de mort par son ancien ami, membre des “Hells Angels”[128] ». Bien sûr, il serait difficile de détacher les menaces de mort du reste du contexte factuel pour évaluer leur influence sur l’appréciation de la faute lourde. Toutefois, l’insistance des diverses instances à conclure que suivre une femme menacée de mort par son ex-conjoint constitue une acceptation du risque de se faire fusiller, plutôt que de s’intéresser seulement au risque encouru par la commission du vol, mène à une conclusion dangereuse. Il semblerait alors que toute personne accompagnant une femme battue accepte le risque que le conjoint violent ou l’ex-conjoint violent l’attaque également de sorte que le préjudice qui en découlerait ne soit pas indemnisable. Une telle conclusion a pour effet de priver de recours les ami·es ainsi que la famille de la victime et, potentiellement, d’inciter ces personnes à ne pas s’approcher de la victime, ce qui participerait encore plus à isoler les victimes de violences conjugales.

Blâmer les victimes de violences conjugales parce qu’elles demeurent avec un conjoint violent témoigne d’une incompréhension du phénomène du cycle de la violence et de la manipulation qu’elles vivent. Après un acte de violence, souvent le conjoint s’excuse, promet de ne plus recommencer, se présente en victime de ses impulsions, de sorte que la violence n’est pas toujours prévisible du point de vue de la victime. Et si la violence est prévisible, de nombreuses raisons la poussent à demeurer avec le conjoint, dont le manque de ressources et la crainte pour sa sécurité et celle de ses enfants puisque quitter un conjoint violent risque de provoquer sa colère. Comme le soulignent les professeures Langevin et Des Rosiers, « [l]es réalités des femmes victimes de violence conjugale sont bien documentées. Elles ne sont pas toujours en mesure de quitter le foyer, car elles craignent la réaction du conjoint violent, ne veulent pas nuire aux enfants, n’ont pas d’autres endroits où aller, ou encore n’ont pas d’argent[129] ». Dans ces circonstances, demeurer avec un conjoint violent ne relève pas de l’insouciance.

Heureusement, certains dossiers laissent entrevoir une évolution de la compréhension de la violence conjugale au sein de la Direction de l’IVAC et des tribunaux. Ces derniers et le Bureau de la révision administrative sont intervenus pour infirmer des conclusions de faute lourde. Soulignons toutefois que les demandes d’indemnisation n’auraient pas dû être rejetées en amont. Il y a donc lieu de prévoir dans la LIVAC que la faute lourde ne s’applique pas aux situations de violence conjugale.

Dans une décision de 1994, le Bureau de la révision administrative souligne qu’habiter avec un homme violent ne constitue pas une faute lourde :

La faute lourde est une notion de droit civil qui s’entend du comportement d’un individu qui manifeste une insouciance, imprudence ou négligence grossières. Dans le cas qui lui est soumis, le Bureau de révision ne voit pas comment on peut conclure à la faute lourde de la victime. Tout au plus pourrait-on lui reprocher d’avoir choisi de demeurer avec un conjoint violent mais là n’est pas la question. La preuve non contredite démontre que dans la soirée […] la réclamante est frappée et blessée […] Qu’un autre épisode de violence soit survenu par la suite ne devrait pas être interprété comme une cause de reproche envers la réclamante mais vient confirmer la brutalité de l’agresseur[130].

La même année, le Bureau de la révision administrative explique cependant qu’une victime de violence conjugale pourrait commettre une faute lourde s’il lui était probable et prévisible qu’elle subirait des dommages, mais ne retient pas la faute lourde lorsqu’il est question de « violence “morale” » :

Pour déterminer s’il y a eu une faute lourde, au sens prévu à l’article 20b) de la Loi de l’IVAC, il faut examiner si, dans les circonstances dont la preuve est faite, le comportement de la victime devait avoir pour conséquence prévisible et probable les dommages subis. Or il ressort de cette preuve qu’à l’exception de l’épisode [pour lequel la victime a déjà été indemnisée], la violence physique du conjoint de madame […] n’avait jamais été dirigée sur sa personne, monsieur […] criant fort, exerçant ce qu’on peut appeler une violence « morale », mais n’ayant pas eu l’habitude de lever la main sur sa conjointe. Déjà donc à ce niveau, madame […] ne pouvait prévoir qu’il en serait autrement ce 19 juillet 1991[131].

Dans une décision de 1995, le Bureau de la révision administrative fait remarquer que la perception de la population quant au comportement des victimes de violence conjugale souffre souvent de préjugés. Dans ce dossier, la demande d’indemnisation avait été refusée alors que la victime avait été battue par son conjoint au moment où elle tentait de le quitter. Le Bureau de la révision administrative infirme la décision et spécifie que l’on ne peut conclure à la faute lourde :

La littérature scientifique et même juridique démontre que le phénomène de la violence conjugale n’est pas simple et qu’il fait l’objet de beaucoup de préjugés pour le commun des mortels, le premier de ces préjugés étant de dire qu’une femme battue le mérite ou que ça lui plaît. Or, faire porter le blâme sur la victime de cette violence équivaut d’une certaine manière à la perpétuer […] la soussignée ne voit pas comment on pourrait reprocher une faute à une femme qui se décide finalement à quitter un conjoint violent[132].

Dans un autre dossier où la victime « a été sauvagement battue par l’homme qu’elle fréquentait depuis deux ans et demi » et que ce « n’était pas la première fois qu’il l’agressait[133] », la demande d’indemnisation a initialement été refusée. Le rejet de la réclamation précise que, « [e]n adoptant un mode de vie axé sur la consommation abusive d’alcool et en fréquentant des individus violents lorsqu’ils sont en boisson, la partie réclamante s’est faite l’artisane de son malheur[134] ». Par contre, en révision en 1996, la demande est accueillie. On explique alors que « [l]e fait de consommer de l’alcool n’est pas, en soi, une faute lourde. Le fait de fréquenter un individu violent lorsqu’il est ivre ne l’est pas non plus. Peut-être n’est-ce pas là prudent, mais il demeure que pour priver une victime des avantages de la Loi, il faut établir que c’est par sa faute lourde qu’elle s’est en quelque sorte attiré les blessures qu’elle a subies[135] ».

Pourtant, dans la décision Affaires sociales — 63, la Direction de l’IVAC a refusé d’indemniser une victime poignardée et frappée par son conjoint en raison de la faute lourde de la victime[136]. Le Bureau de la révision administrative souligne que la victime savait que son conjoint pouvait être violent lorsqu’il prenait de l’alcool et conclut que, en participant aux beuveries de l’agresseur, la requérante « a démontré une insouciance déréglée face à sa propre sécurité[137] ». En appel de la décision en 1998, le Tribunal administratif du Québec se prononce, avec peu d’explications toutefois, sur le fait que vivre avec un conjoint violent ne peut pas, en soi, constituer une faute lourde :

  • (25) Dans le présent dossier la preuve révèle que la requérante vivait avec un conjoint alcoolique, toxicomane avec un dossier criminel, qui était violent et l’avait déjà été avec elle dans le passé.

  • (26) Le tribunal ne peut cependant considérer que le fait de vivre avec un conjoint violent commande de conclure, dans le présent dossier, qu’en ce faisant la requérante avait un comportement qui aurait dû entraîner de façon prévisible et probable les blessures qu’elle a subies le 16 juin 1994.

  • (27) Le tribunal retient que la requérante était fiancée à son agresseur et qu’il ne peut être compris qu’elle a accepté, en vivant avec son conjoint, d’être poignardée comme elle l’a été le 16 juin 1994.

  • (28) Le tribunal considère donc qu’il ne peut être retenu que la requérante a contribué par sa faute lourde à ses blessures[138].

Parfois, les décideurs et les décideuses concluent à la faute lourde sans que le conjoint soit un homme violent, mais simplement parce qu’il était criminalisé. Dans les deux décisions qui suivent, le Tribunal administratif du Québec a dû intervenir pour infirmer la conclusion de faute lourde et accueillir la demande d’indemnisation de victimes d’actes criminels.

Dans la décision C.L. c. Procureur général du Québec de 1999, un couple consomme et vend de la drogue[139]. À l’occasion d’une dispute, le conjoint menace de tuer sa conjointe en lui plaçant un couteau sous la gorge : il la frappe et l’empoigne assez fort pour qu’elle ait de multiples contusions le lendemain[140]. Le conjoint plaidera coupable d’agression armée[141]. On refuse d’indemniser la victime en expliquant qu’elle serait « l’artisan de son propre malheur en acceptant de participer au trafic de drogue et en vivant, du moins en partie des profits de ce trafic[142] ». Le Tribunal administratif du Québec infirme toutefois cette décision. À son avis, la participation à des activités criminelles n’est pas suffisante pour constituer une faute lourde qui priverait un·e requérant·e de l’indemnisation : encore faut-il qu’il y ait un lien de causalité entre ces activités illégales et le préjudice subi. En l’espèce, les blessures n’ont pas été subies en raison d’une dispute portant sur le trafic de drogue, mais plutôt à l’intérieur d’un contexte de violences conjugales qui perdurait depuis plusieurs mois[143]. En d’autres termes, en acceptant le risque de participer au trafic de drogue, la victime ne pouvait pas accepter également le risque de violences conjugales. Une fois que l’on distingue ces deux sources de violence, on voit que la victime n’a pas commis de faute lourde. Cela étant, le Tribunal suggère tout de même qu’il serait possible, hypothétiquement, de conclure qu’une victime ait accepté le risque de violence conjugale s’il était suffisamment probable et prévisible que son conjoint serait violent. Cette décision révèle en outre que la victime aurait pu se voir refuser l’indemnisation s’il avait été considéré qu’elle avait provoqué son conjoint ou qu’elle était suffisamment intoxiquée pour que cela indique une profonde insouciance :

  • [16] Pourrait-on dire, par ailleurs, que l’état d’intoxication possible de la requérante le soir du 9 août 1994 ait été à l’origine de l’agression et des blessures qui en ont résulté ?

  • [17] Encore-là, le Tribunal ne le croit pas. D’une part, la preuve de consommation de drogue par la requérante dans les heures précédant l’agression n’a pas été faite de façon prépondérante. […]

  • [18] D’autre part, et même si l’on devait croire que la requérante avait effectivement consommé ce jour-là, l’ensemble des faits et circonstances entourant l’agression ne démontrent nullement qu’elle était dans un état tel qu’elle « n’avait plus conscience de ses actes » et que de ce fait, elle aurait provoqué l’agression dont elle a été victime[*]. De fait, la preuve ne démontre pas de provocation de sa part.

  • [*] Dans la décision AT-17509, du 26 juin 1991, un tel état d’intoxication volontaire est qualifié d’insouciance ou négligence assimilable à une faute lourde[144].

Cela tend à suggérer qu’un tribunal pourrait considérer qu’une victime de violence conjugale aurait provoqué son agression et donc qu’elle serait responsable de ses blessures.

Dans la décision D.T. c. Québec (Procureur général) de 2012, la Direction de l’IVAC en est venue à la conclusion que côtoyer des personnes criminalisées constitue une faute lourde pouvant être perçue comme l’acceptation d’être séquestrée et agressée sexuellement[145]. Dans ce dossier, la victime accepte que son conjoint « la laisse seule à un endroit inconnu de celle-ci, avec trois de ses amis à lui, membres d’un groupe criminel qu’elle affirme ne pratiquement pas connaître[146] ». Ceux-ci demandent à la victime d’appeler un taxi, ce qu’elle fait[147]. À son arrivée, les trois individus agressent le chauffeur et s’enfuient avec la victime[148]. Pour éviter qu’elle dénonce les agresseurs, ces derniers la séquestrent pendant près d’un mois et demi, période au cours de laquelle le conjoint et un autre membre du groupe l’agressent sexuellement[149]. La Direction de l’IVAC refuse l’indemnisation « en raison de la participation de la requérante à un acte criminel[150] ».

En appel, le Tribunal administratif du Québec conclut que les intentions malveillantes des trois individus étaient évidentes et donc que la victime a fait preuve d’une grossière insouciance relativement à l’agression du chauffeur et à la séquestration qui s’en est suivie[151]. Il relève d’ailleurs qu’il est « difficile de croire qu’elle ne connaissait pas les activités de son [conjoint] et ignorait qu’il consommait du crack, de même qu’elle connaissait à peine les amis de ce dernier[152] ». La fréquentation d’individus criminalisés et leur comportement au moment des faits semblent dès lors, dans l’esprit du Tribunal, rendre probables et prévisibles non seulement l’agression du chauffeur de taxi mais également la séquestration de la victime, ce qui constituerait ainsi une faute lourde de sa part.

Cependant, s’il existe une faute lourde quant à la séquestration, le Tribunal administratif du Québec retient qu’il n’y en a pas quant aux agressions sexuelles. Le libellé des motifs paraît cependant indiquer qu’une telle faute lourde aurait pu exister si la victime avait pu soupçonner ses agresseurs d’avoir déjà commis une agression sexuelle ou de vouloir en commettre une. En effet, la décideuse administrative souligne que « le Tribunal estime qu’il n’a pas été démontré de façon prépondérante que madame était pleinement consciente […] qu’elle fréquentait des individus dont le comportement criminel rendait prévisibles et probables des agressions sexuelles sur sa personne[153] ».

En somme, ces dossiers illustrent bien une ambivalence dans le traitement des dossiers impliquant de la violence conjugale. Cet état des lieux milite en faveur d’une modification de la LIVAC qui dispose que la notion de faute lourde ne peut s’appliquer pour exclure les victimes de violence conjugale.

4 Le délai de production : figer le droit à l’indemnisation

La LIVAC n’accorde que deux ans aux victimes pour déposer leur demande d’indemnisation. Ce délai est trop court en ce qu’il ne tient pas compte de la dure réalité sociale et psychologique des victimes de violences sexuelles ou conjugales qui les pousse souvent à prendre plus de temps avant de dénoncer leur agresseur. Au regard de la jurisprudence consultée, le dépassement de ce délai est le motif de refus de l’indemnisation le plus employé. Cependant, il faut se garder de croire que cette période de deux ans est assimilable à un délai de prescription. Au contraire, le libellé de la LIVAC et son interprétation par les tribunaux en font un délai plus souple. Or, bien que cette flexibilité avantage les victimes, le délai de deux ans demeure insensé par rapport à leur réalité et a pour effet, soit d’imposer à des victimes un poids financier pour contester un rejet motivé par le délai, soit de pousser tout simplement nombre d’entre elles dans le dalot du régime d’indemnisation. Dans cette section, je détaillerai d’abord le fonctionnement du délai au sens de la LIVAC. Ensuite, j’expliquerai la raison pour laquelle ce délai est, à mon avis, déraisonnable.

4.1 Le délai de deux ans

Le délai de deux ans est prévu dans l’article 11 de la LIVAC. Cet article a subi trois modifications importantes en 2013 :

  1. Le délai prévu au premier alinéa est passé d’un an à deux ans ;

  2. Une précision a été ajoutée au deuxième alinéa selon laquelle le moment de la « survenance de la blessure », à partir duquel le délai du premier alinéa commence à courir, correspond « au moment où la victime prend conscience du préjudice subi et de son lien probable avec l’acte criminel » ;

  3. Le troisième alinéa, qui spécifiait déjà que le délai établit simplement une présomption de renonciation aux avantages de la loi et n’éteint pas le recours comme le fait un délai de prescription[154], prévoit maintenant que la présomption de renonciation peut être renversée, notamment s’il est démontré que la victime était dans l’impossibilité d’agir. Ce dernier ajout codifie la jurisprudence, abordée plus loin, qui permettait déjà un tel renversement de la présomption de renonciation.

L’article 11 opère donc en deux étapes[155]. D’abord, le délai commence à courir dès que la victime prend conscience du préjudice subi et de son lien avec l’acte criminel. Ensuite, lorsque le délai est échu, on se demande si la victime peut renverser la présomption, notamment en invoquant son impossibilité d’agir :

11. Toute demande pour bénéficier des avantages de la présente loi, accompagnée d’un avis de l’option prévue par l’article 8, doit être adressée à la Commission dans les deux ans de la survenance du préjudice matériel ou de la blessure ou de la mort de la victime.

Pour l’application du premier alinéa, la survenance de la blessure correspond au moment où la victime prend conscience du préjudice subi et de son lien probable avec l’acte criminel.

Si le réclamant fait défaut de formuler la demande et de donner l’avis d’option dans le délai prescrit, il est présumé avoir renoncé à se prévaloir de la présente loi, sous réserve du deuxième alinéa de l’article 8. Cette présomption peut être renversée s’il est démontré notamment que la victime est dans l’impossibilité d’agir.

La demande et l’avis d’option doivent être formulés suivant que le prescrit la Commission par règlement.

11. Every application for benefits under this Act, accompanied with the notice of election provided for in section 8, must be made to the Commission within two years of the occurrence of the material damage or the injury suffered by the victim, or of his death.

For the purposes of the first paragraph, the occurrence of an injury is the moment the victim becomes aware of the damage suffered and of its probable connection with the criminal offence.

If the claimant fails to apply and to give the notice of election within the prescribed time, he is presumed to have renounced the right to avail himself of this Act, subject to the second paragraph of section 8. This presumption may be rebutted if, among other things, it is shown that it was impossible for the victim to act.

The application and the notice of election must be made in the manner the Commission prescribes by regulation[156].

Pour y voir plus clair, revenons plus en détail sur chacune des trois nouveautés de l’article 11. Premièrement, l’extension du délai ne s’applique pas à toutes les victimes : cette modification n’a pas d’effet rétroactif. Pour les actes criminels commis avant le 23 mai 2013, le délai n’est encore que d’un an[157].

Deuxièmement, le moment de la prise de conscience du lien de causalité entre l’acte criminel et le préjudice subi doit être distingué de la notion d’impossibilité d’agir, bien que ces deux ajouts émanent d’une même volonté de tenir compte de la réalité des victimes d’actes criminels, surtout les victimes de violences sexuelles ou infantiles, ou des deux à la fois. En effet, l’idée qu’un délai commence à courir à partir du moment de la prise de conscience a été officiellement établie par la Cour suprême « à l’intention des victimes d’inceste et d’agression sexuelle qui ne réussissent souvent à établir ce lien que tardivement, notamment au cours d’une thérapie[158] ». Dans l’arrêt M. (K.) c. M. (H.), un père viole régulièrement sa fille dès l’âge de 10 ou 11 ans[159]. Celle-ci dénonce à plusieurs reprises la situation, sans que personne agisse. Ce n’est que dans la vingtaine que la victime réalise, au moyen de groupes d’entraide et d’une thérapie, que ses problèmes psychologiques découlent de l’inceste et que son père était en faute. Elle entame alors une action en responsabilité civile contre ce dernier. Le juge de première instance ainsi que la Cour d’appel de l’Ontario concluent que le recours est prescrit et rejettent la demande. Or, la Cour suprême infirme ces jugements et établit que le délai de prescription ne commence à courir qu’« au moment où la partie demanderesse peut raisonnablement découvrir le caractère répréhensible des actes du défendeur et le lien entre ces actes et les préjudices qu’elle a subis[160] ». Le critère de la prise de conscience ne s’intéresse donc pas à savoir si la victime était capable physiquement ou psychologiquement d’intenter une action (qui est plutôt l’objet de la notion d’impossibilité d’agir), mais seulement si elle savait qu’une action en justice était factuellement possible. Le juge La Forest souligne en outre ceci :

Les préjudices causés par l’inceste sont particulièrement complexes et dévastateurs et se manifestent souvent d’une façon lente et imperceptible, de sorte qu’il se peut que la victime (parfois du sexe masculin) finisse par prendre conscience des préjudices qu’elle a subis et de leur cause longtemps après que tout recours civil soit apparemment prescrit. On a dit que la prescription demeure le principal obstacle auquel se heurtent les victimes d’inceste rendues à l’âge adulte, et jusqu’à maintenant cela s’est avéré être le cas de l’appelante en l’espèce[161].

Ce raisonnement peut également s’appliquer plus largement aux victimes de violences sexuelles ou conjugales. En intégrant le critère de la prise de conscience à l’article 11 et en y codifiant l’arrêt M. (K.) c. M. (H.)[162], le Parlement du Québec a décidé d’élargir une telle sensibilité à l’ensemble des victimes d’actes criminels[163].

Troisièmement, le Parlement du Québec spécifie que ce délai de deux ans n’est pas un délai de prescription ni de déchéance, mais simplement un délai au terme duquel on présume que la victime a renoncé aux avantages de la loi et que cette présomption de renonciation peut être renversée. Cet ajout codifie l’interprétation jurisprudentielle donnée au délai de la LIVAC dès 1995[164]. Considérant cette jurisprudence et le libellé de ce troisième alinéa, il est clair que la présomption de renonciation peut être renversée grâce à la notion d’impossibilité d’agir, mais aussi par d’autres moyens. Cette spécification s’avère importante parce que l’impossibilité d’agir peut être ardue à démontrer et sa preuve fort coûteuse pour les victimes s’il faut recourir à une expertise. Regardons d’abord la notion de l’impossibilité d’agir pour ensuite discuter des autres motifs de renversement de la présomption de renonciation.

Initialement, la notion d’impossibilité d’agir était analogue à celle de la force majeure[165]. On s’intéressait alors essentiellement à l’impossibilité physique pour une personne d’agir, comme lorsqu’elle se trouve dans le coma, hospitalisée pendant une longue période de temps[166] ou même enlevée[167]. Durant les années 90, deux arrêts de principe de la Cour suprême ont permis d’établir durablement la notion d’impossibilité psychologique d’agir[168] : M. (K.) c. M. (H.) et Gauthier c. Beaumont. Dans l’arrêt M. (K.) c. M. (H.)[169], comme nous l’avons vu, la Cour suprême s’est surtout attardée à déterminer le moment auquel un délai de prescription commence à courir, plutôt que d’évaluer l’opportunité de suspendre la prescription en raison d’une impossibilité d’agir. Or, cela a été l’occasion pour le plus haut tribunal du pays d’asseoir l’idée que de nombreuses raisons psychologiques et le contexte social empêchent les victimes de violences sexuelles de réaliser que les actes de leur agresseur sont répréhensibles et qu’ils se trouvent à la source de leur préjudice.

Dans l’arrêt Gauthier c. Beaumont, la Cour suprême traite plus directement de l’impossibilité psychologique d’agir[170]. Dans ce dossier, en 1982, le policier Mario Beaumont et le directeur de police Alyre Thireault battent, torturent et menacent de mort David Allen Gauthier. Craignant pour sa vie, ce dernier ne dévoilera pas l’origine de ses blessures avant 1985 alors qu’il sera interrogé par la Commission de police du Québec qui vise à sanctionner ces policiers. Gauthier témoignera également lors de l’enquête préliminaire et du procès de Beaumont et Thireault. Ce ne sera cependant qu’en 1988 qu’il entamera une poursuite en responsabilité civile contre eux. Le juge de première instance détermine alors que son recours est prescrit. À ses yeux, une distinction doit être faite entre le manque de courage et l’impossibilité absolue d’agir en raison d’un choc post-traumatique, et il conclut que Gauthier a tout simplement manqué de courage de sorte que son recours est prescrit. La Cour d’appel du Québec confirme ce jugement. La Cour suprême intervient et conclut majoritairement que Gauthier était dans l’impossibilité psychologique d’agir. La majorité assouplit dès lors grandement le standard de l’impossibilité d’agir, mais prévient que toute crainte ne suffit pas pour constituer une impossibilité psychologique d’agir :

[T]oute crainte, du moment qu’elle existe dans l’esprit d’une victime, ne constitue pas une cause d’impossibilité d’agir […] Pour être une cause d’impossibilité d’agir, la crainte doit porter sur un mal objectivement sérieux, exister durant toute la période d’impossibilité d’agir et être subjectivement déterminante de cette impossibilité d’agir, c’est-à-dire subjectivement telle qu’il soit psychologiquement, sinon physiquement, impossible pour la victime d’intenter un recours en justice. Cet ensemble de facteurs assure l’intégrité du régime de prescription, sans donner lieu à des injustices flagrantes[171].

Ce test pour déterminer l’impossibilité psychologique d’agir avantage les victimes de violences sexuelles ou conjugales en ce qu’il permet de suspendre le délai de prescription. Cependant, ce standard demeure fort élevé, et une expertise psychologique coûteuse est souvent nécessaire pour démontrer l’impossibilité d’agir.

Heureusement, pour renverser la présomption de renonciation, la LIVAC permet de soulever des motifs dont l’exigence est moins élevée que celle de l’impossibilité d’agir[172]. La Protectrice du citoyen précise ce qui suit : 

La jurisprudence fournit plusieurs exemples de motifs que la victime peut faire valoir pour justifier son retard à déposer une demande, hormis l’impossibilité d’agir : sa situation particulièrement vulnérable et désorganisée[[173]] ; ses limitations fonctionnelles ou intellectuelles expliquant une compréhension restreinte du fonctionnement de la LIVAC[[174]] et tout autre motif démontrant que, par son comportement, elle n’a jamais renoncé à produire une demande de prestations[175].

Me Mathilde Valentini résume également avec concision l’état de la jurisprudence :

Le TAQ a retenu plusieurs motifs psychologiques pour renverser la présomption de renonciation à la LIVAC : blocage psychologique[[176]], désorganisation[[177]], dépression[[178]], angoisse[[179]], ambivalence « pathologique[[180]] », stress post-traumatique[[181]], état de choc[[182]], crainte[[183]], etc.

La plupart des victimes invoquent des diagnostics précis corroborés par leur dossier médical. Plusieurs s’appuient également sur une expertise pour mettre en preuve leur état psychologique[[184]]. D’ailleurs, la grande majorité des experts semblent conclure au syndrome de stress post-traumatique[[185]]. Il s’agit, selon le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders DSM-5, d’un trouble vécu lorsque le sujet a été exposé à un ou des événements traumatiques, tels que des actes de violence, qu’il revit tout en s’efforçant d’éviter les stimulus qui y sont associés[[186]]. Ce trouble entraîne une altération de son fonctionnement social ou professionnel ou encore de son fonctionnement dans d’autres domaines importants de sa vie[[187]]. C’est donc un état susceptible d’empêcher une victime de déposer une demande d’indemnisation.

Certains jugements sont plus « libéraux » et acceptent des motifs psychologiques sans diagnostic précis et, parfois, « malgré une preuve médicale peu abondante[[188]] », retenant plutôt l’état général de la personne comme motif pour renverser la présomption de renonciation[[189]]. Dans la décision N.H. c. Québec (procureur général)[[190]], le TAQ a considéré la situation précaire de la victime dans tous les aspects de sa vie[[191]]. Celle-ci évoluait dans un climat de violence et sous l’emprise de diverses dépendances et luttait pour sa survie[[192]]. Le TAQ a conclu qu’il y avait « renversement de la présomption de renonciation, lequel [a pris] la forme d’une impossibilité d’agir[[193]] »[194].

En somme, les victimes d’actes criminels sont soumises à un délai qui tient compte de leur réalité à plusieurs égards. Le délai ne commence pas à courir au moment du crime mais seulement à partir de la prise de conscience du lien entre l’acte criminel et le préjudice, ce qui prend acte du fait que plusieurs victimes de violences sexuelles ou conjugales ne font le lien entre l’acte criminel et leur dommage psychologique que de nombreuses années après la commission du crime, surtout lorsqu’il se produit durant l’enfance. De plus, l’expiration du délai ne provoque pas une déchéance du droit à l’indemnisation mais plutôt une présomption de renonciation à l’indemnisation qui peut être renversée. Le régime n’exige pas que les victimes prouvent une impossibilité d’agir absolue pour renverser cette présomption mais seulement des motifs raisonnables. Un tel standard de renversement est adapté au contexte social de la culture du viol qui, sans nécessairement causer une impossibilité psychologique d’agir, décourage la dénonciation de violences sexuelles ou conjugales en blâmant, en culpabilisant et en réprimant les victimes[195]. Cependant, malgré ces multiples aspects positifs qui permettent une certaine souplesse relativement au délai pour déposer une demande, sa brièveté constitue un problème. Nous en verrons ci-dessous la raison.

4.2 La restriction de l’accès à une indemnisation autrement due

Le délai de deux ans pose problème parce qu’il restreint l’accès à une aide financière à des victimes ayant autrement droit à cette indemnisation et pour qui, bien souvent, cet apport financier est nécessaire en vue d’accéder à une aide psychologique essentielle.

D’abord, malgré les efforts exposés dans la section 4.1 pour adapter le délai à la réalité des victimes de violences sexuelles ou conjugales, sa limite de deux ans constitue en soi une difficulté qui ne convient pas à leur réalité. Lorsque ces violences sexuelles sont subies durant l’enfance, les victimes ne comprennent pas toujours complètement l’immoralité de l’acte : elles se sentent responsables de l’agression, elles ont peur de ne pas être crues ou encore les agresseurs exercent une pression à leur égard en leur intimant de garder le secret[196]. Plus généralement, si l’agresseur est un membre de la famille ou un proche, la victime risque de devoir affronter un entourage qui nie ou minimise la violence sexuelle ou conjugale, voire protège l’agresseur[197]. Le manque de confiance envers le système de justice et la crainte d’une revictimisation par l’enquête policière, le processus judiciaire ou, à nos fins, le processus bureaucratique de l’IVAC peuvent également décourager la dénonciation.

Pour les victimes de violences sexuelles, l’étude d’Eli Somer et Sharona Szwarcberg révèle que, à partir de la prise de conscience du lien entre la violence et le préjudice, il faut compter en moyenne six ans avant que les victimes aient la capacité de dénoncer l’acte criminel — notons qu’il n’est pas question ici d’introduire une action, mais seulement de dénoncer le crime[198]. Au regard de cette étude, on peut raisonnablement constater que le délai de deux ans est profondément décalé du processus normal des victimes de violences sexuelles, de sorte qu’il ne favorise qu’une minorité d’entre elles.

Pour les victimes de violences conjugales, le phénomène du cycle de la violence peut les pousser à ne pas porter plainte à l’intérieur de ce délai alors qu’elles ont espoir que leur conjoint cessera d’être violent. Les professeures Langevin et Des Rosiers expliquent l’effet pervers du cycle de la violence :

Le délai d’un an [maintenant de deux ans] présente aussi des difficultés particulières pour les victimes de violence conjugale. Dans de nombreux cas, le cycle de la violence met plusieurs années à s’installer. Au début, les agressions physiques sont moins fréquentes, moins graves. Le conjoint se reprend. Il promet de se contrôler. Mais la violence s’aggrave avec les années. La conjointe ne porte pas toujours plainte. Elle peut avoir peur de son conjoint. Le préjudice peut se manifester plusieurs années après la séparation des conjoints. Les décideurs doivent donc tenir compte de cette situation[199]

Une fois encore, le délai de deux ans ne correspond pas au processus normal de dénonciation des victimes. Conséquemment, il désavantage une grande partie d’entre elles qui, autrement, ont droit à l’indemnisation octroyée par le régime de la LIVAC.

L’inadéquation d’un délai de deux ans avec la réalité des victimes explique sûrement la raison pour laquelle plusieurs soupapes sont aménagées autour du délai :

  1. le deuxième alinéa prévoit que le délai commence à courir au moment de la prise de conscience plutôt que celui de la survenance de l’acte ;

  2. le troisième alinéa dispose que la présomption de renonciation peut être renversée sur la base de motifs raisonnables ;

  3. la Direction de l’IVAC a adopté une politique interne prenant acte que la prise de conscience peut se faire progressivement[200].

Or, l’existence de ces soupapes n’équivaut pas à l’adoption d’un délai plus long. Certaines victimes, ignorant ces aménagements favorables, ne contesteront pas un refus d’indemnisation qui pourrait être erroné. D’autres dépenseront temps, énergie et fonds pour démontrer en quoi leur demande concorde avec une de ces soupapes ou pour s’opposer à un refus. Cela semble imposer un coût inutile aux victimes ayant autrement droit à l’indemnisation. Si ces soupapes permettent d’éviter de nombreux refus d’indemnisation, l’adoption en amont d’un délai plus près de la réalité des victimes permettrait à ces dernières d’écarter un débat avec la Direction de l’IVAC.

D’ailleurs, les effets négatifs sur les victimes d’un tel débat concernant le délai sont largement reconnus. La tenue du débat leur impose un coût financier (poursuites, représentations, expertise psychologique sur la prise de conscience et l’impossibilité d’agir), une incertitude pouvant causer un stress et leur antagonisation par un régime qui devrait d’abord les aider. La seule perspective de ce débat pourrait même décourager des victimes ayant autrement droit à une indemnisation. Dans l’arrêt L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., le juge Gascon, écrivant pour la majorité sur la prescription, met en relief que le Parlement du Québec avait fait passer à 30 ans le délai de prescription des actions civiles pour violences sexuelles, conjugales ou infantiles (maintenant imprescriptibles depuis 2020) justement pour éviter les nuisances d’un tel débat :

Prenant appui entre autres sur les enseignements de notre Cour dans l’arrêt M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6, le législateur québécois se disait conscient du fait que le régime général de la prescription et notamment la prescription de droit commun ne permettait pas de prendre acte de l’expérience vécue par les victimes d’agressions sexuelles et de la spécificité de leur préjudice. En effet, ces personnes font typiquement face à des obstacles psychologiques importants avant d’être en mesure d’entreprendre un recours civil, sans compter que le préjudice lié à l’agression peut parfois prendre des années avant de se manifester ou d’être associé à l’agression. Souvent obligées de plaider l’impossibilité d’agir pour réfuter les arguments de prescription qu’on leur opposait, les victimes se trouvaient dès lors forcées de subir un « procès dans le procès » dans le seul but de prouver que, jusqu’alors, elles n’avaient pas été en mesure d’intenter un recours. Ces obstacles décourageaient plusieurs victimes de se tourner vers le système de justice civile afin d’obtenir réparation pour préjudice subi. Le législateur voulait, entre autres, réduire au minimum ces occurrences de « procès dans le procès » [en adoptant le délai de prescription de 30 ans à l’article 2926.1 C.c.Q.][201].

En outre, les arguments en faveur du délai de deux ans sont difficiles à circonscrire, à moins qu’ils ne portent sur l’état des finances publiques. Un délai de prescription est généralement motivé par trois objectifs : 1) assurer la stabilité des patrimoines et des relations juridiques (garantissant une certaine paix d’esprit) ; 2) éviter le dépérissement de la preuve ; et 3) sanctionner la négligence des créanciers et des créancières[202]. Dans le contexte des violences sexuelles et conjugales, le premier et le troisième arguments diminuent en importance, alors que le deuxième argument ne peut pas justifier que ce délai se limite à deux ans.

D’abord, assurer la paix d’esprit des agresseurs a peu de force morale : il n’y a pas d’intérêt public à protéger les auteurs de violences sexuelles ou conjugales des conséquences de leurs actes répréhensibles[203]. Dans l’arrêt L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., le juge Gascon rappelait justement que la jurisprudence « met d’ailleurs les législateurs en garde contre les injustices que peuvent créer les lois sur la prescription en permettant aux auteurs d’abus sexuels d’échapper à toute responsabilité et de jouir de la tranquillité d’esprit alors que la victime continue de subir les conséquences de leurs actes et demeure sous le joug d’une incapacité psychologique[204] ». Comme on accepte déjà que les actes criminels soient imprescriptibles sur le plan des poursuites pénales, on pourrait faire de même sur le plan de l’action civile. Dans le contexte d’un régime public d’indemnisation, ce n’est pas la stabilité du patrimoine de l’agresseur qui est menacée en premier mais bien celui de l’État. Or, il n’est pas certain que l’extension du délai menace substantiellement les coffres de l’État. En 2018, la Direction de l’IVAC a versé près de 121 millions de dollars en prestation sur un budget gouvernemental de 112 500 millions de dollars[205]. Accueillir les 99 demandes d’indemnisation rejetée cette année-là en raison du délai n’aurait vraisemblablement pas d’incidence notable sur le budget gouvernemental[206]. L’argument de la stabilité du patrimoine ne tient donc pas la route lorsque l’État est impliqué.

Ensuite, l’objectif de la sanction des créanciers et des créancières semble moralement indésirable dans le cas de victimes de violences sexuelles ou conjugales. Comme nous l’avons vu, celles-ci affrontent de nombreux obstacles sociaux et psychologiques qui peuvent causer un long délai avant la dénonciation du crime subi. Les blâmer parce qu’elles n’ont pas dénoncé leur situation à l’intérieur d’un délai de deux ans revient à se montrer insensible à leur condition. Déjà, il est choquant de sanctionner ces victimes après deux ans alors que l’on attend généralement trois ans dans le cas des autres créanciers et créancières par le délai de prescription de droit commun. Plus encore, la modification de l’article 2926.1 du Code civil du Québec en 2020, afin de rendre imprescriptibles les actions en réparation du préjudice corporel résultant d’une agression à caractère sexuel ou de la violence d’un conjoint ou d’un ancien conjoint, démontre bien que l’Assemblée nationale ne croit pas en l’intérêt d’user de la prescription pour pénaliser ces victimes[207]. Au cours de l’étude du projet de loi apportant cette modification, la ministre de la Justice souligne même que « [l’]objectif est d’offrir aux victimes l’espace et le temps nécessaires pour cheminer et ne pas se trouver privées d’un outil qui pourrait être essentiel pour elles[208] ». Sur le plan de la sanction du manque de diligence d’une partie demanderesse, la différence entre le délai de demande d’indemnisation à la Direction de l’IVAC de 2 ans et l’imprescriptibilité de l’action civile pour le même événement est curieux, voire difficile à expliquer si ce n’est par le désir de l’Assemblée nationale de conserver intact le budget gouvernemental.

Enfin, seul l’argument de la protection de la preuve peut être raisonnable dans le contexte des violences sexuelles ou conjugales. Autant la Direction de l’IVAC que les tribunaux doivent bénéficier de la meilleure preuve possible pour évaluer la demande soumise et déterminer avec exactitude le montant des dommages. Or, à ce chapitre, on peut encore se demander pourquoi l’Assemblée nationale est sûre que, pour le même événement, le tribunal civil peut composer avec une preuve potentiellement vieille de 30, 40 ou 50 ans, alors que la Direction de l’IVAC ne saurait attendre plus de 2 ans. Si l’argument de la preuve revêt une certaine force, il ne permet pas d’expliquer la disparité entre les deux régimes. En outre, l’enjeu du dépérissement de la preuve ne peut pas, à lui seul, justifier l’imposition d’un délai pour soumettre une demande auprès de la Direction de l’IVAC. Dans le contexte d’une action civile, on peut comprendre qu’il soit important de protéger l’intérêt de la partie défenderesse à produire la meilleure preuve possible pour contrer l’action en justice[209]. Toutefois, dans le contexte d’un régime public d’indemnisation, la Direction de l’IVAC ne cherche pas à construire une preuve contraire à la victime : elle ne fait qu’évaluer la preuve soumise par cette dernière. Ainsi, le dépérissement de la preuve est uniquement au désavantage de la victime : c’est elle qui subit les conséquences d’une preuve qui ne permet pas de convaincre la Direction de l’IVAC ou les tribunaux. En d’autres mots, la victime absorbe le risque du dépérissement de la preuve qui découle d’un long délai. Puisqu’elle a déjà un incitatif à soumettre sa demande le plus tôt possible afin de préserver sa preuve, l’imposition d’un délai dans la LIVAC ne semble pas nécessaire. En étendant ce délai ou en l’abrogeant, on laisse alors à la victime une plus grande autonomie sur l’exercice de son droit à une indemnisation.

Un consensus doctrinal sur la nécessité d’étendre ce délai paraissant exister, plusieurs auteurs et autrices de doctrine ont mis en avant des propositions pour traiter du problème de ce délai. L’abrogation de ce dernier semble la mesure la plus populaire et la plus convaincante. Les professeures Langevin et Des Rosiers considèrent qu’une telle abrogation devrait aller de pair avec l’imprescriptibilité des actions civiles pour violences sexuelles ou conjugales[210]. Elles soulignent que « [b]eaucoup d’efforts sont investis par les demanderesses dans la preuve de cet aspect procédural, au détriment de la preuve du préjudice[211] ». À tout le moins, elles précisent qu’« [i]l est difficile de justifier que les victimes qui intentent une action civile jouissent de délais plus longs que celles qui présentent une demande d’indemnisation auprès de la direction de l’IVAC, alors que leur préjudice est similaire[212] ».

Valentini estime que des délais aussi longs que ceux de l’ancien article 2926.1 du Code civil du Québec, qui prévoyait un délai de 30 ans, seront nécessaires « [p]our diminuer véritablement le contentieux administratif portant sur la prescription », quoiqu’« [u]ne absence totale de prescription aurait bien sûr aidé davantage les victimes[213] ». Subsidiairement, elle propose l’implantation d’une présomption simple d’incapacité suspendant le délai. Ce serait à la Direction de l’IVAC de renverser cette présomption en établissant le moment auquel la victime a pris conscience du lien entre le préjudice et l’acte criminel ainsi qu’en démontrant que celle-ci n’avait pas de motifs raisonnables pour déposer sa demande hors délai[214].

À mon avis, la suppression du délai simplifierait grandement le processus pour les victimes et permettrait d’économiser des frais de fonctionnement auprès de la Direction de l’IVAC. En plus du fait de ne pas décourager ni antagoniser les victimes, la suppression du délai concorderait parfaitement avec les valeurs et les objectifs de la LIVAC. Ce régime d’indemnisation a été mis en place par solidarité sociale envers les victimes. L’objet est de les aider à guérir du préjudice d’un crime et à reprendre le cours normal de leur vie. L’imposition d’un délai ne fait qu’empêcher la réalisation de ce mandat.

Recommandation no 7 – Abroger l’article 11 de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels qui prévoit un délai pour la soumission des demandes d’indemnisation, ou subsidiairement soustraire les victimes de violences sexuelles ou conjugales à l’application de cet article.

Recommandation no 8 – Donner à la recommandation no 7 une force rétroactive, de sorte que les victimes dont la demande a ou aurait été rejetée en raison du délai puissent déposer une demande à la Direction de l’IVAC.

Conclusion

En somme, cet article met en relief quatre lacunes dans la structure de la LIVAC qui empêchent les victimes de violences sexuelles ou conjugales d’accéder aux bénéfices du régime d’indemnisation. Pour combler ces lacunes, j’ai proposé huit recommandations. Premièrement, la LIVAC n’indemnise pas les victimes de violences sexuelles dès lors que leur agresseur pourrait soulever une défense de croyance sincère mais erronée au consentement, alors que ces victimes subissent un préjudice substantiel, qu’il y ait une mens rea ou non. Je recommande donc de faire fi de la mens rea aux fins du régime d’indemnisation :

Recommandation no 1 – Remplacer, au paragraphe a de l’alinéa 1 de l’article 3 de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, la mention que la victime doit être tuée ou blessée en raison d’un acte ou d’une omission d’une autre personne et se produisant « à l’occasion ou résultant directement de la perpétration d’une infraction dont la description correspond aux actes criminels énoncés à l’annexe de la présente loi » par la mention que le régime d’indemnisation couvre l’acte ou l’omission d’une personne se produisant « à l’occasion ou résultant directement d’un événement dont la description correspond à l’actus reus d’un acte criminel énoncé dans l’annexe de la présente loi ».

Deuxièmement, la LIVAC oublie plusieurs victimes de violences sexuelles ou conjugales, notamment celles dont l’infraction criminelle est facilitée par l’apparition des nouvelles technologies, est apparue au Code criminel au cours des trois dernières décennies ou est perpétrée hors du Québec. Je recommande donc une mise à jour des crimes visés par la LIVAC et la mise en place d’un mécanisme de mise à jour annuelle :

Recommandation no 2 – Inclure dans l’annexe de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels toutes infractions pouvant survenir dans un contexte de violences sexuelles ou conjugales, notamment celles qui sont inscrites dans les articles 151, 152, 153.1, 160, 162, 162.1, 163.1, 170, 172, 172.1, 172.2, 173, 174, 175, 177, 184, 244.1, 244.2, 264, 264.1, 273.3, 279.01, 279.011, 279.03, 280, 281, 282, 283, 286.1, 286.2, 286.3 et 293.1 du Code criminel.

Recommandation no 3 – Prévoir dans la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels que le gouvernement adopte, par règlement, la liste des infractions criminelles couvertes par le régime d’indemnisation et que le ou la ministre de la Justice révise cette liste chaque année afin qu’elle reflète l’évolution des valeurs sociales, de la criminalité et du Code criminel.

Recommandation no 4 – Inclure dans l’annexe de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels la tentative de commettre un acte criminel selon l’article 463 du Code criminel.

Recommandation no 5 – Remplacer, à l’article 3 de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, la mention que la victime « est une personne qui, au Québec, est tuée ou blessée » par la mention que la victime « est une personne qui, au Québec, subit un préjudice » en raison d’un crime commis.

Troisièmement, la notion de faute lourde est parfois employée en phase avec des préjugés sexistes, ce qui donne lieu à un rejet de demandes d’indemnisation, principalement de celles qui sont formulées par des travailleuses du sexe et des victimes de violence conjugale. Je propose donc que la notion de faute lourde ne soit pas employée dans le contexte des violences sexuelles ou conjugales :

Recommandation no 6 – Ajouter à l’article 20 de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels un troisième alinéa spécifiant ceci : « La notion de faute lourde du paragraphe b ne s’applique pas aux cas de violence sexuelle ni de violence conjugale. »

Quatrièmement, le délai de deux ans pour formuler une demande auprès de la Direction de l’IVAC ne tient pas compte de la réalité des victimes de violences sexuelles ou conjugales et leur est délétère. Je recommande son abrogation :

Recommandation no 7 – Abroger l’article 11 de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels qui prévoit un délai pour la soumission des demandes d’indemnisation, ou subsidiairement soustraire les victimes de violences sexuelles ou conjugales à l’application de cet article.

Recommandation no 8 – Donner à la recommandation no 7 une force rétroactive, de sorte que les victimes dont la demande a ou aurait été rejetée en raison du délai puissent déposer une demande à la Direction de l’IVAC.

Voilà qui fait le tour des principales lacunes de l’accès au régime d’indemnisation. D’autres recherches seront nécessaires pour évaluer l’efficacité des ressources offertes par le régime une fois que les victimes y ont accès. Par exemple, une attention doit être accordée aux refus de la Direction de l’IVAC d’indemniser des victimes parce qu’elle entretient une définition étroite par rapport à la loi de la notion de victime[215] ou encore parce qu’elle considère que l’agression sexuelle qu’elles ont subie n’a causé aucun préjudice[216]. Notamment, il y aurait lieu de se demander si la notion de condition préalable fait l’objet de préjugés sexistes. L’harmonisation déficiente de la LIVAC avec d’autres régimes d’aide gouvernementale, comme celui qui est prévu par la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles, doit également être explorée[217].

Le portrait de la LIVAC tracé dans cet article est pertinent pour les avocat·es ainsi que pour les victimes qui souhaitent connaître les embûches pouvant survenir à l’occasion d’une demande auprès de la Direction de l’IVAC. Il sera surtout utile aux législateurs et aux législatrices ainsi qu’à toute personne désirant réformer la LIVAC. Le gouvernement du Québec ayant annoncé son intention de modifier ce régime d’indemnisation au cours de son mandat, il faut espérer que cet article, pour le bien-être des victimes de violences sexuelles ou conjugales, deviendra rapidement désuet.