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Ce livre est bien écrit et bien présenté : bibliographie abondante, notes nombreuses et pertinentes, typographie soignée et une centaine d’illustrations, ce qui est devenu rare, compte tenu de la difficulté d’obtenir les autorisations de reproduction.

L’auteur montre comment s’est forgée la géographie mentale du peintre, progressivement, en suivant les chapitres de sa vie, avant d’analyser les répercussions de l’oeuvre sur la perception actuelle des lieux qu’il a illustrés.

Une enfance au Pérou permet à Gauguin de revendiquer plus tard le titre de « sauvage du Pérou », même s’il a quitté le pays à six ans; ses années dans la Marine impressionnent Van Gogh et ses succès financiers à la bourse de Paris, suivis de son mariage, se soldent par un échec qui lui laisse à la fois le désir d’obtenir une reconnaissance monétaire et sociale et l’amertume d’avoir été rejeté du milieu bourgeois. Gauguin quitte Paris pour des raisons financières et séjourne successivement à Pont-Aven, à la Martinique, puis en Bretagne de nouveau, avant de partir pour Tahiti. Tous ces séjours sont interrompus par des retours à Paris, là où vit le milieu artistique qu’il veut conquérir. De lieu en lieu, sa production évolue, d’abord au contact des idées de ses compagnons de travail, puis à l’occasion de brèves périodes solitaires durant lesquelles il vit pauvrement. Il trouve dans ces moments-là un écho, largement imaginaire d’ailleurs, à sa « sauvagerie » et à son « primitivisme », entendu comme une grâce retrouvée au contact d’arts non européens, de peuples en harmonie avec la nature, d’autres visions du monde que celle de l’académisme et du naturalisme de l’art conventionnel contemporain.

Certes, les pays que le peintre fréquente ne sont ni ceux de ses rêves ni même ceux de ses peintures. Sa Bretagne rustique et supersticieuse, visitée par de nombreux touristes au XIXe siècle, n’est qu’une vision naïve; mais peu importe, il y trouve le calme et le rapprochement avec Émile Bernard dont il dépasse rapidement les intuitions et qui lui permettent de retrouver une manière de représenter l’espace, sans faire appel à la perspective photographique et à son ressenti devant un motif, en renouant avec des procédés symbolistes antérieurs à la Renaissance. Ce style synthétique, les équivalents plastiques reflétant l’âme du créateur, reste réaliste, mais, repris par les Fauves et les Nabis, ouvre une brèche par laquelle s’engouffrera l’art du XXe siècle.

L’imaginaire de Gauguin en partance pour Tahiti n’est pas plus original. C’est un mélange de culture coloniale, renouvelée par l’exposition de 1889, et d’orientalisme alors à la mode; son oeuvre de céramique, de sculpture ou de peinture ne ressemble en rien au pittoresque anecdotique des Orientalistes, mais s’inspire des idées de Lati sur l’Âge d’Or, le plaisir des sens, la semi-nudité innocente et animale des femmes exotiques. Là non plus, le pays que Gauguin rencontre n’est pas celui dont il a rêvé : c’est le pays de l’administration coloniale française et celui du commerce britannique qui invente, fabrique et exporte les « paréos » typiques des indigènes; ce n’est pas non plus celui qu’il peint : il note bien des scènes à partir de croquis et de photos, mais il invente un monde exotique. Sa géographie est empruntée au discours colonial qui parle de civiliser et de conquérir des terres vierges, des peuples passifs aux moeurs faciles; elle est symbolisée par des femmes jeunes, enfantines, immobiles et érotisées, destinées au marché parisien.

Alors pourquoi se pencher sur Gauguin et ses géographies si ces dernières ne dépassent pas celles du touriste cultivé de son époque? Et si les endroits qu’il visite n’étaient choisis qu’en fonction de considérations financières, même si leur illustration est justifiée a posteriori par une quête de l’âme primitive, mythe soigneusement entretenu par le peintre lui-même? C’est bien évidemment l’existence de l’oeuvre elle-même qui justifie notre intérêt; mais pourquoi en géographie?

Directement d’abord, parce que Gauguin invente un monde pictural en réaction contre le fatalisme réaliste du XIXe siècle, contre la vision scientiste et utilitaire des paysages, contre un mode de représentation uniformisée par la technique photographique. Sa re-création de paysages sensibles et symboliques est un antidote précieux et toujours d’actualité, à en juger par la prolifération des « belles » images de plages à cocotiers et l’évolution récente de la représentation de la géographie : je pense à l’imposition, par les techniques informatiques, de normes universelles de graphisme, d’une pensée unique découpée en diagrammes par Powerpoint et à l’appauvrissement qui en résulte de la pensée géographique individuelle. Perspective et télédétection, à utiliser avec précaution.

Intérêt indirect ensuite, par l’exploitation médiatique, politique et touristique de l’oeuvre. La récupération du nom de Gauguin est associée à Tahiti et au tourisme; c’est une invitation au voyage qui entretient le mythe du Paradis; cette exploitation sous forme de brochures, photos, affiches, avec des fragments de tableaux, n’est d’ailleurs pas sans exaspérer les Tahitiens. Le nom du peintre reste associé à un lieu et lui donne une valeur. Constatons simplement l’existence de cette aura mystérieuse du poids d’un personnage, de l’histoire qui sanctifie un lieu qui, sans elle, resterait banal. À cet égard, les médias ont remplacé les saints ou les batailles, puisqu’il suffit du tournage d’un film pour attirer un public avide d’anecdotes; la rumeur, le frisson, la publicité : impossible d’évacuer cette part d’arbitraire dans l’explication géographique du divertissement et du tourisme.

Ce livre est davantage consacré à Gauguin qu’à ses géographies. L’auteur semble lui-même aspiré par l’ambiguïté et les paradoxes qui caractérisent la vie du peintre. C’est surtout la banalité stéréotypée de l’imaginaire géographique de l’artiste qui ressort. C’est un bourgeois qui veut faire fortune, mais qui joue au sauvage quand ses affaires marchent mal; il veut voyager aux frais de l’État et demande un poste de fonctionnaire, mais se tourne vers l’anarchisme si on lui refuse; il écrit de belles lettres à sa femme et à ses enfants, mais les abandonne et serait considéré actuellement comme un pédophile machiste; il pille les idées d’Émile Bernard, mais les élargit considérablement tout en refusant de reconnaître l’emprunt; il titre ses tableaux avec des mots indigènes, mais connaît mal la langue et emprunte ses idées à un ancien travail d’ethnographie; il entretient son mythe de sauvage, mais destine ses travaux au marché parisien, etc.

Ses voyages qui nous intéressent tant sont essentiellement un support nécessaire à son oeuvre car, curieusement, Gauguin manque d’imagination visuelle; mais sa géographie est toute intérieure. S’il a besoin de renouveler ses impressions visuelles pour créer les paysages dont il rêve, c’est dans son âme qu’il quête un Paradis.