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L’adoption française de la Loi no 92-3 du 3 janv. 1992 sur l’eau[1] a particulièrement contribué à la protection des milieux aquatiques et de la qualité de l’eau. Après avoir affirmé que « l’eau fait partie du patrimoine commun de la nation[2] », le législateur y explicite le principe de gestion équilibrée de l’eau, lequel doit assurer la préservation des écosystèmes aquatiques, des sites et des zones humides, la protection contre toute pollution et la restauration de la qualité des eaux superficielles et souterraines et des eaux de la mer dans la limite des eaux territoriales ainsi que le développement et la protection de la ressource en eau[3]. Ce principe englobe ainsi l’ensemble des composantes de l’eau dans une approche systémique, là où d’autres législations ont fait le choix d’aborder spécifiquement la protection et la gestion des zones humides[4] ou des milieux hydriques. À cette fin, la Loi sur l’eau de 1992 crée, entre autres, deux instruments complémentaires : le régime d’autorisation et de déclaration préalables et les schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE ou « schémas directeurs »).

D’un côté, la Loi sur l’eau de 1992 prévoit la mise en place d’une police spéciale pour les opérations réalisées dans les milieux aquatiques ou à proximité et ayant un impact sur ces milieux. La nomenclature des installations, ouvrages, travaux et activités (IOTA) soumis à autorisation ou déclaration comporte, entre autres, une rubrique relative à l’assèchement, à l’imperméabilisation ou au remblai de zones humides ou de marais[5]. Chaque projet concerné doit suivre une procédure prédéfinie qui comprend la fourniture à l’autorité compétente d’un document d’incidences. À l’époque, ce document constitue le pendant, pour la police de l’eau, de l’étude d’impact introduite par la Loi no 76-629 du 10 juill. 1976 relative à la protection de la nature[6]. Schématiquement, après avoir décrit l’état initial du milieu, analysé les effets potentiels du projet sur l’eau et le milieu aquatique, le maître d’ouvrage doit présenter les mesures destinées à éviter les impacts négatifs, les réduire et, si possible, les compenser[7]. En 1992, la loi ne comporte aucune indication particulière sur les conditions d’application de la séquence « éviter-réduire-compenser » (ERC), que ce soit dans le domaine de l’eau ou dans le droit commun[8].

De l’autre côté, la loi de 1992 réforme les anciens schémas d’aménagement des eaux qui étaient réalisés par bassin hydrographique ou région économique. Ces derniers deviennent les SDAGE de façon « à faire un bilan des besoins et des investissements, tant au niveau de la pollution que des ressources en eau[9] ». Les SDAGE s’apparentent à un « document administratif de planification environnementale sectorielle (dédié au domaine de l’eau), établi à l’échelle d’un territoire pertinent en matière aquatique (le bassin ou groupement de bassins hydrographiques) par le Comité de bassin et approuvé par l’État[10] ». Leur but n’est autre que la recherche d’un équilibre entre les multiples usages de la ressource en eau grâce à une concertation organisée entre les différents acteurs concernés au sein du comité de bassin[11]. Le contenu des SDAGE reflète ainsi la nature des compromis trouvés conciliant les usages concurrents de l’eau et la protection des milieux aquatiques sur un territoire donné. Les préconisations varient donc d’un schéma directeur à l’autre, de sorte à tenir compte de la spécificité de chaque bassin hydrographique (état des masses d’eau, besoins en eau, etc.). Les premiers SDAGE sont adoptés en France métropolitaine en 1996 dans les six grands bassins hydrographiques[12], puis en Outre-mer au début des années 2000[13]. Après l’adoption par l’Union européenne de la directive cadre sur l’eau (DCE) le 23 octobre 2000[14], les schémas directeurs deviennent également le moyen d’en transposer ses objectifs spécifiques. Cette directive vise à prévenir « toute dégradation supplémentaire, [à] préserve[r] et [à] améliore[r] l’état des écosystèmes aquatiques ainsi que, en ce qui concerne leurs besoins en eau, des écosystèmes terrestres et des zones humides qui en dépendent » et à garantir « une utilisation durable de l’eau, fondée sur la protection à long terme des ressources en eau disponibles »[15]. Afin d’atteindre ces objectifs généraux, la directive établit, pour chaque masse d’eau, des objectifs spécifiques contraignants de trois ordres, à savoir la non-détérioration, l’atteinte du bon état écologique des eaux d’ici 2015 — ou, au plus tard, pour 2027 — ainsi que la réduction progressive de la pollution (art. 4). Pour chacun des districts hydrographiques, les États membres doivent se munir de plans de gestion (art. 13) et décliner le programme correspondant de mesures qui permettent de réaliser ces objectifs spécifiques (art. 11). Il s’agit moins ici de concilier les usages de l’eau que de veiller à sa préservation et à l’amélioration de sa quantité et sa qualité[16]. La finalité écologique y est davantage marquée qu’en droit français, dans lequel les « notions clés, telles que protection à long terme des ressources, prévention effective et généralisée de toute forme de dégradation sauf exceptions limitativement énumérées, utilisation durable et équitable de l’eau, etc. sont absentes pour définir le principe de gestion équilibrée[17] ». Suite à la transposition de cette directive en droit interne[18], le contenu des SDAGE, leur durée (qui passe à six ans) et leur modalité d’élaboration évoluent. Il leur revient désormais de fixer les objectifs de bon état chimique et écologique des différentes masses d’eau de surface, mais également de veiller à « la conservation des habitats ou des espèces directement dépendants de l’eau[19] », dont les zones humides, d’autant que les SDAGE déterminent les aménagements et les dispositions nécessaires comprenant la mise en place de la trame bleue, dont les zones humides font partie.

Cela dit, à aucun moment, ni la DCE ni la réglementation française relative au contenu du SDAGE ne renvoient expressément à l’instauration de la séquence éviter, réduire, compenser ERC parmi les mesures appropriées pour atteindre les objectifs fixés. En dépit de ce silence, dans les faits, la séquence ERC est pourtant devenue un moyen de plus en plus explicite dans les SDAGE pour la mise en oeuvre des principes de gestion équilibrée de l’eau comme de non-détérioration des eaux de la DCE[20]. Le triptyque ERC spécifique des milieux aquatiques initialement prévu en 1993, dans le cadre de document d’incidences préparant toute décision individuelle d’autorisation ou de déclaration de la loi sur l’eau, a donc été appréhendé progressivement par les SDAGE.

L’intérêt de cette incorporation tient à la portée juridique indirecte des SDAGE[21]. Leur contenu n’est certes pas directement applicable aux tiers, mais l’ensemble des programmes et des décisions prises dans le domaine de l’eau doivent être compatibles avec ces dispositions[22]. Il s’agit par là des décisions prises lors de l’exercice des polices administratives spéciales liées à l’eau, telles que la police de l’eau, la police des installations classées, la police de l’énergie ou encore la police de la pêche. Au titre des programmes sont notamment concernés les documents d’urbanisme[23], les schémas d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) ou les schémas départementaux des carrières. Les SDAGE peuvent d’ailleurs spécifiquement prescrire la définition d’orientations plus précises via un SAGE sur un territoire donné[24].

Dans un contexte législatif ou réglementaire longtemps resté flou sur la question, ces schémas directeurs ont ainsi saisi l’opportunité de préciser et d’uniformiser les règles d’application de la séquence ERC à l’échelle d’un bassin hydrographique aussi bien sur le plan des décisions individuelles qu’à un niveau plus stratégique. En matière de compensation, les dispositions relatives aux zones humides illustrent à cet égard le caractère avant-gardiste de plusieurs de ces documents. Il faudra en effet attendre la Loi no 2016-1087 du 8 août 2016 sur la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages[25] pour que la compensation écologique soit juridiquement définie comme les mesures « rendues obligatoires par un texte législatif ou réglementaire pour compenser, dans le respect de leur équivalence écologique, les atteintes prévues ou prévisibles à la biodiversité occasionnées par la réalisation d’un projet de travaux ou d’ouvrage ou par la réalisation d’activités ou l’exécution d’un plan, d’un schéma, d’un programme ou d’un autre document de planification[26] ». Pour ce qui est des phases d’évitement et de réduction, l’étude des SDAGE met en lumière une variété de formes au-delà de la question des zones humides, là où jusqu’à présent aucune réglementation n’est venue en délimiter les contours. Notre article est ainsi l’occasion d’évaluer si et à quel point les SDAGE ont pu influencer, voire améliorer, la mise en oeuvre de la séquence ERC dans le domaine aquatique. À cette fin, la première partie sera consacrée à l’analyse du contenu des SDAGE métropolitains sur la période de 1996 à 2021[27], puis la seconde partie reviendra plus spécifiquement sur la portée de leurs dispositions à travers l’étude de la jurisprudence. Cet éclairage revêt une importance particulière dans le contexte actuel où plusieurs auteurs estiment que les phases d’évitement et de réduction devraient davantage être réglées par des documents de planification, soit bien en amont des autorisations individuelles[28].

1 L’expression de la séquence ERC au sein des SDAGE métropolitains

Peu présente dans les SDAGE de première génération en 1996, la séquence ERC est aujourd’hui devenue incontournable. On la retrouve ainsi dans les SADGE 2016 au sein de dispositions portant sur l’artificialisation des sols[29], la création de nouveaux plans d’eau[30], les projets d’aménagement présentant un obstacle à l’écoulement des eaux (remblais, digues, constructions et autres)[31], les carrières[32], etc. Toutefois, alors que l’évitement et la réduction constituent des notions qui figurent au coeur des SDAGE depuis le début (1.1), la compensation ne s’y est déployée que progressivement (1.2).

1.1 L’évitement et la réduction au coeur des SDAGE

Du fait de leur rattachement limpide au principe de non-dégradation, les notions d’évitement et de réduction sont omniprésentes dans tous les SDAGE. Elles constituent en effet le moyen idéal d’atteindre deux des trois objectifs spécifiques de la directive cadre sur l’eau, à savoir l’obligation de non-détérioration et la réduction progressive de la pollution des eaux et du milieu aquatique. Le champ d’application de l’évitement et de la réduction englobe autant les pollutions (diffuses, ponctuelles ou accidentelles) que les impacts issus de multiples secteurs (pratiques agricoles, navigation, travaux sur les cours d’eau, assainissement, etc.) et touchant différents milieux (littoral, eaux superficielles, souterraines, zones humides, zone d’étiage, etc.).

L’étude des SDAGE 2016-2021 illustre tout à fait la diversité de moyens juridiques pour atteindre ces objectifs. Là où l’évitement et la réduction se trouvent la plupart du temps appréhendés uniquement à travers la séquence « éviter, réduire, compenser » de l’étude d’impact, les SDAGE les envisagent également sous deux autres formes : l’interdiction pure et simple ou l’édiction de conditions générales d’exercice de certaines activités.

Concernant la séquence ERC, il s’agit là de « mesures » destinées à éviter et à réduire les impacts après avoir dressé un état initial et décrit les impacts potentiels notables du projet ou du plan concerné. Initialement prévues par l’étude d’impact, ces mesures se retrouveront ensuite dans la description du projet ou comme condition de l’autorisation. Ces mesures promeuvent une localisation ou l’utilisation de techniques plus favorables au milieu que celles initialement envisagées. Un guide de la transition écologique et solidaire du ministère, publié en janvier 2018, en a recensé un certain nombre : mise en place des clôtures et des balisages pendant la phase chantier pour éviter certaines zones, collecte et traitement des eaux de ruissellement en circuit fermé, de sorte à éviter tout rejet dans les masses d’eau, interdiction totale d’utilisation de produits phytosanitaires sur une partie du site, etc.[33]. Quelques dispositions de SDAGE entrent en effet dans cette catégorie, en ce qu’elles renvoient à des obligations techniques spécifiques (la conservation d’un massif filtrant minimum en bordure des coteaux et des rivières pour limiter les risques de pollution en cas d’ouverture ou d’extension de carrières alluvionnaires[34]) ou plus générales : la réutilisation des eaux usées épurées afin d’économiser l’eau[35], la limitation au maximum du mitage de l’espace en concentrant les nouveaux sites d’extraction de matériaux sur les zones dont la fonctionnalité globale est déjà perturbée par des sites existants[36]. Dans ces cas-là, le SDAGE cherche bien à initier une modification du projet ou du plan initial propre à supprimer ou à réduire un impact négatif spécifique et identifié, mais sans remettre en cause l’ensemble du projet.

Bien plus radicales sont les dispositions du SDAGE interdisant certaines activités, le cas échéant, sur un espace donné[37]. L’interdiction constitue à n’en pas douter le mode d’évitement le plus efficace en ce qu’il conduit à une remise en cause du projet lui-même. La prévention est alors totale. Toutes nouvelles incidences causées par un nouveau projet étant ainsi évitées, le SDAGE permet de ne pas aggraver, voire de réduire, la pression anthropique sur le milieu visé. Néanmoins, au vu de la restriction à la liberté d’entreprendre — principe à valeur constitutionnel — qu’elles induisent, ces interdictions nécessitent d’être justifiées par un état déplorable du milieu, d’une part, et sont rarement totales, d’autre part. Conformément à la directive cadre sur l’eau, qui prévoit la possibilité d’assouplir l’objectif de bonne qualité des eaux à atteindre[38] et accepte la survenance de certaines dégradations[39], les SDAGE qui interdisent par principe des activités ouvrent concomitamment la possibilité d’obtenir des dérogations sous réserve de réunir plusieurs critères. Il convient de s’assurer, entre autres, que toutes les pratiques sont prises pour atténuer l’incidence négative sur l’état de la masse d’eau et que les altérations répondent à un intérêt général majeur, sans qu’il existe d’autres moyens d’atteindre l’objectif bénéfique du projet à l’origine de la dégradation[40]. Parmi les SDAGE 2016-2021, les dérogations visent en effet les seuls projets pour lesquels il a déjà été reconnu qu’ils avaient un caractère d’intérêt général (projet d’intérêt général (PIG), déclaration d’utilité publique (DUP), existence de raisons impératives d’intérêt public majeur en cas d’atteinte à une espèce protégée)[41]. À ce motif s’ajoute parfois la nécessité de prévoir des mesures compensatoires, même si leur résultat est incertain[42]. Par voie de conséquence, le maître d’ouvrage d’un projet qui ne correspondrait pas à un motif d’intérêt général peut soit renoncer définitivement à son projet (évitement dit d’opportunité), soit le déplacer dans une zone moins sensible (évitement géographique, par exemple projet non situé en tête de bassin). De son côté, l’autorité administrative, rendue plus vigilante quant à la qualité environnementale du projet, pourra refuser l’implantation d’un tel projet localisé dans le secteur visé.

Enfin, certains SDAGE adoptent une troisième forme de prévention des dommages aux milieux aquatiques en conditionnant l’autorisation au respect de critères spécifiques afin de prévenir au mieux l’ampleur des impacts sur la ressource hydrique et la biodiversité aquatique. Parmi les points d’attention, les SDAGE 2016-2021 listent très régulièrement la prise en compte des effets cumulés, l’existence de solutions alternatives moins dommageables et la preuve de l’absence d’incidences sur le milieu sans mesures compensatoires ou avec ces dernières[43]. Ainsi, l’autorisation sera accordée s’il s’avère que l’opération « ne remet pas en cause de manière significative ces fonctionnalités [des milieux aquatiques et humides à forts enjeux environnementaux][44] » ou « que les dispositions prises pour réduire la mortalité à la dévalaison [du saumon atlantique ou de l’anguille européenne] sont compatibles avec l’objectif(s) environnemental(aux) recherché(s) (réintroduction de l’espèce et/ou échappement maximal des individus existants) et sans mesures compensatoires de restauration d’habitats en fonctionnalité à minimum équivalente[45] ». Les critères listés par les SDAGE ne sont pas à proprement parler de nouveaux critères, car ils figurent déjà dans différentes rubriques de l’étude d’impact. Seulement, ces rubriques sont en pratique bien souvent peu étayées. En faire la mention dans le SDAGE permet de mettre davantage l’accent dessus et de renforcer le diagnostic ainsi que les mesures de remédiation de l’ensemble du projet ou du plan.

À l’issue de ces développements, il apparaît que l’évitement de la réduction des impacts dans les SDAGE métropolitains est multiforme : mesures techniques bien sûr, mais aussi interdiction ponctuelle d’activité ou autorisation sous conditions de projet. Ils dépassent ainsi le prisme des seules mesures ERC de l’étude d’impact par lequel on les a trop souvent uniquement considérés. Sur ce point, les SDAGE se sont par ailleurs progressivement positionnés sur la phase spécifique de compensation écologique.

1.2 Un déploiement progressif des modalités de compensation via les différentes générations de SDAGE

En 1996, lorsque les SDAGE de première génération sont adoptés, la réglementation sur la séquence ERC demeure très peu développée : la rubrique figure sans plus de précision depuis 1976 dans les études d’impacts de droit commun et dans celles des installations classées puis, à partir de 1992, dans les documents d’incidences[46] pour les autorisations et déclarations exigées en vertu de la loi sur l’eau. À l’époque, les acteurs (services administratifs, maître d’ouvrage, bureau d’études, associations, doctrine, etc.) n’y accordent pas une importance particulière.

Aussi n’est-il pas étonnant de constater que plusieurs SDAGE (1996-2009) évoquent à peine la séquence ERC et la compensation. Le SDAGE Artois-Picardie 1996, par exemple, ne la mentionne pas du tout en dépit d’orientations fondamentales telles que la reconquête du patrimoine écologique ou l’amélioration de la qualité des eaux de rivière[47]. Les SDAGE Loire-Bretagne et Adour-Garonne (1996) considèrent la compensation comme un impératif soit pour le premier parce que la destruction envisagée va avoir des conséquences irréversibles et substantielles sur les milieux[48], soit pour le second parce qu’elle touche des milieux remarquables localisés par le SDAGE lui-même[49]. Le SDAGE Rhin-Meuse 1996, pour sa part, l’envisage pour les projets portant atteinte aux zones humides avec un suivi tous les cinq ans sur la faune et la flore et en vérifiant que l’exploitant dispose bien des capacités techniques nécessaires de façon pérenne[50]. D’autres SDAGE de cette époque[51], à l’exemple du SDAGE Seine-Normandie[52], mentionnent à plusieurs reprises des mesures compensatoires dans différents domaines. La compensation permet de déroger à l’interdiction d’opérations de drainage et d’aménagement foncier dans les zones sensibles au ruissellement, à celle de travaux sur le lit mineur des rivières[53], à l’obligation du maintien du débit mensuel[54] et, enfin, à l’interdiction de la pratique généralisée des éclusées[55]. Toutefois, le terme « compensation » n’est pas toujours employé à bon escient. Il se confond parfois avec l’évitement et la réduction lorsqu’il désigne la diminution d’autres prélèvements, des efforts plus importants de dépollution, un soutien d’étiage ou des mesures visant à réduire les effets néfastes prévisibles, etc. La seule compensation à être encadrée par des modalités particulières par le SDAGE Rhône-Méditerranée & Corse 1996 vise les aménagements situés dans un champ d’inondation en lit majeur. La compensation de l’impact sur l’écoulement des eaux en période de crue doit alors prévoir une équivalence en termes de « cote d’eau atteinte ou du volume stocké[56] ». Enfin, soulignons la prise de recul de ce SDAGE qui alerte déjà les acteurs sur le peu d’efficacité à attendre des mesures compensatoires et, par voie de conséquence, sur la nécessité de limiter « de façon drastique [l’]artificialisation [des milieux][57] ».

En 2010, la séquence ERC, comme la protection des zones humides[58], est devenue une thématique plus centrale. Cependant, les réformes sur l’étude d’impact lancées alors que les SDAGE sont en cours d’élaboration ne seront adoptées qu’après l’entrée en vigueur de ceux-ci.

Les dispositions des SDAGE de la deuxième génération retranscrivent parfaitement ces aspirations[59]. D’une part, ce sont les premiers documents de planification à introduire des modalités de compensation ; d’autre part, cette forme aboutie de la compensation cible en particulier les atteintes (graves[60]) causées aux zones humides[61]. Alors que la réglementation est muette sur ces questions, plusieurs SDAGE insèrent le respect de l’équivalence écologique, différents modes possibles de compensation, le recours à des ratios surfaciques, des précisions sur leur localisation, voire davantage. Plus exactement, selon les SDAGE, la compensation des zones humides peut prendre la forme de création, de remise en état, de restauration ou d’amélioration de zones humides existantes. L’emplacement des mesures compensatoires doit être recherché sur le même bassin versant[62], voire plus localement[63]. Les SDAGE Rhin-Meuse et Seine-Normandie ajoutent la nécessité de prévoir un calendrier indiquant les échéances de la réalisation des mesures compensatoires[64], tandis que le SDAGE Loire-Bretagne demande la garantie à long terme de leur gestion et de leur entretien[65]. Cependant, la majeure avancée concerne incontestablement la référence au critère d’équivalence écologique, compris à la fois en termes de biodiversité et de fonctionnalités jouées par le milieu[66]. L’absence de garantie de ce critère donne lieu, le cas échéant, à un ratio de compensation plus élevé[67].

Le positionnement des SDAGE constitue en 2010 un signal fort, qui va obliger les acteurs à s’intéresser davantage à cette thématique. Sachant que les dispositions adoptées le sont à l’issue d’une longue procédure de concertation et de consultation des représentants de catégorie d’usagers, il montre la capacité des acteurs à définir ensemble des objectifs environnementaux plus ambitieux que la législation, qui vont s’appliquer à l’ensemble de leur bassin hydrographique[68]. Soulignons par exemple que la condition d’équivalence écologique n’a été posée qu’en 2016 en vertu de la loi sur la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, soit postérieurement à l’adoption des SDAGE actuellement en vigueur.

De 2010 à 2016, le corpus juridique de la compensation s’est fortement renforcé. Suite à la publication en 2010 de la loi Grenelle 2[69] et du décret portant réforme de l’étude d’impact fin 2011[70], la compensation écologique doit garantir la fonctionnalité du site dégradé par le projet, être réalisée à cette fin à proximité du site, et l’ensemble du triptyque ERC doit faire l’objet d’un suivi. Leur portée juridique est (enfin !) assurée dans la mesure où, en cas d’autorisation du projet, l’arrêté reprend désormais expressément les mesures ERC. L’autorité compétente peut diligenter un contrôle sur place et prendre des sanctions spécifiques si besoin. Même si la loi biodiversité n’est pas encore adoptée au moment de l’entrée en vigueur des SDAGE en janvier 2016, les discussions parlementaires entamées dès 2014 ont certainement guidé leur rédaction. Les nouveautés du régime juridique de la compensation écologique, à défaut d’être entérinées, étaient connues des acteurs : qualification d’obligation de résultat, critère d’équivalence écologique, objectif de non-perte nette, durée égale à celle des atteintes, délégation possible pour la mise en oeuvre de la compensation et possibilité pour les autorités de prescrire a posteriori des mesures correctives en cas de compensations insatisfaisantes.

Face à l’amorce de cette consolidation, le besoin d’encadrement des mesures compensatoires par les SDAGE 2016-2021 disparaît. C’est pourquoi peu d’entre eux prévoient aujourd’hui des dispositifs qui vont au-delà du régime national actuel[71]. Les écarts entre les SDAGE se sont d’ailleurs en grande partie comblés : tous prévoient une compensation a minima sur le même bassin versant et des ratios majorés (entre 150 % et 200 %) en fonction du mode de compensation (restauration ou recréation) et/ou de la capacité à respecter le critère d’équivalence écologique. Le nombre d’occurrences de la séquence ERC s’est multiplié et se décline par activités et/ou par milieux bien au-delà des domaines des zones humides ou du champ d’expansion des crues dans lesquels elle avait tendance à se cantonner en 2009. Si tous martèlent la nécessité de maintenir les fonctionnalités des milieux aquatiques, seuls quelques-uns appellent à une évaluation de la perte des services écosystémiques au stade de l’état initial[72]. Certains SDAGE continuent à se démarquer non pas sur le fond, mais en prévoyant des moyens propres à faciliter la mise en oeuvre des mesures compensatoires. Ainsi, le SDAGE Rhin-Meuse évoque que le développement de fonds de compensation pour les projets impactant des zones humides pourra être recherché[73]. Le SDAGE Rhône-Méditerranée évoque un plan de gestion stratégique identifiant les zones humides qui peuvent être réalisées au titre de la compensation[74]. Il invite les maîtres d’ouvrage « à établir leurs propositions de mesures compensatoires en concertation avec les structures de gestion par bassin versant concernées et les services de l’État[75] » et à les articuler avec la compensation collective agricole[76]. Notons également l’effort pédagogique du SDAGE Adour-Garonne, lequel renvoie à la publication d’articles scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle pour justifier, d’un côté, l’intérêt de restaurer une zone humide plutôt que de la recréer et, de l’autre, le montant du ratio à 150 % si l’équivalence écologique ne peut être démontrée[77]. Enfin, même si le réchauffement climatique n’apparaît pas encore de prime abord dans les dispositions relatives à la séquence ERC, cette problématique émergente devrait sans doute l’être davantage dans les SDAGE à venir (2022-2027).

La compensation écologique aujourd’hui définie dans le Code de l’environnement trouve ainsi quelques-unes de ses racines dans plusieurs SDAGE qui ont su préconiser des modalités exigeantes en vue de mieux contrebalancer les atteintes causées aux milieux aquatiques, et plus particulièrement aux zones humides. Si leur contenu s’aligne aujourd’hui sur la réglementation en vigueur, dans ses grandes lignes, reste à savoir quelle a pu en être la portée sur les décisions prises dans le domaine de l’eau.

2 Une portée (trop) relative des dispositions concernant la séquence ERC dans les SDAGE

S’atteler au bilan des dispositions relatives à la séquence ERC de trois générations de SDAGE oblige à examiner la portée du SDAGE et sa capacité à prescrire — ou non — de nouvelles obligations. De façon globale, les SDAGE ont produit un effet indiscutable sur la conception et l’encadrement de projets pris dans le domaine de l’eau en dépit des apparences (2.1). Seulement, en 2018, une décision du Conseil d’État remet quelque peu en cause cette situation (2.2).

2.1 Un effet indéniable sur l’autorisation des projets en dépit des apparences

En dépit d’un cadre législatif restrictif limitant a priori la portée des SDAGE (2.1.1), ces derniers n’en ont pas moins une portée incontestable, comme l’atteste l’analyse de la jurisprudence (2.1.2).

2.1.1 Une portée a priori limitée

La portée des SDAGE est circonscrite à un rapport de compatibilité, et ce, uniquement vis-à-vis des programmes et des décisions administratives dans le domaine de l’eau[78]. Cette compatibilité ne peut être implicite : elle doit être mentionnée[79] et démontrée par le porteur du projet ou du programme à l’autorité administrative au moment du dépôt de son dossier. Sans qu’il soit légalement défini, le rapport de compatibilité a pu être décrit comme l’absence de contrariété au regard des orientations générales du document de planification et l’exigence d’une cohérence[80]. Il se distingue du rapport de conformité[81], lequel implique un respect à la lettre de l’ensemble des prescriptions[82] et du rapport de prise en compte qui autorise des dérogations aux orientations fondamentales si elles sont justifiées[83]. Le rapport de compatibilité apporte une souplesse supplémentaire comparé au rapport de conformité dans l’appréciation du projet ou du plan vis-à-vis du SDAGE : des écarts minimes à la règle posée sont tolérés. Le Conseil d’État estime d’ailleurs que la fixation d’un rapport de compatibilité, et non de conformité, « ne méconnaît pas les objectifs définis par la directive du 23 octobre 2000[84] ».

Cependant, pour que le rapport de compatibilité puisse réellement être effectif, le SDAGE doit contenir des dispositions suffisamment claires et précises. Il est donc nécessaire de s’attarder quelques instants sur le contenu, voire sur la rédaction des SDAGE. Selon l’article L. 212-1 (III) du Code de l’environnement, les SDAGE fixent les objectifs quantitatif et qualitatif des différentes masses d’eau à l’échelle d’un bassin hydrographique. Cependant, alors même que ces objectifs sont assortis d’une obligation de résultat, les SDAGE ne sont pas totalement libres dans le choix des moyens de les atteindre. Eux-mêmes inscrits dans la hiérarchie des normes, ces documents de planification ne sauraient « prescrire aux différents acteurs de l’eau des actions particulières qui contrediraient des règles de compétences, des pouvoirs ou des droits qui s’imposent [à eux][85] ». Ainsi, selon Pierre Boyer, « [q]ue l’on se comprenne bien : le SDAGE a vocation à déterminer le contenu décliné géographiquement du principe de gestion équilibrée et durable des eaux en fonction de chaque situation de bassin, pas à créer de nouveaux outils d’intervention ou à modifier la forme des outils existants[86] ». Par voie de conséquence, les rédacteurs du SDAGE ne sont pas habilités à créer une nouvelle taxe ni à ajouter des éléments à étudier dans l’évaluation environnementale, au cours de l’instruction par les services de l’État ou dans la décision d’autorisation finale. Il ne s’agit pas non plus à l’inverse de considérer le contenu des SDAGE comme une synthèse générale des obligations légales et réglementaires existantes par thématique dans le domaine de l’eau. Les SDAGE se situent donc dans cet entre-deux caractérisé par un vocabulaire « historiquement flottant[87] ». Ils regorgent ainsi d’expressions souples et non contraignantes en recommandant, préconisant, souhaitant ou invitant les acteurs à prendre en compte, « le cas échéant », les précisions apportées par exemple sur certains aspects de l’obligation de compensation[88].

Pourtant, l’emploi du présent de l’indicatif pour décrire les modalités supplémentaires de compensation attendues induit le caractère impératif de la norme. Lorsque le SDAGE prévoit un ratio de 150 % pour toute compensation de zone humide qui prendrait la forme de la création d’une nouvelle zone humide, le SDAGE prévoit un ratio là où la loi sur l’eau n’en mentionne pas. Si la question de la légalité de ces prescriptions ne s’est pas posée pour les SDAGE 2010-2015, des requérants ont déposé un recours pour excès de pouvoir à l’encontre du SDAGE Seine-Normandie 2016-2021 et de la portée de ses dispositions. Avant de rappeler qu’« il ne peut contenir de mesures qui méconnaîtraient les règles résultant des législations particulières régissant les activités qu’elles concernent » et qu’« [i]l ne peut par ailleurs imposer directement des obligations aux tiers », la Cour administrative d’appel (CAA) de Paris énonce que le SDAGE « peut contenir des mesures précises permettant de mettre en oeuvre les orientations fondamentales et d’atteindre les objectifs du schéma, y compris sur seulement une partie du bassin hydrographique, se traduisant notamment par des règles de fond »[89]. Dans la mesure où la loi dispose déjà que la séquence ERC doit figurer à la fois dans l’étude d’impact et dans la décision d’autorisation, le SDAGE n’ajoute donc pas à proprement parler un nouvel élément : il vient en préciser la forme, la durée, la nature, la localisation, etc., de façon à veiller à la réalisation de ses propres objectifs environnementaux. La Cour administrative d’appel, se prononçant sur la portée d’une disposition prévoyant un ratio surfacique a minima de 150 % et obligeant à retrouver des fonctionnalités équivalentes à celles perdues, a pu considérer qu’il s’agissait d’une orientation « en matière de compensation » qui n’empiète aucunement sur la marge d’appréciation de l’autorité administrative[90]. Il s’agit plutôt de « guide[r] les pétitionnaires sans leur imposer le type d’actions qu’ils sont susceptibles de proposer[91] ».

De la même manière, lorsqu’un SDAGE prohibe l’aménagement d’une zone, cette disposition ne peut s’entendre comme une interdiction générale et absolue. Non seulement les ouvrages qui ne sont pas soumis à un régime d’autorisation préalable pourront s’y implanter, mais pour les autres l’autorité administrative compétente peut également s’écarter de cette disposition du schéma directeur en prévoyant en contrepartie des mesures plus fermes en matière d’ERC[92]. Il est acquis que « l’autorité administrative [conserve] sa marge d’appréciation de la compatibilité des demandes au regard de l’objectif [de non-dégradation de l’état des eaux][93] », face aux demandes de déclaration ou d’autorisation d’opérations de drainage qui ne respecteraient pas une distance de 50 mètres vis-à-vis d’un cours d’eau imposée par le SDAGE. L’autorité compétente ne se trouve pas non plus placée en situation de compétence liée, alors que le SDAGE mentionne que « l’autorité administrative veille à […] s’opposer, notamment dans les zones d’intérêt écologique majeur, au projet dès lors que les effets cumulés négatifs pouvant être produits, malgré les mesures d’évitement, de réduction ou de compensation ne respectent pas les objectifs environnementaux[94] ». Pour le juge, cette disposition rappelle seulement que l’instruction du dossier « peut impliquer, lorsqu’un projet n’est pas compatible avec les objectifs du schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux, un refus de la part de l’autorité administrative[95] ».

En vertu de ce qui précède, la précision des dispositions des SDAGE relatives à l’évitement, à la réduction ou à la compensation ne présuppose pas leur strict respect par les acteurs concernés. Toutefois, dans la mesure où ces éléments concourent concrètement à l’atteinte des objectifs fixés respectivement en vertu de leur nature préventive et curative, le contrôle du juge de la compatibilité des SDAGE avec les plans et les décisions administratives prises dans le domaine de l’eau va s’exercer principalement sur eux.

2.1.2 La compatibilité des SDAGE et de la séquence ERC : un contrôle effectif du juge

Un moyen objectif d’observer le caractère contraignant des SDAGE consiste à analyser à la fois les annulations de projets ou d’activités pour incompatibilité et les recours dirigés contre les refus d’autorisation[96]. Dans ce domaine, la séquence ERC sert à motiver aussi bien la compatibilité du projet avec le SDAGE que son incompatibilité.

Pour confirmer la compatibilité d’un projet avec le SDAGE en vigueur, compte tenu de ses impacts sur la ressource en eau et sur les zones humides, le juge administratif souligne parfois le respect de la démarche ERC dans sa globalité[97]. Ainsi en est-il des travaux d’aménagement d’un golf qui épargnent la destruction d’une zone humide et d’une mare devant être initialement comblée (évitement), limitent l’emploi de produits fertilisants et phytosanitaires à une faible superficie, respectivement 2,5 % et 2,0 % (réduction), et prévoient la création de zones humides, de plans d’eau ainsi que le développement de la végétation hygrophile (compensation)[98]. Dans d’autres cas, le juge s’appuie sur l’existence spécifique de mesures compensatoires pour démontrer que, grâce à elles, l’impact du projet « ne remet pas en cause l’équilibre et la valeur biologique du milieu[99] », même si l’on peut parfois douter de la qualité des mesures compensatoires proposées[100]. Contrairement à une idée reçue, le recours aux mesures compensatoires n’est cependant pas toujours requis pour confirmer la compatibilité d’un projet avec le SDAGE. Plusieurs décisions se fondent uniquement sur l’existence de mesures de réduction[101] combinées le plus souvent à des mesures d’évitement[102].

Inversement, le caractère insuffisant des mesures d’évitement et/ou de réduction suffit à établir l’incompatibilité du projet avec le SDAGE, notamment lorsque le projet ou le plan affecte une zone aquifère réservée par le SDAGE à de futurs usages d’alimentation en eau potable pour la région[103] ou lorsque le SDAGE s’oppose à la création des nouveaux étangs en tête de bassin[104]. Par ailleurs, si l’absence de mesures compensatoires en cas d’atteinte à une zone humide a rendu incompatible l’aménagement de bassins filtrants pour le SDAGE qui préconisait leur préservation[105], l’existence de mesures compensatoires ne préjuge pas in abstracto d’un rapport de compatibilité[106]. Encore faut-il le démontrer au regard des orientations fondamentales[107] du SDAGE concerné dans le document d’incidences[108], faute de nuire à l’information complète de la population lors de l’enquête publique et d’exercer une influence sur la décision de l’autorité administrative[109].

Au-delà de ces observations qui montrent la place centrale de la compensation comme celle de l’évitement et de la réduction dans le contrôle de compatibilité, la précision des modalités de compensation par certains SDAGE a-t-elle permis un contrôle plus approfondi de la qualité des mesures présentées ? Il semblerait effectivement logique que la preuve du non-respect des critères de compensation des SDAGE facilite, le cas échéant, la démonstration par les requérants et le juge de l’absence de compatibilité avec le SDAGE des décisions prises dans le domaine de l’eau. L’instauration d’un ratio surfacique constitue ainsi une donnée factuelle dont le non-respect se constate plus facilement que celui de l’équivalence écologique, qui requiert des connaissances scientifiques que le juge n’a souvent pas[110]. Ainsi, les mesures proposées pour une opération de remblai sur le lit majeur du Doubs ne permettront pas de compenser un volume de 39 000 mètres cubes : l’autorisation n’est donc pas compatible avec le SDAGE Rhône-Méditerranée & Corse en ce qu’il prévoit une compensation totale tant vis-à-vis de la ligne d’eau que du volume soustrait aux capacités d’expansion des crues[111]. Le refus de l’Administration d’autoriser un projet, quant à lui, est légal en l’absence de garantie de « la reconstitution d’une surface de zones humides équivalente à celle détruite[112] ». Dans le cadre de l’exercice de ses pouvoirs de plein contentieux, le juge administratif enjoint même au préfet de prescrire la réalisation de mesures compensatoires suivant le ratio de 200 % prescrit par le SDAGE Rhône-Méditerranée & Corse[113]. Pour autant, le juge ne s’arrête pas sur les seules considérations quantitatives. Ainsi, le respect du ratio de compensation prévu par le schéma directeur ne présage pas toujours de la compatibilité du projet avec le SDAGE[114]. De la même manière, le juge administratif a également considéré que la destruction d’une tourbière ne pourrait pas être compensée de façon à garantir une équivalence fonctionnelle de la zone humide, ce qui aurait pour conséquence une disparition définitive du milieu[115]. Par suite, le projet d’aménagement d’un domaine skiable est incompatible avec le SDAGE.

L’étude de ces décisions récentes met ici en lumière un affinement du contrôle du juge sur la qualité des mesures proposées par les maîtres d’ouvrage ou prévues par les autorisations. Il reste néanmoins difficile d’affirmer de façon catégorique qu’il est la conséquence directe et principale de la rédaction plus ambitieuse des dispositions des SDAGE. D’une part, cet affinement n’est pas spécifique du seul domaine de l’eau[116] et s’explique par les avancées des réformes successives de l’étude d’impact ; d’autre part, le juge ne s’appuie pas forcément sur ces dispositions du SDAGE lorsqu’il contrôle, voire annule, une décision prise dans le domaine de l’eau au regard de mesures compensatoires insatisfaisantes[117].

2.2 La fin de l’influence des SDAGE ?

Dans un arrêt du 21 novembre 2018, le Conseil d’État a apporté des précisions sur la nature du contrôle de compatibilité des SDAGE par le juge administratif[118]. Cette décision a été prise à propos d’un projet fortement controversé : la réalisation d’un « center parc » à Roybon. Le Conseil d’État casse la décision de la Cour d’appel de Lyon qui avait confirmé l’incompatibilité du projet avec le SDAGE. À cette fin, la Cour se fondait sur l’article 6.B-04 relatif aux modalités de compensation en cas de disparition de zones humides en soulignant le décalage entre la surface impactée (76 hectares) et celle prévue au titre de mesures de création ou de restauration de zones humides fortement dégradées (19,90 hectares), soit environ 26 % de l’aire totale de zones humides touchées. Or, le Conseil d’État y voit une dénaturation du contrôle du rapport de compatibilité[119]. Celui-ci commande plutôt au juge d’effectuer son contrôle « dans le cadre d’une analyse globale le conduisant à se placer à l’échelle [de l’ensemble] du territoire [couvert] » et de vérifier « si l’autorisation ne contrarie pas les objectifs [qu’impose] le schéma, [compte tenu des orientations adoptées et] de leur degré de précision, sans rechercher l’adéquation de l’autorisation au regard de chaque orientation ou objectif particulier »[120]. En d’autres termes, un projet ne peut être incompatible avec un SDAGE s’il ne respecte pas une seule de ses dispositions.

Les critiques doctrinales n’ont pas manqué de souligner le danger de calquer la méthode de contrôle d’un rapport de compatibilité s’exerçant entre deux documents d’urbanisme (schéma de cohérence territoriale ou SCOT ; plan local d’urbanisme ou PLU)[121] à un rapport de compatibilité d’une décision individuelle avec un schéma directeur[122]. De fait, face aux termes généraux de la rédaction des objectifs et des orientations, le contrôle du juge va s’en trouver allégé. Par voie de conséquence, la démonstration de l’incompatibilité d’une décision prise dans le domaine de l’eau va se compliquer fortement[123]. Suffira-t-il de démontrer la contrariété avec deux objectifs quand le SDAGE en identifie quinze ? La plupart des projets ne se rattachent pas à l’ensemble des objectifs du SDAGE, qui balaye les différentes masses d’eau ainsi qu’une grande variété d’activités et de pollutions. De fait, depuis cette jurisprudence, plusieurs projets jugés incompatibles dans un premier temps au regard de dispositions ERC du SDAGE le sont devenus en vertu de ce contrôle[124]. Sans surprise, d’autres recours arguant, entre autres, de l’incompatibilité d’un projet avec une disposition du SDAGE encadrant les mesures compensatoires n’ont pas abouti[125].

La démonstration d’une incompatibilité n’est pas pour autant impossible[126]. À cet égard, la lecture de l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon dans la continuité du « center parc » de Roybon est porteuse d’espoir[127]. Faisant suite à l’arrêt du Conseil d’État, la Cour relie le projet à pas moins de sept orientations fondamentales du SDAGE qui insistent particulièrement sur la limitation de l’imperméabilisation nouvelle des sols, la restauration de la continuité écologique et le bon fonctionnement des milieux, le respect des zones humides. Elle en déduit que « la préservation des zones humides, à travers l’application de la séquence “éviter-réduire-compenser”, est un objectif transversal de ce document[128] ». Si la Cour ne peut aller jusqu’au bout de son raisonnement faute de connaître la superficie exacte des zones humides concernées par ledit projet, elle considère que l’imperméabilisation des sols « paraît d’ores et déjà susceptible de contrarier certains des objectifs mentionnés[129] », même s’il faudrait mener une analyse plus globale. La démonstration de l’importance d’une thématique particulière, telle que la protection des zones humides, pourra sans doute être apportée à travers sa mention à diverses reprises dans différentes orientations, mais quid d’une disposition aussi spécifique que l’interdiction d’un type d’activité sur un secteur donné ? D’autant plus si le projet contient bien des mesures d’évitement et de réduction… Suffira-t-il de démontrer que la séquence ERC étant transversale aux dispositions du SDAGE (ce qui est de plus en plus le cas), elle doit être scrupuleusement respectée ? Une autre voie consisterait à identifier d’abord les orientations du SDAGE applicables au projet afin, ensuite, d’analyser ce dernier au regard de ces seules dispositions pour en mesurer la compatibilité avec le schéma directeur. Il s’agirait d’un entre-deux garantissant que ce n’est pas un contrôle de conformité portant sur une obligation isolée, tout en ne privant pas de toute effectivité le SDAGE vis-à-vis des décisions individuelles.

Quoi qu’il en soit, cet arrêt du Conseil d’État « neutralis[e] la tentative des auteurs de SDAGE de fixer des objectifs précis et contraignants pour la gestion des eaux[130] ». En matière d’évitement, de réduction et de compensation, l’intérêt des SDAGE se situe pourtant bien dans les précisions apportées à propos soit des modalités de compensation, soit des activités à éviter ou des milieux à épargner. Ces précisions n’ont d’autre objet que de concrétiser les orientations fondamentales justifiées par les caractéristiques du bassin hydrographique concerné. Elles constituent une réelle plus-value par rapport à la réglementation nationale et contribuent en cela à l’atteinte du bon état des masses d’eau sur leur territoire conformément aux buts fixés par la directive cadre sur l’eau. En d’autres termes, « c’est uniquement en fonction des dispositions de fond que le SDAGE ou le SAGE peut indirectement influencer le contenu factuel d’une étude environnementale préalable requis par la loi ou le règlement[131] ». Cette jurisprudence contribue donc à entraver à la fois les effets préventif et curatif des SDAGE, quitte à faire échec au principe de gestion équilibrée de l’eau et à l’objectif de non-perte nette de biodiversité[132]. Les SDAGE 2022-2027 sont actuellement en cours d’élaboration. Nous verrons bientôt comment la jurisprudence du Conseil d’État sur la portée de l’obligation de compatibilité avec le SDAGE des décisions prises dans le domaine de l’eau a influencé leur rédaction.

Conclusion

En matière d’évitement, de réduction et de compensation, les enjeux juridiques ne sont plus les mêmes aujourd’hui qu’en 1996. Les obligations législatives et réglementaires se sont étoffées. La loi relative à la reconquête de la biodiversité, de la nature et du paysage a, entre autres, et malgré les critiques que l’on peut lui adresser, oeuvré pour une définition exigeante de la compensation écologique. Seulement, il ne serait pas prudent de s’en contenter. D’une part, en dépit de ces avancées, l’éclairage des SDAGE reste primordial en matière d’évitement, de compensation et de changement climatique ou de mise en oeuvre de la séquence ERC au sein des plans et des programmes. La quasi-totalité des jurisprudences citées concerne pour l’heure la compatibilité de projets avec le SDAGE, mais c’est désormais en matière de documents d’urbanisme que les progrès sont à venir. D’autre part, l’état de l’eau en France est encore loin des objectifs de bon état écologique et chimique des eaux à atteindre[133]. À ce titre n’est pas de bon augure la perspective laissée par l’arrêté du 2 avril 2020[134] qui permet des échéanciers d’atteinte de bon état des eaux à l’horizon 2033 ou 2039, là où « initialement, l’objectif de parvenir à 100 % du bon état des masses d’eau à l’échelon européen était fixé à 2015, sauf report possible sur deux exercices (deux mises à jour des SDAGE), soit 2027[135] ». Aussi est-il primordial, contrairement à ce qui est annoncé, que les schémas directeurs maintiennent des ambitions fortes, en continuant à préconiser l’évitement de certains impacts et la prescription de mesures ERC à la mesure des enjeux de chaque bassin hydrographique. Gageons qu’il est encore temps de faire barrage à cette tendance régressive.