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Introduction

Les organismes touristiques du littoral méditerranéen espagnol, aménagés à partir des années 1955-1960, ont été dirigés par les centres urbains prétouristiques auxquels ils se sont accolés. Le mouvement s’inverse depuis les années 1990.

Le besoin de centralité dans une ville récréative apparaît, dans certaines cités thermales de l’Angleterre préindustrielle, au XVIIIe siècle (Claval, 1981). Au XIXe siècle, les villégiateurs s’établissent à distance des centres urbains préexistant au tourisme, donnant naissance à de nouveaux centres qui, progressivement, se substituent aux anciens (Knafou, 1997).

Le glissement des centralités urbaines, de cités prétouristiques à des villes touristiques, a été étudié, par les géographes, d’abord dans les stations de montagne (Saint-Gervais-les-Bains) (Knafou, 1997), puis dans les cités balnéaires (Nice, stations de la Côte d’Azur et de la riviera ligure) (Dauphiné, 1989). Dans d’autres villes touristiques, inversement, le noyau villageois originel peut se maintenir comme lieu d’animation de la station (Megève, Chamonix, La Clusaz) (Knafou, 1997).

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, sur la rive européenne de la Méditerranée, le tourisme de masse entraîne la constitution de deux catégories de stations : d’une part des noyaux récréatifs greffés sur des organismes urbains anciens, d’autre part l’aménagement de foyers balnéaires planifiés, créés ex nihilo. Le tourisme littoral méditerranéen, depuis les années 1960, a façonné des villes duelles (agriculture/tourisme, pêche/tourisme, quartier permanent/quartier saisonnier). La géographie du tourisme présente des configurations spatiales spécifiques de dualisme urbain. Les villes touristiques, en raison de l’accolement de quartiers récréatifs à des villes anciennes préexistantes aux loisirs modernes, participent du phénomène de fragmentation socio-spatiale. Ce concept s’articule autour des thématiques d’unité et de partition de la ville.

Par quels mécanismes l’éclosion de sociétés mobiles et multirésidentes, en Europe, depuis les années 1990, participe-t-elle des processus de fragmentation et de dualisation urbaine, à l’oeuvre dans les organismes urbains du littoral du Levant valencien en Espagne? De quelle manière, au sein de ces villes méditerranéennes éclatées, la centralité urbaine s’est-elle déplacée, depuis l’extrême fin du XXe siècle, de la cité prétouristique à ville touristique? Quels sont la nature, l’intensité, le niveau, les liens, qui s’établissent entre les deux composantes urbaines, clivées par des discontinuités spatiales, sociétales et culturelles? Comment, la ville touristique, par les loisirs, par sa vitalité culturelle, par le dynamisme de ses services, s’est-elle progressivement imposée, tel le lieu central de ces villes doubles?

L’intérêt d’étudier ce processus de renversement des centralités, au profit de la ville touristique, encore limité à quelques cités, réside dans le fait qu’il devrait s’imposer, dans l’avenir, comme le modèle de fonctionnement de la ville duelle sur le littoral méditerranéen espagnol.

Évolutions sociétales contemporaines et discontinuités urbaines dans les villes touristiques

Fragmentation et dualisation urbaine

La tendance à l’atomisation des composantes d’une ville dépasse la géographie du tourisme et constitue une question urbaine plus générale.

Le concept de fragmentation, axé autour des thématiques d’unité et de partition de la ville (Navez-Bouchanine, 2001), prend corps, au sein des sciences sociales, à la fin des années 1980. L’organisation socio-spatiale des villes touristiques relève d’un processus voisin de la fragmentation, plus simple, la dualisation urbaine (Navez-Bouchanine, 2001). La notion de ville duale (Claval, 1981) ou ville duelle (Brunet et al., 1992), marquée par la juxtaposition de deux composantes fortement différenciées, est employée pour les pays pauvres : ville coloniale/ville indigène, ville formelle /ville informelle (Navez-Bouchanine, 2001), économie occidentale/économie vivrière (Brunet et al., 1992). La crise sociale urbaine, l’accélération des progrès technologiques et de la mondialisation, rendent le concept opératoire dans les villes du nord, au cours de la décennie 1980-1990 (Navez-Bouchanine, 2001). Une dissociation spatiale oppose technopole/ville ordinaire (Brunet et al., 1992), sépare l’espace des « in » (inclus) de celui des « out » (exclus) (Touraine, 1991). L’idée de dualité conduit à distinguer entre la dualité dialectique (interaction de deux sociétés, de deux espaces complémentaires) et la dualité par juxtaposition ou par accolement (faible liaison entre les deux composantes) (Brunet et al., 1992).

Dualisme spatial, déplacement du centre, de la cité prétouristique à la ville touristique

La géographie du tourisme présente des configurations spatiales spécifiques de dualisme urbain.

La massification touristique des années 1960 provoque la formation de deux types de stations : d’une part, des appendices récréatifs greffés sur un noyau villageois, d’autre part, des « stations planifiées » (Knafou, 1997) créées ex nihilo. Le littoral méditerranéen espagnol connaît quasi exclusivement le premier des deux phénomènes. Au sein de la catégorie des stations accolées à une ville préexistante, au cours de la période 1960-1990, une inversion de la hiérarchie, entre ville originelle et ville greffée, se produit à l’avantage de la seconde. La centralité moderne se déplace, sur une période de quarante ans, de la cité prétouristique à l’agglomération touristique (Knafou, 1997).

Les stations littorales créées de toute pièce (Knafou, 1997), nombreuses en Languedoc-Roussillon depuis la décennie 1960-1970, déploient la dualité socio-spatiale : ville saisonnière/ville permanente (Rieucau, 2000). Les deux composantes urbaines sont séparées par une discontinuité spatiale et économique qui agit, selon la saisonnalité touristique, tel un axe de dissociation ou de réassociation urbaine (Rieucau, 2000). Cet axe matérialise le clivage spatial entre le domaine du permanent et du saisonnier. Un espace urbain global, « réunifiant » spatialement les deux composantes de la ville, fonctionne en saison estivale ainsi qu’aux intersaisons (Rieucau, 2000). La ville permanente, indépendante de la saisonnalité touristique, se structure autour de quartiers homogènes, socio-professionnellement différenciés, de commerces au fonctionnement pérenne, et participe d’un mouvement d’appropriation des lieux publics par les résidents permanents (Rieucau, 2000). Les commerces de la ville saisonnière fonctionnent seulement quelques mois dans l’année, de début juin à la fin septembre. Depuis les années 1990, la dynamique urbaine s’effectue sous la forme d’un débordement, suivi d’une annexion spatiale, du « permanent » sur le « saisonnier ».

Au sein de la dualité ville prétouristique/agglomération touristique (Knafou, 1997), la cité originelle s’appuie sur des fonctions urbaines, halieutiques (Dauphiné, 1989) et constitue généralement un marché agricole. Sur les côtes, davantage qu’en montagne, l’ « extérieur touristique » (Knafou, 1997) est devenu le coeur actif d’un « espace urbain dilaté ». Certaines stations balnéaires ont acquis le statut de ville à part entière, en particulier dans les rivieras de la Côte d’Azur ou de la Ligurie (Dauphiné, 1989). Nice représente bien ce processus évolutif, d’une centralité prétouristique vers une centralité moderne, au milieu du XIXe siècle (Knafou, 1997), articulée autour de la Promenade des Anglais, située en front de mer et de la place Masséna. Le développement touristique de Cullera, sur la côte de Valence, depuis 1958, s’inscrit dans cette thématique d’un « extérieur touristique », devenu, depuis les années 1990, le nouveau centre d’un ensemble urbain éclaté, concentrant les nouveaux services, la vie culturelle et récréative.

Le niveau, la nature, l’intensité des relations, qui se tissent entre les deux composantes urbaines (Brunet et al., 1992), constituent un premier objet d’analyse. Plans urbains figuratifs et modèles graphiques doivent faciliter la délimitation des discontinuités spatiales (architecture vernaculaire/architecture touristique), des lignes de fracture sociétale et culturelle. L’activité touristique, dans la zone de contact avec la cité prétouristique, érige des « frontières invisibles », des « frontières intérieures à la ville » (Navez-Bouchanine, 2002b) , des « coupures fonctionnelles et psychologiques » (Knafou, 1997). Dans la configuration ville originelle/ville greffée, commerces et services se fixent généralement à l’interface entre l’ancien et le nouveau centre, sur la discontinuité spatiale qui sépare les deux systèmes socio-économiques.

La dynamique économique et spatiale qui inverse les hiérarchies directionnelles entre la cité prétouristique et la ville touristique, qui transforme les stations en villes, s’accélère depuis les années 1990, avec la mise en place de la phase dite « postouristique ». Cette nouvelle périodisation des comportements touristiques et des pratiques récréatives participe des évolutions sociétales contemporaines. Au sein des villes touristiques littorales, la fonction distractive demeure prééminente mais non plus exclusive (Rieucau, 2000). Les citadins recherchent des espaces urbains conçus pour la détente (proximité d’un parc de loisirs thématique, lotissement résidentiel en bordure d’un terrain de golf, transformation de stations touristiques en lieux de vie permanents). Au début du XXIe siècle, dans l’ensemble de l’Europe, quelles que soient les conditions climatiques (température estivale, de l’air, de l’eau de mer), un nombre croissant de stations côtières, conçues initialement pour la seule fonction récréative, à des périodes différentes de l’histoire de la mise en tourisme, deviennent aujourd’hui des lieux de vie : la Baule sur le littoral méridional de la Bretagne (Violier, 2002), Biarritz sur le golfe de Gascogne, la Grande-Motte en Languedoc oriental (Rieucau, 2000).

En dépit d’un mouvement général à l’ensemble des littoraux européens, indépendant des situations climatiques, de la nature de la mer bordière sur laquelle est établie la ville touristique, le phénomène de transformation de stations balnéaires en villes apparaît, aujourd’hui, plus avancé sur l’Arc méditerranéen, en particulier sur la côte espagnole. La ville de Cullera, située au sud de Valence, représente le modèle le plus achevé de déplacement de la centralité urbaine, de la cité prétouristique vers la ville touristique.

Des sociétés mobiles et multirésidentes

La société dite « postmoderne » met davantage en avant l’utilisation du temps libre que les valeurs liées au travail, dans le façonnement des rythmes de vie individuels et de l’organisation sociale. L’augmentation des périodes de temps non travaillé, accompagnées de séquences de temps libre fractionnées toute l’année, entraîne l’affaiblissement relatif des frontières travail/loisir. La « mobilité de l’habiter », dans un corps social qui peu à peu s’apparente à une « société à individus mobiles » (Stock, 2001), tend à gommer progressivement la classique hiérarchisation entre résidence principale et secondaire (Amirou et Bachimon, 2000). Le développement du travail à distance (ou télétravail) crée de nouveaux modes de vie, par un désengagement de l’emprise du lieu sur la personne et son indépendance à l’égard du temps (Rougerie, 2000). De cette révolution des formes de travail, de la transformation du rapport travail/loisir, naissent de nouvelles populations, dites « multirésidentes », pratiquant, toute l’année, un « zapping spatial » et temporel (Cazes, 2001). Grâce à la mobilité généralisée des populations, l’existence de chacun se fonde sur des « lieux de vie multiples » (Dehoorne, 2002), faisant naître chez les personnes une forme de multirésidentialité (ou polyrésidentialité).

Les évolutions sociétales contemporaines contribuent à différencier deux types de populations multirésidentes : d’une part, les « habitants temporaires à intentionnalité non touristique » (Stock, 2001), d’autre part les « touristes résidents ». Les premiers accomplissent une activité professionnelle et peuvent résider, plusieurs mois, hors de leur lieu de travail et de résidence habituels. Les populations se déplaçant pour des congrès, des symposia, pour affaires, pour des séjours linguistiques (Stock, 2001), séjournant, pour des raisons professionnelles, seulement quelques jours dans les « villes-stations », rentrent également dans cette catégorie. L’autre type regroupe des populations (retraités ou actifs) qui n’ont pas de but professionnel durant leur villégiature effectuée en dehors de leur résidence principale. Aux « touristes itinérants » et aux « touristes résidents », s’opposent désormais ces « habitants temporaires », aux activités non plus axées sur les loisirs, mais centrées sur le travail.

Les populations « multirésidentes », plus mobiles qu’auparavant, séjournant à l’étranger de longues périodes, sont originaires de foyers émetteurs situés dans l’Europe du nord-ouest. Les espaces touristiques récepteurs sont principalement les régions littorales de l’Arc méditerranéen (îles Baléares, Toscane, côtes méridionales de l’Espagne), dont les flux migratoires, longtemps déficitaires, se sont inversés à partir des années 1980 (Dehoorne, 2002). Ce phénomène de « lieux de vie multiples » (Dehoorne, 2002) déborde sur la rive méridionale de la Méditerranée (Maroc, Tunisie, Égypte).

Le littoral de l’Arc méditerranéen, en raison de son climat, parce qu’il est densément équipé en moyens de transport modernes (train à grande vitesse, aéroports internationaux, réseau autoroutier) qui le connectent, en permanence, à la Mégalopole européenne, constitue la principale région européenne concernée par l’émergence de ces formes complexes de mobilité résidentielle. Celles-ci sont caractérisées par une interpénétration entre tourisme, double résidence, double activité, jusqu’au transfert d’activité (partiel ou complet) (Dehoorne, 2002).

Les villes touristiques du littoral de la communauté valencienne, du nord au sud : Peñíscola, Alcossebre, Benicasim, Cullera, Dénia (figure 1) sont, de manière croissante, depuis le début des années 1990, marquées par ce phénomène de mobilité résidentielle.

De la dualité ville agricole / ville maritime au binôme ville agricole/ville touristique (1960-1990)

Dans l’Espagne méditerranéenne, le balnéarisme, qualifié fréquemment de système sol y playa (soleil et plage) parfois de playa y sol (plage et soleil) voire de mar y sol (mer et soleil), concerne un tourisme de masse, marquant la décennie 1960-1970. Il se caractérise par des investissements et une urbanisation touristique anarchiques, pauvres en infrastructures, en particulier en équipements récréatifs. Ce modèle touristique massif présente bien des effets négatifs : indifférenciation du produit entre des stations devenues rapidement obsolètes, prolifération touristique incontrôlée, importante spéculation immobilière, altération des paysages et de l’environnement côtier (Cazes, 1999). Les stations balnéaires bordières de la Méditerranée, en Espagne, tentent, au début du XXIe siècle, d’améliorer ce système, d’une part, par un renforcement des équipements distractifs (port de plaisance, golf, centre aquatique…), d’autre part, au moyen d’un fonctionnement désaisonnalisé de la capacité hôtelière (Rieucau, 2002).

Du paysage d’orangeraies littorales au « Manhattan balnéaire » (1958-1960)

Dans la région de Cullera (figure 1), le développement du tourisme de masse, à partir des années 1958-1960, entraîne la destruction accélérée d’un paysage agricole d’orangeraies littorales et l’oblitération quasi complète du rivage entre le río Júcar et le cap de Cullera. Les plantations d’agrumes se diffusent sur le territoire de Cullera, dans les années 1870, aux dépens des rizières. En rive droite du río Júcar, les futurs quartiers de Marenyet, Brosquil, se couvrent de cultures fruitières. En raison de l’existence d’un abri climatique (refugio climático) contre le vent du nord (tramuntana), la zone du Racó est plantée d’agrumes jusqu’en 1958 (figure 2). Elle est nommée la baie des orangers (Bahía de los Naranjos) pour la qualité de ses fruits.

L’envahissement touristique débute, dans cette zone, dès 1958-1960, par la construction des premiers hôtels en bordure de la playa del Racó. Ces établissements participent d’une valorisation touristique de l’abri (figure 3), entraînant progressivement la destruction de ce paysage remarquable d’orangeraies littorales. Jusqu’en 1960, la ville demeure majoritairement rurale dans sa sociologie. Puis, les producteurs d’agrumes découvrent une nouvelle source de revenus : la location « d’appartements touristiques ».

Figure 1

Villes touristiques et stations balnéaires de la communauté valencienne

Villes touristiques et stations balnéaires de la communauté valencienne
© Jean Rieucau, 2003

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Figure 2

Paysage prétouristique de la baie des orangers en 1958

Paysage prétouristique de la baie des orangers en 1958
Cliché Associació Cultural La Penyeta, Cullera

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Sur une côte basse et sableuse, le site de Cullera offre une singularité paysagère, fondée sur le seul relief côtier vigoureux (montaña del Oro, culminant à 234 m) de l’ensemble du golfe de Valence, depuis Sagunto au nord, jusqu’à Dénia, au sud. Dans les années 1960, la ressource touristique repose pleinement sur cette combinaison fleuve-montagne-mer, associée à un patrimoine architectural varié, principalement hérité de la fonction de défense (fort, restes de murailles, ruines arabes, tours). La cité devient progressivement une des stations les plus renommées de la Costa de Valencia. Cependant, au début du XXIe siècle, la station pâtit du faible nombre de ses équipements distractifs, tout en bénéficiant du fonctionnement d’installations récréatives régionales : un parc thématique (Terra Mítica à Benidorm), un complexe touristique (Marina d’Or à Oropesa del Mar), un centre de loisirs pour la diffusion scientifique et culturelle (la Ciudad de las Artes y las Ciencias à Valence).

Figure 3

Le « Manhattan balnéaire » de la baie de Cullera

Le « Manhattan balnéaire » de la baie de Cullera
Jean Rieucau, Cullera, juin 2001

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Ce lieu touristique, à partir de 1965, déploie une imposante « muraille littorale », appuyée sur une structure spatiale par alignement côtier, fort représentative du paysage urbain issu du tourisme balnéaire espagnol (système sol y playa). Cependant, le vigoureux blocage orographique limite le processus d’empilement par lignes de constructions, parallèles au rivage. Le skyline d’immeubles (ici peu de gratte-ciel), de moindre hauteur qu’à Benidorm, s’intègre mieux au paysage d’amer que constitue la montaña del Oro. Néanmoins, le phénomène de marbellisation[1], qui altère le paysage côtier, par placage d’un « front de mer touristique », est bien réel. En 2003, Cullera (figure 3) constitue un « Manhattan balnéaire », dont la structure urbaine, sous la forme d’un alignement littoral des constructions, se rapproche du modèle urbanistique mis en oeuvre à Benidorm sur la Costa Blanca (figure 1).

Ville dissociée, ville réassociée

Au début du XXIe siècle, les villes littorales du Levant valencien (figure 1) dissocient encore le classique binôme casco antiguo (vieille ville)/playa (foyer balnéaire) à Oropesa del Mar, à Benicasim (Rieucau, 2000). Ailleurs, la même dualité spatiale oppose le binôme cabecera (tête)/ensanche costero (nouveau quartier côtier). Enfin, le dualisme urbain est nommé en d’autres lieux : núcleo principal (noyau principal)/ núcleo secundarío (noyau secondaire).

Cullera, située à 38 kilomètres au sud de Valence, présente un agencement spatial (figure 4) plus complexe que celui des autres cités côtières de la communauté valencienne, en raison de la juxtaposition, aux côtés de la cité prétouristique[2], à partir des années 1960, d’un nouvel organisme urbain (ciudad nueva), qui développe, davantage qu’ailleurs, ses propres logiques territoriales.

Au début du XXIe siècle, la ville se structure en quatre composantes (figure 5), organisées par un nouveau centre (San Antonio). Au nord, sur la rive gauche du río Júcar, débordant sur l’espace rétrolittoral[3], au-delà de la montaña del Oro, s’étend la ville préexistante au tourisme. À l’ouest du fleuve, des quartiers périphériques d’habitat individuel (d’ouest en est : Brosquil, Estany, Marenyet) s’étalent linéairement, en bord de mer. La ville touristique estivale (ciudad veraniega) s’enroule autour de la baie et du cap de Cullera, jusqu’au quartier de Dosel à l’est, englobant les quartiers du Racó et du Faro (figure 6).

Cullera ne présente pas un visage constant tout au long de l’année. Trois configurations urbaines se succèdent dans le temps (figure 7). Un « espace urbain global », « réassociant » toutes les composantes, à l’exception des quartiers de la rive droite du Júcar, fonctionne aux intersaisons, de avril à septembre. En basse saison (octobre à mars), la ville touristique saisonnière se détache de la ville dans son entier, alors qu’en période de haute fréquentation, de mai à août, c’est le centre ancien qui s’en désolidarise. En hiver, les résidents du casco antiguo fréquentent commerces et services du nouveau centre (figure 6), qu’ils évitent en été, pour se soustraire au côtoiement de la « société postfordiste » à laquelle ils se sentent extérieurs.

Figure 4

Cullera : un espace urbain éclaté

Cullera : un espace urbain éclaté
© Jean Rieucau, 2003

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Figure 5

Activation et désactivation des composantes urbaines

Activation et désactivation des composantes urbaines
© J. Rieucau, 2003

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L’ensemble de la ville, qui forme une sorte d’ « agglomération distendue » (Knafou, 1997) devient, en 2003, de plus en plus fortement axé sur le nouveau centre (San Antonio). Les composantes urbaines participent d’un processus saisonnalisé, d’activation/désactivation de leurs activités économiques et de leur fréquentation récréative (Rieucau, 2000). La discontinuité socio-économique entre la cité prétouristique et le centre émergent apparaît la plus importante, en raison d’activités économiques et de catégories socio-professionnelles très fortement différenciées (agriculture, pêche maritime, bâtiment et travaux publics d’un côté, services récréatifs et touristiques de l’autre). Une véritable frontière sociale et psychologique, recoupant le tracé de la rue de Augustín Olivert à l’ouest, prolongée par l’avenue du 25 avril à l’est (figure 8), oppose les mentalités et les comportements sociaux de l’ancien et du nouveau centre. La rue Augustín Olivert constitue un axe de contact urbain, entre le centre prétouristique et le nouveau centre, fonctionnant alternativement, telle une interface de « dissociation urbaine » (saison estivale), un linéaire de « réunification urbaine » (basse saison et intersaisons). La « réassociation » socio-spatiale (Rieucau, 2000) s’effectue plus aisément entre le nouveau centre et la ville touristique estivale, tournée vers les loisirs et le plaisir. San Antonio constitue donc le seul territoire urbain désaisonnalisé en permanence dans son fonctionnement.

Figure 6

Site et composantes urbaines

Site et composantes urbaines
Cliché Alquitur, Cullera

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Les rapports ville prétouristique/agglomération touristique sont passés par trois stades depuis les années 1960. Dans un premier temps, cohabitent deux ensembles urbains : la ville permanente (ciudad permanente) située au nord et le quartier touristique, de fonctionnement exclusivement estival (núcleo de población estacional), étendu du Júcar jusqu’au quartier du Faro. Une deuxième phase, des années 1975 aux années 1990, est marquée, en basse saison (hiver), par une sorte de « dilatation spatiale » du bourg traditionnel, jusqu’à San Antonio. Enfin, depuis les années 1990, le déplacement des centralités s’accélère, au profit du nouveau centre. Le casco antiguo conserve néanmoins, en 2003, d’une part des fonctions tertiaires et administratives (tribunal, mairie, bureau de poste principal, hôpital municipal, maison de la culture), d’autre part, des fonctions productives (port de pêche maritime).

Depuis le début des années 1990, le centre urbain prétouristique tente de conserver ses fonctions administratives et judiciaires tout en perdant sa prééminence économique. Le processus n’est pas autant avancé que dans la ville de Saint-Gervais-les-Bains, située dans les Alpes françaises, dans laquelle la centralité prétouristique est devenue obsolète (Knafou, 1997).

Figure 7

Ville dissociée, ville réassociée

Ville dissociée, ville réassociée
© J. Rieucau, 2003

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Un centre prétouristique, progressivement dépossédé de ses fonctions directionnelles

Le site originel du casco antiguo, en forme d’arc, s’établit entre le río Júcar et la montaña del Oro (figure 4), protégé par des murailles et défendu par le chateau. La zone la plus dynamique du centre prétouristique forme une équerre, matérialisée par la rue du docteur Alemany (également appelée paseo) et un alignement de trois places. La place d’Espagne forme le coeur du casco tradicional. À la différence des places et artères animées du nouveau centre, les magasins présentent un aspect désuet, s’adressant à une clientèle âgée (merceries, articles textiles, tabacs, magasins de décoration de la maison, bazars). La cité préexistante au tourisme, également qualifiée de ville agricole et de la pêche (ciudad agrícola y pesquera), vit, depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, principalement de la transformation du riz et de la commercialisation des oranges, à un degré moindre de la pêche maritime.

Figure 8

Le nouveau centre urbain de Cullera

Le nouveau centre urbain de Cullera
© Jean Rieucau, 2003

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La culture locale, les manifestations d’attachement à la langue régionale coïncident avec l’espace urbain du centre prétouristique. Les entrepreneurs et les associations de défense des traditions et de la langue valencienne, fortement en lien avec le monde agricole, sont établis dans le casco antiguo : société des eaux de Cullera (Aigües de Cullera), société de chasse (Sociedad de cazadores), caisse Rurale de Valence (Caja Rural Valencia). L’organe local de presse, l’Expressió (Periódic Independiente de ParticipacióCiutadana), ainsi qu’une société musicale à caractère social, fondée en 1974, l’Ateneo Musical, sont également localisés dans le centre ancien.

Bâtiments et espaces urbains du casco tradicional se caractérisent par d’importantes références au passé. L’architecture de plusieurs monuments et maisons bourgeoises constitue un important patrimoine : palais néoclassique occupé par la mairie, éléments de façade (balcons) de style moderniste. Quelques agences immobilières, après réhabilitation, tentent de valoriser ces singularités architecturales, par la mise en vente de maisons dites de caractère, auprès de certains clients étrangers et nationaux (Français, Madrilènes), lassés par la mauvaise qualité de construction des appartements de la ville touristique.

Quelques services modernes tentent de défendre le rôle du núcleo tradicional face au nouveau centre : agence immobilière, clinique dentaire, magasin d’informatique. Cependant, les principaux services du centre ancien traduisent la permanence des enjeux pour la terre : cabinets spécialisés dans l’administration et la gestion de biens, experts-comptables, fiscalistes, avocats. Les mentalités rurales de la huerta (plaine irriguée) imprègnent la vie quotidienne de nombreuses rues. Dans les axes de circulation secondaires, des particuliers commercialisent, sur le pas de leur porte, des légumes issus de leur jardin (poivrons, aubergines, tomates), destinés à une consommation exclusivement locale.

En quelques centaines de mètres seulement, l’accolement de l’ancien et du nouveau centre juxtapose, sans transition urbanistique, une architecture vernaculaire de style moderniste aux immeubles contemporains du « Manhattan balnéaire ».

L’émergence d’un nouveau centre

Du lieu de villégiature locale en 1960 à la composante urbaine internationalisée au début du XXIe siècle

L’évolution des usages territoriaux du nouveau centre (San Antonio), depuis les années 1960, représente un cas singulier d’accélération de « l’itinéraire d’un lieu ».

Dans le prolongement direct du casco antiguo vers la mer, sur un replat naturel entre la montaña del Oro et la côte, a été bâti, dans les années 1965, le premier noyau touristique de Cullera (núcleo primitivo de la playa) : la Playa de San Antonio. La diffusion du tourisme de masse, en 1965, débute au droit du casco tradicional, puis se propage, vers l’est, le long de la baie, en 1975, en direction du quartier du Racó, puis de celui du Faro (figure 4).

San Antonio est qualifié par la municipalité de « centre urbain touristique » (núcleo urbano-turístico). Il est limité au nord par la rue Augustín Olivert, au nord-est par la place du peintre Mongrell. Le nouveau centre se compose d’une trame de rues perpendiculaires au trait de côte (les rues Caminas dels Homens, Cabañal, l’avenue Blasco Ibañez, puis les rues de Barcelone et de Madrid) (figure 8), bordée d’une promenade de front de mer : le paseo marítimo (avenues d’Alicante et de Castellón). Il tend à déborder spatialement, aujourd’hui, par ses fonctions de services et ses activités récréatives, sur le quartier du Racó, situé plus à l’est (figure 4). À l’est de cette zone, la structure urbaine marque une rupture, délaissant les alignements parallèles au front de mer, pour laisser place à des immeubles de formes pyramidales (figure 3), beaucoup plus élevés, de 23 à 25 étages, à l’occupation exclusivement saisonnière.

Ce « quartier touristique historique » (barrio turístico histórico) fonctionnait, avant la massification des loisirs, comme un lieu de villégiature traditionnel pour les habitants des bourgs ruraux environnants (turismo comarcal). Dans la phase prétouristique, San Antonio est un quartier de pêcheurs, dans lequel des producteurs d’agrumes font construire des maisons à colonnades, rustiques, dépourvues d’alimentation en eau. Dans les années 1965, cette zone a été aménagée de manière spontanée, par des promoteurs immobiliers, en l’absence de toute planification urbaine. Il en résulte un considérable volume bâti, supérieur à 6 m3/m2, sous la forme d’immeubles de 10 à 12 étages, ordonnés en blocs compacts (figure 9), dépourvus d’espaces verts, supportant une densité de 800 habitants à l’hectare.

La population de la ville de Cullera atteint 20 900 habitants en 2001 (20 927 en 1990, 20 145 en 1981, 15 738 en 1975). Le nouveau centre regroupe 3927 habitants permanents et peut accueillir 33 214 touristes. Le succès de ce noyau urbain repose largement sur les nouvelles formes de résidentialité au sein de l’Union Européenne : « touristes résidents » et « habitants temporaires ». Les populations étrangères sont largement à l’origine de la vie permanente de San Antonio (754 étrangers en 2001, soit 19 % de la population). Les Français, principalement des retraités, dès les années 1965, font l’acquisition d’appartements situés en première ligne, dans la partie ouest (rues : Blasco Ibañez, Cabañal) (figure 8). Ils se partagent en deux groupes : des résidents permanents et des « touristes résidents ». Ensuite, à partir de 1975, la société résidante se recompose autour de deux tendances : diminution des « touristes résidents » français, augmentation des populations permanentes, originaires d’une part de la comarca (région), issues de la région valencienne et de l’ensemble de l’Espagne d’autre part. Depuis les années 1990, de jeunes ménages (30-40 ans), pour certains en provenance du casco antiguo, pour d’autres non originaires de Cullera, travaillant à Valence, résident à San Antonio, à un degré moindre dans le quartier du Racó. Les hôteliers, les agents immobiliers, dès les années 1990, demeurent in situ, dans le nouveau centre, imités ensuite, dans les années 2000, par des commerçants et des membres de professions libérales issus de la cité prétouristique. Cet espace d’urbanisation récente constitue une « vraie ville », en particulier par sa diversité démographique et sociale (Boyer, 2000).

Figure 9

Le nouveau centre de Cullera (San Antonio)

Le nouveau centre de Cullera (San Antonio)
Cliché Alquitur, Cullera

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Concentration des nouveaux services, cristallisation de la vie culturelle et récréative

Nouveaux rythmes et cadres de vie, dans la société contemporaine, entraînent des innovations et des restructurations urbaines. Une nouvelle urbanité se construit autour d’un cadre ludique et festif, dans lequel la consommation et le jeu tiennent une place prépondérante. Mais, en Europe, à la différence de l’Amérique du nord, citoyens et décideurs, à partir des années 1990, ressentent également la nécessité de raccorder leur ville, jusque là dépourvue d’identité urbaine, à l’histoire nationale, ainsi que le besoin de donner un sens aux lieux de vie du quotidien (places, avenues, parcs, promenades littorales…), en quelque sorte de s’approprier leur ville (Rieucau, 2000).

Le nouveau centre, dénommé par la publicité immobilière « pôle commercial et touristique » (núcleo comercial y turístico) ou « centre touristique » (casco turístico), s’est imposé, depuis le début des années 1990, tel le coeur directionnel de l’ensemble de la ville, par ses services, son dynamisme culturel et ses activités distractives diurnes et nocturnes. Cette composante urbaine possède, en premier lieu, des établissements scolaires (3064 élèves scolarisés en 1999) : deux collèges, en particulier le Collegi Public San Antoni de la Mar, ainsi qu’un lycée (figure 8). Les activités les plus rémunératrices, les populations les plus entreprenantes (jeunes, étrangers, populations issues du reste de l’Espagne) s’y rassemblent. Il s’agit d’un espace polyfonctionnel, au service des résidents permanents, des « touristes résidents », des « habitants temporaires », des « touristes itinérants » usagers de la ville touristique estivale, mais également, de manière croissante, des habitants du centre ancien. À San Antonio, au début du XXIe siècle, le tourisme balnéaire s’est banalisé, devenant une des nombreuses activités urbaines.

La zone la plus active se localise au contact urbain entre l’ancien et le nouveau centre, matérialisé par une interface (figure 8) entre un appendice du casco tradicional, situé à l’ouest des ruines arabes, bloqué dans son extension par la montagne et San Antonio stricto sensu, le long de l’avenue du 25 avril. Cette artère est bordée d’immeubles modernes, de 10 étages en moyenne, surmontés de terrasses, enserrant quelques maisons à colonnades d’un étage, préexistantes à l’envahissement touristique des années 1960. L’avenue du 25 avril est majoritairement occupée par des habitants issus du centre ancien, à la différence de San Antonio.

La fréquentation de cet axe urbain est marquée par la jeunesse de la clientèle (cybercafés, vidéoclubs), mais également par son cosmopolitisme (bar à bière allemand, restaurant français l’Entrecôte, restaurant chinois, pizzerias, télépizzas, mais également des bars à tapas). Commerces et services commerciaux prédominent. Trois types de services s’y concentrent : la restauration, les loisirs urbains (discothèques, bowling, cinéma, restaurants), des commerces absents du centre ancien : magasins de vente de téléphones mobiles et d’ordinateurs, agences de voyage (trois implantations, contre une dans le casco antiguo), agences immobilières, banques.

Dans la décennie 1980-1990, les services et commerces qui se diffusent le long des principales avenues de San Antonio : caminas dels Homens, Blasco Ibañez, Cabañal (116 commerces, dont 50 % sont ouverts à l’année) s’étoffent (marchands de journaux, photographes, loueurs de jeux et de cassettes vidéo, fleuristes, bars-restaurants, bars-glaciers, pubs (bares de copas), cafétérias, promoteurs et de nombreux agents immobiliers (contre une seule installation dans la cité prétouristique). Ces établissements sont majoritairement détenus et exploités par des populations espagnoles, extérieures à la région valencienne. Deux supermarchés de moyenne surface (Consum, Tienda Multiprecio) renforcent le poids commercial du nouveau centre.

Deux places aèrent la structure urbaine. La place de la Constitution (figure 8), située sur le front de mer, met la ville en relation avec le paseo marítimo et l’immense plage sableuse. Ce vaste rectangle attenant au paseo, grâce à une micro palmeraie, forme un espace vert ombragé et fait fonction de lieu de convivialité citadine. Quelques maisons à colonnades, dénommées localement « maisons coloniales estivales », interstratifiées dans le tissu urbain, témoignent de l’existence d’un tourisme local antérieur aux années 1960. Les commerces bordant cette place attestent d’une importante polyfonctionnalité du lieu, tant en saison estivale (magasins d’articles de plage, bars-glaciers) qu’en basse saison (librairie, pharmacie). La place du peintre Mongrell assure un double contact, d’une part, entre le casco antiguo et le nouveau centre, d’autre part, avec la zone saisonnalisée du quartier du Racó à l’est. La place du peintre Mongrell fait cohabiter des formes architecturales contrastées : des maisons coloniales à deux étages, l’église San Antonio, d’architecture contemporaine, des immeubles modernes, d’une dizaine d’étages, construits entre 1960 et 1970. Elle s’organise en un vaste giratoire, en bordure duquel sont installés les locaux des compagnies d’autobus, des hôtels, des banques et des restaurants. Les maisons anciennes du début du XXe siècle sont soit occupées par des agences immobilières, pour certaines habitées par des personnes âgées, vivant en symbiose avec le centre ancien, soit murées et laissées à l’abandon. De trop petites tailles, de faible valeur architecturale, elles ne font pas l’objet d’une patrimonialisation, à la différence des hôtels particuliers du front de mer à Benicasim (Rieucau, 2002). Aujourd’hui, le nouveau centre participe davantage d’une urbanité espagnole, qu’attestent ses lieux de convivialité (cafés à terrasse, promenade maritime, équipements de plage, place des taureaux) et sa structure urbaine, que d’une fun city[4]à l’américaine.

Le glissement des centralités urbaines, du casco tradicional vers San Antonio, se lit également dans la forte différenciation des prix de l’immobilier. Dans la ville prétouristique, le prix du mètre carré vaut en moyenne 609,79 €. Les prix des appartements à la vente, dans le nouveau centre, pour une superficie moyenne de 70 m2, avec équipements collectifs (piscine, gymnase), atteignent en moyenne 1219,59 € le m2. Les logements établis en première ligne, sur le front de mer, avoisinent les 1372,04 € contre 1036,65 € pour ceux de la seconde ligne. La modulation des prix dépend également de la différence entre les logements neufs (1219,59 € le m2 en moyenne) et les habitations de seconde ou troisième main (914,69 € le m2). La localisation de villas, en hauteur, sur les flancs de la montagne, permet de retrouver des prix se rapprochant de ceux de la première ligne : 1158,61 € le m2 pour des maisons jointives (chalets adosados), en lotissement (urbanización Cap Blanc[5]). Une villa de 5 pièces et cuisine vaut 228 673,52 € dans ce lotissement réputé. Ce fort gradient des prix de l’immobilier, entre les deux composantes urbaines, fondé, d’une part, sur la situation valorisante d’une localisation en front de mer, amplifié, par ailleurs, par la proximité des équipements de loisirs et des services modernes, constitue un phénomène général au littoral touristique du Levant valencien.

Le modèle de croissance de la ville de Cullera pose la question de la programmation volontariste des futurs aménagements récréatifs, dès lors que la diffusion spatiale du fait touristique concerne, à présent, un rétrolittoral fortement agricole.

Figure 10

Modèle de croissance : de la cité prétouristique à la ville postouristique

Modèle de croissance : de la cité prétouristique à la ville postouristique
© Jean Rieucau, 2003

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De la cité prétouristique à la ville postouristique : dédoublement urbain, alignement en front de mer, croissance vers le rétrolittoral

L’urbanisation touristique spontanée sature le front de mer (1960-2000)

Le dédoublement casco antiguo/playa, mû par la recherche du front d’eau (mer), s’effectue en 1965, puis les deux noyaux urbains s’inscrivent rapidement dans une configuration d’accolement spatial. À partir de 1975, l’important vide urbain séparant la Playa San Antonio de la Playa del Racó laisse place à un imposant alignement d‘immeubles en front de mer (figure 10). Le Plan General de Ordenación Urbana de Cullera (Plan Général d’Aménagement Urbain de Cullera) de 1965, dans la zone du Racó plantée d’orangeraies, tente de limiter les espaces bâtis sur 25 % du sol, en réserve également 25 % aux équipements sportifs et privilégie les espaces verts privatifs. Globalement 50 % du sol devait demeurer arboré. Ultérieurement, les Planes Parciales (Plans Partiaux), réalisés par zone, ne tiennent pas compte des dispositions initiales de zonation, à tel point que ce quartier voit s’ériger les immeubles les plus élevés et les plus volumineux de la station. À la même époque, à l’ouest du río Júcar, des groupes de populations étrangères font bâtir, à l’intérieur de lotissements, des villas modestes, aux dépens des orangeraies. Les Allemands se concentrent dans les quartiers d’Estany et de Brosquil (figure 4). Les Français se regroupent à l’Estany. À l’est de la ville, Français et Allemands peuplent l’ouest du río Júcar, des groupes de populations étrangères font bâtir, à l’intérieur de lotissements, des villas modestes, aux dépens des orangeraies. Les Allemands se concentrent dans les quartiers d’Estany et de Brosquil (figure 4). Les Français se regroupent à l’Estany. À l’est de la ville, Français et Allemands peuplent majoritairement, depuis 1965, le quartier du cap de Cullera. Aujourd’hui, certains résidents permanents de plus de 60 ans possèdent une résidence secondaire en zone rurale (casa de campo) à Brosquil, en zone de huerta, à l’écart de la ville touristique.

À partir des années 1980, l’alignement urbain spontané en front de mer se généralise à l’ensemble de la baie (figure 10). Une deuxième ligne d’immeubles, au moyen d’importants gains verticaux, permet de compenser les effets du blocage orographique. Les promoteurs immobiliers profitent des moindres rentrants (urbanización[6]Cullera Park) (figure 3), de la présence de petites combes à l’intérieur du relief côtier, pour l’urbaniser. En 2003, la poursuite de l’aménagement de l’urbanización Cap Blanc, entamée dans les années 1960, provoque d’importantes excavations dans la montaña del Oro, sous la forme de niches, pour bâtir des villas individuelles (chalet aislado) et des maisons jointives (chalet adosado). Plus à l’est, depuis les années 1960, l’aménagement des quartiers du Faro et de Dosel entraîne un fort empiètement sur l’amer côtier. La quasi totalité de la partie sommitale de ce relief littoral semi-aride a été cadastrée, viabilisée (postes électriques, quadrillage par la voirie, parcs de stationnement), mais l’urbanisation n’a jamais été réalisée.

Les villes littorales de l’Arc méditerranéen espagnol, en raison d’une saturation touristique côtière, se projettent de manière croissante sur l’espace rétrolittoral proche (périurbanisation, équipements commerciaux et de loisirs), ainsi que sur une zone plus lointaine, jusqu’à dix, voire quinze kilomètres, par le phénomène dit de « l’urbanisation de deuxième ligne ». À Cullera, la décennie 1990-2000 se caractérise surtout par une extension urbaine de contournement du relief côtier, par enroulement vers le rétrolittoral oriental (figure 10). D’une part, l’urbanisation touristique côtière se poursuit entre le cap de Cullera et le quartier de Dosel. D’autre part, au nord de la montaña del Oro, le noyau urbain de Sants (figure 4) devient une zone de périurbanisation du casco antiguo et reçoit des aménagements et des équipements repoussés par la ville touristique au nord du relief côtier. Un polygone industriel, un centre commercial (magasin Sabeco), un établissement de restauration rapide (Mac Donald’s), prochainement un multiplexe, participent de l’émergence de centralités périphériques. L’assaut de la montagne, entre le Racó et le Faro, par des lotissements de haut de gamme, associés à un équipement de thalassothérapie, amorcé dans la période précédente, s’amplifie.

Avec le XXIe siècle, devrait s’ouvrir le temps des aménagements planifiés, en forte rupture avec l’urbanisation touristique spontanée, très anarchique, des quarante dernières années.

Des aménagements distractifs planifiés, repoussés dans le rétrolittoral au début du XXIe siècle

Deux tropismes spatiaux orienteront la nouvelle croissance urbaine (figure 10) : une redécouverte du fleuve qui a constitué dans l’histoire un frein important à l’occupation humaine et la poursuite de l’enroulement urbain rétrolittoral, mais, en direction de l’ouest et du nord, en rive droite du río Júcar.

Le quartier de l’Escollera (figure 4), occupé par de petits jardins privatifs, précédés, côté mer, par de micro-dunes, demeure, au début du XXIe siècle, non urbanisé et dépourvu de tout aménagement récréatif. Dans cette zone, la possibilité de valoriser un front d’eau double : la playa Escollera (front de mer), la meilleure plage de la ville et la rive gauche de l’embouchure du río Júcar (front d’eau fluvial), par un complexe hôtelier, intéresse les acteurs du tourisme (municipalité, promoteurs immobiliers, hôteliers).

Au nord du quartier de Marenyet, aux dépens d’une zone couverte de huertas et d’orangeraies, face au casco urbano (figure 4), un nouveau secteur urbanisé, dénommé « Bulevar del Júcar », est en cours d’aménagement depuis 2003. Ce vaste lotissement se compose, d’une part, parallèlement au fleuve, sur une largeur de cinquante mètres, d’un ensemble récréatif (plan d’eau artificiel, terrains de sports, zone arborée). D’autre part, au-delà de cette zone, vers l’ouest, se déploie un lotissement de villas basses et jointives. Ces équipements distractifs, ce nouveau secteur d’urbanisation, seront facilement reliés à San Antonio par un nouveau pont.

On peut regretter que la prise en compte de la préservation de l’environnement, en dépit de la présence du parc naturel de l’Albufera situé au nord de la commune et du classement des rives du río Júcar depuis le casco antiguo jusqu’à son embouchure, ainsi que la protection d’une partie de la montaña del Oro, ne constituent pas un axe prioritaire des politiques municipales.

Conclusion

Sur la rive nord de la Méditerranée, en particulier sur les côtes espagnoles, les stations touristiques surajoutées, dans les années 1960, à une cité préexistante aux loisirs, prédominent. Depuis l’extrême fin du XXe siècle, au sein des organismes de recréation, accolés à une agglomération séculaire, un transfert des fonctions directionnelles s’effectue, de la cité prétouristique vers la ville touristique, qui devient le « nouveau centre » d’un ensemble urbain éclaté et distendu.

Au début du XXIe siècle, le processus de dualisation spatiale, en fonctionnement dans la ville de Cullera, située au sud de Valence, oppose un nouveau centre relié à l’économie mondialisée à un centre ancien, en déclin, conservant des fonctions administratives et judiciaires, mais replié sur des activités locales et régionales (agriculture, pêche maritime). Des discontinuités sociologiques, économiques et culturelles séparent les deux composantes urbaines. Le centre de création récente fonctionne tel un espace polyfonctionnel, au service de ses habitants permanents, des « touristes résidents », des « habitants temporaires à intentionnalité professionnelle », pour les « touristes itinérants » estivaux, mais également pour les citadins de l’ensemble de la ville.

Dans la cité de Cullera, le nouveau centre (San Antonio) possède bien les caractéristiques d’une ville (Boyer, 2000), par son paysage structuré, sa vie sociale et culturelle, dynamique et autonome. Bien que résultant d’un aménagement spontané, le tissu urbain déploie, d’ouest en est, une succession de places, de giratoires, d’édifices publics, de monuments, facilitant l’orientation spatiale des habitants permanents. L’urbanité, propre aux villes espagnoles (promenade maritime, place des taureaux, voies piétonnes et cafés à terrasse), perce, derrière un espace public conçu, à l’origine, exclusivement pour les loisirs. La diversité fonctionnelle (établissements d’enseignement, petits commerces, supermarchés de moyenne surface, activités culturelles) s’accompagne d’une structure par âge différenciée et d’une mixité sociale. La diversité des fonctions, qui sous-tend un rayonnement tant local que régional et international, transforme la nouvelle entité urbaine en un lieu central.

Sur la côte du Levant valencien, Cullera constitue l’exemple le plus achevé de déplacement des centralités urbaines, précurseur du modèle de fonctionnement de la ville duelle sur le littoral méditerranéen espagnol.