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Les détroits sont des bras de mer étroits, cernés par des terres, et qui font communiquer deux espaces maritimes. Ils constituent des traits d’union entre ces espaces maritimes et les terres qui les bordent en ces endroits précis, s’ils sont relativement étroits. Mais, parce qu’ils sont aussi des points de passage obligés, ils concentrent les flux, locaux et en transit, et constituent des maillons sensibles des routes maritimes, faciles à fermer ou dont la sécurité de navigation peut être remise en cause. Par extension, certains canaux, véritables détroits artificiels comme Panama, Suez ou le canal de Kiel, ainsi que les approches maritimes de certains pays, peuvent aussi être abordés selon cet angle des enjeux que représentent les points de passage obligés des routes maritimes [1].

Ces détroits où s’inscrivent les routes maritimes, dont l’importance dans les échanges mondiaux et locaux est croissante, revêtent-ils encore, en ce début du XXIe siècle, une quelconque importance géopolitique? Que l’on s’arrête sur quelques événements récents pour amorcer la réflexion.

  • Au cours de l’été 2002, de vives tensions ont refait surface entre l’Espagne et le Maroc au sujet de la souveraineté sur l’îlot du Persil, possession espagnole à quelques encablures du littoral marocain, mais qui, ce n’est pas un hasard, se trouve aussi tout près du détroit de Gibraltar – détroit au nord duquel se trouve la possession britannique du même nom. Autant l’Espagne rejette les prétentions marocaines sur les présides, les possessions espagnoles au nord du Maroc, autant elle insiste sur le recouvrement du territoire britannique, qui permet incidemment le contrôle de l’accès au détroit.

  • Les graves différends qui opposent les pays riverains de la mer de Chine du Sud s’alimentent en partie des craintes que les nombreuses bases militaires et garnisons, dont les protagonistes parsèment les archipels disputés des Paracels et des Spratleys, ne servent un jour à bloquer le trafic de la route maritime capitale qui, à travers les détroits de Malacca et de Singapour, relie le Moyen-Orient au Japon.

  • La dispute, en voie de règlement à l’automne 2002, entre la France et la Grande-Bretagne à propos du centre d’accueil des réfugiés de Sangatte, dans le pas de Calais, illustre le rôle de porte d’entrée des détroits, non seulement pour les flux de marchandises, mais aussi pour les migrants, en l’occurrence à destination du territoire insulaire de la Grande-Bretagne (Lasserre, 2003: 210).

L’attaque franco-britannique de 1956 contre l’Égypte pour le contrôle du canal de Suez; le maintien de deux bases britanniques à Chypre, non loin des approches dudit canal; puis l’intervention des flottes occidentales en 1986-1987 contre les velléités iraniennes de fermer le détroit d’Ormuz, démontrent l’importance stratégique que certains points de passage maritimes peuvent revêtir aux yeux des États occidentaux.

On ne peut en douter à travers ces quelques éléments: les détroits, véritables portes océaniques, que l’on peut vouloir maintenir ouvertes ou fermées, voire sélectivement ouvertes, demeurent des enjeux majeurs pour les flux commerciaux et migratoires, comme pour les questions de sécurité et de déploiement des stratégies navales.

La maritimisation de l’économie mondiale

Entre 1970 et 2000, les exportations mondiales ont doublé et sont passées de 17 à 21% du PIB mondial [2]. Si le transport de marchandises par avion et camion connaît une expansion marquée depuis quelques années (Lasserre, 2000: 15-19), avec le développement des techniques de gestion de production en juste à temps et l’importance croissante des courts délais de livraison pour les produits à forte valeur ajoutée, il n’en reste pas moins que le trafic maritime mondial est en forte hausse et a porté cette formidable croissance du commerce international: ses flux ont été multipliés par 5 entre 1970 et 2001 (soit une croissance annuelle de 2,3%), pour dépasser les 5,88 milliards de tonnes (CNUCED, 2000: 10; Carroué, 2002a: 67, Carroué, 2002b: 89-96). Le commerce maritime représentait, en 1999, 75% du commerce mondial en poids et 66% en valeur. Le coût du fret maritime, indicateur crédible de la valeur des prestations rendues, est estimé, pour 1999, à 271 milliards de dollars, soit 5,4% de la valeur des flux. La flotte marchande mondiale a vu son tonnage multiplié par 2,5 entre 1970 et 2000 – ce qui ne l’a pas empêchée de vieillir considérablement: les navires ont vu leur âge moyen atteindre 14 ans; 60% d’entre eux dépassent 15 ans; 34% dépassent 20 ans.

À l’heure des technologies de l’information et de l’Internet, l’économie mondiale demeure dépendante du commerce maritime, car les économies des divers pays ont vu la part de leur PIB dépendre de plus en plus de leurs ventes dans des marchés éloignés [3]. En effet, ce ne sont pas tant les échanges de pétrole et de produits pétroliers qui sont à l’origine de cette expansion du commerce maritime: leur part, en tonnes-kilomètres, a chuté de 60,9% des flux globaux en 1970, à 45,4% en 1998. Au contraire, le trafic des marchandises diverses, comprenant les produits conteneurisés à forte valeur ajoutée, a vu sa part en volume – en valeur, elle serait bien supérieure – passer de 19,9% en 1970 à 25,9% en 2000 (CNUCED, 2002: 28). L’essor économique du Japon, de la Corée, de l’Asie du Sud-Est, de la Chine, n’a pu se produire que grâce à l’explosion de leurs exportations, essentiellement maritimes. Déjà en 1993, le commerce maritime assurait 90% des exportations chinoises et 40% des mouvements de biens. En France, 56% des importations et 40% des importations, en volume, étaient acheminées par bateau en 1999 (Armateurs de France, 2002). Au Pérou, plus de 91% des échanges internationaux en volume sont acheminés par la voie maritime, et 95% en Inde (Institute of Transportation, 2002). La mondialisation passe aussi par l’essor des échanges commerciaux, et donc par le développement des routes maritimes.

Cette explosion du trafic maritime, en particulier dans certains détroits extrêmement actifs, pose la question de la sécurité de la navigation. En 1999, on a dénombré 75 510 passages dans les détroits de Singapour et de Malacca, soit plus de 206 par jour (JAMRI, 2002); en 2001, le pas de Calais était traversé par 42 533 navires dans le sens longitudinal (116 fois par jour) et par 21 016 traversées de transbordeurs dans le sens transversal (58 par jour) (ENSTA, sd). Des systèmes de séparation du trafic, destinés à limiter les risques de collision, régissent ainsi la circulation maritime dans les détroits de Malacca, de Singapour, de Bab el-Mandeb, du pas de Calais, de Gibraltar, d’Ormuz, de l’Øresund, mais aussi du canal du Nord (entre Écosse et Irlande du Nord), des détroits de Messine (Sicile et Calabre), de Kertch (entre mer d’Azov et mer Noire), de Bass (entre Tasmanie et Victoria), de Chetvertyi (Kouriles) et de La Pérouse (entre Hokkaido et Sakhaline), et dans le chenal d’entrée du golfe de Finlande, notamment (UK Hydrographic Office, 2004).

Points de passage stratégiques

Les routes maritimes demeurent donc au coeur des préoccupations et des calculs des gouvernements: le transport maritime structure l’économie mondiale. Les détroits et les passages, points de transit obligés pour certaines routes, peuvent permettre de contrôler ces dernières. La porte peut être laissée ouverte, être fermée à la navigation, ou présenter de nombreuses entraves, qu’il s’agisse d’une action délibérée de la part d’un État, ou le fait d’obstacles liés soit à des politiques indirectes, soit à la faiblesse même des États riverains, comme dans le cas de la piraterie dans les Caraïbes ou en mer de Chine du Sud. Les détroits constituent donc des enjeux géopolitiques majeurs dans une économie mondialisée.

Des portes de passage à double dimension

Certes, les détroits sont les portes des grandes routes maritimes: il s’agit là de leur fonction longitudinale. Mais ils en constituent aussi les points de passage transversaux, qui permettent de relier ou, au contraire, d’isoler, le territoire situé de l’autre côté. Cette double fonction se retrouve notamment dans les cas de figure des détroits danois (qu’étudie Jacques Marcadon), du détroit de Gibraltar et du pas de Calais, du détroit de Tsushima (étudié par Cécile Michoudet et Philippe Pelletier) ou encore des détroits turcs des Dardanelles et du Bosphore (présentés par Marcel Bazin et Jean-François Pérouse).

Des enjeux mondialisés

Certains détroits constituent des points de passage stratégiques mondiaux: les routes maritimes qui les empruntent sont devenues stratégiques de par leur ampleur, ou de par les enjeux qu’elles constituent, régionalement certes, mais aussi parce qu’elles représentent des intérêts majeurs pour des puissances éloignées. Ainsi en est-il du détroit d’Ormuz, bien connu du fait du passage du pétrole moyen-oriental vers les marchés européens, nord-américains ou asiatiques. Lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988), c’est pour s’en assurer le contrôle et contrer les tentatives de rupture des routes du pétrole pratiquées par les belligérants que les Occidentaux y ont dépêché leurs flottes de guerre, à partir de 1986. Afin de réduire leur dépendance économique à l’égard de la situation politique dans le golfe arabo-persique, les armateurs Seeland et Maersk ont localisé leur principal port de conteneurs à Salalah, au sud d’Oman, au détriment de Dubaï, ce qui leur évite d’avoir à franchir le détroit d’Ormuz. Les détroits de Malacca et de Singapour, points de passage très fréquentés entre Pacifique et océan Indien, sont devenus cruciaux pour les économies du Japon, de la Chine et de l’ASEAN, pays très dépendants des mouvements de pétrole et du commerce maritime pour leur développement économique. Par ailleurs, une partie du pétrole russe transite déjà depuis longtemps par les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Mais l’importance de la Turquie dans le système de transport maritime se voit soulignée par le transit d’une part importante du pétrole de la Caspienne par le port russe de Novorossisk, puis par le Bosphore. Le commerce des ressources stratégiques, essentiellement du pétrole, souligne le caractère stratégique de certains détroits, comme le rappelle Jean-Paul Rodrigue.

Ces détroits mondialisés présentent des enjeux tant pour les acteurs régionaux que pour des puissances plus éloignées, parfois pour des raisons différentes. Les États-Unis insistent avec force sur le principe de la liberté de navigation, tant commerciale que militaire: ils veulent assurer l’accès de leurs entreprises aux routes maritimes, et de leur flotte de guerre à toutes les mers du globe – tendance confirmée par la conversion en cours de la marine militaire américaine, d’une flotte de haute mer destinée à contrer la marine soviétique dans l’Atlantique à une flotte opérant plus près des côtes (brown water navy) de toutes les mers, et destinée à protéger la liberté de navigation et d’accès pour la sauvegarde des intérêts américains [4].

De véritables carrefours maritimes

Certains détroits ouvrent sur de véritables carrefours maritimes: ces régions sont non seulement intégrées aux routes maritimes qui s’inscrivent sur une échelle mondiale, mais comprennent aussi des routes régionales et locales. Trois espaces maritimes constituent de tels carrefours, où s’entrecroisent de multiples routes régionales et internationales sur plusieurs échelles de relations commerciales: les Caraïbes, la Méditerranée, la mer de Chine du Sud.

Le caractère semi-fermé de ces espaces maritimes renforce la dimension stratégique du contrôle de leurs accès. Les tensions en mer de Chine du Sud, alimentés par les enjeux territoriaux et frontaliers, ont abondamment alimenté le débat sur l’impact potentiel de la fermeture de cette mer au trafic maritime mondial et régional (Noer et Gregory, 1990; Lasserre, 1996).

Un processus évolutif

Les enjeux stratégiques des passages et des routes maritimes ne sont pas figés, cependant: si certains revêtent une importance cruciale depuis des siècles, d’autres voient les enjeux qu’ils représentent évoluer au cours du temps. Ainsi, comme l’explique Emmanuel Gonon, l’Inde a pris conscience depuis peu des enjeux stratégiques de ses approches maritimes, de l’importance de la route océanique du 8e parallèle, le long de laquelle les États-Unis conservent de nombreux points d’appui (Berbera en Somalie, Diego Garcia, Singapour), et de ses archipels périphériques (Laquedives, Andaman et Nicobar), lesquels contrôlent l’accès au Grand Passage, au nord de Sumatra, vers le détroit de Malacca. La nouvelle politique navale de l’Inde reflète cet éveil aux enjeux maritimes, dont le dernier avatar a été l’achat du porte-avions russe Amiral Gorskhov en janvier 2004, le futur INSVikramaditya [5]. L’Inde est, bien entendu, aiguillonnée par sa rivalité avec la Chine, qui a installé une base dans l’archipel birman des Cocos, au nord des îles Andaman indiennes; mais cet éveil suscite aussi l’intérêt des États-Unis: lors de la guerre du Golfe de 1990-1991, des unités navales indiennes avaient escorté des navires marchands du nord de la mer d’Oman jusqu’au détroit de Malacca. Cette coopération navale est au coeur du rapprochement stratégique en cours entre Washington et New Delhi, avec comme objectif la sécurisation des routes maritimes et des approches des détroits (Asia Times, 2002).

Des enjeux en évolution

Ainsi les mutations dans l’ordre géopolitique international ont-elles eu des impacts profonds sur les enjeux stratégiques que représentent les détroits, modifiant leur environnement géopolitique, ou conduisant les États riverains à reformuler leur stratégie à l’endroit de ce point de passage. Par exemple, la progressive unification européenne, en posant la question des frontières de l’Union et de ses relations avec sa périphérie, en particulier avec l’Afrique du Nord, modifie l’importance du détroit de Gibraltar en tant que porte transversale.

La fin de la guerre froide, avec la disparition des tensions entre les deux blocs ex-soviétique et pro-occidental, a conduit à une recomposition complète des relations maritimes à l’intérieur de la mer Baltique, ce qui mène à la modification des fonctions de passage des détroits danois (Jacques Marcadon). La fin de la guerre froide a aussi conduit à l’abandon de bases par les États-Unis (Subic Bay et Clark Air Field aux Philippines, 1992) et la Russie (Cam Ranh, Vietnam, 2001 – activité réduite dès 1996), bases qui leur permettaient de contrôler le carrefour maritime de la mer de Chine du Sud. On a alors parlé d’un «vide stratégique» dont auraient cherché à profiter les pays riverains, parmi lesquels la Chine, pour affirmer leur souveraineté sur cet espace maritime si contesté. La rétrocession du canal de Panama à la République panaméenne par les États-Unis, en 1999, a conduit Washington à s’interroger ouvertement sur la capacité de Panama d’assurer l’entretien et la sécurité du canal. La démilitarisation n’a donc pas nécessairement conduit à un apaisement des enjeux stratégiques.

Au contraire, d’autres carrefours maritimes et points de passage (ou leurs approches) sont encore au coeur de fortes tensions régionales ou demeurent gardés par des bases militaires dont la disparition n’est absolument pas envisagée par la puissance tutélaire: le détroit de Tsushima constitue un point de passage majeur pour les économies coréenne, chinoise, japonaise et de l’extrême-orient russe, dans un contexte de forte tension provoquée par la politique nucléaire et militaire de la Corée du Nord. Les bases britanniques de Dekelia (Chypre), Akrotiri (approches du canal de Suez) et Gibraltar, les bases françaises de Mayotte (canal du Mozambique) et Djibouti (détroit de Bab el-Mandeb), les bases américaines de Naples, Rota (Espagne), Berbera (Somalie), Diego Garcia, Singapour (point d’appui), Guam, Guantanamo (Cuba), Ceiba (Porto Rico), Andreos (Bahamas, approches orientales des Caraïbes) et Thulé (Groenland), de même que les possessions espagnoles de Ceuta et Melilla, ou les îles Abou Moussa, Grande et Petite Tumb, occupées par l’Iran en 1971 et qui gardent l’entrée du détroit d’Ormuz, semblent constituer désormais des actifs majeurs dans les dispositifs stratégiques de ces puissances.

Dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, les préoccupations en matière de sécurité du commerce ont été considérablement soulignées. Les attentats contre le destroyer américain USS Cole à Aden le 12 octobre 2000, puis contre le pétrolier français Limburg le 6 octobre 2002 dans le détroit de Bab el-Mandeb, soulignent la précarité de la navigation commerciale dans les détroits stratégiques. Les États-Unis et Singapour estiment que l’important trafic du détroit de Singapour – un quart du trafic maritime mondial, près de la moitié des échanges de pétrole – pourrait être la cible d’attaques de groupes d’activistes affiliés à Al-Qaida en Asie du Sud-Est (The Star, 2004), craintes que confirment les services de renseignement indonésiens, selon lesquels des membres en détention du groupe terroriste Jemaah Islamiyah auraient confirmé la planification d’attaques dans le détroit de Malacca (www.AsiaNews.it, 2004).

La permanence d’un fort niveau de piraterie dans cette région n’est pas faite pour calmer les craintes quant à d’éventuelles attaques.

L’entrée en vigueur, en 1994, de la Convention sur le droit de la mer, qui permet notamment aux États archipélagiques d’affirmer leur souveraineté totale sur leurs eaux intérieures, pose la question de la liberté de navigation à travers les détroits débouchant sur de tels espaces maritimes, comme en Indonésie, avec les détroits de la Sonde et de Lombok. Les États-Unis ont fait pression sur Djakarta pour que l’Indonésie promulgue rapidement des voies de transit et s’engage à respecter la liberté de navigation le long de ces axes de traversée des eaux archipélagiques indonésiennes.

Le Canada et la Russie, laquelle est encore en pleine redéfinition de ses axes de relations avec l’extérieur (Radvanyi, 2002: 39-41), désirent inclure les détroits du passage du Nord-Ouest et de celui du Nord-Est dans leurs eaux intérieures, après avoir défini, eux aussi, des lignes de base englobant leurs archipels arctiques. Leur revendication est d’autant plus contestée par les États-Unis et l’Union européenne que le retrait – conjoncturel? – des glaces annuelles dans l’océan Arctique pose à nouveau la question de l’intérêt commercial de ces routes maritimes entre Europe, façade atlantique des États-Unis et Asie: Washington accepterait-il de reconnaître que le Canada et la Russie contrôlent ces routes? Rien n’est moins sûr, comme l’expose Frédéric Lasserre.