Article body

Paul Claval précise d’emblée que « les enjeux (d’une recherche épistémologique) ne s’imposent définitivement qu’une fois la recherche déjà avancée ». De fait, ce livre apparaît comme la suite logique, sinon le couronnement d’une oeuvre considérable à travers laquelle l’auteur a abordé les problèmes géographiques les plus divers en les replaçant dans leurs contextes historiques et culturels. Il peut donc, sans forcer son talent, faire état d’une masse considérable de références apparemment disparates – cela va de la géographie vernaculaire des Inuit à la géographie culturelle en passant par les philosophes allemands et les guides touristiques – mais qui, dûment réinsérées dans tel ou tel courant de pensée, apparaissent comme les composantes multiples d’une construction logique. L’entreprise était d’autant plus difficile que la géographie, loin de s’appuyer sur la méthode cartésienne qui consiste à isoler les faits en éléments simples pour mieux les appréhender, explore les liens qui les relient dans le cadre de systèmes complexes. La réussite n’en est que plus remarquable.

Cette réussite tient pour partie à la simplicité apparente d’une présentation par étapes chronologiques. Se succèdent ainsi les géographies vernaculaires, faites de repères spatiaux et de territoires délimités; la codification de ces données par la cartographie; le récit géographique auquel peut être rattaché le tableau vidalien; l’invention des relations entre l’homme et le milieu avec pour corollaire le questionnement déterministe; l’analyse de situation illustrée successivement par Ritter, Ratzel et Vidal; la géographie comme étude de systèmes au sein desquels interfèrent de multiples combinaisons; la remise en cause des lois spatiales et la formulation de la « nouvelle géographie »; la géographie culturelle avec ses multiples composantes allant de « l’espace vécu » à la géographie radicale.

On reconnaît là les grandes étapes d’une pensée géographique qui s’affirme lentement à partir de savoirs élémentaires, mais dont les multiples développements s’accélèrent au cours des dernières décennies. Il s’en faut toutefois de beaucoup que le relais d’un système de pensée et d’interprétation par un autre s’établisse de façon linéaire. Paul Claval insiste à maintes reprises sur le fait que telle étape de la pensée géographique contient en germe de multiples développements qui seront exploités selon divers modes à travers divers courants de la discipline : la géographie vernaculaire reste d’actualité dès lors que chacun cherche à s’orienter et il n’y a pas de rupture entre la pensée de Ptolémée et les systèmes d’information géographiques. Loin d’être démodé, le récit, qui est le degré premier de l’enquête géographique, peut être le fondement d’une approche phénoménologique et, sur un autre plan, la démarche des géographes planificateurs ne diffère pas fondamentalement de celle des physiocrates à la fin du XVIIIe siècle.

Il existe donc des constantes géographiques dont l’expression, initialement simple, ne cesse de se complexifier. Dans le fil de son propos, Paul Claval insiste sur deux d’entre elles : même lorsqu’ils travaillent en cabinet et non sur le terrain, les géographes cherchent toujours à répondre aux interrogations du moment : connaissance de la planète, aménagement du territoire ou mise en évidence de l’inégal développement; ouverture sur de multiples disciplines qu’on hésite à qualifier de connexes, qu’il s’agisse de géologie, d’économie ou de sociologie. Ces thèmes récurrents sont repris dans un chapitre conclusif consacré aux « influences et chassés-croisés » entre la géographie et les sciences physiques et naturelles, la géographie et les sciences sociales et, finalement, la géographie et la philosophie. Ces quelques pages, peut-être trop brèves, suscitent de multiples interrogations, ne serait-ce que sur la place que tiennent respectivement, dans la démarche géographique, les sciences de la nature et les sciences sociales.

Non que Paul Claval fasse l’impasse sur les faits d’ordre naturel : il cite E. Suess et G. Perkins Marsh dans le texte, mais, de façon symptomatique, ces pères fondateurs de la géographie physique ne figurent pas dans une bibliographie pourtant très affinée. Les sciences de la nature entrent bien dans le champ géographique à l’époque des grandes découvertes – Humboldt figure d’ailleurs en bonne place dans la bibliographie – ou dans le cadre des économies traditionnelles, mais elles s’effacent à mesure que les sciences sociales prennent le relais. Et c’est en toute connaissance de cause qu’il soutient (p. 230) que « les géographes rompent enfin avec le paradigme environnementaliste ou possibiliste qui faisait d’eux des naturalistes des sociétés humaines ». D’ailleurs, « lorsque le gaz de la mer du Nord ou de Sibérie remplace le bois de la forêt voisine, que la vache de l’étable se nourrit de soja brésilien, que deviennent les discours sur le conditionnement naturel? ». Ne figurent donc, dans le panthéon des géographes, ni W. M. Davis ni Emmanuel de Martonne, et c’est tout juste si quelques problèmes fondamentaux sont réintroduits par le biais des études d’impact, quelques peu déconsidérées par les excès des intégristes de l’écologie. Le problème du déterminisme est donc évacué plus qu’il n’est abordé, et si Paul Claval évoque les notions de contraintes, de ressources et de risques, il ne les approfondit pas pour autant. Finalement, ne subsiste de ce qui ressemble fort à un jeu de massacre que le concept de paysage. Encore faut-il préciser que ce paysage est moins le produit d’activités multiples qu’un objet de contemplation auquel est associée une forte connotation esthétique : les travaux d’A. Roger tiennent plus de place ici que ceux de G. Rougerie ou de G. Chouquer.

La géographie physique n’est pas seule en cause et l’apport d’autres courants de la pensée géographique dans ce qu’elle a de meilleur et de pire ont été sinon occultés, du moins minimisés. C’est en particulier le cas de la géopolitique relancée par Y. Lacoste après avoir été déconsidérée tant par les tenants de la géographie coloniale comme El. Huntington que par ceux d’une géographie raciale illustrée par K. Haushoffer. Mais sans doute ce thème, comme celui du déterminisme récurrent, est-il trop sujet à polémique, alors que l’exposé qui nous est proposé se préoccupe surtout de logique, de continuité et d’ouverture.

Reste le problème des relations entre géographie et philosophie. Dans le cours de son propos, Paul Claval insiste à plusieurs reprises sur les convergences existant entre ces deux disciplines. Rousseau, Kant, Herder ont abordé, chacun dans sa propre sphère de préoccupations, le problème de la relation existant entre l’espace et la société. À une date plus récente, le structuralisme a induit de nouvelles méthodes d’analyse géographique. Et que dire de l’intérêt que des géographes comme E. Dardel ou A. Berque ont porté ou portent à la phénomélogie et aux travaux de philosophes tels que Heidegger ou Foucault? Les géographes posent aux philosophes une question fondamentale : il n’y a pas d’être sans lieu. Une formule riche de développements et d’échanges que Paul Claval résume dans une dernière page qui ouvre de nouvelles perspectives : « Faire de la géographie aujourd’hui , c’est se pencher sur les défis auxquels l’humanité est confrontée, c’est explorer les changements d’attitude qu’elle doit effectuer, c’est imaginer les nouvelles normes dont elle doit se doter. C’est participer à la refondation du pacte qui unit les hommes à la planète qui les fait vivre. C’est essayer de voir quel sens donner à l’existence dans un monde affranchi de ses cloisonnements traditionnels ».

Lecture faite et le livre refermé sur cette conclusion, on peut attendre de cet infatigable défricheur qu’est Paul Claval l’ouverture de nouveaux chantiers, à commencer par un ouvrage dont le titre serait Géographie et philosophie. Dans l’immédiat, la lecture de cette Epistémologie de la géographie contribuera à la formation d’étudiants déjà avancés… à celle de leurs maîtres également.