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Introduction

Depuis quelques années, les thèmes de la métropolisation et du lien entre globalisation et politiques urbaines sont devenus des objets centraux particulièrement investis par les sciences sociales. De fait, la métropolisation est certainement l’un des processus qui a le plus marqué les villes au cours de la dernière décennie. C’est du moins un processus qui structure très largement l’agenda politique des villes européennes. Pour preuve, l’importance et le retentissement d’ouvrages comme ceux de S. Sassen qui aborde la question sous un angle économique (Sassen, 1996) ou de M. Davis sous l’angle des modes de vie (Davis, 1990). Les origines de ce processus sont désormais bien étudiées, le nombre de travaux scientifiques relatifs à la question étant en rapport avec son importance : globalisation de l’économie et des échanges, développement de nouvelles technologies de communication, évolution du capitalisme moderne, évolution des modes de vie notamment à travers la tendance à l’uniformisation des représentations et des normes sociales (Cox, 1997; Held, McGrew, Goldblatt et Perraton, 1999). Les différentes approches utilisées pour qualifier ce processus de métropolisation retiennent en général quatre éléments essentiels (Lacour et Puisant, 1999) :

  • les métropoles sont des systèmes urbains définis par leur très grande taille (spatiale et démographique);

  • leur horizon d’action n’est plus uniquement régional ou national, mais international;

  • elles sont caractérisées par une accentuation de la spécialisation fonctionnelle du sol et des processus de ségrégation socio-spatiale;

  • comparativement aux villes et aux agglomérations, il ne s’agit pas que de stocks de biens et de ressources, de savoir-faire, mais essentiellement de système de flux de personnes de biens, de services, de capitaux et d’information.

Contrairement à ce que suggérerait une lecture déterministe , la métropolisation ne s’impose pas aux acteurs locaux – notamment aux élus – mais elle s’accompagne d’une recomposition interne de la sphère politique et de l’articulation entre celle-ci et les intérêts économiques localisés (Bagnasco et Le Galès, 1997).

C’est surtout cette dernière question qui constitue la trame de la présente note qui a pour base empirique l’agglomération de Lyon, deuxième ville française avec 1,3 million habitants et qui est la capitale de la région Rhône-Alpes (5,2 millions d’habitants). Au-delà de la portée proprement économique de la métropolisation, l’objectif est ici de comprendre en quoi ce processus remet en question les systèmes de représentation d’intérêts publics et privés ou, pour reprendre une notion très utilisée ces dernières années, en quoi le mode de gouvernance se transforme (DiGaetano et Klemanski, 1999). Après avoir détaillé les bases économiques de la métropolisation à Lyon, on s’attachera aux origines d’une procédure lancée en 1997 par la Communauté Urbaine de Lyon (également appelée « Grand Lyon ») – le Schéma de Développement Économique – qui vise à renforcer l’internationalisation et la compétitivité économique de l’agglomération. Enfin, on montrera comment cette procédure donne à voir une recomposition du système de gouvernance qui remet en cause directement la capacité des pouvoirs publics à piloter le développement de l’agglomération. Ce texte prolonge une note publiée dans cette même revue en 2001 (Jouve, 2001a). On avait insisté précédemment sur l’instabilité des mécanismes de médiation public/privé. On voudrait ici davantage problématiser le propos en montrant qu’y compris dans un cadre métropolitain piloté politiquement par une institution faîtière – la Communauté Urbaine de Lyon –, la métropolisation conduit à une fragmentation des intérêts privés. L’exemple de Lyon permet donc de dégager des pistes de réflexion et d’étude pour les grandes villes québécoises dont la structure institutionnelle a été réformée par les autorités provinciales depuis le 1er janvier 2002. On sait que les fusions municipales, au Québec comme en Ontario (Collin, Léveillée et Poitras, 2002), ont été réalisées en fonction de « l’impératif » d’adapter les institutions locales au défi de la globalisation et de la compétition des villes. À partir des éléments empiriques mobilisés dans le cas lyonnais, on voudrait montrer que cette rationalisation de la carte administrative est insuffisante à elle seule pour faire face à cet enjeu. Il convient de restructurer, certes, les institutions publiques locales, mais également les canaux de médiation entre ces institutions et la sphère du monde de l’entreprise dont les instances représentatives sont de plus en plus nombreuses.

L’économie lyonnaise : vers le post-fordisme?

La structure productive de l’agglomération lyonnaise est très diversifiée avec un poids important, comparativement à d’autres villes françaises, du secteur industriel. Cependant, une des tendances lourdes est la lente érosion du poids des activités industrielles au profit du tertiaire et notamment du tertiaire supérieur et des services aux entreprises (Bonneville, 1997).

La diversité du tissu économique local s’explique en grande partie par l’histoire du capitalisme lyonnais qui a accumulé des strates d’activités successives depuis le capitalisme bancaire du XVIe siècle, l’industrie textile au XIXe siècle, le secteur de la chimie et de la pétrochimie à partir des années 1960, puis l’industrie mécanique, le domaine de la pharmacie et des activités de santé au sens large. Très marquée par la présence de grands établissements industriels dans le sud de l’agglomération (communes de Feyzin, Saint-Fons), dans les secteurs de la pétrochimie et de la chimie lourde, Lyon est néanmoins une ville de petites et moyennes entreprises.

En dépit de son caractère généraliste (Beckouche et Davezies, 1993), l’économie lyonnaise a montré qu’elle peut rester en marge d’une évolution industrielle majeure et, de ce fait, se trouver affaiblie. Ainsi, elle n’a pas pris le virage des industries électronique et informatique dans les années 1960-1970 et a dû gérer les mutations des industries lourdes sans s’appuyer sur le développement de nouveaux secteurs en pointe. Pour ceux-ci, les initiatives locales n’ont pas été au rendez-vous jusqu’à un passé très récent. Or, sur ce point, il faut rappeler que dans les villes françaises où ces activités se sont développées, les initiatives privées ont été largement appuyées sur les décisions de l’État. Lyon, en l’occurrence, n’a pas bénéficié d’un tel appui. En la matière, les relations entre le patronat lyonnais et l’État français sont marquées par une certaine méfiance. En effet, la phase d’industrialisation lourde des années 1950-1960 a été en grande partie portée par de grands groupes contrôlés plus ou moins directement par l’État, et le capitalisme local est passé peu à peu sous contrôle de la capitale française. Pour preuve, un grand nombre de sièges sociaux de grandes entreprises lyonnaises a été délocalisé à Paris dans les années 1970. Il semble que l’État français ait depuis les années 1970 considéré que la capitale régionale de Rhône-Alpes était suffisamment bien développée pour qu’il se penche plutôt sur les villes connaissant des problèmes structurels de développement. Pour autant, l’État n’a jamais cessé d’intervenir dans la capitale de Rhône-Alpes dans le domaine de la cohésion sociale, notamment par une politique de la ville à destination des quartiers en difficulté.

Il est vrai que l’un des problèmes majeurs de la ville est sa ségrégation socio-spatiale assez importante qui se traduit par une opposition très nette entre les communes de l’est, globalement pauvres, et les communes de l’ouest de l’agglomération, globalement riches. On retrouve cette ségrégation à l’intérieur même de la commune-centre de Lyon, dont certains quartiers bénéficient des dispositifs prévus par l’État dans le cadre de la politique de la ville. À Lyon, l’intervention de l’État se fait davantage sur le registre de l’État-providence que sur celui de l’État en tant qu’acteur du développement économique. Ce positionnement de l’État a une incidence majeure sur le fonctionnement de l’économie lyonnaise, mais également sur le poids des acteurs privés dans la gouvernance métropolitaine. En effet, faiblement soutenu par l’État, le développement local est en grande partie le résultat de l’activité privée. Les années 1990 ont été marquées par l’émergence de nouveaux secteurs comme les biotechnologies, les technologies liées à l’environnement ou plus récemment encore sur le multimédia, les logiciels informatiques et le conseil informatique.

Globalement donc, le profil économique de l’agglomération a poursuivi sa diversification. Si sa structure productive est fortement marquée par le secteur industriel, on note néanmoins une nette tendance à la tertiarisation, notamment une montée en puissance des services aux entreprises, qui peut être considérée comme un indicateur de la métropolisation de la ville.

La compétitivité territoriale par la gouvernance

En 1997, le « Grand Lyon » a lancé le Schéma de Développement Economique (SDE) dans un environnement institutionnel dense (encadré 1). En effet, si cette structure intercommunale a réussi en l’espace de 25 ans à se doter d’une expertise technique incontournable en matière d’urbanisme, tel n’a pas été le cas du développement économique. Elle s’est trouvée confrontée de fait à d’autres structures locales qui, depuis les années 1970, avaient investi le champ du développement économique et de l’internationalisation de la ville. Jusqu’au milieu des années 1990, la situation du « Grand Lyon » était en cela paradoxale : elle disposait de moyens juridiques et de ressources budgétaires importantes; pour autant, il lui manquait une expertise détenue par la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI), le Conseil Régional Rhône-Alpes. L’investissement sur l’économie de la part du « Grand Lyon » au milieu des années 1990 restait largement incantatoire.

Pour remédier à cette situation, le « Grand Lyon » a établi une procédure de concertation avec les acteurs économiques locaux dans le but de l’aider à construire une plate-forme – le SDE – de développement économique. On en a appelé à la communauté élargie des responsables économiques locaux, c’est-à-dire non seulement à leurs structures représentatives (CCI, syndicats de branche ou interprofessionnels), mais aussi aux firmes prises isolément. Cette procédure devait permettre la prise de parole d’acteurs institutionnels ou non qui, auparavant, n’avaient qu’un accès limité, voire nul, aux collectivités locales. En ouvrant le cercle des décideurs classiques, les promoteurs du SDE espéraient pouvoir mobiliser les « forces vives » dans le sens du pluralisme. La dynamique engagée à Lyon est en cela assez proche de celle que l’on trouve dans les villes britanniques et qui a été initiée par le gouvernement conservateur de Mme Thatcher (Oatley, 1998), à la différence près que la dynamique lyonnaise ne s’inscrit dans aucune politique nationale mais est proprement le résultat d’une configuration politique et économique locale (Jouve, 2001b). Dans les deux cas cependant, il est indéniable que la compétitivité métropolitaine à l’échelle internationale est pensée comme devant s’appuyer sur la participation de nouveaux acteurs dont les politiques publiques visent le développement économique. C’est implicitement le procès des institutions classiques représentatives du patronat – et en premier lieu la CCI de Lyon – qui a été dressé par le « Grand Lyon ».

Les origines des premières réflexions se situent dans la continuité de la révision du Schéma directeur en 1992[2]. À l’époque, pour certains cadres de l’Agence d’urbanisme et de la Direction des Affaires Économiques et Internationales (DAEI) du « Grand Lyon », il apparaît évident que si l’internationalisation de l’agglomération est une des pierres angulaires du document d’urbanisme, la capacité réelle de la collectivité locale à peser sur ce processus est des plus réduites, faute de moyens, de ressources internes. Se crée ainsi à l’initiative de ces acteurs, sans aucune commande politique, le « groupe prospective » piloté par le directeur de l’agence d’urbanisme du « Grand Lyon ». Ce groupe est composé d’acteurs administratifs du « Grand Lyon », de l’agence d’urbanisme (satellite du « Grand Lyon »), de l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques, du Secrétariat Général pour les Affaires Régionales qui dépend de la Préfecture de Région.

Ce n’est qu’à la suite des élections municipales de 1995 que cette initiative de la technostructure est reprise par certains élus. Le constat qu’ils dressent concerne très globalement la gouvernabilité de Lyon et peut être résumé dans les termes suivants : la révision du Schéma directeur en 1992 a été un moment important de la vie locale, car il a non seulement mis en application un certain nombre de principes sur lesquels les politiques sectorielles du « Grand Lyon » se sont structurés, mais surtout il a été l’occasion de mettre en place un mode d’organisation particulier du politique reposant sur la centralisation du système décisionnel sur un petit nombre d’acteurs politiques. En 1995, la nouvelle donne politique, l’ouverture de l’exécutif du « Grand Lyon » aux socialistes, engendre une redistribution des cartes. Pour pouvoir, comme dans le cadre du Schéma directeur, structurer une configuration politique apte à saisir la question de l’agglomération dans toutes ses dimensions, il faut pouvoir prendre appui sur un autre secteur de politique publique que l’urbanisme. Il faut également chercher des alliés ailleurs qu’à l’intérieur des institutions classiques du milieu local.

Le SDE est ainsi considéré comme un outil de pilotage global de l’agglomération. La récession économique que connaît Lyon comme l’ensemble des villes françaises au milieu des années 1990 confirme la nécessité d’oeuvrer dans ce champ de politique.

Pourtant, à l’origine, les acteurs économiques lyonnais n’accueillent que très timidement cette initiative politique. Les acteurs de l’Agence d’urbanisme vivent cette timidité comme une marque de défiance d’un patronat qui ne leur reconnaît aucune expertise, aucune légitimité fonctionnelle dans le champ du développement économique. Il est vrai que le savoir-faire de l’agence se situe sur le champ de l’urbanisme, des transports, du logement, aucunement sur le développement économique. Pour mobiliser le patronat, trois méthodes seront utilisées :

  1. le recours à un bureau d’études très connu sur la place lyonnaise – dénommé Algoe – qui démultiplie les capacités d’action de l’agence d’urbanisme;

  2. la mobilisation des réseaux politiques dans le monde patronal lyonnais;

  3. l’ouverture de la procédure non seulement aux structures représentatives du système productif lyonnais, mais surtout aux chefs d’entreprises.

Un Comité de pilotage de 30 personnes issues d’entreprises sollicitées directement ou de structures représentatives est ainsi constitué. Il s’agit avant tout d’identifier des secteurs clés pour le développement économique de Lyon à partir d’un diagnostic approfondi du système productif sur l’aire urbaine de Lyon. À côté de l’identification de ces secteurs clés sur lesquels le « Grand Lyon » devra, à terme, se concentrer, on demande aux patrons et aux responsables d’institutions représentatives de bâtir collectivement le cadre de la politique économique en envisageant des mesures concrètes à mettre en oeuvre.

La gouvernance dans un univers fragmenté

La coproduction du SDE par les acteurs du système productif, les cadres de l’agence d’urbanisme et Algoe s’effectue au sein d’un système de médiation en complète restructuration. Historiquement, les liens entre le politique et la sphère économique à Lyon se sont structurés selon trois modes de régulation :

  1. une régulation politique dans laquelle la CCI de Lyon disposait d’une position hégémonique. Jusqu’aux années 1990, c’est le Groupement Interprofessionnel Lyonnais (GIL), antenne locale du MEDEF, qui occupait une position centrale, notamment au moment de la désignation des candidats aux élections consulaires;

  2. une régulation inter-personnelle entre les responsables politiques de la ville et les grands capitaines d’industrie tels que C. Mérieux dans la pharmacie, M. Berliet dans la mécanique, C. Gillet fondateur de Rhône-Poulenc ou certains grands patrons du secteur du textile. Du fait de leur poids économique, ces acteurs économiques avaient un accès direct, non institutionnalisé, au politique;

  3. une régulation institutionnelle s’effectuant à l’intérieur du « Grand Lyon » ou dans les institutions périphériques du « Grand Lyon ».

À noter que ces trois modes de régulation ne s’excluaient pas les uns les autres, mais se recouvraient partiellement. La transformation progressive du système économique lyonnais dans les années 1980, l’émergence de syndicats professionnels concurrents au GIL, la restructuration des structures de socialisation du patronat, la remise en question de la logique d’agrégations sectorielles et, enfin, l’émergence d’un niveau de gouvernance régionale en Rhône-Alpes constituent autant d’éléments de complexité et d’incertitude que les acteurs locaux doivent gérer :

  1. Malgré l’importance prise par les activités tertiaires (deux tiers des emplois) et notamment par le poids des activités de service aux entreprises, l’agglomération lyonnaise reste caractérisée par le poids de l’industrie (Grand Lyon Prospective 1998). On peut même évoquer un renforcement récent de la spécificité industrielle de la ville (textile, chimie de base, chimie de spécialité, mécanique, pharmacie, etc.). Ce renforcement s’est effectué par le biais de la valeur ajoutée, du développement de nouveaux produits nécessitant des investissements importants en matière de recherche et de développement et une main-d’oeuvre de haut niveau. Si l’industrie pèse donc toujours fortement, il ne s’agit cependant plus des mêmes activités que celles qui se sont développées jusque dans les années 1980. La recherche de la compétitivité par la valeur ajoutée et la segmentation des marchés, phénomène général aux économies capitalistes, a eu à Lyon une incidence très importante. Dans la seconde moitié des années 1990, c’est le développement très rapide des entreprises liées aux nouvelles technologies de l’information et de la communication qui a occupé le devant de la scène. Ce processus s’incarne dans certains personnages clés de Lyon comme B. Bonnell, PDG de la Société Infogrames, numéro deux mondial des jeux vidéo et sur ordinateur, qui, en l’espace de 10 ans, est devenu la troisième fortune de la ville. Autre personnalité de la nouvelle économie à Lyon, même s’il est moins médiatique, T. Ehrmann, fondateur du Groupe Serveur, leader mondial sur le marché de l’art et des données judiciaires, juridiques et économiques. Cadet de ce groupe de nouveaux patrons, A. Dreyfus, dirigeant de la société Web-City, est l’exemple-type d’une nouvelle entreprise à la croissance exponentielle. Cette génération d’entrepreneurs n’appartenant pas à la classe dirigeante économique lyonnaise traditionnelle ne participe pas à la vie des institutions représentatives du milieu économique. Le fossé entre cette génération et les structures de représentation classiques du patronat comme la CCI est mis au jour implicitement dans la presse régionale. Fin 2000, l’édition Rhône-Alpes du Nouvel Observateur est consacrée aux « nouveaux bourgeois lyonnais » incarnés par un B. Bonnell posant tout sourire en première page; le numéro de novembre 2000 du magazine Objectifs Rhône-Alpes est consacré aux élections à venir au sein des CCI de la région Rhône-Alpes et titre : « Chambres de Commerce : la grande indifférence des patrons » ou encore « un système archaïque », jugement en grande partie non fondé, tant la CCI de Lyon a su faire preuve, depuis les années 1980, d’une adaptation évidente en termes de produits, d’activités, et qu’en la matière elle a souvent été plus imitée que suiveuse. Celle-ci a été néanmoins durement frappée par les lois de décentralisation qui sanctionnent le poids des collectivités locales dans la conduite des politiques de développement économique local. Stigmatisée comme une structure aux compétences trop diversifiées (formation, gestion d’équipements publics, développement économique), la CCI est surtout soumise à un système de contraintes budgétaires très dur imposé par l’État agissant en tant qu’institution de tutelle, alors que dans le même temps les collectivités locales ont des marges de manoeuvre fiscales nettement plus importantes et que la critique portant sur l’identification d’un « coeur de métier » trop flou peut tout aussi bien leur être adressée.

  2. Durant les années 1990, c’est aussi la vie de ces institutions représentatives du patronat qui change. En effet, la vitalité du milieu économique lyonnais n’est plus le résultat de la seule activité de quelques grandes firmes industrielles internationalisées. Elle est aussi le résultat des PME, voire des très petites entreprises artisanales, dont certaines se sont très nettement internationalisées. En conséquence de ce processus, le GIL a vu remettre en question sa position hégémonique dans la représentation des intérêts patronaux. Cette concurrence a été portée par la Confédération Générale des Petites et Moyennes Entreprises qui, sous la houlette de L. Rebufel, président au plan national, a décidé d’activer le réseau local encore embryonnaire. La CGPME du Rhône a connu un développement spectaculaire tant dans le nombre de ses adhérents2 qu’en ce qui a trait à sa représentation au sein de la CCI. Alors qu’elle ne comptait aucun élu au bureau de la CCI de Lyon au début des années 1990, elle en détient actuellement la moitié. Pour l’instant, la logique du compromis avec le GIL a prévalu dans la constitution des listes, même si les relations entre les deux syndicats interprofessionnels sont caractérisées par l’ambiguïté. La remise en question du GIL est également portée par la Chambre des Métiers du Rhône qui défend les intérêts des artisans et qui compte bien faire entendre l’importance de « l’élite artisanale » dans la croissance économique générale de l’agglomération.

  3. L’éclatement du patronat lyonnais s’observe également dans les structures de socialisation. Pendant longtemps, le « Cercle de l’Union » a été la seule institution incarnant la notabilité entrepreneuriale à Lyon. Vénérable institution réunissant les grandes familles lyonnaises de l’industrie, le milieu politique local, elle a vu sa légitimité remise en question par la génération des self made men des années 1990. C’est d’abord R. Caille, né à Macon et autodidacte, ayant occupé des fonctions au GIL avant de quitter cette institution et président de Jet Service qui, dans les années 1980, crée une nouvelle structure rassemblant des patrons lyonnais : le Prisme. L’idée de base est de réunir au sein d’un Club un réseau de patrons (actuellement 200 membres), moins soucieux des origines sociales et confessionnelles des adhérents, dans un état d’esprit moins notabiliaire que le Cercle de l’Union et dans le seul but de développer ensemble des projets. Autre structure de socialisation créée ces dernières années : le « Club des 100 » institué par le PDG de la société CEGID, spécialisée dans les logiciels de comptabilité, qui est aussi président du club de football l’Olympique Lyonnais. Le « Club des 100 » regroupe les commanditaires économiques du club de football dont la société Infogrames et le Groupe Pathé dirigé par J. Seydoux. Par le biais des prises de participation entre les différentes sociétés et le parrainage du club de football de la ville, se constitue durant les années 1990 un cercle de dirigeants non exclusivement lyonnais, qui ont en commun de développer leur activité dans le secteur du divertissement et des activités liées aux applications informatiques. Depuis le milieu des années 1990, certaines structures locales de banques nationales ont également mis en place des clubs réunissant leurs clients. C’est le cas du Crédit Agricole qui a créé le « Cercle de Champ Fleuri » et qui organise des exposés, des conférences pour ses adhérents, des échanges d’expérience. Enfin, la DAEI du « Grand Lyon » a instauré en 1997 le LYEN (Lyon Entreprendre) avec l’École de Management de Lyon. L’objectif de ce groupe est de réunir une dizaine d’entreprises dynamiques, à forte croissance, pour leur exposer les projets de la DAEI et y intégrer leurs demandes. La dynamique des institutions de socialisation du patronat lyonnais, qui en tant que groupe social n’existe pas, est le reflet de la dynamique du système productif, de la tendance à la segmentation des marchés, à l’apparition de nouveaux secteurs clés de l’économie lyonnaise et de son internationalisation : dans un champ économique de plus en plus concurrentiel, internationalisé, la recherche des alliances possibles entre groupes, de solutions communes passe dans le cas lyonnais par la création de structures collectives fondées sur le partage d’expérience entre dirigeants, sur le sentiment d’appartenance à une même communauté dont le destin est à construire collectivement et non plus uniquement sur le respect de la seule notabilité.

  4. Par ailleurs, et cela remet également en question la structuration dans le mode de représentation des intérêts privés à Lyon, la représentation par secteur d’activité perd de sa pertinence. Là aussi, l’internationalisation des entreprises et surtout leur mode de gestion interne a des effets directs sur la structuration des intérêts économiques. Ce processus vient en effet heurter une organisation sectorielle des activités économiques qui n’avait pas, à l’origine, pour objectif de représenter leurs intérêts face aux pouvoirs publics ni de les rendre plus compétitifs, mais de constituer le cadre des négociations entre syndicats patronaux et syndicats de salariés sur les conventions collectives. Or, il s’avère qu’en dehors d’intérêts touchant à l’environnement des entreprises (fiscalité, formation de la main-d’oeuvre, infrastructures de communication), les firmes d’un même secteur peuvent, en fonction de leur gestion interne, entretenir des relations très différentes par rapport à leur territoire d’implantation ou aux politiques publiques des collectivités locales, ensemble de relations que certains ont pu classer selon une typologie présentant un continuum entre les entreprises dont la gestion interne repose sur une forte territorialisation, regroupées sous l’appellation de « développeur » et, à l’inverse, les entreprises adoptant un mode de gestion qualifié de « financier » et qui présentent tous les attributs d’entreprises « nomades » (foot loose entreprises) (Martinet et Tannery, 2000).

  5. Enfin, dernier élément de complexité, la région s’affirme en tant que territoire pertinent pour la compétitivité des entreprises et donc en tant qu’institution jouant un rôle important dans la gouvernance métropolitaine lyonnaise. Le Conseil Régional Rhône-Alpes a, dès le début des années 1990, créé une agence, Entreprises Rhône-Alpes International, chargée d’aider les PME à conquérir des marchés étrangers. Ayant des bureaux dans plusieurs pays développés, cette structure a connu un succès immédiat qui a généré d’abord une concurrence assez forte avec la CCI de Lyon. C’est également le Conseil Régional qui a mis en place des plans sectoriels (mécanique, plasturgie, textile) en obligeant les structures patronales de branches ayant une organisation départementale à se coordonner. Le textile est le secteur d’activités qui a été le plus loin dans sa réorganisation : en effet, les treize syndicats de branche ont fusionné en un seul syndicat régional, Unitex. Après l’Union des industries chimiques qui a, dès ses débuts, opté pour une structuration régionale de son organisation, on assiste à l’avènement d’une représentation des intérêts du monde patronal à l’échelle territoriale, représentation qui est confirmée par la création, en 1999, de la conférence économique régionale lancée à l’initiative de la CGMPE du Rhône, du GIL et des 12 CCI de Rhône-Alpes. L’objectif de cette nouvelle structure est de constituer un forum des acteurs économiques à partir duquel ces derniers demandent à l’État et au Conseil Régional d’agir dans des domaines qu’ils considèrent comme essentiels : le développement de l’entrepreneuriat et la mise en place d’une campagne de communication sur la créativité en Rhône-Alpes. On a vu également se renforcer, depuis 1995, l’importance de la Chambre Régionale de Commerce et d’Industrie qui fédère les 12 CCI de Rhône-Alpes. Ce processus s’est construit dans le contexte de la réduction par l’État des capacités budgétaires des CCI en France, cette diminution des ressources conduisant les CCI de Rhône-Alpes à mutualiser certains services et activités. Cette dynamique régionale dans la représentation des intérêts économiques et la construction de politiques sectorielles ne s’établit pas au détriment du palier local ou métropolitain. Les réseaux de politique publique générés par ce processus s’ajoutent aux réseaux préexistants, ils ne s’y substituent pas. La gouvernance régionale en constitution se surajoute à la gouvernance métropolitaine.

C’est dans ce contexte de fragmentation interne très importante dans la représentation des intérêts matériels du tissu productif local que l’Agence de l’Urbanisme lance le SDE. Il s’agit de créer les conditions pour stabiliser les relations entre la collectivité locale et son environnement économique, notamment en identifiant des entreprises, des structures collectives (syndicats ou autres) pouvant participer activement à la politique publique. Force est de constater que la mobilisation du patronat local a été faible. Le recours au terme « patronat » qui sous-entend l’existence d’un groupe social, au sens sociologique du terme, donc doté d’une identité commune, de référents identiques, d’intérêts matériels semblables est d’ailleurs erroné. Le SDE n’a finalement débouché que sur la fabrication d’une plate-forme très floue essentiellement en raison de l’absence d’engagement des différents « partenaires ». N’ayant aucune valeur contractuelle et juridique, le SDE reste une procédure trop souple pour pouvoir donner lieu à autre chose qu’un catalogue de mesures qu’il serait bon de prendre. On en reste encore une fois à l’incantation. Le document met ainsi l’accent, comme tant d’autres agglomérations européennes, sur le développement des bio-technologies, des nouvelles technologies de l’information et de la communication, sur l’entrepreneuriat dans les formations scolaires et universitaires et sur la nécessité de créer un observatoire du développement économique à Lyon. À la lecture du processus, on peut se demander quelle est la marge de manoeuvre exacte d’une institution publique métropolitaine comme le « Grand Lyon » dans un processus de prospective économique qui est structuré par la fragmentation du système de représentation des intérêts privés.

Conclusion

La métropolisation, en tant que manifestation spatialisée de la globalisation des sociétés contemporaines, a conduit ces dernières années à une multiplication des publications scientifiques permettant de décrire ce phénomène et d’en analyser les composantes. On a voulu dans ce chapitre s’inscrire à la croisée de la science économique, de la sociologie politique et de la science politique pour participer à ce débat général à partir d’un exemple précis. Sous l’influence des travaux des universitaires nord-américains, l’économie politique des villes européennes a été saisie à partir de grilles d’analyse, de notions comme les régimes urbains ou les coalitions de croissance (Judd et Kantor, 1998; Judge, Stoker et Wolman, 1995). Il est maintenant clairement admis que la portée de ces grilles d’analyse en dehors de leur contexte politique, économique ou culturel d’énonciation scientifique demande de très sérieuses précautions : les villes nord-américaines et européennes sont trop différentes sur certains aspects, notamment dans le degré d’autonomie locale et le rapport à l’État (Harding, 1996; Jouve et Lefèvre, 1999), pour pouvoir donner lieu à une simple déclinaison de ces notions.

Pour autant, elles ont le mérite de poser la question de la gouvernabilité des villes comme résultant de l’établissement de coalitions stables dans le temps entre acteurs publics et privés. Dans le domaine de l’internationalisation des villes et des politiques économiques que les collectivités locales mettent en place pour faire face à cet enjeu, cette approche est donc potentiellement heuristique. Le choix de Lyon pour illustrer le propos de ce chapitre se justifie en grande partie par le fait que, sans doute plus que d’autres villes françaises, Lyon présente une structure économique où l’État est peu présent et que la coalition entre institutions publiques et privées est d’autant plus nécessaire. Comparativement à des métropoles européennes où les États interviennent massivement dans les économies locales et que l’on qualifie de « villes-providence », Lyon présente davantage le profil d’une « ville orientée vers le marché » (Beckouche, 1997) et se prête plus que d’autres villes françaises ou européennes à l’utilisation de grilles d’analyse et de concepts nord-américains dont le contenu doit évidemment beaucoup à leur contexte politique et économique d’énonciation (Savitch, 1999).

À en croire les travaux nord-américains, la gouvernance urbaine correspond à l’activité politique par laquelle pouvoirs publics et acteurs privés donnent naissance à une coalition qui permet de produire des politiques publiques. On sait depuis les écrits de C. Stone sur les régimes urbains que, pour être efficaces, ces coalitions doivent avoir une certaine stabilité dans le temps, les politiques publiques demandant une permanence des dispositifs pour remplir leurs objectifs (Stone, 1989). C’est ici que l’exemple de la métropolisation de l’agglomération lyonnaise permet d’insister sur l’évolution très nette, dans une « ville orientée vers le marché », du système productif local, des processus de socialisation des élites économiques, des canaux de médiation entre la sphère économique et les pouvoirs publics. La métropolisation à Lyon se traduit ainsi par une nette tendance à la fragmentation dans les relations entre ces deux pôles, processus qui ne favorise pas la stabilité d’une coalition. Actuellement, on ne peut d’ailleurs pas identifier à Lyon de coalition dominante; on y dégage plutôt une pluralité de formes de médiation plus ou moins institutionnalisées entre les collectivités locales et les acteurs économiques.

L’évolution de la structure productive de Lyon et le fait que l’État soit moins présent dans l’économie locale rapprochent la situation de cette ville de celle de certaines villes d’Amérique du Nord. Le développement très rapide de la « nouvelle économie » à Lyon n’est pas sans présenter certaines similarités avec ce que l’on peut observer, par exemple, à Montréal. Surtout, la comparaison entre Lyon et plus généralement les villes québécoises s’impose en raison de la réforme institutionnelle qu’ont connue ces dernières le 1er janvier 2002. Le cadre institutionnel est maintenant relativement identique et les enjeux qu’ont à gérer les institutions métropolitaines sont similaires. L’internationalisation, la compétition interurbaine ont constitué au Québec, mais aussi en Ontario (Keil, 1998), les deux registres de justification essentiels des « nouveaux gargantuas » québécois et ontariens, pour reprendre la terminologie chère à B. Wood (Wood, 1958). Le cas lyonnais développé ici met en exergue un élément important : il ne suffit pas de réformer les institutions métropolitaines pour les rendre plus efficaces, tout au moins dans la conduite des politiques économiques. Ce champ de politique dépend trop de l’intervention des acteurs privés, de leurs structures représentatives au plan métropolitain, pour que l’on se limite à une simple lecture « institutionnaliste ». En cela, la gouvernance urbaine en tant que programme de recherche qui met l’accent sur les mécanismes de médiation, plus ou moins stabilisés dans le temps, entre les sphères politique et privée apparaît comme particulièrement pertinent. On a tenté ici d’en montrer les apports pour ce qui est du cas lyonnais. On ne peut que souhaiter qu’un tel programme de travail comparé puisse se développer au Québec, mais aussi en Ontario. Par rapport aux modalités concrètes de conduite de ces réformes et en regard des mouvements de protestation soulevés par l’imposition non concertée des « nouvelles villes » à la population (Boudreau 2000; Sancton, 2000), il serait en effet souhaitable d’évaluer l’efficacité des nouvelles institutions à partir des mécanismes de médiation qu’elles ont réussi, ou non, à mettre en place avec la sphère privée. Au Québec et plus généralement au Canada, l’échelon métropolitain est-il en passe de devenir un territoire politique pertinent sur lequel s’agrègent intérêts publics et privés? N’observe-t-on pas au contraire, comme le suggèrent des recherches menées sur plusieurs villes nord-américaines (Fontan, Hamel, Morin et Shragge, 2001), une pluralité et une juxtaposition de territoires infra-métropolitains donnant lieu à des formes de mobilisation collective contingentes? Certains travaux récents sur les métropoles européennes montrent qu’en l’occurrence, il n’existe aucun déterminisme et que la métropolisation se traduit très différemment en termes de gouvernance métropolitaine (Jouve et Lefèvre, 2002). On se tourne donc vers nos collègues québécois et canadiens pour mener un tel programme comparatif qu’il serait certainement nécessaire d’articuler avec les travaux européens.