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La table ronde sur les défis théoriques et méthodologiques de la géographie a permis la présentation de quatre textes. Ceux-ci soulèvent principalement les problèmes d’analyse de phénomènes dont l’articulation se situe à différents niveaux géographiques. Les auteurs nous convient donc à prendre en compte la complexité de la réalité sociale et géographique. Après une sélection d’éléments majeurs des textes des auteurs, nous ferons état des questions auxquelles la discipline géographique est maintenant confrontée à la lumière de leurs propos.

Diane Saint-Laurent souligne l’intérêt des études sur les inondations et les paléo-inondations dans le contexte des sociétés actuelles, plus soucieuses de connaître les impacts de ce phénomène et les risques engendrés. Ce regain d’intérêt depuis deux décennies oblige les chercheurs à combiner plusieurs approches méthodologiques et disciplinaires pour rendre compte de la complexité des inondations, où les facteurs humains doivent être considérés avec les aspects purement physiques et climatiques. En effet, les activités humaines dans un bassin hydro-graphique ont des impacts négatifs à différents échelons géographiques, impacts qui ont tendance à s’accumuler à certains endroits plus vulnérables. Ainsi les chercheurs ont intérêt à considérer les crues dans leur dimension historique pour une meilleure compréhension globale et pour, éventuellement, apporter des correctifs dans le bassin et sur les infrastructures. Ces études sont de plus en plus demandées par les populations qui veulent minimiser les risques et les catastrophes engendrés par les crues et les inondations. Le contexte des changements climatiques semble accentuer cette demande sociale. À cette fin, les disciplines hydrologique et climatique doivent s’appuyer davantage sur l’apport de la géographie et de l’histoire pour faire face à la complexité du phénomène des inondations dans le cadre d’équipes pluridisciplinaires. Diane Saint-Laurent fait aussi état des différentes approches méthodologiques à mettre en oeuvre dans l’analyse des inondations dont la stratigraphie, la sédimentologie, les méthodes pédologiques et paléo-écologiques, et les techniques de datation. La mise en commun de ces approches, méthodes et techniques est essentielle pour la reconstitution des événements récents et plus anciens entourant les inondations et qui en constitue toute la complexité. Bref, Saint-Laurent plaide en faveur d’approches géographiques et pluridisciplinaires pour comprendre les inondations actuelles et anciennes.

Mathieu Charron insère ses activités de recherche sur la ségrégation, socioéconomique principalement, et sur les déplacements domicile-travail dans le contexte évolutif de la géographie, surtout quantitative, depuis une cinquantaine d’années.Il souligne la confiance exagérée aux méthodes d’analyse spatiale et la tentation du positivisme logique dans les années 1970 et 1980, auxquels une géographie postmoderne, surtout dans les années 1990, a tenté de faire contrepoids, contrepoids déjà amorcé par les critiques de David Harvey dans Social Justice and the City en 1973. Cette nouvelle géographie est plus sensible aux comportements, à l’intersubjectivité et aux difficultés des modèles réducteurs par leur causalité simpliste et leurs relations linéaires. Charron fait toutefois état des progrès formidables de l’informatique qui « ont stimulé les réflexions sur les systèmes chaotiques, sur l’auto-organisation et sur l’importance des trajectoires historiques ». La géographie quantitative a ainsi mis à nu la complexité de nos sociétés et des phénomènes géographiques. Charron suggère que la recherche doit maintenant se mener « à l’intérieur de cette nébuleuse qu’Edgar Morin appelle le paradigme de la complexité ». Alors que le paradigme analytique repose sur la disjonction (concepts, dimensions, variables), la réduction et la linéarité dans les causes, le paradigme de la complexité propose de réaliser l’inverse en faisant des liens pour ne pas réduire la réalité à quelques unités élémentaires simples. Le paradigme de la complexité peut éclairer des notions centrales en géographie comme l’organisation spatiale et les niveaux géographiques. Charron écrit que « la pensée complexe accepte [aussi] conjointement la complexité de la micro-organisation » et « la simplicité de la macro-organisation » et qu’un « phénomène se comprend[…], du moins en partie, par les relations avec d’autres phénomènes » inscrits à d’autres échelons. Enfin, Charron a raison de souligner que l’esprit de la pensée complexe doit imprégner les recherches dans le cadre conceptuel et l’interprétation des résultats, même si les techniques de traitement de données sont relativement simples.

Dans le cadre de ses recherches, Steve Déry considère que les problèmes de développement trouvent souvent leur source « moins à l’horizontal quelque part sur la carte du globe, mais plutôt à la verticale, en termes de niveaux géographiques », d’où l’intérêt de comprendre l’organisation entre les niveaux géographiques. Dans une première partie, Déry présente une courte revue de la littérature où il distingue échelle et niveau ou échelon. Il y souligne la construction sociale des niveaux et leurs liens avec les systèmes et les réseaux qui les structurent. Il tente ensuite de situer l’individu dans les échelons et en conclut que les coquilles des individus sont personnalisées par leurs participations différentielles (en nombre, épaisseur, étendue) à ces niveaux. Ainsi l’individu aurait sa propre signature géographique. Même si un individu ne peut intervenir qu’à un seul niveau à la fois et passer d’un système à l’autre, il n’en demeure pas moins que sa capacité d’intervention est limitée par le temps. Déry considère que le passage d’un individu ou d’un groupe d’un niveau à l’autre exige de l’énergie pour parcourir la « distance » ou l’écart construit socialement entre les niveaux en plus de celle nécessaire à la création au maintien d’un niveau géographique.

Patrick Herjean s’intéresse également aux différents niveaux géographiques et à ses effets sur l’environnement pour la vie quotidienne, et plus particulièrement pour la santé. Le revenu ne serait pas le seul responsable des écarts de santé, car il y aurait aussi des effets de quartier et d’environnement à divers échelons (pollution, logement, accessibilité aux services, relations sociales, etc.). L’approche multiniveau devient ainsi un outil adapté pour mesurer l’influence des secteurs géographiques. Par exemple, l’analyse de variance univariée peut servir à dégager le poids du milieu sur les écarts de santé tandis que l’analyse à plusieurs dimensions (multivariée) est utile à évaluer ces écarts en fonction de plusieurs niveaux géographiques, tout en ayant la possibilité d’intégrer les cycles de vie et de résidence des individus. Comme l’auteur le souligne dans sa conclusion, l’enjeu est de définir ces milieux, notamment des quartiers, et d’interpréter les résultats obtenus par des méthodes multiniveaux qui « ne prennent pas en compte les relations entre les espaces », malgré la régression pondérée géographiquement ou l’indice local d’autocorrélation spatiale.

Les quatre programmes d’études présentent tous à leur manière la complexité des phénomènes géographiques, que ce soit les inondations, la ségrégation, le navettage, les problèmes de développement et les écarts de santé. Mais les textes sont aussi le reflet de la problématique actuelle de la géographie qui est maintenant confrontée aux débats des sciences sociales en général. Ils font état du désir de se pencher globalement sur un phénomène et d’adopter une démarche méthodologique prenant en compte la dimension temporelle et les niveaux géographiques de la réalité. Ce désir de globalité n’équivaut toutefois pas chez les auteurs à une volonté de saisir la totalité du réel ou à réduire la réalité, pour employer les termes de Charron. C’est là le grand défi que soulèvent les quatre études.

Cette volonté d’embrasser globalement la réalité exigerait le développement d’une approche géographique proxiglobale, c’est-à-dire une approche où les phénomènes de proximité seraient analysés autant que ceux des échelles plus petites, depuis le niveau régional jusqu’au niveau international. Dans cette optique, l’analyse d’une réalité très localisée est également globale. À ce moment-là, la question des échelons se pose différemment, en ce sens que les liens entre les niveaux doivent être analysés dans un va-et-vient permanent sans délimitation réductrice des niveaux. Tâche difficile s’il en est car on abandonne le syndrome des emboîtements spatiaux hiérarchisés ou des poupées gigognes.

L’approche proxiglobale est donc très exigente pour le chercheur et la tentation est toujours grande de se limiter à une seule échelle géographique d’observation, par exemple à l’analyse d’un seul niveau en insistant davantage soit sur sa construction, soit sur son organisation ou son fonctionnement tout en faisant abstraction des contextes et de leur évolution. Il y a une littérature déjà abondante sur le sujet des niveaux géographiques (Sayre, 2005) qui explicite bien les problèmes liés aux niveaux. D’après cette littérature, il est certain que l’on ne peut pas simplifier les problèmes en analysant séparément les niveaux local, régional, national et international. La préoccupation concernant les niveaux ramène donc un thème récurrent, celui de la distinction de l’analyse des structures proprement dites versus celle de leur construction, fonctionnement et transformation (histoire versus structure, synchronie versus diachronie). Cette dichotomie prend toutefois une autre signification si le géographe adopte une vision mettant d’abord l’accent sur les niveaux sociaux et sociétaux que sont l’individu, la famille, le groupe, l’entreprise, l’état, etc., bref des acteurs qui sont des unités vivantes et organiques et qui construisent les niveaux géographiques. Nous croyons que la géographie doit maintenant axer ses préoccupations sur les personnes et les acteurs. Cette suggestion diminue l’intérêt de la question des niveaux en y donnant une importance seconde, sans être secondaire, tout en rapprochant la géographie des acteurs individuels et institutionnalisés et, par conséquent, des sciences sociales.

Le recours à la notion d’acteur nécessite toutefois la formulation de théories de l’action pour comprendre la réalité sociale et géographique. Dans ce contexte, l’approche historique devient inhérente à une analyse géographique sérieuse car l’action a besoin du temps avant de laisser ses empreintes. À l’instar de l’histoire, la géographie, selon Fernand Braudel, fréquente des problématiques sociales qui requièrent des perspectives temporelles à temps court, moyen et de longue durée, en plus de sa sensibilité déjà acquise vis-à-vis de l’existence des différents niveaux sociogéographiques. La longue durée ne se limite pas seulement aux événements sociaux qui durent (par exemple, les faits de culture), mais aussi à ceux qui se répètent dans le temps comme les saisons, les inondations, les rythmes sociaux. Les temporalités individuelles ne sont donc pas totalement indépendantes des temporalités naturelles et sociales et les comportements des individus s’inscrivent donc dans ces temporalités.

La trilogie acteurs niveaux géographiques et temporalités converge vers la préoccupation méthodologique. Il n’est plus question de séparer les niveaux spatiaux et sociaux dans l’analyse géographique, comme par exemple la localité et la condition féminine qui concernent à la fois les acteurs et les niveaux géographiques. Mais la question cruciale concernerait plutôt l’articulation des niveaux géographiques, des niveaux sociaux et de la temporalité dans l’analyse géographique, trois aspects à la fois interreliés et jusqu’à un certain point indépendants. Dans ce contexte, l’intérêt de l’emboîtement des niveaux et des découpages spatiaux est moins préoccupant. La capacité de traitement des informations par les SIG permet une moindre dépendance vis-à-vis des territoires déjà bien définis ou délimités. Nous voilà donc au coeur du défi méthodologique en géographie : si on formule des problématiques géographiques à partir des acteurs sociaux, comment peut-on élaborer une démarche méthodologique qui nous permette de bien analyser la complexité sociale ? Les textes des participants à la table ronde soulignent ce questionnement, particulièrement ceux de Patrick Herjean et de Steve Déry.

Sans pouvoir répondre à cette question, il est possible de la baliser en partie ; d’autres diront de la rendre plus com-plexe. Pour d’autres encore, il faut trouver les niveaux de pertinence. Nous croyons que le problème de pertinence se poserait à la fois pour les niveaux géographiques, pour les ordres de temporalités, et particulièrement pour les actions entreprises par les acteurs (agents, sujets, etc.). La question de la pertinence risque de relancer un débat classique en sciences sociales : la portée de la modélisation versus l’utilité de la narration (récit). Comme ces approches sont toutes les deux une forme de construction d’un produit exprimant la fin d’une série de raisonnements sur la réalité, Jean-Claude Gardin (2001) suggère une coexistence pacifique et propose « un genre intermédiaire entre le modèle et le récit ». La question méthodologique est maintenant posée et demeure encore sans réponse en géographie, mais les géographes auraient intérêt à lire et à méditer les travaux en épistémologie des sciences sociales (Berthelot, 2001).

Après avoir abordé les questions de niveaux géographiques et temporels par rapport aux acteurs et explicité les défis méthodologiques, il semble utile de discuter du problème de communication entre les chercheurs soulevé par Mathieu Charron à la fin de son texte. Il y a là un défi réel étant donné la complexité de la réalité sociale et géographique et la difficulté des échanges entre les scientifiques, difficulté liée à leur spécialisation, au développement des sous-disciplines et au « cloisonnement des différents courants épistémologiques » (Charron). On peut probablement expliquer en partie la diversité des discours, des grilles d’analyse, des méthodes et des outils par la complexité de la réalité elle-même. Comme le souligne Diane Saint-Laurent, il faut « marier les méthodes pour comprendre et travailler sur la complexité ». Cet éclectisme de bon aloi exige cependant de la part des chercheurs une distinction nette entre la problématisation et l’opérationnalisation de la recherche. Ces dernières sont certes des étapes complémentaires, mais le chercheur doit toujours éviter la confusion entre les théories et les méthodes. Nous croyons que les difficultés de communication entre les chercheurs sont probablement plus reliées à des questions de concepts que de méthodes comme telles. Les géographes, surtout à l’université, devraient faire un effort exceptionnel pour procéder à un déblayage conceptuel et cet effort est d’autant plus nécessaire que la complexité de la réalité oblige à une plus grande ouverture sur la diversité des discours et des grilles d’analyse. Il ne fait pas de doute que l’analyse de la complexité exigerait davantage de recul théorique et méthodologique.

Au-delà des questionnements qu’ils soulèvent, les quatre programmes de recherche présentent un intérêt majeur, car chacun d’eux exprime de façon différente la dialectique des mouvements et des lieux : l’écoulement des eaux dans le bassin et les zones inondables, le navettage et la ségrégation en milieu urbain, le commerce du café et les caféières, le milieu de vie et la santé individuelle. Ces recherches présentent donc un caractère complexe où les niveaux géographiques et les diverses temporalités sont prises en compte. Il faut attribuer à ces jeunes chercheurs le mérite d’amorcer des recherches nouvelles qui n’ont pas fait beaucoup l’objet de préoccupation chez les chercheurs dans les années 1960 et 1970.