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La géographie sociale propose une lecture particulière de l’espace. Souvent confondue avec la géographie tout court, vue comme ne pouvant être que sociale, et de moins en moins différenciée de la géographie culturelle, elle constitue pourtant un domaine particulier de la géographie, avec ses interrogations spécifiques, ses propres cadres d’analyse, ses méthodes et ses conclusions. C’est le point de vue qu’expriment Guy Di Méo et Pascal Buléon dans leur récent ouvrage de géographie sociale, destiné à en exposer les principes, la démarche et les entrées de recherche les plus porteuses.

Ce livre est divisé en deux parties. La première dessine les contours d’une méthode d’appréhension du rapport entre les individus, les groupes, les sociétés et l’espace. Elle ramène de ce fait le lecteur aux notions d’espace, de lieu, de territoire, de réseau, qu’elle s’efforce de définir dans une perspective qui place le champ des interactions dialectiques qui se développent entre les espaces et les acteurs sociaux au centre du propos. Elle présente aussi divers modèles d’investigation auxquels l’analyse de ces interactions se prête plus particulièrement. La seconde montre leurs possibilités en exposant divers exemples régionaux, présentés par autant d’auteurs.

L’ouvrage s’ouvre sur une introduction à notre avis plutôt malhabile. En définissant leur programme de géographie sociale par ce qu’il n’est pas, les auteurs illustrent certes l’ambition originale de ce dernier, mais ils omettent ainsi de faire référence aux multiples recoupements entre les géographies, par ailleurs fort utiles dans une discipline qui lutte fortement contre l’éclatement. Heureusement, la suite est beaucoup plus réussie. Les cinq premiers chapitres proposent une approche riche du social, qui tient compte des multiples ressorts par lesquels les sociétés humaines, historiquement structurées, créent leur propre espace, matériellement au gré de leurs actions quotidiennes et symboliquement par le jeu des représentations, de l’idéologie, de la culture et des identités collectives. Les auteurs y ont fait d’importants investissements dans la réflexion théorique, incorporant par exemple les notions de domination, d’exploitation et d’hégémonie à celle de la distinction, ou encore empruntant à la pensée de la complexité pour développer une approche qui navigue entre structuralisme, démarche dialectique et phénoménologie. Leur proposition s’articule autour de la reconnaissance d’un double objet de recherche, celui du décodage des rapports que les individus socialisés nouent avec l’espace – ils y réfèrent comme la dimension verticale de l’espace social – et celui de l’identification des formes et des organisations géographiques qui en découlent – soit sa dimension horizontale. Ils réconcilient cette dualité en faisant appel à deux notions qu’ils avaient déjà proposées dans le passé, celles de combinaison et de formation socio-spatiales, dont ils s’efforcent de montrer l’utilité pour rendre compte de l’entrelacement complexe de relations entre groupes sociaux et espaces. Outre le fait qu’ils n’aient pas cherché des termes plus élégants, je déplore que les auteurs n’aient pas cru bon de mieux relier ces concepts à d’autres qui sont d’usage plus courant, tels celui de territoire, un des principaux outils conceptuels de la géographie sociale contemporaine.

Les chapitres six et sept regroupent les études de cas. Ils ont ceci d’assez unique que leur organisation fait bien apparaître les liens entre ces dernières. Le format retenu a cependant le défaut, amplifié en page couverture par l’absence de référence au fait qu’il s’agit, du moins en partie, d’un ouvrage collectif, qu’il ne fait pas voir aisément la contribution pourtant très riche des auteurs sollicités. Or ceux-ci présentent des études suffisamment détaillées et bien illustrées, en plus d’être des démonstrations efficaces du propos des auteurs, pour qu’on reconnaisse leur apport. Le premier de ces deux chapitres vise à illustrer à l’aide de concepts pratiques tels que l’espace de vie, l’espace vécu et le territoire le rôle capital des systèmes d’action concrets dans la production des formes de l’espace social. Les exemples retenus sont ceux de la Palestine (H. Seren), du Sénégal (M. Sidibé) et des terroirs du Bordelais (Hinnewinkel). Le deuxième réunit des études sur la Slovaquie (J. Pailhé), les rivages de la Manche (Loew-Pellen), Philadelphie (D. Giband) et le Niger (F. Boyer) pour montrer l’utilité des notions de combinaisons/formations socio-spatiales, tant du point de vue de la compréhension des rapports entre le social et le spatial que de celui de l’aménagement et du développement des territoires.

Contrairement à ce qu’aurait pu laisser croire sa publication dans la célèbre collection U d’Armand Colin, ce livre est d’une lecture passablement difficile. Il ne pourra donc pas être utilisé comme manuel d’introduction à la géographie sociale, du moins au premier cycle universitaire. J’en suis d’autant plus déçue que la géographie de langue française ne peut compter pour ce faire que sur l’ouvrage aujourd’hui vieux de plus de 20 ans de Frémont et al. (La géographie sociale. Paris, Masson, 1984). Il sera un outil cependant fort utile aux nombreux géographes plus expérimentés qui s’intéressent de près ou de loin aux formes du social dans l’espace, ou dit autrement aux dynamiques particulières qu’impulsent ses acteurs sur sa construction, tant dans ses formes génériques que dans ses configurations plus singulières.