Article body

Avant, j’aimais chanter. J’allais au karaoké, mettons, pour me défouler des fois. Puis quand on a pris mon fils, je n’étais plus capable de chanter, je n’étais plus capable d’écrire, je n’étais plus capable de regarder aucune photo. Tout est resté comme dans un meuble. Puis là, j’ai recommencé à chanter, ça fait à peu près deux, trois mois. J’écris de la poésie, j’essaie de trouver des façons que ça sorte, parce que sinon…

Une mère dont l’enfant est placé par la Direction de la protection de la jeunesse

La littérature en matière de protection de la jeunesse, à laquelle a substantiellement contribué le professeur Goubau dans les 30 dernières années[1], a mis en lumière comment l’indétermination des concepts clés en la matière — intérêt de l’enfant, compétences parentales, négligence, etc.[2] — se traduit par une importante discrétion des acteurs et actrices sociale et judiciaire dans leur évaluation des situations de compromission et la prise en compte de considérations morales dans la prise de décision[3], au détriment de certains groupes sociaux, à l’intersection du genre, de la classe et de la race[4]. Ce constat n’est pas surprenant dans la mesure où, historiquement, l’intervention auprès des enfants en difficulté se traduit par la surveillance et le contrôle des familles[5] et des jeunes marginalisés dans l’objectif de lutter contre la délinquance[6].

Ces constats posent la question du rôle du droit et de la justice en matière de protection de la jeunesse. Alors que la nécessité de protéger les enfants dont le développement est compromis est évident, « [c]ela [mène], de façon quelque peu paradoxale, à une plus grande intervention de l’État dans la vie des familles en vue de la protection des enfants et à un accroissement des protections procédurales, appliquées par les tribunaux, contre cette intervention[7] ». Ainsi, plus que dans tout autre domaine[8], l’action judiciaire est en tension entre, d’une part, la violation des droits d’une partie, les parents[9], provoquée par « l’ingérence directe de l’État dans le lien parent-enfant[10] », et, d’autre part, l’intérêt supérieur d’une partie « adverse[11] », l’enfant[12].

Or, si la recherche sociologique et en matière d’intervention sociale est abondante dans le domaine, les recherches empiriques portant sur l’accès aux droits et à la justice des parents, mais aussi sur les conditions de la pratique en droit de la jeunesse, sont rares, tant au Québec qu’ailleurs dans le monde. Dans un contexte où la judiciarisation est en pleine augmentation et où les barrières à l’accès à la justice sont nombreuses[13], il est non seulement pertinent, mais nécessaire et urgent, de mieux comprendre les conditions d’exercice des droits des parents devant la Chambre de la jeunesse.

À partir de deux terrains de recherche empirique et d’une analyse de la documentation pertinente (partie 2), je présenterai l’état de situation de la judiciarisation en protection de la jeunesse (partie 1), puis je discuterai de la nature des expériences des avocates de la défense et des familles à la Chambre de la jeunesse (partie 3) et de la judiciarisation comme amplificateur des inégalités (partie 4).

1 L’état des lieux de la judiciarisation en protection de la jeunesse au Québec : les inégalités à travers le prisme de la nouvelle gestion publique

Alors que la judiciarisation en protection de la jeunesse est en pleine augmentation, la nouvelle gestion publique oriente les changements observés dans les pratiques judiciaires en général, et de la Chambre de la jeunesse en particulier (1.1). Cette judiciarisation vise particulièrement les groupes sociaux bénéficiant de peu de capitaux économiques, culturels et sociaux (1.2).

1.1 La nouvelle gestion publique en protection de la jeunesse

Au Québec, la Loi sur l’administration publique[14], entrée en vigueur en 2000, marque la « [c]onsécration manifeste du triomphe de la pensée managériale au sein de l’administration publique québécoise[15] » en introduisant un nouveau cadre de gestion fondé sur les principes de la nouvelle gestion publique que sont l’efficacité, l’efficience, la responsabilité et l’imputabilité[16]. Ce nouveau cadre vise l’atteinte d’objectifs préétablis, publics et mesurables à l’aide d’indicateurs[17] de manière à rationaliser les coûts tout en augmentant la performance. Les organismes visés, dont les tribunaux, se trouvent ainsi dans la situation paradoxale où ils doivent offrir des services individualisés et adaptés, tout en répondant aux impératifs de performance imposés par la loi[18]. Pour plusieurs, la réduction de l’évaluation de la performance à des indicateurs quantifiables exclut le contexte et la réalité de certaines pratiques, notamment dans le domaine du social où les résultats sont difficilement objectivables, tangibles ou précisément déterminables par avance[19].

Conformément à une conception managériale du droit, la justice se réduit à une série de nombres[20] : délais, nombre d’heures nécessaires pour un procès, nombre de dossiers entendus, nombre de décisions rendues, nombre de dossiers fermés, etc. À cet égard, différents indicateurs de performance des tribunaux ont été développés dans les dernières années[21]. Trois stratégies sont employées pour répondre aux exigences de performance : la fixation de délais de rigueur, la gestion d’instance et la multiplication des « solutions de rechange » au procès.

Bien que les parties puissent renoncer aux délais, il revient aux tribunaux et aux juges de justifier des retards lorsque les délais prévus ne sont pas respectés, ce qui peut, dans certains cas, donner lieu à des pénalités[22]. Dans ce contexte, plusieurs observent des changements dans la nature de l’activité judiciaire : d’une part, une routinisation et une simplification visant à répondre aux impératifs de productivité[23] ; d’autre part, la place de plus en plus grande allouée à la gestion et à la reddition de compte[24].

De même, les solutions de rechange — qui sont, en nouvelle gestion publique, un « impératif pour dépasser les limites formelles du droit et instaurer ainsi un double plus performant et efficace, notamment par le retrait de la juridicité et l’absence autoproclamée de règles de droit[25] » — soustraient les enjeux fondamentaux du débat judiciaire, privant les parties des bénéfices de la procédure en termes de sauvegarde de leurs droits. Ces processus favoriseraient généralement les parties disposant du plus grand capital social, économique et juridique[26].

La nouvelle gestion publique ne se réduit pas à la gestion quotidienne de l’État. Elle impose la logique du marché à l’ensemble de la structure étatique, du droit et des politiques sociales[27], ce qui explique — en tant que rationalisation des dépenses — les importantes coupures dans les services sociaux et la modulation de l’accès aux services en fonction de critères moraux et comportementalistes[28]. C’est dans ce contexte que les tribunaux sont appelés à jouer un rôle de plus en plus important dans la gestion des problèmes sociaux[29], une tendance internationale[30], à l’image de la multiplication des dossiers judiciarisés en protection de la jeunesse sans changement législatif le justifiant.

La Loi sur la protection de la jeunesse prévoit pourtant que les recours judiciaires doivent rester exceptionnels[31]. Or, depuis les années 90, la judiciarisation ne cesse d’augmenter (voir le tableau 1). De 1994 à 2007, le nombre de dossiers judiciarisés devant la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec a crû de 20 %[32], alors que le nombre de signalements n’a que légèrement augmenté au cours de cette période[33]. La tendance s’est ensuite accélérée, le nombre de dossiers entendus par le tribunal passant de 4 916 en 2006 à plus de 18 000 en 2015[34], une augmentation de 266 %.

Tableau 1

Nombre de dossiers judiciarisés par année[35]

Nombre de dossiers judiciarisés par année35

-> See the list of tables

Le volume de dossiers de plus en plus important crée une importante pression sur les ressources judiciaires. Pour y faire face, la Cour du Québec annonce en 2009 qu’elle fera à ses membres une proposition en matière de gestion d’instance de manière à raccourcir les délais qui s’allongent en raison de l’augmentation des dossiers, de leur durée, de leur complexification[36] et du faible nombre d’avocates pratiquant dans le domaine[37]. Dès l’année suivante, des mesures de gestion d’instance sont mises en place ; elles semblent porter leurs fruits, mais le contenu des rapports publics de la Cour du Québec des dix dernières années démontre des délais préoccupants malgré le recours plus courant aux conférences de règlement à l’amiable (CRA) et, plus récemment, aux projets d’entente[38]. Tant l’augmentation du volume que le recours de plus en plus fréquent à des mesures de rechange constituent des éléments contextuels susceptibles d’influencer l’accès aux droits et à la justice des parties, notamment les parties faisant face à des barrières structurelles d’accès à la justice tels que les parents en protection de la jeunesse.

1.2 La judiciarisation à l’intersection de la race, de la classe et du genre

Les procédures judiciaires en protection de la jeunesse visent en majorité des familles détenant peu de capitaux sociaux, culturels et économiques, à l’intersection de la race, de la classe et du genre[39]. Les recherches démontrent ainsi qu’au Québec « les enfants noirs sont plus de deux fois plus susceptibles que les autres enfants […] de faire l’objet d’un placement[40] », une proportion qui passe à 6,6 pour les enfants autochtones[41]. Bien que les enfants noirs ne représentent que 9 % de la population québécoise, 24 % des rapports d’évaluation par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), première étape après un signalement retenu, les concernent[42]. De même, alors que 3,7 % des enfants non autochtones faisaient l’objet d’un placement en 2016, près du quart des enfants autochtones (24,2 %) étaient placés[43]. La surreprésentation des enfants noirs et des enfants autochtones dans les services de la DPJ se maintient à toutes les étapes d’intervention, notamment devant la Chambre de la jeunesse et quant aux décisions de placement[44]. En comparaison des autres jeunes de leur âge, les enfants noirs et les enfants autochtones sont plus souvent placés dans des familles d’accueil[45]. Or il a été démontré que le placement en famille d’accueil a une incidence négative sur le retour des enfants dans leur famille[46], outre qu’il les coupe de leurs référents culturels puisque ces jeunes sont le plus souvent placés dans des familles ne faisant pas partie de leurs communautés[47]. Les interventions des services de protection de la jeunesse et les placements des enfants dans des familles d’accueil hors des communautés sont identifiés comme contribuant à des conditions de vie précaires à l’âge adulte[48]. La précarité économique étant une des caractéristiques des familles visées par les interventions en protection de la jeunesse, il ne faut pas s’étonner du fait que les enfants des enfants ayant été pris en charge par la DPJ soient pris en charge à leur tour.

Une étude menée en 2013 par le Protecteur du citoyen a ainsi démontré la surreprésentation des familles survivant dans la pauvreté ou la grande pauvreté parmi les familles auprès desquelles intervient la DPJ[49] : 45 % des familles vivent de l’aide sociale ; plus de 50 % d’entre elles disposent d’un revenu de moins de 15 000 $ par année ; 50 % sont monoparentales[50]. Comparativement, cette même année, les familles prestataires de l’aide sociale représentaient 8,2 % de la population québécoise[51], et le revenu moyen des ménages était de 64 500 $[52]. En 2016, 29,5 % des familles québécoises étaient monoparentales[53], des familles significativement plus pauvres que la moyenne[54]. Le recensement canadien de 2016 a démontré que les enfants noirs et les enfants autochtones étaient deux fois plus nombreux à vivre dans une famille monoparentale que la population générale des personnes mineures[55], et que 12 % de la population canadienne vivait en situation de faible revenu, une proportion augmentant à 21 % pour les personnes noires[56] et à 35,5 % pour les personnes autochtones[57].

Les femmes sont à la tête des trois quarts des familles monoparentales au Québec, une proportion variant peu dans le temps[58]. Dans un contexte où les femmes ont un revenu plus faible que celui des hommes[59], et où leur condition de mère[60], a fortiori à la tête d’une famille monoparentale[61], les rend particulièrement vulnérables à la pauvreté[62], leur surreprésentation parmi les familles où intervient la DPJ et devant la Chambre de la jeunesse va de soi. L’étude de la jurisprudence démontre par ailleurs que, peu importe la présence des pères, la responsabilité des soins et du bien-être affectif et matériel des enfants est imputée aux mères, sans considération de leur réalité économique[63].

2 La méthode de recherche employée

L’objectif des recherches que j’ai menées dans le domaine de la protection de la jeunesse est de documenter l’expérience des parents et les conditions de leur accès à la justice à la Chambre de la jeunesse. Il s’agit de rendre visibles des savoirs peu valorisés[64], de même que de dévoiler les rapports de pouvoir à l’oeuvre au sein de l’institution judiciaire[65]. Cet objectif s’inscrit dans une tradition de recherche de sciences sociales féministe[66], assumant pleinement la dimension politique[67] et engagée[68] propre à toute activité de recherche. Cette posture permet d’interroger ses propres subjectivité et positionnement par rapport à l’objet de recherche[69] — plutôt que de les ignorer ou de les nier — pour favoriser une prise de distance, permettant l’« objectivation participante » décrite par Pierre Bourdieu[70].

J’ai mené deux terrains de recherche dont le second découle directement des constats du premier. Le premier terrain visait à documenter par des entrevues biographiques[71] menées avec des mères ayant fait l’objet d’une garde en établissement[72] et dont les enfants étaient placés par la DPJ (N = 3)[73], la trajectoire entre les services de la protection de la jeunesse, la psychiatrie et la justice[74]. Les mères rencontrées ont toutes raconté avoir choisi de couper les liens avec la DPJ, et donc avec leurs enfants, en raison de la pénibilité des conditions imposées lors des contacts, mais aussi parce qu’elles ne croyaient plus en leurs droits ni en la justice. C’est sur la base de ce constat qu’a été élaborée la seconde recherche portant sur les conditions d’accès à la justice des parents devant la Chambre de la jeunesse et visant notamment à documenter pourquoi et comment les parents en viennent à abandonner leurs droits et recours. Ce second terrain a procédé par entrevues semi-dirigées avec des avocates de la défense (N = 11)[75] et des parents (N = 7)[76] ayant une expérience de la Chambre de la jeunesse[77]. Cet échantillonnage a permis l’atteinte de la saturation[78].

Dans l’esprit d’une approche ethnographique[79], une collecte de données complémentaires a ensuite été menée au moyen d’une veille de commentaires de mères dans des groupes spécialisés en protection de la jeunesse du réseau social Facebook (N = 34)[80] et de trois semaines d’observation à la Chambre de la jeunesse[81] au printemps 2021 dans deux districts judiciaires.

Les entrevues des deux terrains de recherche ont d’abord fait l’objet d’une analyse inductive menée en équipe, puis de l’élaboration d’une grille d’analyse et finalement d’une analyse de discours menée avec le logiciel NVivo. Les données complémentaires, utilisées pour contextualiser les propos recueillis en entrevue, ont fait l’objet d’une analyse plus superficielle. Ces analyses ont été complétées par l’analyse de la documentation pertinente présentée en première partie de cet article, soit les rapports publics de la Cour du Québec, la littérature sur la gestion et la transformation des pratiques judiciaires et sur le profil des familles auprès desquelles la DPJ intervient. L’orientation de la recherche documentaire se justifie par l’absence de recherche québécoise sur les pratiques judiciaires en matière de protection de la jeunesse. Le tableau 2 présente une synthèse des données empiriques collectées dans le cadre de ces deux terrains.

2.1 Les constats généraux

L’analyse croisée de l’ensemble des données converge vers des pistes très cohérentes, notamment quant aux effets des pratiques judiciaires sur les expériences des mères, mais aussi de leurs avocates. Ainsi, il apparaît que l’absence de capitaux sociaux, culturels et économiques des familles rejaillit sur leurs avocates, qui doivent composer avec des conditions de pratique prolongeant et renforçant un rapport de force préexistant. Je discuterai donc des résultats de ces deux terrains de recherche[82] selon deux thèmes : d’une part, les expériences professionnelles des avocates de la défense et personnelles des parents à la Chambre de la jeunesse ; d’autre part, les effets du processus judiciaire sur les inégalités. Dans les deux cas, je présenterai les points de vue complémentaires, et bien souvent concourants, des avocates, puis des mères, en les mettant en contexte avec mes observations ou la littérature.

Tableau 2

Récapitulatif des données empiriques collectées

Récapitulatif des données empiriques collectées

-> See the list of tables

2.2 Les limites de la recherche

Les recherches ont été menées dans quatre districts, la majorité des données ayant été collectées dans des districts urbains. Il est évident que certaines pratiques propres aux districts ruraux ou développées dans d’autres districts urbains n’ont pas pu être documentées via ces recherches. De même, le fait que seuls des parents et des avocates les représentant aient été rencontrés en entretien ne permet pas d’intégrer à l’analyse les points de vue des enfants et de la DPJ, ce qui n’est par ailleurs pas l’objectif, mais aurait probablement pu permettre de nuancer certains constats.

2.3 Des extraits des notes d’observation

Afin d’illustrer les analyses présentées plus bas, et comme c’est souvent le cas dans les recherches mobilisant l’observation comme technique de collecte des données, je commencerai par reproduire des extraits des notes que j’ai prises durant les audiences auxquelles j’ai assisté. Les faits et les noms ont été modifiés pour protéger l’identité des participantes.

Observation n° 1

Il est neuf heures et demie dans la chambre de pratique en matière de jeunesse de la Cour du Québec. Il y a douze avocates dans la salle et presque autant en visioconférence (Teams). Tout le monde parle, il y a beaucoup de bruit. L’avocate de la DPJ, Me Simonneau, est déjà installée, ses nombreux dossiers dans un chariot près d’elle. La juge entre, annoncée par l’huissière-audiencière, et le niveau de bruit baisse quelque peu. La greffière appelle un premier dossier.

  • L’avocate de la mère : « Je vais voir si j’ai un mandat, j’ai fait beaucoup de pro bono ces dernières années. »

L’idée d’un projet d’entente est évoquée avec insistance par l’avocate de la DPJ.

  • L’avocate de la mère : « Je vais voir comment madame feel. Elle conteste, mais elle ne veut pas toujours se faire entendre. Je ne pense pas pouvoir lui faire signer un projet d’entente parce qu’il y a beaucoup de motifs que madame ne reconnaît pas. C’est délicat, faire signer un projet d’entente dans ces dossiers-là. »

La date de l’audience est fixée deux mois et demi plus tard. La juge sort, et les avocates, se regroupant à quatre ou cinq, se remettent à parler bruyamment.

  • L’avocate de la mère, s’adressant à une consoeur : « Je suis plus capable, ostie. T’as vu comment Me Simonneau me demande de me calmer ? C’est comme avec mon monsieur Tremblay, qui est en cavale, et ils veulent que je signe un projet d’entente. »

Observation n° 2

Onze heures cinq minutes. C’est la douzième audition de cette journée d’urgences en Chambre de la jeunesse. Cinq avocates se présentent — une pour la DPJ, une pour le père, une pour les deux enfants et une pour chacune des deux mères. Deux d’entre elles ont dû demander de suspendre une audience se déroulant dans une autre salle : « On a interrompu un expert pour être ici », dit l’une d’entre elles.

L’avocate de l’une des deux mères annonce que les allégations sont reconnues et que les mesures demandées par la DPJ sont acceptées. L’avocate de l’autre mère affirme que « comme elle reprend le dossier à pied levé », elle n’est pas en mesure de dire ce qui se passera lors de l’audience au fond. Pour l’avocate du père, une heure d’audience serait suffisante. L’avocate de la DPJ dit que, bien qu’il soit contesté, le dossier est « clair » et « prêt à être fixé ». Elle suggère une heure et demie d’audience. La juge émet une ordonnance intérimaire confiant les enfants à une famille d’accueil[83].

La greffière propose de fixer l’audience dans un mois, mais la date ne convient pas à toutes les avocates. Elle énumère 16 dates avant d’en trouver une qui fonctionne, dans trois mois. Les avocates disent devoir vérifier que leurs clients respectifs renoncent au délai légal de 60 jours[84] avant de confirmer.

L’audience prend fin. Il est onze heures seize minutes.

Observation n° 3

Il est quatorze heures quinze minutes lorsque la juge entre en salle d’audience. Les avocates de la DPJ, de la mère, du père et des enfants sont assises à leurs places respectives. La mère, une petite femme blonde aux longs cheveux blonds et aux ongles violets, est assise dans la salle. Le père est absent.

La DPJ demande en urgence la suspension des contacts entre la mère et les enfants en attendant l’audience au fond un mois et demi plus tard. Les enfants, une fille de 2 ans et un garçon de 4 ans, sont pour le moment confiés à deux familles d’accueil différentes. La mère ne fait aucune admission, le père « supporte la mère », et l’avocate de l’enfant annonce attendre la présentation de la preuve pour prendre position.

L’avocate de la DPJ affirme ne pas avoir l’intention de faire témoigner sa cliente « tellement la demande est équivoque ». La travailleuse sociale au dossier témoigne néanmoins. Elle explique que madame travaille dans un salon de massage érotique et qu’elle n’a pas porté de masque au moment des visites supervisées avec les enfants[85]. Elle rapporte que la famille d’accueil constate que Jérôme, le garçon qui leur est confié, « prend quatre jours à se remettre » des contacts avec sa mère : il a des terreurs nocturnes, il mange peu et il frappe les autres enfants à la garderie. Elle affirme que la mère met « peu de limites » à son fils durant les contacts, qu’elle « apporte de nouvelles choses et veut jouer à des jeux qui ne sont pas prévus dans le plan ». Elle convient que le garçon s’amuse, « mais que le noeud n’est pas dans l’activité mais dans la relation ». Elle conclut que madame « veut souvent faire ce qu’elle pense qui est bon plutôt que d’écouter nos conseils ». Les avocates de la mère et du père mettent en question le lien causal établi entre le comportement de Jérôme et les contacts avec la mère. La travailleuse sociale répond qu’elle souhaite « voir si ça va s’apaiser » si les contacts sont suspendus.

La mère témoigne. Elle raconte les activités qu’elle fait avec ses enfants durant les visites supervisées, dit « être tellement fière » de son fils. Elle soulève l’idée que son comportement est peut-être dû à la séparation, au fait qu’il voudrait prolonger les moments avec elle. Elle affirme qu’il est injuste de lui « enlever les trois visites » qui lui restent avant le procès sur le fond.

  • La mère : « J’ai besoin de ces trois visites pour le procès… »

    La juge, la coupant : « Vous avez besoin de ces visites. »

    La mère : « Pour Jérôme aussi, c’est important, c’est tout ce qu’il nous reste. » Elle se remet à parler des activités qu’ils font durant les visites. Elle parle très vite.

    L’avocate de la DPJ, s’objectant : « La directrice a déjà admis que les visites vont bien. »

    L’avocate de la mère : « C’est le droit de madame de se faire entendre. »

La juge acquiesce aux arguments de l’avocate de la mère qui reprend la description de sa relation avec ses enfants et de la rupture du lien de confiance avec la DPJ. Comme exemple, elle affirme avoir elle-même confié à la travailleuse sociale de la DPJ qu’elle travaille dans un salon de massage : « Elle se sert de ça contre moi aujourd’hui, c’est cheap shot. » Elle est très émotive, et sa voix tremble lorsqu’elle dit : « Je ne mérite pas ça. On ne mérite pas ça. »

  • L’avocate de la DPJ, plaidant : « Va-t-on mettre en péril le développement de l’enfant parce que la mère a besoin de contacts ? »

Les avocates de la mère et du père insistent sur le critère de nécessité, affirment que les versions sont contradictoires. L’avocate de l’enfant, s’appuyant sur le fait qu’il « est en détresse », se range du côté de la DPJ.

  • La juge : « Est-ce que j’attends que Jérôme ne soit plus capable d’être dans son milieu de garde ? Je ne peux pas. » S’adressant à la mère : « Je ne suis pas en train de dire que vos contacts ne se passent pas bien. »

Pendant que la juge dicte les considérants motivant la suspension des contacts, la mère hoche la tête en regardant dans le vide. Il est quinze heures vingt-sept minutes.

3 Les difficiles expériences professionnelles et personnelles à la Chambre de la jeunesse

Les constats issus des entrevues menées avec les avocates de la défense et les parents, que les observations ont généralement permis d’étayer, démontrent une concordance des expériences professionnelles des avocates de la défense (3.1) et personnelles des mères (3.2).

3.1 La pratique en Chambre de la jeunesse, une course contre la montre

Ce qui est frappant, lorsqu’on se trouve dans les salles d’audience de la Chambre de la jeunesse, c’est la temporalité à deux vitesses : le temps court de l’urgence et le temps long des audiences au fond. C’est aussi la gestion d’instance, où les protagonistes du monde judiciaire se plongent dans leur agenda, bien souvent durant de longues minutes, ce qui pousse une avocate de la DPJ à affirmer, excédée, en pleine salle de cour, qu’elle n’a « jamais autant perdu de temps de sa vie[86] ». C’est finalement les délais de rigueur régulièrement dépassés, forçant bien souvent les avocates, comme dans les notes d’observation retranscrites plus haut, à demander à leurs clients d’y renoncer.

Les avocates rencontrées en entrevue rapportent toutes « courir après le temps », être soumises à une « dynamique infernale »[87] : bousculées par les urgences dont elles n’ont connaissance que la veille, elles doivent trouver le temps de rencontrer leurs clients et de mener leurs procès. Elles doivent ainsi souvent réaménager leur agenda. Lorsqu’elles ne sont pas en mesure de le faire, elles doivent trouver une consoeur pour les remplacer. Une avocate explique :

Mais c’est dommage, parce que c’est mes clients, puis je ne suis pas là pour l’urgence puis des fois l’urgence, c’est de placer les enfants en famille d’accueil. Ou des fois, c’est de couper les contacts. Donc là tu demandes à un avocat qui est souvent là de te remplacer, c’est un avocat qui ne connaît pas vraiment le dossier […] Mais c’est plate, parce que tu n’es pas là pour représenter ton client.

Les avocates rapportent également que c’est bien souvent par les urgences qu’elles obtiennent des mandats, les parents se présentant à la cour sans avocate. Elles se font ainsi régulièrement interpeller dans les couloirs pour prendre un dossier au pied levé.

Que ce soit dans un dossier où les avocates agissent déjà ou dans un nouveau dossier, les urgences peuvent difficilement être préparées à l’avance[88], les avocates devant « trouver le temps de lire [les documents déposés par la DPJ], super rapidement pour essayer de prendre une position avec le parent ». Les décisions doivent alors se prendre très vite, comme l’explique une avocate : « Fait qu’on en prend connaissance avec le client, on regarde s’il y a un consentement ou si c’est contesté, puis si c’est contesté, bien c’est tout de suite. Ce n’est pas : “On va remettre.” C’est ici et maintenant. »

Si les avocates rapportent travailler sous la pression, elles expliquent du même souffle devoir attendre de longues heures sans savoir si leur dossier pourra être entendu, et ce, même pour « un procès qui est fixé depuis des mois ». Une avocate raconte :

Moi c’est déjà arrivé, on a dû – on avait fait le provisoire afin de confier [l’enfant] en famille d’accueil. C’est correct, ce n’est pas nécessairement de consentement, mais ok ça va, on se présente à la Cour, on attend toute la journée, il y a les urgences, on avait une journée d’audition. Déjà là, s’il y a d’autres urgences qui viennent de se présenter, la journée vient de buster. Fait qu’on le sait, qu’on n’a pas le temps. Fait qu’on commence un dossier mais, là, la preuve n’est pas finie, fait qu’on repousse, mais les prochaines dates de cour ne sont pas la semaine prochaine. Elles sont dans trois ou quatre mois, dépendamment de la durée. Mais dans trois, quatre mois, il faut qu’on recommence au complet parce que la situation n’est plus la même.

La gestion du temps est d’autant plus compliquée que les avocates agissent souvent dans plusieurs dossiers procédant le même jour, ce que j’ai observé à de nombreuses reprises. Elles doivent donc non seulement planifier méticuleusement leurs journées à la cour, mais également s’accorder avec leurs consoeurs pour faire coïncider leur présence dans une même salle d’audience lorsque requis[89]. Elles rapportent ainsi « courir d’une salle à l’autre », mais aussi devoir parfois attendre que l’ensemble des avocates soient disponibles. Une avocate affirme qu’il arrive parfois que « tu passes ta journée à attendre les autres ».

Les observations d’audience ont permis de constater qu’il arrive régulièrement que les dossiers ne puissent pas être présentés dans leur ensemble avant la fin d’une audience, que ce soit en raison d’imprévus, du fait qu’une des avocates au dossier est occupée dans une autre salle ou d’une mauvaise évaluation du temps nécessaire lors de la gestion d’instance. Trouver une nouvelle date est souvent long et compliqué, notamment parce qu’il faut être en mesure de faire coïncider la disponibilité de toutes les avocates et du ou de la juge[90], et il n’est pas rare que l’audience soit fixée plusieurs mois plus tard. Parce que « les dossiers en protection évoluent vite », l’ensemble de la preuve est le plus souvent à refaire, et certaines avocates m’ont confié s’être dans certains cas présentées trois fois à la cour dans un même dossier sans que l’ensemble de la preuve et des arguments ne puissent être présentés. Chaque fois, ce sont leurs clientes qui ne sont pas entendues, ce qui, d’après les avocates rencontrées, amène certains parents à penser que « [l]a juge, elle ne m’écoute pas, la juge, elle ne veut pas m’entendre ».

Le temps — court quand il s’agit d’urgences, long quand il s’agit d’auditions sur le fond — et sa gestion ont un impact direct sur les délais de rigueur. Les avocates rapportent unanimement que les délais sont souvent dépassés en raison « des délais de la cour », du fait qu’« il manque des juges tout le temps ». En raison des ressources limitées du système judiciaire et de la multiplication des dossiers judiciarisés, la renonciation aux délais est imposée aux parents[91] parce qu’il est impossible de tenir les audiences dans les temps, ce qui se matérialise souvent par une longue attente[92]. Une avocate nous confie :

[C]e que je déplore, c’est que, avant la refonte de la loi, [le délai de rigueur] était 30 jours. On était encore moins capable [de respecter les délais], mais au lieu – puis ça c’est un commentaire éditorial qui m’appartient – mais au lieu d’attribuer plus de ressources pour régler le problème, ils ont changé le délai à 60 jours. C’est un plaster, ça n’a rien réglé, c’est juste que : « Bon, bien vu qu’on n’est pas capable d’être conforme, au lieu de changer nos habitudes, on va changer la loi. » Mais c’est du nivellement par le bas, puis même en l’augmentant à 60 jours, on n’y arrive plus mais, encore, on dépasse de quelques jours, puis là les juges nous regardent – je ne critique pas les juges du tout, ils font avec les ressources qu’ils ont – « Est-ce que vos clients y consentent ? » Mais non, mais ils n’ont pas le choix en même temps parce qu’il faut que ce soit entendu. Puis ce n’est pas mieux de dire : « On va forcer la journée pour être dans le 60 jours, mais il y a déjà vingt dossiers. » Et si, à cette date-là, on n’a pas le temps de passer, c’est une remise, fait que ça va encore plus loin, fait qu’on est aussi bien de dépasser un peu pour s’assurer qu’on va procéder. Mais l’impact chez les parents puis chez l’enfant, il est vraiment là.

Les avocates rencontrées en entrevue considèrent qu’à la Chambre de la jeunesse le temps passe au détriment des droits de leurs clientes. Alors qu’elles ne peuvent que difficilement saisir la cour en urgence[93], qu’elles n’ont pas le temps de préparer adéquatement leurs clientes à leur audience et que le temps qu’un enfant passe à l’extérieur de son milieu familial joue nécessairement contre les parents[94], le temps contribue à faire de l’expérience à la Chambre de la jeunesse une épreuve pour les mères qui s’y présentent bien souvent démunies.

3.2 L’épreuve de la Chambre de la jeunesse

Si les mères rencontrées en entrevue ont toutes bénéficié de services juridiques, via l’Aide juridique pour la plupart, plusieurs rapportent avoir dû faire face à la justice seules à un moment ou l’autre de leur parcours, que ce soit parce qu’elles n’ont pas eu le temps de se procurer les services d’une avocate ou parce que leur avocate était occupée et n’a pas été en mesure de se faire remplacer. L’une d’entre elles raconte avoir cherché en vain une avocate dans les couloirs du palais de justice la première fois qu’elle s’est présentée à la Chambre de la jeunesse pour une requête urgente : « On s’est occupé de ça le lundi matin au tribunal, accrocher des avocats dans le corridor : “Il y a-tu quelqu’un qui veut m’aider ?” ».

Plusieurs mères rencontrées n’ont ainsi pas choisi leur avocate, ayant plutôt retenu les services d’avocates de garde ou disponibles sur place, au moment d’une audience en urgence. Bien qu’elles ne se soient pas plaintes des services de leurs avocates, elles rapportent qu’il est difficile dans ce contexte de créer un lien de confiance, d’autant plus qu’elles se sont senties pour plusieurs pas suffisamment préparées aux audiences. Il est aisé de comprendre dans le contexte observé et décrit par les avocates et rapporté plus haut, qu’elles ne soient pas en mesure de préparer leurs clientes à tous les scénarios pouvant survenir lors des audiences. Les mères rapportent ainsi n’avoir rencontré leurs avocates qu’une dizaine de minutes avant les audiences[95], avoir été prises de court, ne pas comprendre pourquoi leurs avocates ne s’objectent pas plus souvent aux propos des avocates ou des témoins de la DPJ[96] et constatent même une certaine connivence entre leurs avocates et celles de la DPJ. Les observations d’audience ont permis de confirmer que, le milieu de la protection de la jeunesse étant petit, les avocates se connaissent toutes et s’interpellent régulièrement sur un ton amical, partageant des anecdotes personnelles. Bien que les mères comprennent cette promiscuité, elles interrogent la capacité de leurs avocates à les représenter efficacement dans ce contexte[97].

Le contexte judiciaire est considéré par les mères comme stressant, leur permettant difficilement d’exprimer ce qu’elles considèrent comme pertinent ou important. Le décorum et la formalité du déroulement des audiences les obligent à se contenir parfois longtemps, alors qu’elles souhaiteraient parfois rectifier des propos tenus par les témoins de la DPJ ou encore exprimer certaines émotions. Une des mères rencontrées explique : « Le décorum, c’est la Cour. Le décorum, tu n’as pas le droit d’être émotive. Moi, je m’en fous ; moi, je m’assume comme personne. Tu n’as pas le droit d’être émotive, tu n’as pas le droit de brailler, parce que ça prouve que tu ne te contrôles pas. » Une autre raconte que son avocate, affirmant que « [s]on non verbal paraissait trop », lui a donné comme instruction de « se tenir tranquille ». Ces constats sont conformes à ceux qui ont été posés dans d’autres recherches portant sur le contexte judiciaire en protection de la jeunesse[98].

À cette dynamique propre aux audiences s’ajoutent les longues attentes, les remises et les délais dont les mères ont toutes parlé en entretien. Toutes racontent, comme les avocates, avoir attendu plusieurs heures à la cour avant d’apprendre que leur audience sera remise, ou encore n’avoir pas eu le temps de s’y exprimer. Plusieurs rapportent s’être absentées du travail pour se rendre à la cour inutilement. En même temps, les mères décrivent des audiences rapides, des décisions vite prises, puis de nouvelles attentes. Elles racontent que les 30 jours d’évaluation se sont transformés en plusieurs mois[99], puis en une année, sans qu’elles en connaissent ou en comprennent la raison, ou encore pour des raisons de disponibilité ou de contraintes administratives. Selon elles, plus le temps passe, plus il semble facile de justifier que les mesures se poursuivent. Alors qu’elles se sont fait dire que les mesures ne dureraient que 30 jours, mais qu’au bout des 30 jours elles ont été prolongées à plusieurs reprises, les mères rapportent un important bris de confiance, accentué dans certains cas par la nature des échanges au moment des audiences[100].

Pour les mères rencontrées, en effet, le moment des audiences est au mieux intimidant, au pire humiliant, dans la suite de ce qu’elles affirment avoir eu comme expérience avec les intervenantes de la DPJ et avec les professionnels ayant mené des expertises pour la cour[101]. En plus de leur vie privée qui est étalée, discutée, évaluée, elles vivent le procès comme un jugement[102]. C’est ce qu’expriment avec éloquence trois d’entre elles : « Ils sont quatre, cinq, en avant de toi, c’est intimidant au boutte. Ils sont quatre, cinq en avant de toi puis ça te juge, ça te garroche toutes sortes d’affaires. » « Le monde te regarde avec dédain : “C’est quoi cette ostie d’horreur-là ?” C’est ça que je sens. Je ne sens pas d’écoute, je ne sens pas de compassion, je ne sens pas de sympathie. » « Puis toi, toi, tu es une ostie de trou de cul. Toi, tu es le parent, tout ce que tu dis est retenu contre toi. »

Le sentiment d’être jugée, voire dénigrée, est accentué par le fait que les mères ont l’impression que leurs propos ne sont pas crus, pas pris au sérieux, par les juges, ce que certaines avocates ont également laissé entendre en entretien. Une mère raconte : « Le juge n’a pas cru mon témoignage, parce que ce n’était pas crédible, seulement parce que je suis un parent, puis qu’il préfère croire les spécialistes de la DPJ plutôt que les parents. J’ai vu tout de suite que je n’avais aucune — quoique je dise — je n’avais aucune crédibilité devant le juge. » Le déficit de crédibilité des mères en matière de protection de la jeunesse, de même que la crédibilité accordée automatiquement à la DPJ[103] a été documentée dans plusieurs études[104] et fait écho à la dynamique entre les personnes qui se présentent une seule fois au tribunal (one-shooter) et celles qui y vont à répétition (repeat players) décrite par Marc Galanter[105].

Les expériences professionnelles et personnelles à la Chambre de la jeunesse ont lieu dans un contexte inégalitaire dû au statut socioéconomique et culturel des familles, mais aussi au contexte de la pratique judiciaire « à volume ». S’il est possible d’espérer que le processus judiciaire, notamment par le biais de la procédure[106], puisse contribuer à rééquilibrer le rapport de force préexistant entre les parents et la DPJ, ce n’est pas ce que les informatrices révèlent ni ce qui a été observé, bien au contraire.

4. La judiciarisation comme amplificateur des inégalités

Si les interventions de la DPJ se situent le plus souvent à l’intersection du genre, de la classe et de la race, il en va évidemment de même pour la Chambre de la jeunesse. Non seulement les rapports de pouvoir existant entre les parents et les intervenantes de la DPJ sont bien présents lors des audiences[107], se transposant aux avocates de la défense (4.1), mais ils sont également accentués par la judiciarisation (4.2).

4.1 La pratique à la Chambre de la jeunesse : telles clientes, telles avocates

Les avocates rencontrées en entrevue rapportent devoir composer avec un rapport de force fondé dans plusieurs composantes centrales du processus judiciaire, notamment la preuve et les ressources financières.

Concernant l’accès à la preuve, les avocates rapportent ne la recevoir le plus souvent que trois jours avant les audiences. Plusieurs d’entre elles confirment que les délais de rigueur pour la transmission des pièces ne sont que rarement respectés par la DPJ[108]. Ainsi, même pour les procès fixés à l’avance, les avocates se trouvent à travailler dans l’urgence, ne disposant pas du temps nécessaire pour préparer leurs clientes et convenir d’une défense[109]. Si toutes reconnaissent que la protection de la jeunesse est un domaine de pratique particulier, certaines, en comparant notamment avec la pratique en matière civile, questionnent ces conditions de pratique qui désavantagent directement les parents.

En plus de ce contexte, les avocates ont toutes parlé de la difficulté, voire de l’impossibilité, en défense, de disposer de preuves équivalentes à celles de la DPJ. En contexte d’urgence, au contraire des audiences au fond, le ouï-dire est permis[110], et la DPJ ne dispose que très rarement de preuves matérielles : le témoignage de l’intervenante sociale au dossier constitue la preuve principale. Pour les avocates, confirmant les propos tenus par les mères en entrevue et rapportés plus haut, leurs clientes peuvent difficilement faire le poids face à sa crédibilité :

La [travailleuse sociale] arrive et dit : « Moi, je pense qu’il est mieux pour l’enfant telle et telle chose. » Et on prend son opinion en compte. Son opinion vaut, parce que c’est une opinion professionnelle. Le parent sur l’aide sociale qui vient dire : « Moi je pense que mon enfant a besoin de me voir plus souvent », le juge s’en balance.

En plus de la crédibilité conférée par le statut de travailleuse sociale et par les connaissances sur le développement de l’enfant qui y sont associées, les avocates soulignent que les intervenantes sociales font preuve d’un détachement que leurs clientes n’ont pas. Ainsi, une des difficultés majeures pour les avocates en salle d’audience est liée à la gestion des émotions de leurs clientes, d’autant plus dans un contexte où il leur est parfois impossible de s’exprimer pendant de longues heures. Dans ce contexte, la préparation est d’autant plus importante pour éviter, selon les dires de certaines avocates, que des personnes « pognent les nerfs » ou « pètent leur coche ». Elles rapportent ainsi tenter de « prévoir le pire » avec leurs clientes de manière à mitiger les réactions de colère, de frustration ou de désespoir devant la cour. Si elles racontent l’absence de compréhension des avocates et des intervenantes de la DPJ, mais quelquefois aussi des juges, face aux émotions de leurs clientes, elles affirment du même souffle qu’il arrive que certaines les « déstabilisent », voire les « font exploser », intentionnellement. Une avocate explique : « Mais quand je sais devant qui on est, je vais préparer mes clients : “Soyez pas surpris, le juge, il va vous rentrer dedans.” ». Selon une autre, « [l]’avocat de la DPJ va essayer de poser des questions pour te déstabiliser peut-être, si on parle dans le dossier que tu as des problèmes de colère ou d’impulsivité, gestion des émotions. Donc essaie de rester calme. »

Lors des audiences au fond, la DPJ dispose bien souvent, en plus du témoignage de l’intervenante au dossier, d’expertises[111]. Les mères, elles, n’ont le plus souvent que leur propre témoignage comme preuve. Or la littérature démontre que l’absence d’expertise constitue pour la défense une difficulté presque insurmontable en raison de la crédibilité et de la force probante qui lui est généralement reconnue à l’expertise[112]. Si les parents ont pourtant formellement accès à l’expertise, il leur est difficile, dans les faits, de se procurer des services d’experts avec l’Aide juridique dont ils bénéficient pour la majorité. En plus des fastidieuses démarches pour faire autoriser les expertises, les tarifs payés par l’Aide juridique ne correspondent pas au prix du marché[113], ce qui explique que de nombreux experts refusent ces mandats. Des avocates affirment « perdre des experts » en raison des réticences de la Commission des services juridiques[114] à payer certains honoraires, quelques fois après que le travail a été fait. D’autres racontent négocier avec les experts pour leur faire accepter des mandats : « [O]n est obligé de gratter, gratter, gratter, tanner les experts puis dire : “Écoute, je t’ai rendu service avec mon mandat privé à tel moment, rends-moi service avec mon mandat d’Aide juridique”, puis on bargain comme ça. »

Les avocates sont elles aussi soumises aux contraintes de l’Aide juridique : préparation des dossiers et périodes d’attente à la cour non rémunérée, bas tarifs[115] et complexité de la procédure d’admissibilité. Une avocate explique le fonctionnement des mandats d’Aide juridique :

L’Aide juridique, comment ça fonctionne, tu es payé au jugement, à l’acte. Fait que, par exemple, tu vas à la Cour, tu as un jugement, mais si j’ai parlé une heure au téléphone avec toi, puis je n’ai pas de jugement, je ne serai jamais payée. Fait que finalement, que je passe cinq minutes ou deux heures, ça ne change rien. Puis mettons, on a une urgence, que ce soit de consentement ou plaider toute la journée, c’est 140 piasses [dollars]. Fait que, il y a une disproportion par rapport au tarif, puis il y a bien des avocats qui n’acceptent plus des mandats d’Aide juridique. 

Dans un contexte où les avocates peuvent difficilement planifier leur travail, où elles travaillent souvent en urgence, où elles peuvent passer toute la journée à la cour pour un seul dossier[116] et où une préparation conséquente est essentielle, le paiement à la décision judiciaire ne permet en aucun cas de refléter la quantité de travail qu’elles accomplissent[117]. Il s’ensuit que les tarifs sont qualifiés par les avocates de « dérisoires » : « D’aller faire une urgence pour moins de 200 piasses [dollars], ça n’a pas de bon sens. Parce qu’on est vraiment prise là pour toute la journée. On finit par faire moins d’argent que n’importe qui. Puis c’est quand même une job stressante. » Une situation d’autant plus difficile que plusieurs des avocates dont la seule pratique est la protection de la jeunesse racontent, comme dans les notes d’observation retranscrites plus haut, avoir à plusieurs reprises travaillé pro bono. La situation s’explique par le fait que, soit leurs clientes ne font pas les démarches d’admissibilité auprès de l’Aide juridique, soit les avocates apprennent qu’elles ne sont pas admissibles après qu’elles les ont déjà représentés pour une urgence. Les avocates pratiquant dans un district où un bureau d’Aide juridique se trouve dans le palais de justice sont beaucoup moins concernées par le problème. C’est ce qu’explique une informatrice :

Il y a le bureau d’Aide juridique qui est directement au Tribunal de la jeunesse maintenant, ce qui fait en sorte que c’est plus rapide. Avant il n’y avait pas ça, puis les avocats n’étaient jamais payés pour leurs dossiers. Si les personnes ont accès à l’Aide juridique, on va le savoir tout de suite puis c’est beaucoup plus simple comme ça. 

Certaines avocates confirment prendre des précautions avant d’accepter de représenter des clientes. Elles s’informent sur les parents, les accompagnent parfois au bureau d’Aide juridique, n’agissent plus sans avoir de mandat[118], autant pour éviter de travailler gratuitement que pour ne pas avoir à faire de démarches pour cesser d’occuper, comme le raconte l’une d’entre elles :

Je pense à une cliente, une dame qui était de bonne foi, remplie de bonne volonté, la journée où je la rencontre. Elle m’appelle la veille, puis j’accepte parce qu’elle vit une situation déchirante, puis on est interpellée en tant qu’être humain avant d’être professionnelle, on est des êtres humains et je me dis : « OK, c’est correct, je vais aller [dans le district A]. » C’est un changement de district, je passe toute la journée au complet parce qu’il n’y a qu’une salle de cour. On passe la journée là-bas à attendre. Le dossier finalement va passer dans les cinq dernières minutes du rôle pour ultimement être remis à une autre date. Rendu à l’autre date, c’est quasiment un mois plus tard, la personne, moi j’ai perdu contact avec [elle] parce qu’elle a fait une rechute, elle est toxicomane, pas moyen de lui parler, mais moi je suis obligée, mon nom est sur le PV [procès-verbal], il faut que je me représente à la Cour. Et je me présente à la Cour, je n’ai plus réellement de mandat parce que la personne n’est pas là. Je dois faire une démarche pour cesser d’occuper. Mais tout ça, c’est moi qui fais ça sur mon dos parce que je n’ai pas eu de mandat d’Aide juridique, elle ne s’est jamais présentée au bureau. 

Tant le temps après lequel elles doivent courir que l’absence de moyens financiers nuisent à la qualité de la défense que les avocates sont en mesure de présenter au tribunal. Il s’ensuit que le rapport de force dans lequel les mères se trouvent avec la DPJ est reproduit, voire accentué, par le processus judiciaire. En effet, en plus des ressources financières, des expertises et de la crédibilité dont la DPJ dispose, elle a l’avantage évident d’être presque systématiquement en demande. Les entrevues réalisées avec les mères et les avocates démontrent que cette accentuation du rapport de force durant les audiences se maintient dans la suite des relations entre les parents et la DPJ, et se matérialise par une marginalisation accrue des mères.

4.2 La judiciarisation et le processus de marginalisation

Pour les mères rencontrées en entrevue, de même que plusieurs avocates, les interventions de la DPJ visent et aggravent des situations de marginalisation préexistantes : enfants à besoins particuliers, problème de consommation ou de santé mentale, familles LGBTQ2+ ou racisées, pauvreté. Pour elles, leur localisation sociale explique les interventions de la DPJ et les injonctions au changement qu’elles subissent, ce que les statistiques et la littérature présentée en première partie de cet article tendent à confirmer[119]. Susan Boyd, par exemple, démontre une différence de traitement judiciaire évidente entre mères toxicomanes riches et pauvres[120]. Ainsi, une mère rencontrée en entrevue demande : « Quels enfants qu’ils vont chercher l’ostie de DPJ ? Penses-tu qu’ils vont aller chercher les enfants des parents qui ont des « PhD » puis qui font 100 000 [dollars] par année ? », alors qu’une autre rapporte : « Puis en plus, [les intervenantes de la DPJ disent] : “Ah c’est rare qu’on vienne dans les quartiers chics.”[121] »

Plusieurs des mères rencontrées affirment que les interventions de la DPJ et le processus judiciaire constituent des moments traumatisants liés à d’autres expériences personnelles et familiales, pour elles et pour leurs enfants : « Ça fait remonter du stock », dit l’une d’entre elles. C’est évidemment encore plus le cas pour celles qui ont été elles-mêmes placées durant leur enfance, ce qui est le cas de deux des mères rencontrées. Le débat judiciaire autour de leurs enfants les ramène à leur propre placement, à la violence et à l’instabilité qu’elles ont vécues aux mains du système de protection de la jeunesse, au fait qu’elles n’ont pas été crues, qu’elles ont été « oubliées par le système ». Elles vivent un sentiment d’impuissance et de fatalisme qu’une mère exprime ainsi : « Ils vont l’étiqueter, ça y est. Puis embarque dans le système. »

Alors que la précarité des parents constitue bien souvent un obstacle au retour des enfants[122], les mères confient que leur situation financière s’est généralement détériorée à la suite des interventions de la DPJ. Une mère explique qu’« aussitôt qu’il y a un jugement de Cour, ils te collectent. Ils te collectent. Ils te font couper les allocations, puis ils te font payer, la DPJ. Puis tu es coupé du BS. » Malgré ces baisses de revenu, il est souvent exigé des mères qu’elles se maintiennent dans des appartements assez grands pour elles et leurs enfants, en prévision d’un éventuel retour qui n’a pas eu lieu pour mes informatrices. Outre la douleur que crée cette situation, ces exigences ont pour effet d’appauvrir les mères qui, de ce fait, ne se qualifient pas pour reprendre la garde de leurs enfants. Cette spirale de l’appauvrissement est également décrite par certaines avocates.

Au surplus de la dynamique en salle d’audience, faisant écho aux propos des avocates, les mères soulignent le « deux poids, deux mesures » des décisions judiciaires. D’une part, beaucoup de latitude est laissée à la DPJ dans la mise en oeuvre des ordonnances judiciaires, notamment quant aux modalités des contacts entre les mères et leurs enfants[123]. D’autre part, pour retrouver la garde de leurs enfants, les mères sont contraintes de procéder à des changements drastiques et rapides dans leur vie[124].

Les mères racontent toutes ne pas avoir pu voir leurs enfants ni leur téléphoner malgré des ordonnances judiciaires claires à cet égard. Il en va d’ailleurs de même pour les services que la DPJ devait fournir aux parents ou aux enfants : soit ils n’ont pas été donnés du tout, soit ils ont finalement été donnés suite à une longue attente[125]. Ces propos concordent avec ceux des avocates et avec mes observations, alors que le manque de ressources à la DPJ et dans les autres organisations du système de santé et de services sociaux explique bien souvent que les ordonnances ne soient pas mises en oeuvre en tout ou en partie. Or le maintien des contacts et la collaboration avec la DPJ sont essentiels pour que les mères puissent démontrer à la satisfaction du tribunal tant leur bonne volonté que leurs capacités parentales et le maintien des liens avec leurs enfants. Ainsi, elles doivent se soumettre aux ordonnances judiciaires et procéder rapidement aux changements demandés, peu importe l’indisponibilité des services[126].

Conscientes que le temps qui passe contribue à fragiliser les liens avec leurs enfants, cruciaux pour le tribunal, les mères racontent une course contre la montre pour trouver des services, pour faire des thérapies, pour changer leur quotidien. Puis, alors que ces changements sont en cours, les exigences sont modifiées ou complexifiées au fil du temps[127], repoussant l’horizon des possibles du retour des enfants à la maison. Le processus par lequel les ordonnances s’enchaînent, toutes plus longues les unes que les autres, découragent les mères qui finalement perdent confiance en la DPJ et la justice[128].

Les mères racontent toutes avoir envisagé de couper les liens avec la DPJ, et donc avec leurs enfants, ou encore l’avoir fait, en raison de cette perte de confiance, mais aussi de la détresse que la situation leur fait vivre. Alors qu’elles racontent des visites supervisées difficiles en raison de la surveillance des intervenantes[129], plusieurs ne croient tout simplement plus qu’il soit possible pour elles de reprendre un jour une vie familiale. Pour les mères rencontrées en entrevue, couper les liens est « le seul moyen de mettre un terme à tout ça », le seul moyen de survivre même. Une d’entre elles raconte :

J’étais tellement enragée, j’ai tout ramassé mes papiers qui étaient sur le bureau, je me suis levée puis je m’en allais dire au juge, clairement, j’avais déjà préparé tout mon discours d’avance, en cas qu’une situation comme ça arrive. J’ai dit : « Avant, mes enfants, c’était ma joie puis mon bonheur. Maintenant, ces enfants-là, c’est de la peine, c’est de la peine puis de la tristesse parce que vous me retenez par l’amour que j’ai envers mes enfants, vous me retenez en otage. Je me sens comme une ourse prise dans un piège. Soit que je me ronge la patte puis que je me libère, soit que je meure. Ces enfants-là, j’ai tellement de peine, de tristesse, que je n’ai pas le choix, il faut que je m’en libère. Il faut que je coupe tous contacts avec eux, comme une ourse, elle va ronger sa patte… Là, je vais perdre un membre, elle va souffrir toute sa vie de la perte de ce membre-là, mais elle n’aura pas le choix, c’est la seule façon qu’elle a de survivre. Vous les voulez les enfants ? Je vois que je ne les aurai jamais. Vous voulez les garder ? Bien gardez-les. » J’étais prête à ce moment-là à couper tous contacts, abandonner mes enfants.

La détresse des mères, palpable dans les salles d’audience[130], est, selon les avocates, encore accentuée lorsque les enfants sont placés jusqu’à leur majorité ou confiés à l’adoption[131]. Dans tous les cas, pour les mères rencontrées, la rupture, qu’elle vienne d’elles-mêmes ou d’une ordonnance judiciaire, constitue à la fois une tragédie, une fatalité mais aussi, parfois, un compromis. Dans tous les cas également, le tribunal ne constitue en rien un moyen de faire valoir ses droits[132] : il se révèle plutôt une des composantes banales d’une chaîne d’interventions[133] ou, pour reprendre la théorie intersectionnelle de Patricia Hill Collins, d’une matrice d’oppression[134]. Autrement dit, pour les mères que j’ai rencontrées, la justice n’est ni juste ni utile, pas plus qu’elle n’est un rempart contre l’injustice, encore moins un idéal à atteindre.

Conclusion

Alors que, dans la foulée de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse ayant déposé son rapport final en avril 2021, des réformes en matière de protection de la jeunesse se profilent à l’horizon[135], la judiciarisation n’est pas même évoquée dans le débat politique et social. Si la gestion d’instance et le recours aux solutions de rechange permettent de maintenir à flot une activité judiciaire saturée, leur effet n’est qu’illusoir quand vient le temps de s’attarder aux droits des parents. Ainsi, bien que les statistiques et les indicateurs s’améliorent, les avocates et les mères rencontrées racontent des délais préjudiciables, des renoncements forcés, des ressources plus que limitées, un rapport de force déséquilibré.

Droit des pauvres va donc de pair avec pauvres droits. Cette conclusion est consistante avec les résultats de recherches menées sur d’autres terrains en droit social au Québec : hausse de la judiciarisation visant les personnes démunies et marginalisées devant différents forums judiciaires ; multiplication des procédures et ordonnances à l’encontre des mêmes personnes ; manque de ressources judiciaires et de temps pour mener les procédures ; débats judiciaires où les droits n’occupent qu’une place marginale[136]. Ces constats sont les mêmes depuis des décennies[137], comme le démontre cette citation de Jean Hétu et Herbert Marx datant de 1976 :

Le principe de l’égalité de tous devant la loi est bien sûr un mythe. Ce ne sont que les favorisés qui y croient. Dans tous les domaines du droit, les défavorisés reçoivent un traitement spécial à cause principalement de leur condition et de leur position sociale [...] Ce n’est pas que la loi en elle-même est toujours discriminatoire ; c’est dans son application que la discrimination se manifeste souvent[138].

Alors que les législations et la nature des pratiques judiciaires n’ont pas substantiellement changé, de nouvelles questions de recherche doivent maintenant être explorées. Quel est le sens de l’inflation judiciaire actuellement en cours ? La judiciarisation ne sert-elle qu’à « contourner » les protections offertes par les droits ? Comment la nouvelle gestion publique redéfinit-elle le rôle du droit et de la justice en matière sociale ? Quels sont les effets des pratiques judiciaires sur les personnes et les groupes qui subissent la judiciarisation et la surjudiciarisation ? Ces questions invitent à dépasser les domaines de droit pour documenter les enjeux structuraux et transversaux entre les institutions politiques, de la santé, des services sociaux, de la sécurité publique et de la justice. Voilà l’important chantier de recherche à entreprendre dans les prochaines années pour mieux comprendre le rôle du droit et des tribunaux dans la production et la reproduction des inégalités.