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Au premier abord, il peut sembler surprenant qu’une des sections des Chantiers de la géographie porte sur le vivre-ensemble. Expression elle-même peu usitée dans notre langage disciplinaire, cette notion renvoie entre autres à des notions qui ne sont pas guère plus présentes dans le discours de la géographie québécoise, telle la citoyenneté ou encore la gouvernance. Pourtant, il s’agit de notions qui recouvrent très bien le travail qui émerge en géographie au Québec. En témoignent les quatre programmes de recherche qui constituent la matière de cette table ronde.

Qu’est-ce que la citoyenneté ? De la façon la plus simple possible, on dira que c’est occuper le même territoire politique. Les citoyens, quels que soient leur âge ou leur sexe, leur langue, leur culture ou leur origine, leur niveau d’éducation, leur travail ou leur revenu, occupent le même territoire. La citoyenneté, c’est le lien politique qui les unit, par delà ces différences. Ce lien découle d’une double logique. La première veut que tous les citoyens aient accès aux mêmes droits, conférés par le fait qu’ils résident sur un même territoire. En vertu de la seconde, on conçoit qu’ils doivent tous avoir les moyens de participer activement à la construction de ce territoire. Tous les citoyens, qui qu’ils soient et quelle que soit la portion du territoire qu’ils occupent, doivent être en mesure de contribuer à définir et à réaliser le projet par lequel on puisse vivre ensemble sur le territoire. Cette idée de citoyenneté est de plus en plus présente dans le discours des géographes, au gré d’une réflexion sur les logiques spatiales concourant aux inégalités et à la discrimination, tant économiques que culturelles, et aux possibilités de leur renversement au gré du politique. S’il ne faut pas les confondre, on peut mieux comprendre l’idée de citoyenneté en la rapprochant de celle de gouvernance. Plusieurs définitions existent de la gouvernance. Pour ma part, je reprends l’idée d’une plus grande participation des citoyens au pouvoir. Généralement ancrée dans le territoire, la gouvernance intéresse la géographie. L’émergence de la gouvernance territoriale, qui table sur la maîtrise collective et consensuelle du territoire, constitue un objet privilégié d’une recherche qui nous informe sur les nouvelles recompositions politiques dans l’espace, aux différentes échelles spatiales.

Les quatre programmes de recherche présentés dans cette table ronde abordent chacun à leur façon ces questions. Celui d’Étienne Rivard porte sur les Autochtones et les enjeux de leur participation à la vie sociale et politique. Si l’exclusion et la marginalisation des Autochtones ne sont pas d’aujourd’hui, l’émergence de revendications liées à la gouvernance, revendications qui, au gré des conflits qu’elles suscitent, questionnent la gouvernabilité même du pays est en revanche nouvelle. Le chercheur s’inquiète du peu d’intérêt manifeste des géographes pour cette problématique. Pour Caroline Desbiens, l’analyse du vivre-ensemble passe par l’étude de la géographie historique. Son programme de recherche concerne les espaces autochtones du passé et les logiques de relations autour desquelles ils se sont construits. Elle s’intéresse ainsi à l’autochtonie du territoire québécois et nous invite ce faisant à un changement de perspective sur ce dernier. Éric Robitaille pose le problème en rapport avec le lieu. Existe-t-il un effet du quartier, des caractéristiques du milieu dans lequel évoluent les individus, sur les modalités du vivre-ensemble ? Sa réflexion porte sur les comportements des enfants issus de quartiers défavorisés, dont il cherche à mettre en lumière les facteurs géographiques. Le texte porte sur les défis méthodologiques posés par un tel questionnement qui exige une analyse à plusieurs niveaux, depuis l’individu jusqu’aux structures qui encadrent son action. Enfin, Mario Bédard réfléchit sur la question via l’aménagement du territoire. Pour lui, il ne s’agit pas d’une action qui viendrait d’en haut, d’une administration imposant ses règlements, mais bien d’un projet de société, issu de la rencontre, du compromis entre les grandes forces qui animent le monde et la capacité des individus, sur le territoire, à agir sur le paysage. Le paysage est social dans son essence. Sa création est éminemment politique. L’enjeu ultime est la démocratie.

L’intérêt manifeste des chercheurs réunis dans la présente section pour ces différentes facettes de l’enjeu du vivre-ensemble ne relève pas du hasard. Il s’explique en effet en fonction de l’histoire récente de la discipline. Il y a vingt ans à peine, notre géographie s’inscrivait principalement dans trois courants concurrents : ceux de l’analyse spatiale, qui a guidé nombre de travaux de géographie sociale et urbaine, de sa critique d’inspiration radicale ayant mené à une géographie du développement local, et de la géographie culturelle, plus isolée et marginale mais qui n’en a pas moins fait école. Aujourd’hui cette géographie est fortement déstabilisée par l’intérêt manifeste des jeunes géographes pour l’approche postmoderniste. Schématiquement, m’inspirant ici de Staszak (2001), je ramène cette vague postmoderne à deux éléments : le relativisme culturel, qui remet en cause le positivisme scientifique autant que les grands récits comme le marxisme ; et la critique du rapport entre pouvoir et savoir, qui fait se tourner vers le discours de l’Autre, les minorités qui n’ont pas voix au chapitre : femmes, minorités ethniques, homosexuels, enfants, etc. Dans la mouvance du postmodernisme, la jeune géographie québécoise se mobilise dans différentes directions que nous donnent à voir les quatre textes réunis ici. Je note, en vrac :

  • Une entreprise de déconstruction du discours dominant sur l’espace pour revaloriser d’autres discours, jusqu’ici négligés ;

  • L’attention portée aux catégories par lesquelles la société est pensée, aux questions de sens, sens sur lequel se fondent les identités et qui instaure le rapport majorité-minorité ;

  • Le rejet des dualités Humanité-Nature, Espace-Société, Territoire-Culture, Individu-Structure, Nord-Sud pour une autre vision du monde, plus dialogique ;

  • Une volonté de rendre compte de la complexité de la réalité, avec un accent placé sur les relations et les interactions, la dynamique et le mouvement, l’interconnexion des échelles ;

  • Enfin, le désir d’un engagement plus harmonieux avec les lieux et les espaces, au gré de l’aménagement.

Ceci dit, cette géographie en émergence a ceci de particulier qu’elle reste fortement ancrée dans la réalité québécoise. Je n’ai en effet pas trouvé dans les textes la propension au jargon et la complaisance pour le débat théorique typiques de plusieurs travaux qui se réclament du postmodernisme. Les objets de la réflexion émanent des enjeux du développement du territoire québécois et de la nécessaire entreprise de conscientisation territoriale qui lui est liée. La jeune géographie québécoise veut ainsi faire oeuvre de science sociale. Elle se range du côté des minorités et ses travaux visent à contribuer à la lutte contre leur exclusion et ses effets spatiaux tels la ségrégation et la marginalisation des territoires qu’elles occupent. Pour se faire, elle réclame haut et fort une plus grande place du savoir géographique dans l’espace public. L’institution géographique québécoise jouerait un rôle trop effacé dans le paysage tant universitaire que social du Québec.

Il existe plusieurs dénominateurs communs aux propos de Rivard, Desbiens, Robitaille et Bédard. Le plus marquant reste leur croyance partagée dans le fait que le principal enjeu de la géographie québécoise est celui de contribuer à l’acquisition d’une conscience territoriale (Klein et Laurin, 1999 ; Laurin, et al., 2001). Les quatre programmes de recherche qui nous ont été présentés placent tous cet enjeu au coeur de la réflexion. Or cette conscience ne se développera qu’à la condition d’une meilleure connaissance du territoire québécois, tel qu’il a été construit historiquement, au gré des pratiques et des représentations des divers groupes qui y cohabitent. Territoire, territoire pratiqué, territoire approprié, territoire symbolique, territoire des individus et des groupes vivant en société, territoire à gouverner et à aménager, territoire à négocier, territoire à échelles multiples… La densité du projet scientifique qui émane de ces programmes se trouve probablement dans ces expressions qui constituent bout à bout une bonne trame pour une définition de la matière de la jeune géographie québécoise, vue d’un point de vue citoyen. La question reste cependant entière quant aux modalités de cette recherche. En effet, force est de constater que si les thèmes à privilégier sont clairement identifiés, les textes sont moins bavards quant aux approches à mobiliser. Ils soulèvent, de fait, trois questions fondamentales qui recoupent les trois dimensions du développement d’une capacité d’analyse des enjeux territoriaux fondant le projet proposé, soit la dimension conceptuelle, la dimension méthodologique et la dimension de la pratique.

  1. L’enjeu du vivre-ensemble sur le territoire québécois, tel qu’abordé dans les textes, pose la question de la médiatisation des rapports entre des groupes aux intérêts multiples et divergents. Comment penser le territoire, en tenant compte à la fois des logiques d’appropriation tant matérielle que symbolique du territoire propres à chacun de ces groupes et de leur superposition dans un espace donné ? Ou, dit autrement, comment appréhender conceptuellement le territoire, entre unité et diversité ?

  2. Les réflexions avancées sur différentes dimensions du défi du vivre-ensemble sur le territoire posent la question des méthodologies capables de bien saisir le caractère de la relation vécue au territoire. Ce territoire, qui génère des identités contradictoires, pose des problèmes particuliers de gouvernance et dont l’aménagement est en crise. Comment peut-on en faire empiriquement l’analyse ?

  3. Enfin, l’exercice de réflexion sur les dimensions géographiques du vivre-ensemble auquel on nous convie peut se faire dans divers contextes d’exercice de la profession, parmi lesquels la recherche, l’éducation et l’intervention. Comment peut-on donner suite aux propositions qui sont faites ici dans chacun de ces univers de la géographie ?