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Les droits de l’enfant sont au coeur des enjeux contemporains en matière de bioéthique, d’adoption transnationale, de justice pénale, de droit de la famille, de migration et de droit des réfugiés. La notion de droits de l’enfant renvoie à l’ensemble des lois applicables précisément aux enfants dans chaque État, mais aussi à la totalité des droits qui doivent leur être reconnus et être respectés par ces États. Selon l’article premier de la Convention internationale des droits de l’enfant[1], adoptée en 1989, le terme « enfant » désigne « tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable ».

La question de savoir en vertu de quoi l’enfant devrait détenir des droits fait toujours débat. En raison de sa jeunesse, l’enfant est habituellement considéré comme n’étant pas suffisamment rationnel pour détenir les mêmes droits que les adultes. Cette position des institutions politiques et juridiques à l’égard de l’enfant est principalement motivée par l’argument philosophique de l’incompétence. Suivant cet argument, formulé pour la première fois par Thomas Hobbes dans le Léviathan, pour détenir un droit, un individu doit avoir certaines capacités cognitives complexes. Les enfants ne jouissent pas encore pleinement de ces capacités. Donc, ils ne peuvent pas avoir les mêmes droits que les adultes qui doivent les protéger[2]. Cependant, l’enfant est aussi reconnu comme une personne humaine dont les droits ne devraient pas être entravés. Cette tension est la principale problématique autour de laquelle s’est constituée la recherche en matière de droits de l’enfant.

Bien que, durant les 20 dernières années, les études sur les droits de l’enfant se soient multipliées, ce domaine de recherche ne semble plus progresser significativement. Ces recherches, qui ont connu un véritable essor depuis le début des années 2000, paraissent avoir atteint leurs limites. Ce constat a amené certains chercheurs à amorcer une métaréflexion critique sur la façon dont la question des droits de l’enfant a été envisagée jusqu’à présent, et sur la manière dont elle devrait désormais l’être[3]. Notre article s’inscrit dans la continuité de cette démarche critique consistant à examiner la manière dont les recherches sur les droits de l’enfant ont été conduites à ce jour, et la façon dont elles pourraient être menées à l’avenir.

La question des droits de l’enfant, sans cesse comparés aux droits de l’Homme[4], pourrait en effet être envisagée différemment. Comprendre les raisons pour lesquelles un enfant devrait avoir des droits implique de réfléchir à ce qui limite et peut restreindre ses droits et donc, de prime abord, à ce qui fonde moralement les droits parentaux. D’ailleurs, les droits positifs de l’enfant ont pour origine le droit romain relatif au pouvoir paternel, et non les droits de l’Homme[5]. Explorer ce qui fonde moralement les droits parentaux pourrait permettre de mieux appréhender les droits de l’enfant.

L’objectif de notre article est de réinvestir la question des droits de l’enfant à partir d’une nouvelle perspective qui n’est pas celle des droits de l’Homme mais plutôt des fondements moraux des droits parentaux. Que les parents aient une autorité morale sur leur(s) enfant(s) semble en effet aller de soi, et la question de savoir si les parents devraient ou non avoir des droits sur leur(s) enfant(s) n’est que marginalement étudiée. Plus précisément, nous tenterons de déterminer si le problème des droits de l’enfant peut être résolu en reconsidérant les raisons éthiques pour lesquelles les parents devraient avoir des droits sur leur progéniture. Nous voulons ainsi réactualiser une perspective déjà adoptée par le philosophe britannique John Locke à travers sa théorie de l’investissement parental.

1 Problématique

Habituellement, la philosophie morale étudie les droits de l’enfant en s’appuyant sur deux questions :

  • Les enfants doivent-ils avoir les mêmes droits que les adultes ?

  • En quoi ces droits consistent-ils ?

D’une part, il est d’usage de penser que, contrairement aux adultes, les enfants n’ont pas encore les capacités cognitives leur permettant de faire des choix avec discernement. Il serait donc dans leur intérêt de laisser les adultes décider à leur place. Si les parents n’avaient aucun droit sur leur enfant, il ne serait pas protégé. Pour cette raison, le sens commun pense que les parents ont légitimement une autorité morale sur leurs enfants, et que ces derniers doivent se conformer à leurs décisions parce qu’elles sont prises dans leur intérêt ; la protection de l’enfant, qui inclut celle de ses droits, paraît être conditionnée, paradoxalement, par les droits que les parents ont sur leur enfant. Le corrélat juridique de ce positionnement éthique se trouve dans la notion d’autorité parentale. Si le terme juridique désignant l’autorité parentale varie selon les États où elle se nomme tantôt « responsabilité parentale », tantôt « puissance paternelle », cette notion renvoie généralement à un ensemble de droits et de devoirs attribués aux parents à l’égard de leur(s) enfant(s). C’est en effet le sens donné par la Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants à l’expression « autorité parentale[6] ». L’autorité parentale conjointe dans les États membres de l’Union européenne peut découler de la filiation, du mariage, de l’accord homologué entre deux parents non mariés, de la cohabitation des parents ou encore de la décision d’un tribunal.

D’autre part, il est tout aussi raisonnable de penser que les enfants sont des personnes humaines, et que toute personne humaine est libre de décider et d’agir comme elle l’entend. Les enfants ont d’ailleurs des droits positifs dans la majorité des pays. Quelques années après la fin de la Première Guerre mondiale, le 26 septembre 1924, la Société des Nations adopte la Déclaration des droits de l’enfant (ou « Déclaration de Genève »). En 1948 la Déclaration universelle des droits de l’homme est adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies. Ce texte évoque le droit des mères et des enfants à « une aide et à une assistance spéciale », ainsi qu’à « une protection sociale »[7]. En 1959, l’Assemblée générale des Nations Unies se prononce en faveur de la Déclaration des droits de l’enfant. À partir des années 70, le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant commence à être appliqué dans les cours de justice. Toutefois, la question des droits de l’enfant ne prend son essor que durant les années qui ont précédé l’adoption de la CIDE le 20 novembre 1989[8].

L’autorité parentale est instituée juridiquement dans l’intérêt de l’enfant[9]. Or cet intérêt et les droits de l’enfant en général sont pensés par les adultes. L’enfant ne possède pas encore l’expérience et les capacités rationnelles de l’adulte : il est considéré comme un « adulte en devenir », conception métaphysique héritée d’Aristote[10], qui a des droits, mais qui ne peut pas les exercer seul ; du point de vue juridique, la protection de l’enfant mineur exige donc qu’il jouisse de l’incapacité juridique[11], celle-ci devant être conciliée avec les droits de la CIDE[12]. Par exemple, l’enfant n’a pas le droit de s’exprimer devant un juge pour demander à modifier le ou les titulaires de l’autorité parentale[13]. Pourtant, l’enfant doté de discernement a, selon l’article 12 de la CIDE, le droit d’être entendu dans toute procédure le concernant et, par l’article 13, le droit d’expression. La Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants de 1996 appelle d’ailleurs les États à veiller à ce que l’enfant soit « consulté » et puisse « exprimer son opinion »[14].

De plus, les concepts de droit de l’enfant et d’intérêt de l’enfant peinent à trouver une unité, comme la Conférence du Conseil de l’Europe en 2014 l’a soulevé. La notion juridique d’« intérêt de l’enfant » a été définie dans le droit français comme « l’intérêt qui doit être préféré à celui de ses parents[15] », mais son extension exacte demeure vague. Faut-il entendre par « intérêt de l’enfant » le choix que celui-ci ferait pour lui-même ? Est-il question de son propre choix s’il était adulte ou du choix que les adultes doivent faire pour lui aujourd’hui ? Si l’intérêt est un choix, alors l’intérêt est une préférence, ce qui se révèle inexact : il est dans l’intérêt de l’enfant de s’instruire ou de se nourrir convenablement, même si ce n’est peut-être pas ce qu’il préférerait. En outre, les notions de bien, de supérieur et de meilleur se substituent parfois indifféremment les unes aux autres, alors qu’elles renvoient à des objets fort distincts : le meilleur n’est pas le bien[16]. De même, la notion d’intérêt supérieur fait référence tantôt à l’intérêt qui l’emporte sur tous les autres (et qui devient le seul intérêt déterminant), tantôt à l’intérêt premier par rapport à d’autres qui sont eux aussi considérés. Un débat à l’Assemblée générale des Nations Unies a d’ailleurs eu lieu au sujet de la CIDE pour savoir quelle version il fallait utiliser[17].

Les droits des adultes, en particulier ceux des parents, sont donc en conflit avec les droits de l’enfant. Si ces derniers sont pensés par les adultes, comment s’assurer que ses intérêts l’emportent sur celui de ses parents ? Comment garantir que les droits parentaux ne portent pas atteinte aux droits de l’enfant et que les droits de l’enfant ne deviennent pas des droits à l’enfant ? Si les enfants sont des personnes humaines, comment justifier le fait que les parents ont une autorité morale et juridique sur eux ? Pour quelles raisons cette autorité serait-elle différente d’une forme de dictature ou de tyrannie ? Sur quels fondements éthiques le droit qu’ont les parents de décider pour leur enfant repose-t-il ? En vertu de quels critères les parents devraient-ils détenir des droits ou des responsabilités, ou les deux à la fois, à l’égard de leur enfant ? Quels sont les fondements éthiques de la relation parent-enfant dont l’autorité parentale constitue la partie la plus problématique ?

2 Entre autonomie et protection : le dilemme du statut moral de l’enfant 

Que l’enfant ait, de fait, des droits positifs ne permet pas de comprendre la raison pour laquelle il a ou devrait avoir des droits moraux. L’affirmation selon laquelle l’enfant devrait avoir des droits ne va pas de soi. En effet, exercer un droit implique nécessairement d’avoir la capacité à faire usage de sa volonté, ce que l’enfant n’est pas en mesure d’accomplir avant un certain âge[18]. Il doit donc acquérir une certaine maturité pour avoir des droits. Or même lorsque ses capacités cognitives sont comparables à celles d’un adulte, le sens commun pense encore qu’il est légitime que l’enfant demeure sous l’autorité morale et légale de son parent. Le caractère inachevé des capacités cognitives des enfants n’est donc pas un critère suffisant pour justifier le fait que des adultes doivent exercer une autorité sur eux (et donc que les droits de l’enfant devraient être limités ou inexistants).

La question de l’autonomie de l’enfant se révèle sensible parce qu’elle détermine son statut moral qui servira ensuite à justifier les décisions légales ou politiques prises à son égard. L’enfant est généralement considéré comme un être qui n’est ni suffisamment rationnel ni assez autonome pour prendre des décisions le concernant. Contrastant avec cette vision paternaliste protectionniste d’après laquelle il est dans l’intérêt de l’enfant de ne pas détenir des droits, les libéraux[19] soutiennent au contraire que l’enfant est une personne humaine : par conséquent, ses droits devraient être identiques aux droits de l’Homme. Le paternalisme libéral[20], quant à lui, défend l’idée que l’enfant a le droit d’être autonome, mais que ce droit doit avoir pour objet sa protection et le développement de son autonomie. Dans le cas contraire, la justice doit intervenir.

Les études sur la psychologie du développement seraient-elles en mesure d’aider à trancher cette épineuse question ? L’idée qu’il y a différents stades de structuration de l’enfant remonte au stoïcisme[21]. Or les recherches empiriques à propos des stades de l’enfance[22] aboutissent à des conclusions divergentes au sujet de la maturité de l’enfant. Certains psychologues du développement, comme Gopnik[23], estiment que l’enfant est une forme différente d’homo sapiens qui ne doit pas être vu comme un être humain dont les capacités cognitives seraient inférieures. Certes, leurs capacités cognitives diffèrent de celles des adultes, mais cela ne signifie pas qu’elles sont moins puissantes.

Indépendamment des résultats de ces études empiriques, la réponse à la question de savoir si les enfants sont autonomes ou non dépend de ce que l’on entend par la notion d’autonomie. C’est ici une question philosophique et non empirique. On est généralement d’avis que l’enfant n’est pas autonome parce qu’il n’a pas la même autonomie que l’adulte (mais les femmes ont elles aussi été considérées comme incapables de faire preuve d’autonomie). L’argument philosophique de l’incompétence repose sur une conception métaphysique aristotélicienne de l’enfant conçu comme un adulte en puissance[24] et sur une conception épistémologique kantienne de l’autonomie tellement complexe que les enfants ne peuvent jamais être jugés autonomes[25]. Selon Kant, l’autonomie est ce qui caractérise essentiellement la personne[26]. Elle consiste en la capacité des êtres humains à agir en fonction des buts qu’ils se donnent et à réfléchir de façon critique à leurs actes. D’après Kant, le concept de rationalité est nécessairement compris dans celui d’autonomie qui requiert, en vue de la posséder, un moi stable et unifié. La théorie kantienne affirme que pour être autonome l’être humain doit avoir des capacités cognitives complexes, critère discutable de l’avis de certains philosophes[27]. Or le concept kantien d’autonomie est implicitement présupposé par le législateur afin de justifier le fait que les parents doivent détenir une autorité juridique sur leur(s) enfant(s). Un présupposé qui ne fait l’objet d’aucun débat.

Bien que l’éthique relève du normatif, toute thèse éthique est motivée à un niveau plus fondamental par des intuitions métaphysiques neutres descriptives dénuées de jugement de valeur. La métaphysique est le domaine de la philosophie qui s’intéresse à la question de savoir ce qui existe fondamentalement. Par exemple, affirmer que l’avortement est moralement condamnable parce que cet acte implique de tuer un être humain est un argument éthique motivé par la thèse métaphysique selon laquelle il y a une relation d’identité numérique[28] entre l’embryon ou foetus et l’être humain adulte[29] : selon les défenseurs de cette position, l’avortement est un acte immoral parce qu’il est question de personnes humaines qui ont été un jour un embryon, et que tuer une personne humaine est immoral. Ces intuitions métaphysiques sont absentes des études sur les droits de l’enfant. Comme dans les débats sur l’avortement, les recherches en matière de droits de l’enfant gagneraient sans doute à inclure une métaphysique des droits de l’enfant qui aurait pour objet l’analyse des présupposés métaphysiques sous-tendant les positionnements éthiques à l’égard du statut moral de l’enfant.

Quoi qu’il en soit, les réponses habituellement proposées à la question de savoir si les enfants devraient avoir des droits reposent toutes sur le même présupposé, soit que les droits de l’enfant doivent être différents des droits de l’Homme, envisagés comme les droits des adultes. Or, comme nous l’avons mentionné précédemment, les droits positifs de l’enfant n’ont pas pour origine les droits de l’Homme, mais le droit romain où la puissance du père de famille faisait loi[30]. Malgré son évolution, et bien qu’elle soit désormais partagée entre la mère et le père, l’autorité parentale telle qu’elle est décrite dans les textes de loi reflète encore cette souveraineté passée du père sur l’enfant[31]. Réfléchir à ce dernier en tant que personnalité morale et juridique implique aussi d’examiner ce qui peut limiter ses droits et ce qui fonde d’un point de vue moral la relation parent-enfant (et donc les droits parentaux). Pour comprendre la notion de droits de l’enfant, une réévaluation de la légitimité des droits parentaux peut être une approche pertinente.

3 Devenir parents : les fondations éthiques de la parentalité

Comme nous venons de le préciser, les droits de l’enfant ont leur origine dans le droit romain où la puissance paternelle était la règle. Les droits de l’enfant oscillent entre cette puissance paternelle, devenue autorité parentale instituée pour protéger l’enfant, et les droits de l’Homme, prônant la liberté et l’égalité pour tout être humain. Comprendre ce qui fonde légitimement les droits de l’enfant, c’est aussi saisir ce qui, de prime abord, peut limiter ces droits, et donc ce qui fonde moralement les droits des adultes à leur égard. Les théories philosophiques au sujet de la façon dont les droits parentaux devraient être acquis proposent plusieurs solutions : la relation génétique, la gestation, l’intention, la causalité et l’investissement.

3.1 Théories dominantes

L’éthique de la parentalité est un domaine de la philosophie qui s’intéresse, entre autres, aux critères selon lesquels une personne est le parent d’un enfant et a des droits moraux sur lui. Remettre en question les fondements de la relation morale entre parent et enfant implique inévitablement de s’interroger sur l’extension du concept d’enfant. Comme le montre Philippe Ariès[32], la compréhension de la notion d’enfant est culturellement et historiquement conditionnée. Pourtant, elle n’a guère connu d’évolution puisque la conception dominante demeure celle d’Aristote. Ce dernier affirme, dans Histoire des animaux[33], que l’âme d’un enfant est comparable à celle d’un animal parce que les deux sont dépourvues de raison[34] et agissent sans délibérer. Pour Aristote, un enfant est un être humain immature qui a naturellement le potentiel de se développer en un être mature, l’adulte. En d’autres termes, l’enfant est un adulte en devenir. Le parent a une autorité naturelle sur son enfant (aux yeux d’Aristote, seul le père dispose de cette autorité) du fait de sa relation causale et génétique avec lui. Ces deux thèses aristotéliciennes ont grandement influencé le droit privé de la famille (même si l’on a tendance à ne plus donner la primauté au père). Elles ont également inspiré les deux théories contemporaines les plus populaires en éthique de la parentalité : la théorie génétique et la théorie causale.

Selon la théorie génétique de la parentalité[35], celle-ci dérive naturellement d’une relation génétique directe entre le parent et l’enfant. Si les parents possèdent le matériau génétique à partir duquel l’enfant est constitué, alors ils ont des droits moraux sur lui. La parentalité est avant tout une relation naturelle ou biologique, avant d’être une relation morale. Nous jugeons que cet argument est néanmoins discutable puisqu’il présuppose que la relation parentale est fondamentalement une relation de propriété. Cette théorie ne donne pas les mêmes droits aux parents adoptifs. De plus, il est connu aujourd’hui que la matière par laquelle un enfant in utero se constitue est fournie par la mère qui le porte, et non par le père[36]. La parentalité serait donc davantage fondée sur la gestation que sur la génétique[37]. Enfin, défendre la théorie génétique de la parentalité en s’appuyant sur la notion lockéenne d’appartenance de soi suppose que les enfants n’appartiennent qu’à eux-mêmes, et non aux parents[38].

Les partisans de la théorie de la relation causale[39] considèrent que la parentalité est plutôt fondée sur une relation de causalité entre les parents et l’enfant. Une relation sexuelle entre un homme et une femme a causé une grossesse qui a engendré l’existence d’un enfant. En vertu de cette relation causale, cette femme et cet homme doivent avoir des droits parentaux sur l’enfant. La popularité de cette théorie tient au fait qu’elle n’implique pas la notion d’intention (x peut causer y sans avoir eu l’intention de le faire) et qu’elle est comprise dans tous les autres critères de parentalité comme la génétique, la gestation ou l’investissement. La principale difficulté qu’éprouve cette théorie est que la notion de causalité demeure vague et qu’elle pose le problème de la régression à l’infini (il y a difficulté à déterminer la première cause). Selon cette théorie, les grands-parents, ou encore l’obstétricienne ou l’obstétricien, pourraient être reconnus comme des causes de l’existence de l’enfant et donc comme ses parents. De surcroît, la question de savoir comment la responsabilité causale engendre la responsabilité morale n’est pas analysée. Ainsi, cette théorie se révèle insuffisante par rapport à la théorie faisant appel à l’intention[40].

Malgré les objections qu’elles soulèvent, ces deux théories éthiques dominent parce qu’elles sont particulièrement intuitives. Ces théories monistes[41] normatives correspondent à la façon dont est généralement envisagé le fondement moral de la relation de parentalité. Le droit qui statue sur les conditions de l’octroi de l’autorité parentale n’est à vrai dire que le prolongement de ces intuitions.

3.2 Théories minoritaires

Les deux approches monistes des fondements éthiques de la parentalité sont remises en question par trois autres théories monistes de la parentalité : la théorie intentionnelle, la théorie gestationnelle et la théorie de l’investissement.

Selon la théorie intentionnelle de la parentalité[42], la relation parents-enfant est fondée sur l’intention que les parents ont de donner naissance à un être humain dont ils veulent être responsables. Toute responsabilité morale, pour les partisans de cette théorie, doit être l’oeuvre de la volonté. La relation parent-enfant se révèle intrinsèquement morale, et non biologique. L’objection la plus communément adressée à cette théorie consiste à imaginer un couple concevant un enfant par accident et qui déciderait de le faire adopter. Supposons que cette intention perdure quelques minutes encore après la naissance de l’enfant, mais qu’ils choisissent finalement de le garder. Personne ne considérera que, pendant ces quelques minutes, cet homme et cette femme n’étaient pas les parents de ce nouveau-né. Imaginons également un homme qui n’aurait pas été informé que son ancienne compagne attendait un enfant de lui. Il l’apprend et décide de s’engager dans la vie de son enfant. Devons-nous considérer qu’il n’en est pas le père parce qu’il n’a pas eu l’intention de causer son existence ? La conséquence de cette théorie est difficilement acceptable.

Nous pourrions soutenir alors que la grossesse est ce qui fonde la relation parentale, plus que ne le fait la génétique[43]. La relation de parentalité se trouve d’abord fondée sur la gestation d’une personne dans le corps d’une autre personne. Ainsi, le fait pour une femme de donner naissance à l’enfant fait d’elle sa mère, quand bien même celle-ci aurait bénéficié d’un don d’ovule. Elle supporte en effet un certain nombre de désagréments durant sa grossesse, encourt des risques durant l’accouchement et produit un effort particulier comparable à un travail (labor). La génétique, la relation causale et l’intention seraient des critères moins pertinents pour légitimer l’autorité morale d’un parent sur l’enfant parce qu’il n’y a pas cette notion de labeur. Cependant, cette théorie qui fait de la grossesse une condition nécessaire pour devenir parent donne la primauté à la mère, et ne permet pas d’expliquer la raison pour laquelle un homme devient père[44].

Une autre théorie philosophique affirme qu’il est possible d’inclure aussi des personnes n’ayant pas donné naissance à l’enfant comme les parents adoptifs ou les beaux-parents[45]. En effet, selon cette théorie, le droit moral d’une personne sur son enfant repose avant tout sur l’« investissement » que cette personne met en oeuvre pour permettre à l’enfant de s’épanouir (avant la conception, durant la grossesse et après la naissance). Pour Joseph Millum, les responsabilités parentales sont attribuées à des individus à travers des actes dont la signification est déterminée par des conventions sociales. Le devoir parental n’a rien de naturel. Cette théorie présente l’avantage de ne pas distinguer les parents biologiques des parents non biologiques, et aussi de mieux expliquer ce qui fonde moralement le droit parental. Si agir dans l’intérêt de l’enfant consiste essentiellement à agir pour son bien-être, et que telle personne met tout en oeuvre pour le bien-être de l’enfant, dès lors nous comprenons mieux pourquoi cette personne devrait avoir ou mériterait d’avoir légitimement des droits sur cet enfant. La conséquence de cette théorie est que toute personne ayant contribué significativement au bien-être de l’enfant (obstétricienne ou obstétricien, enseignante ou enseignant, grands-parents ou nourrice, par exemple) pourrait être considérée comme son parent, ce qui peut sembler contre-intuitif aux yeux de la majorité des gens.

4 Investissement parental versus autorité parentale

Les objections soulevées à propos des théories précédemment examinées nous conduisent à explorer une nouvelle hypothèse normative pluraliste selon laquelle les droits parentaux devraient être moralement fondés à la fois sur des actions ayant pour fin l’épanouissement de l’enfant et sur une relation de causalité. Seules les personnes qui s’investissent de manière conséquente dans le bien-être de l’enfant (que ce soit avant ou après la naissance) et qui ont un lien causal avec lui devraient être détentrices des droits parentaux. Outre les soins de première nécessité, l’accès à l’éducation et la protection contre les abus, un parent doit apporter de l’affection à l’enfant, l’aider à développer sa capacité naturelle à l’empathie, le soutenir émotionnellement et lui apprendre à accroître son autonomie.

À première vue, cette thèse éthique est proche de la théorie de l’investissement défendue par Millum[46], mais la théorie de ce dernier présuppose que l’enfant est la propriété de son parent. Selon lui, quiconque travaille pour une entité acquiert des droits à cet égard. La notion d’investissement parental renvoie à l’idée d’un travail dont la récompense serait d’avoir des droits sur ses enfants. Contrairement à ce que Millum soutient, sa propre conception du droit parental est fondée sur l’intérêt des parents. De plus, à l’inverse de ce qu’affirme Millum, la grossesse n’est pas nécessairement le fruit d’un travail préalable ; elle peut survenir accidentellement. La grossesse est un processus naturel, non un travail. Ce n’est pas en vertu d’un effort quelconque qu’une femme est considérée comme la mère de l’enfant qu’elle porte. Durant la grossesse, l’enfant est momentanément une partie de la femme en qui il vit ; c’est en vertu de cette relation que cette femme est réputée être sa mère. Le fait que l’enfant vient du corps de cette femme est ce qui confère à celle-ci certains droits moraux et juridiques au regard de son enfant (même si elle peut y renoncer volontairement ou qu’ils lui seront éventuellement retirés par la justice).

De surcroît, la théorie de Millum ne répond pas à la question la plus essentielle : avant que quelqu’un mette en oeuvre le « travail » qui lui octroiera des droits parentaux, encore faut-il pouvoir d’abord déterminer qui doit faire preuve d’investissement à l’égard de l’enfant. Qu’en est-il du père biologique d’un enfant, qui n’était pas au courant de sa paternité et qui n’a pas eu l’occasion de s’investir auprès de lui ? Selon Millum, il ne devrait avoir aucun droit sur son enfant. Une réponse difficilement défendable d’un point de vue moral.

Certains aspects de la conception pluraliste des droits parentaux que nous examinerons dans cette partie trouvent leur source dans la philosophie de John Locke[47]. Sa théorie occupe une position intermédiaire entre celle d’Aristote et de Hobbes (pour qui l’enfant appartient au père) et celle de Kant (d’après qui les parents n’ont aucun droit sur leur progéniture, mais seulement des devoirs). Il s’agit d’une conception pluraliste, encore minoritaire présentement dans la littérature consacrée à l’éthique de la parentalité.

Selon Locke, une personne ne peut appartenir à une autre : chacun s’appartient à lui-même et est naturellement libre. Cependant, les enfants sont des êtres vulnérables, fragiles et incapables de survivre seuls. Ils n’ont pas encore les capacités cognitives suffisantes leur permettant d’exercer leur libre arbitre ; par conséquent, ils ne sont pas aptes à consentir aux lois naturelles de la raison censées guider l’être humain vers son meilleur intérêt. Les enfants ne sont pas en mesure d’agir librement ou dans leur intérêt, car la raison leur fait encore défaut durant leurs premières années (ce qui est le cas également chez certains adultes). Pour Locke, une action libre est une action effectuée en accord avec la loi de la raison. L’absence temporaire de raison ou de discernement chez les enfants justifie le fait que les parents ont le droit moral d’agir au nom de leur progéniture.

Cette conception de l’enfant repose sur le présupposé selon lequel, pour détenir un droit, un individu doit avoir certaines capacités comme celle de faire un choix, de penser rationnellement, de réfléchir à ses actions ou encore d’être capable de sentir la douleur. Les enfants développent graduellement des capacités ; jusqu’à ce qu’ils les acquièrent pleinement, ils ne peuvent avoir de droits. La théorie lockéenne de l’enfant trouve sa source dans sa conception épistémologique des idées qui est empirique. Locke affirme en effet que l’esprit humain est vierge de toute idée et que l’individu acquiert toutes ses connaissances par l’expérience[48].

Une fois que l’enfant acquiert la maturité nécessaire, les parents perdent leur pouvoir sur lui. La conception de la parentalité de Locke s’oppose ainsi radicalement à la doctrine de la domination et de la souveraineté naturelle défendue par Robert Filmer. Suivant ce dernier, Adam a le pouvoir de vie et de mort sur ses enfants. Ce pouvoir absolu est attribué exclusivement au père (patria potestas) conformément aux lois en vigueur dans la Rome antique. Pour Locke au contraire, père et mère doivent se partager équitablement le pouvoir parental.

Le droit parental constitue également un devoir naturel de s’occuper de ceux qui ne peuvent prendre soin d’eux-mêmes. Les parents doivent « conserver, nourrir et élever leurs enfants[49] ». Toutefois, selon Locke, ce devoir naturel doit être contraint par les intérêts de l’enfant. Si ce devoir découle naturellement du fait d’être parent, ce dernier ne devrait pas avoir de droits sur son enfant uniquement en vertu de son statut de parent biologique. Ce que Locke appelle le « pouvoir parental » n’est pas un droit naturel[50]. Un parent adoptif (ou un nouveau conjoint) qui remplirait ses devoirs parentaux dans le respect de l’enfant devrait avoir les mêmes droits que le parent biologique. Le droit britannique a hérité de cette conception lockéenne pragmatiste de l’autorité parentale, remplacée par la notion de responsabilité parentale lors de l’adoption de la Children Act en 1989[51]. Depuis 2005, au Royaume-Uni, un autre membre de la famille ou encore le beau-père et la belle-mère qui résident avec l’enfant peuvent obtenir la responsabilité parentale. Celle-ci peut d’ailleurs être partagée entre le père, la mère et la troisième personne qui prend quotidiennement soin de l’enfant. En d’autres termes, la personne qui réside avec l’enfant et s’en occupe au quotidien a le droit de jouir de l’autorité parentale. La filiation n’est pas pertinente pour l’octroi de la responsabilité parentale. Le choix d’employer le terme « responsabilité » au lieu d’« autorité » montre que l’autorité parentale est avant tout un devoir du parent à l’égard de son enfant, et non un droit du parent.

Contrairement à Aristote et à Hobbes, Locke rejette la théorie génétique des droits parentaux selon laquelle les parents devraient naturellement avoir des droits sur leurs enfants parce qu’ils les engendrent. Les enfants ne devraient pas être la propriété de leurs parents. Le fait de produire des enfants n’est ni nécessaire ni suffisant pour les posséder et avoir un quelconque pouvoir parental à leur égard. La théorie de Locke explique ce que Millum ne parvient pas à justifier de nos jours, à savoir pourquoi le devoir de s’occuper de l’enfant revient de prime abord intuitivement au parent biologique. Ce devoir est naturel parce que, pense Locke, les parents sont naturellement enclins à agir dans l’intérêt de leurs enfants, sauf si la raison leur fait défaut. Cette inclination crée des liens naturels d’affection entre le parent et l’enfant tels que le parent négligerait son propre bien en ne prenant pas soin de sa progéniture[52]. Toutefois, le pouvoir parental n’est pas naturel, bien qu’il soit habituellement, ou de façon contingente, exercé par les parents biologiques. Ce pouvoir découle du droit naturel qu’a l’enfant d’être protégé jusqu’à ce qu’il soit en âge d’exercer sa raison. Pour détenir ce pouvoir, l’adulte doit s’occuper correctement de l’enfant. Selon Locke, avoir une relation génétique ou causale avec son enfant ne suffit pas pour exercer une autorité sur lui. Le pouvoir parental se révèle temporaire et se trouve conditionné par le fait de s’occuper de l’enfant. Il est donc transférable même si, en règle générale, les parents biologiques l’exercent effectivement. Dès que l’enfant est en mesure de connaître les lois et leur application, cette autorité cesse. Jouir de l’autorité parentale n’équivaut pas à avoir le droit de faire d’un enfant sa propriété, ce n’est pas un droit à l’enfant. Concrètement, cela ne consiste pas à en disposer à sa guise, ni à réclamer le droit d’avoir une relation avec son enfant, pas plus que le droit de lui imposer telle modalité de visite ou de résidence uniquement parce qu’il faut respecter le principe d’égalité entre les parents. C’est avant tout être responsable quotidiennement de son bien-être, de sa protection et du bon développement de son autonomie, et ce, pour qu’il puisse apprendre à faire un jour ses propres choix.

Les positions juridiques et politiques à l’égard de l’autorité parentale reposent sur une pluralité de présupposés philosophiques qui ne sont pas évalués fréquemment et qui créent des disparités dans le droit de la famille européen. Il conviendra d’en rappeler quelques aspects afin d’en saisir les enjeux et de soulever la nécessité d’un débat à l’échelle européenne et internationale.

5 Hétérogénéité des lois sur l’autorité parentale en Europe

Depuis environ une vingtaine d’années, le droit européen de la famille a connu de profonds changements relatifs aux conditions d’attribution de l’autorité parentale. Placé devant de nouveaux modèles familiaux, le droit de la famille européen tend à se moderniser. Les mutations en droit de la famille y sont le fruit de différents facteurs : l’évolution des modes de vie familiaux, le devoir moral de donner aux enfants naturels les mêmes droits qu’aux enfants légitimes, la volonté de partager équitablement les droits et les devoirs entre le père et la mère (qu’ils vivent ou non ensemble) ainsi que le souci de permettre à l’enfant, après un divorce ou une séparation, de continuer à entretenir des relations avec ses deux parents. Le fait que le nombre d’enfants nés hors mariage est en constante augmentation a conduit inévitablement les États européens à envisager de nouvelles conditions pour l’attribution de l’autorité parentale. En France, d’après l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), six enfants sur dix sont nés hors mariage en 2018, ce qui représente 60,4 % des naissances[53].

Les tensions entre droits parentaux et droits de l’enfant émergent au moment des réformes sur les conditions d’attribution de l’autorité parentale qui constitue le coeur des droits parentaux à l’égard de l’enfant. Dans les États européens, l’autorité parentale conjointe peut découler de la filiation, du mariage, de l’accord homologué entre deux parents non mariés, de la cohabitation des parents ou encore de la décision d’un tribunal.

Alors qu’en Europe l’autorité parentale conjointe était habituellement réservée aux parents mariés (dans tous les États membres de l’Union européenne, la mère et le père, marié avec la mère de l’enfant, ont automatiquement l’autorité parentale sur leur enfant), la tendance politique actuelle consiste à pérenniser cet exercice en cas de divorce, et aussi à étendre l’exercice conjoint de l’autorité parentale aux parents non mariés, qu’ils vivent ensemble ou non. En 2015, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a, entre autres, appelé les États membres à « éliminer de leur législation toute différence entre les parents ayant reconnu leur enfant basée sur leur statut matrimonial[54] ». En d’autres termes, elle préconise aux États membres d’attribuer l’autorité parentale de plein droit aux deux parents, c’est-à-dire basée sur la filiation, idée déjà défendue en 2013 lorsqu’elle constatait que « les pères se trouvent parfois confrontés à des législations, des pratiques et des préjugés qui peuvent aboutir à les priver de relations suivies avec leurs enfants[55] ». L’Assemblée a également recommandé l’introduction dans les législations de chaque État membre du « principe de la résidence alternée des enfants après une séparation, tout en limitant les exceptions aux cas d’abus ou de négligence d’un enfant, ou de violence domestique, et en aménageant le temps de résidence en fonction des besoins et de l’intérêt des enfants[56] ».

Cette tendance européenne est motivée par le postulat que l’autorité parentale conjointe sert l’intérêt supérieur de l’enfant : en effet, elle lui permet de maintenir des relations personnelles avec ses deux parents. Les enfants dont le père ne dispose pas de l’autorité parentale ont plus de risques de ne pas avoir de contacts avec lui. Sans l’autorité parentale conjointe, l’enfant serait privé de ses deux parents. De plus, l’exercice conjoint de l’autorité parentale encouragerait les parents séparés à s’entendre. Cette tendance européenne semble donc davantage respecter les droits de l’enfant, en particulier le paragraphe 3 de l’article 9 de la CIDE. Selon cet article, l’enfant bénéficie du droit fondamental de continuer à entretenir des relations avec chacun de ses parents après leur séparation, sauf si cela est contraire à son intérêt[57]. Ce droit est corrélé aux devoirs du père et de la mère, tous deux ayant « une responsabilité commune pour ce qui est d’élever l’enfant et d’assurer son développement[58] ».

En Belgique, depuis le 13 avril 1995, l’autorité parentale est attribuée automatiquement aux deux parents, qu’ils soient mariés ou non, qu’ils vivent ensemble ou non. Après un divorce ou une séparation, les parents continuent à exercer conjointement l’autorité parentale, sauf décision contraire du juge[59]. Longtemps détenue exclusivement par le père en France, l’autorité parentale[60] y est depuis 2002 partagée par le père et la mère, en vertu du principe de l’égalité des parents, « principe essentiel du droit français[61] ». La reconnaissance de l’enfant doit néanmoins être établie avant son premier anniversaire[62]. La double domiciliation ou résidence alternée de l’enfant en cas de séparation des parents, conséquence directe de la modification de la loi relative à l’autorité parentale, est aussi devenue la règle en France. La Loi no 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale[63] reprend l’alinéa premier de l’article 371-1 du Code civil selon lequel « [l]’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant ». Celle-ci a donc pour objectif de « protéger [l’enfant] dans sa sécurité, sa santé et sa moralité[64] », mais aussi de contraindre le parent chez qui l’enfant réside à « respecter les liens » de ce dernier avec l’autre parent. L’article 372 du Code civil énonce que « [l]es père et mère exercent en commun l’autorité parentale », tandis que l’alinéa premier de l’article 373-2 précise que « [l]a séparation des parents est sans incidence sur les règles de dévolution de l’exercice de l’autorité parentale ». Avant 2002, en France, pour les couples non mariés, l’autorité parentale conjointe était attribuée automatiquement au père à une seule condition : l’existence d’une vie commune au moment de la reconnaissance de l’enfant devait avoir lieu avant sa première année de vie.

L’exercice conjoint de l’autorité parentale suppose que les parents prennent ensemble les décisions importantes concernant la vie de leur enfant comme le changement de domicile (si cette situation influe sur les modalités de visites et d’hébergement de l’autre parent), la gestion de son patrimoine, l’orientation scolaire, les interventions thérapeutiques, l’éducation religieuse, l’inscription dans un établissement scolaire privé et les interventions médicales invasives. En cas de désaccord sur ces questions, le juge aux affaires familiales peut être saisi. En revanche, les actes usuels (alimentation, sorties du territoire, habillement, réinscription dans le même établissement scolaire, inscription à une activité sportive, visite médicale, consultations ponctuelles de psychologie, etc.) ne nécessitent pas l’accord des deux parents.

Le droit français distingue la jouissance de l’autorité parentale de l’exercice de l’autorité parentale. Si un parent est privé de l’exercice de l’autorité parentale, il pourra néanmoins conserver la jouissance de l’autorité parentale ; il aura un droit de regard sur les choix touchant son enfant comme son éducation, son lieu de résidence ou sa scolarité ; il sera également en mesure de le voir et de l’héberger (occasionnellement), sauf si cela est contraire à l’intérêt de l’enfant ; il pourra aussi saisir le juge pour demander un transfert d’autorité parentale[65]. En revanche, il ne pourra pas prendre de décisions relatives à son enfant. Le retrait de l’autorité parentale[66], décision rare en France[67] rendue par un juge civil en cas de carences éducatives, ou par un juge pénal en cas d’infractions commises par le ou les parents, doit être prononcé uniquement pour protéger l’enfant, et non en vue de sanctionner les parents[68].

La tendance générale en Europe est donc d’instaurer légalement une autorité parentale de plein droit au père non marié afin de permettre à l’enfant de conserver des liens avec ses deux parents séparés.

Pourtant, l’autorité parentale conjointe de plein droit est encore loin de faire l’unanimité. Les États membres de l’Union européenne sont toujours nombreux à ne pas fonder juridiquement l’autorité parentale sur la filiation, ce qui empêche d’instaurer un droit européen commun relatif à l’autorité parentale.

En France, en Belgique, en Bulgarie, en Estonie, en Hongrie, en Lituanie, en Lettonie, à Malte, en Pologne, en Slovaquie et en République tchèque, l’autorité parentale conjointe repose sur la filiation. Dans ces États, il n’y a pas de différence entre les parents mariés et non mariés, ni entre ceux qui habitent ensemble ou séparément. En Allemagne, en Autriche, à Chypre, au Danemark, en Espagne, en Finlande, en Grèce, en Italie, au Luxembourg, au Portugal, en Norvège, aux Pays-Bas, en Roumanie et en Suède, l’autorité parentale conjointe ne se fonde pas automatiquement sur la filiation. L’attribution de l’autorité parentale au père non marié se révèle possible, mais elle n’est pas automatique : elle doit plutôt être l’objet d’une démarche volontaire, ce qui fait écho à la théorie intentionnelle de la parentalité. Au total, 11 États membres de l’Union européenne font reposer l’autorité parentale sur la filiation contre 14 qui s’en abstiennent. Les États membres attribuant automatiquement l’autorité parentale conjointe par filiation, sans égard au mariage, à la cohabitation ou à l’accord de la mère, sont donc pour l’instant légèrement minoritaires. Dans le cas de ces 11 États membres, la relation génétique et causale semble suffisante pour justifier que le père non marié ait des droits parentaux sur l’enfant. Concernant les 14 autres États membres, la mère jouit de droits sur son enfant en vertu du critère biologique. L’octroi des droits parentaux au père doit reposer sur une démarche volontaire consistant à demander à exercer lesdits droits (volonté qui est présupposée par l’existence d’un mariage).

Si elle ne fait pas partie de l’Union européenne, la Suisse illustre bien cette tension entre la volonté de partager équitablement les droits parentaux entre père et mère, d’une part, et la volonté de préserver l’intérêt de l’enfant, d’autre part. Sous l’impulsion des récentes évolutions survenues en Europe en matière d’autorité parentale et des droits de l’enfant, l’autorité parentale conjointe est en effet devenue la règle en Suisse depuis le 1er juillet 2014[69] : après le divorce ou la séparation, les père et mère demeurent désormais chacun titulaire de l’autorité parentale et continuent à l’exercer ensemble, sauf si l’intérêt de l’enfant commande le contraire. Avant 2014, le droit suisse prévoyait que l’autorité parentale ne soit accordée après le divorce qu’à un seul des deux parents ; il fallait que ceux-ci fassent une demande commune au juge afin que l’autorité parentale soit partagée. Le fait que l’autorité parentale de plein droit et la garde alternée sont désormais attribuées de plein droit dans presque la moitié des pays européens a été un argument de poids pour les associations suisses de défense de la coparentalité[70].

Le Code civil suisse définit l’autorité parentale comme l’ensemble des droits et des obligations des parents qui « sert le bien de l’enfant »[71]. L’autorité parentale conjointe est automatiquement attribuée à la mère et au père marié avec la mère de l’enfant avant sa naissance. S’ils souhaitent exercer conjointement l’autorité parentale, les parents non mariés peuvent faire une déclaration commune à un officier d’état civil. L’obtention de l’autorité parentale pour le père non marié reste conditionnée par cette déclaration commune. Dans le cas contraire, seule la mère a le droit de détenir l’autorité parentale. Si cette nouvelle loi ne prévoit pas encore d’attribution de plein droit de l’autorité parentale au père non marié, celui-ci pourra saisir l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte qui instituera « l’autorité parentale conjointe[,] à moins que le bien de l’enfant ne commande que la mère reste seule détentrice de l’autorité parentale ou que cette dernière soit attribuée exclusivement au père[72] ».

L’autorité parentale conjointe est donc devenue la règle en Suisse ; l’attribution de l’autorité parentale exclusive est désormais exceptionnelle puisqu’elle n’est plus déterminée par l’état civil des parents. En 2017, 25,2 % des naissances en Suisse concernaient des enfants nés hors mariage, soit 2,3 % de plus qu’en 2015[73]. Cette révision du Code civil suisse modifiant les règles de l’autorité parentale n’est que le premier volet d’une succession de changements dans le droit de la famille concernant la responsabilité parentale. La révision du droit de l’entretien de l’enfant, adoptée par le Parlement le 20 mars 2015 et entrée en vigueur le 1er janvier 2017, constitue le deuxième volet de la réforme du droit de la famille suisse. C’est là une évolution considérable, car le coût de la prise en charge de l’enfant sera désormais inclus dans le calcul du montant de la pension alimentaire[74]. Le projet de loi proposé le 29 août 2018 par le Conseil fédéral au sujet d’une créance d’assistance sous forme de rente à vie perçue par le conjoint qui se trouverait en difficulté financière à la suite du décès de son partenaire (avec qui il aura vécu au moins cinq ans)[75] témoigne aussi de cette modernisation déjà instaurée en Europe depuis plusieurs années.

Toutefois, la révision de la loi suisse n’a pas abouti à instaurer légalement l’attribution automatique de l’autorité parentale aux pères non mariés, pas plus que la résidence alternée, solution écartée pour l’instant par le Conseil fédéral[76]. Si la Confédération suisse a rendu plus difficile l’obtention de l’autorité parentale exclusive en cas de divorce, elle n’est toujours pas favorable à l’instauration juridique de l’autorité parentale conjointe de plein droit fondée uniquement sur la filiation. En pleine transition au sujet du droit de la famille, et au moment où la légalisation de la procréation médicalement assistée (PMA) pour les femmes homosexuelles mariées vient d’être adoptée, l’autorité parentale conjointe de plein droit reste conditionnée par le mariage.

Par ailleurs, l’obtention de l’autorité parentale exclusive après un divorce demeure encore possible en Suisse si elle est conforme au bien de l’enfant. En 2017, la Première Cour de droit civil du Tribunal fédéral a déclaré que l’attribution de l’autorité parentale à un seul des deux parents n’était pas incompatible avec la révision de la loi sur l’autorité parentale :

Le législateur part certes du principe que l’autorité parentale conjointe correspond généralement au bien de l’enfant. Cela ne signifie toutefois pas que la suppression volontaire de l’autorité parentale conjointe et l’attribution exclusive de cette autorité mettrait en soi en danger le bien de l’enfant. Il ne ressort pas de la décision attaquée que le recourant aurait prétendu que l’autorité parentale exclusive, sollicitée initialement conjointement, mettrait en danger le bien de l’enfant. Il n’existe par ailleurs aucun indice permettant de retenir que cette solution mettrait en danger le bien de l’enfant. Le recours doit dès lors être rejeté[77].

Par cet arrêt, le tribunal a ainsi rappelé que le bien de l’enfant est premier par rapport aux droits des parents d’entretenir des relations avec ce dernier.

Les dissonances au sein du droit de la famille en Europe montrent que le lien de causalité entre l’octroi des droits parentaux sur le principe de filiation et l’intérêt de l’enfant ne va pas de soi. Dans certains États, la législation sur les droits parentaux repose sur l’idée que la génétique ou la relation causale, ou les deux à la fois, suffisent pour fonder moralement et juridiquement le droit parental. Or ces deux conceptions se révèlent peu compatibles avec l’intérêt de l’enfant. En effet, considérer que la génétique ou la causalité sont des critères suffisants pour avoir des droits parentaux présuppose de voir l’enfant comme la propriété de son parent. Envisager l’enfant telle une propriété et non une personne humaine est contraire à son intérêt qui commande plutôt de veiller à ne pas compromettre son avenir et de lui permettre de s’épanouir. Cette conception de la parentalité entre en conflit avec le droit positif puisque l’autorité parentale est légalement instituée dans l’intérêt de l’enfant. D’après la loi, l’autorité parentale est un droit de l’enfant, non du parent. L’une des manières de réduire cette tension serait peut-être de réévaluer ce qui fonde éthiquement la relation d’autorité du parent sur l’enfant.

Conclusion

La pensée de Locke permet de comprendre la raison pour laquelle l’autorité parentale n’est pas le droit de disposer de son enfant à sa guise, mais un privilège provisoire accordé à un adulte tant que ce dernier respecte le droit de l’enfant à s’épanouir. Sa théorie de la parentalité mise en lumière dans notre article est uniquement guidée par l’intérêt de l’enfant, car le concept d’investissement parental ne renvoie pas à un travail dont le parent tirerait une récompense. Contrairement à la théorie de Millum, cette théorie éthique de la parentalité inclut également le critère de causalité qui permet de déterminer quel individu devrait mettre en oeuvre cet investissement. La notion juridique d’intérêt de l’enfant pourrait être précisée en ce sens (en termes d’engagement auprès de l’enfant au quotidien), ce qui remettrait inévitablement en cause le principe de l’octroi de l’autorité parentale « de plein droit ». À l’heure actuelle, s’il est possible de retirer en partie ou au complet l’autorité parentale à un parent, cette décision est exceptionnelle et se trouve généralement conditionnée par une condamnation pour des faits très graves, ou un abandon. De ce fait, l’enfant n’a pas le droit de décider qui de ses deux parents devrait avoir l’autorité parentale. Il ne peut pas demander non plus qu’un autre membre de son entourage puisse détenir ce droit. Lorsque la séparation survient, l’autorité parentale se transforme parfois en un jeu de pouvoir dont le législateur devient, malgré lui, le complice. Or l’intérêt de l’enfant ne devrait jamais être négligé au nom du principe d’égalité entre les parents. Les droits de l’enfant ne sont pas le droit à l’enfant.

Sur le plan international, la question de savoir si l’autorité parentale conjointe doit devenir ou non un droit international de l’enfant est actuellement examinée. Les États membres de l’Union européenne sont encore nombreux à ne pas fonder juridiquement l’autorité parentale sur la filiation, ce qui empêche d’établir un droit commun relatif à l’autorité parentale. L’autorité parentale conjointe de plein droit est absente de la CIDE. Cela montre que le lien de causalité entre l’octroi des droits parentaux sur le critère génétique ou causal, ou les deux à la fois, et l’intérêt de l’enfant ne va pas de soi. En effet, il n’est pas établi avec certitude que l’autorité parentale conjointe serait toujours dans l’intérêt de l’enfant lorsque ses parents sont séparés. Des études montrent que l’autorité parentale conjointe après un divorce ou une séparation a parfois des répercussions négatives sur l’enfant[78]. Plusieurs États membres de l’Union européenne, connus pour être particulièrement actifs en matière de protection de l’enfance et d’égalité entre le père et la mère, n’attribuent pas automatiquement l’autorité parentale au père non marié. C’est le cas de la Norvège et de la Suède notamment. Le caractère systématique avec lequel sont appliquées l’autorité parentale conjointe et la garde alternée en France depuis 2002 laisse penser que la notion de droits de l’enfant se confond parfois avec celle de droits à l’enfant. Amorcer une réflexion sur les droits de l’enfant à partir de la reconsidération de ce qui fonde légitimement le droit d’avoir des droits sur un enfant pourrait servir à l’élaboration de projets de loi relatifs à de nouvelles conditions d’octroi de l’autorité parentale davantage en faveur du bien-être de l’enfant.