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Évoquer en quelques pages la place de Pierre George dans l’évolution des études urbaines en France est difficile. Son rôle en ce domaine ne se limite pas à son apport à la connaissance des villes contemporaines. Voyageur et lecteur infatigable, il a consacré à des villes de tous les types, situées dans des pays les plus divers, de multiples monographies, brèves ou détaillées, dont beaucoup resteront précieuses pour les historiens. Il a, plus encore, réalisé de grands précis et manuels, immédiatement devenus des classiques, par leur clarté, l’exhaustivité, la densité des synthèses, mais aussi la fréquente nouveauté des questions abordées et des idées développées. Ce fut le cas, avant tout, de La ville. Le fait urbain à travers le monde (1952), ouvrage à bien des égards sans précédent. Cependant, le rayonnement de Pierre George, dès le début des années 1950, tient aussi à ses nombreux écrits de statut varié (ouvrages dans d’autres champs de la géographie humaine ou en géographie régionale, articles sur des questions spécifiques, simples notes, etc.), ainsi qu’à ses enseignements oraux, tout aussi divers, à ses conférences, ses interventions dans des colloques, ses directions de recherche, etc. Résumer son oeuvre en géographie urbaine ne donnerait donc qu’une vue très incomplète de son influence intellectuelle. Aussi, loin de chercher à en rendre compte fidèlement, ne ferai-je ici que formuler quelques remarques et hypothèses sur la signification de l’aura dont il a bénéficié dans les débuts de sa carrière, et esquisser quelques questions sur les raisons du reflux ultérieur de son prestige et de son autorité universitaire.

Les raisons qui ont valu à Pierre George sa réputation en géographie urbaine sont multiples. Certaines sont d’ordre conjoncturel. Ainsi, bien que la géographie ait été en avance sur d’autres disciplines dans la décentralisation du pouvoir scolaire, le statut de professeur à la Sorbonne confère encore, au tournant des décennies 1940 et 1950, un statut éminent dans l’université française. De plus, il se trouve alors que, parmi les géographes les plus connus en France, il y a peu de spécialistes des villes. Cette situation reflète, assurément, la place traditionnellement réduite des questions urbaines parmi les centres d’intérêt des géographes français, et il s’en faut peu que Pierre George soit déjà perçu lui-même comme un spécialiste. Effectivement, tout géographe ambitieux se doit, longtemps après la Seconde Guerre mondiale, de publier en géographie rurale et dans d’autres domaines, plus ou moins étendus. Reste, – pour ne citer que trois auteurs considérés comme faisant partie des pionniers des études urbaines – que Raoul Blanchard est plus connu, vers le début des années 1950, pour ses ouvrages sur les Alpes et les montagnes, Max Sorre pour ses écrits sur la biogéographie et les genres de vie ; George Chabot, malgré ses travaux sur les aires d’influence et les réseaux urbains, semble s’investir surtout dans la géographie régionale [1]. Pierre George, inversement, du simple fait qu’il délaisse assez vite la géographie physique, apparaît d’autant plus apte à approfondir l’étude de la géographie humaine. Il se fait d’abord connaître dans les domaines de la géographie économique puis de la géographie de la population, mais il a, très tôt, l’originalité de coupler systématiquement le social à l’économique [2]. Ceci joue indubitablement en faveur de son image de novateur en géographie urbaine. Ses compétences en démographie y contribuent également : elles introduisent dans la compréhension du développement d’une ville, de l’urbanisation d’une nation, ou d’une région, la garantie d’une analyse précise des structures de la population, de l’accroissement naturel et des mouvements migratoires. Ce souci de rigueur est présent dans d’autres textes de Pierre George, mais en particulier dans ceux qu’il consacre aux villes.

Je vois là, sans parler de son engagement politique de membre du Parti communiste – étudié dans d’autres articles du présent dossier –, une première audace dans la démarche de Pierre George. Il prend en effet une distance – peut-être incomplète selon nos critères actuels, mais porteuse de progrès – envers la démarche classique qui faisait de la synthèse régionale l’objet ultime de la géographie, en privilégiant son approche par la description des paysages et l’examen des relations entre le milieu et l’homme. S’affranchir de cette règle est de toute évidence une étape décisive dans l’essor de la connaissance du phénomène urbain. Il serait néanmoins erroné de croire que Pierre George méprise la géographie régionale. Et d’ailleurs, une fraction notable de son apport au renouvellement des études urbaines – qu’il s’agisse des équipements urbains, des réseaux, des transformations de l’habitat, des mutations sociales, etc. – provient, comme on l’a dit, des publications qu’il a rédigées ou dirigées et que l’on peut ranger dans la géographie régionale. En outre, dans tous ses ouvrages de géographie générale urbaine, il fait une place considérable aux études de cas, bien au-delà de la préoccupation d’illustrer son propos par des exemples. Faut-il enfin rappeler que ses propres travaux et ceux de ses principaux disciples sur les relations entre les villes, les campagnes et les armatures urbaines constituent une contribution fondamentale à la réflexion sur la région ? On ne saurait donc parler, sur ce plan, d’une rupture avec la géographie classique. Souvent, Pierre George montre ce qu’une ville, une famille de villes, l’armature urbaine d’une région ou d’une nation ont de spécifique. Toutefois, pour lui, découvrir cette spécificité n’est pas un but en soi, mais un moyen de mieux saisir des processus plus généraux en autorisant des comparaisons. Mais il s’agit bien d’un éloignement vis-à-vis de la tradition régionale qui lui laisse les coudées plus franches pour approfondir la réflexion sur les mécanismes économiques et leurs implications sociales.

Beaucoup d’autres aspects de son approche de la géographie urbaine justifient sa réputation de novateur. Un des plus manifestes est le refus du déterminisme. Celui-ci, il est vrai, est une position doctrinale déjà bien ancrée dans la géographie vidalienne ; mais, dans l’étude des villes, Pierre George va plus loin en ce sens que la plupart des géographes de la génération précédente (à l’exception, peut-être, d’Albert Demangeon). Il n’élude pas toute réflexion sur la part des facteurs naturels dans la fondation et le développement des villes. Ce thème n’occupe cependant qu’un rang mineur parmi ceux qu’il aborde. Il traite du site, bien sûr, comme de l’une des données qui influent sur la formation du noyau urbain, et surtout sur l’évolution historique des formes de la ville. Mais lorsqu’il insiste, c’est dans la mesure où il voit dans la topographie une composante des problèmes contemporains d’aménagement. Plus attentif à la situation – notion qui, d’emblée, allie un volet humain à un volet physique – il l’étudie pour ses conséquences sur la vie de relation, ressort essentiel de la dynamique urbaine. Dans tous les cas, une fois éclaircis les rôles historiques respectifs du site et de la situation, bien qu’il soit sensible aux héritages et à leurs incidences sur le présent, Pierre George ne s’attarde guère. Il serait malaisé de relever dans ses écrits des assertions semblables à celles de Raoul Blanchard qui, en quelques formules brillantes, mais quelque peu abruptes [3], avait présenté Grenoble comme le produit d’un contact entre massifs montagneux et confluence fluviale. Pour Pierre George, la question du déterminisme est dépassée, cela va sans dire, mais également la problématique du possibilisme, et les formes plus ou moins masquées de déterminisme qui, au-delà même des métaphores organicistes, ont longtemps résisté sous le couvert de la synthèse régionale.

Une avancée plus décisive, me semble-t-il, réside dans la manière dont Pierre George se distingue des géographes de son temps à propos de deux objets d’étude qui occupent encore une place très importante dans la géographie française, bien après la Seconde Guerre mondiale : les genres de vie et l’habitat. Sans doute, d’autres auteurs (Pierre Gourou, par exemple), ont-ils explicité plus que lui leurs réserves au sujet de la notion de genre de vie. De façon générale, Pierre George est sobre dans l’exposé de ses positions théoriques. Toujours est-il que, dans ses analyses de la vie des citadins, on ne retrouve pas les principales rubriques – et là encore, le déterminisme latent – de l’étude classique du genre de vie. On y relève, par contre, de nombreux passages qui montrent l’importance qu’il attache aux modes de vie des populations urbaines, avant même que cette notion devienne un thème majeur pour certains sociologues parmi les plus modernes. Il traite en particulier de l’organisation du travail, des rythmes de vie, des déplacements quotidiens, des conditions matérielles de logement, etc. Il s’efforce d’apporter plus de précision, plus de sensibilité aux écarts de revenus et à leurs incidences concrètes, qu’il n’y en avait dans les descriptions moins analytiques, plus littéraires, lesquelles – longtemps avant le succès de la géographie phénoménologique – allaient parfois de pair avec l’usage de la notion de genre de vie.

Quant à la notion d’habitat, inévitablement présente dans toute étude urbaine, on sait que son acception et son usage dans la géographie classique étaient, à bien des points de vue, fort éloignés de ceux qui prévalent de nos jours dans les sciences sociales. Comme tous les géographes qui l’ont précédé et comme la quasi-totalité de ses contemporains, Pierre George l’utilise fréquemment [4]. Mais il se refuse à en faire la pièce centrale d’un système de pensée qui risquerait de diluer la complexité et la spécificité du fait urbain dans une vision, à la fois trop globalisante et incomplète, des rapports entre la Terre et l’Homme. Certains lecteurs peuvent s’étonner que j’ose qualifier de moderne la démarche d’un géographe apparemment peu préoccupé de replacer ses analyses dans le cadre d’une réflexion d’ensemble, à toutes les échelles, sur les enjeux environnementaux de l’appropriation et de l’aménagement de l’espace terrestre par ses habitants [5]. En fait, si utile, si nécessaire que soit aujourd’hui une telle réflexion, reprocher à Pierre George de ne pas en avoir eu la prémonition au milieu du siècle dernier serait, à mon avis, un anachronisme. Malgré la richesse des questions qu’elle permet de poser, on ne doit pas oublier que la notion d’habitat avait été développée avant tout pour rendre compte des formes du peuplement – et notamment des modes de répartition du peuplement rural – dans des sociétés techniquement moins évoluées et socialement moins différenciées, moins clivées que celle des villes contemporaines. Refuser de subsumer l’idée de ville dans celle d’habitat est un progrès au début des années cinquante, dans la mesure où Pierre George engage ainsi un programme tendant à sérier toute une famille de problèmes (aux deux sens, scientifique et politique, de ce mot), et donc à en favoriser une étude plus approfondie, prenant en considération les mutations entraînées par la révolution industrielle dans la société comme dans l’espace urbain.

La liste et la hiérarchie des sujets traités par Pierre George dans l’étude des villes sont donc en concordance avec ses choix politiques, dont on a vu par ailleurs le rôle qu’ils ont joué dans sa notoriété. Parce qu’il s’intéresse aux disparités dans les conditions de vie des citadins, parce qu’il est sensible au chômage, à la précarité, il ne parle pas de l’Homme au singulier. Si, dans la phase d’apogée de sa carrière, il s’étend peu sur le paysage et s’il est même permis de penser qu’il a une conception étroite de la signification du paysage urbain [6], c’est certainement parce qu’il juge que la dimension esthétique de l’espace urbain n’est pas une question urgente, socialement. S’il est plus disert quand il étudie le plan de la ville, la disposition des réseaux, la morphologie des quartiers anciens, des faubourgs et des banlieues, c’est parce que leur examen débouche sur l’analyse des problèmes d’adaptation de la ville aux transformations de l’économie et de la société.

Plus complexe est la relation de Pierre George à l’histoire urbaine. Comme tous ses devanciers, il juge la connaissance du passé nécessaire à la compréhension du fait urbain et l’affirme nettement à maintes reprises. Cependant, il ne se passionne pas pour la fondation des villes et sa datation exacte, et guère davantage pour les grands événements de leur histoire. Il ne se désintéresse ni des opérations de construction ni des ruptures qui ont imposé leurs marques : édification et démolition de remparts, palais, grands édifices publics, percée de voies et de places, aménagement de gares, de ports, implantation de quartiers industriels, etc. Mais non sans quelque analogie avec les fondateurs de l’école de Chicago, il s’attache moins aux décisions des personnages illustres qu’aux mouvements plus longs de l’économie, des rapports sociaux, ou encore de la pratique des ingénieurs et des architectes. Sa curiosité se focalise surtout sur les révolutions économiques – dans les techniques, les communications et les échanges, la production agricole et industrielle – de la période contemporaine et sur leurs implications sociales [7]. Avant même que se diffuse la théorie de la transition démographique, Pierre George accorde dans ses travaux sur les villes une très large place à l’analyse historique des structures démographiques, du mouvement naturel et des migrations (y compris les migrations temporaires). Certaines données relevant de l’histoire politique et institutionnelle retiennent également son attention en raison de leurs incidences sur les équipements urbains, l’évolution des zones d’activité, la création de nouveaux pôles, la restructuration des centres, etc. Ses articles et les ouvrages qu’il écrit ou dirige sur les capitales, les grandes agglomérations, les banlieues, portent ainsi la marque de son intérêt pour l’histoire du temps présent, notamment en matière de relations entre l’État et le pouvoir local, de structures de ce dernier, de politiques municipales, etc. Car plus que les permanences visibles, les changements récents ou en cours et les transformations en perspective suscitent son effort d’analyse.

Cette évocation de la thématique et de la démarche de Pierre George, à travers quelques-uns de leurs éléments, est trop rapide pour cerner sa pensée sur la ville. Peut-être aidera-t-elle du moins à comprendre qu’elles aient suscité l’adhésion de jeunes chercheurs ayant une sensibilité de gauche, et qu’elles aient paru novatrices, dans la situation des études urbaines en France au milieu du XXe siècle. On se souvient que, sauf exception, les sociologues français ne proposaient pas de réflexion systématique sur la ville. Les travaux de l’école de Chicago, et même les textes majeurs de philosophes-sociologues allemands plus anciens comme Simmel, étaient alors peu connus en France. Par ailleurs, les efforts pour définir l’objet et les bases tant théoriques que méthodologiques d’une histoire urbaine ne devaient donner lieu à d’importants débats que dans les années 1970-1980.

Plusieurs interrogations restent évidemment en suspens. Je les regrouperai autour d’une question : qu’y a-t-il de marxiste dans la problématique, les méthodes et les concepts qu’utilise Pierre George pour traiter de la ville et de l’urbanisation ? La question me semble justifiée si l’on admet que son aura en général, mais plus particulièrement dans le champ des études urbaines, a largement reposé, à l’origine, sur le fait qu’il était un des premiers géographes français à se réclamer du marxisme. Et c’est effectivement surtout sur les villes qu’ont travaillé ses principaux disciples. Par ailleurs, on l’a vu, si ses approches ont de nombreux aspects novateurs, elles ne sont pas aussi révolutionnaires – sur le plan politique comme sur le plan scientifique – que le terme marxiste le suggèrerait. Enfin, au sein des courants qui traverseront l’école française de géographie à partir des années 1970 et affichant une volonté de rupture épistémologique et méthodologique, certains protagonistes seront des chercheurs travaillant sur la ville et parfois relativement proches de Pierre George au départ.

En fait, il est difficile de définir la place de la doctrine marxiste (en admettant que celle-ci soit aisée à définir) dans la vision de la ville qui ressort des écrits de Pierre George. La difficulté tient en grande partie à la rareté des textes dans lesquels il expose ses conceptions théoriques [8]. Pour tenter de les dégager, il faut recourir à des indications parfois plus méthodologiques que théoriques, souvent rapides, disséminées dans des introductions d’ouvrages, de sous-parties, de simples chapitres, dans des notes infra-paginales, ou encore dans des comptes rendus [9]. On peut d’ailleurs remarquer que, dans son premier grand traité de géographie urbaine, Pierre George parle beaucoup de méthodologie et très peu de théorie : il s’attache avant tout à rassembler et étendre des connaissances empiriques étayées sur des données aussi solides que le permettent les moyens d’observation disponibles, à les ordonner pour les rendre intelligibles et à les diffuser. Mais en réalité, ces options commandent davantage le mode d’exposition de ses écrits que le travail d’investigation préalable. Pierre George traite souvent des sources, du regard sur le terrain, rarement des enquêtes, et il est généralement peu précis sur le travail de mise en relation des hypothèses et des interprétations. Il n’y a là rien qui autorise vraiment, me semble-t-il, à parler d’une pensée et a fortiori d’une théorie marxistes. Cette impression est confirmée si on relit son célèbre compte rendu de La Géographie humaine de Maurice Le Lannou (George, 1950). À l’idée de ce dernier que les formes d’organisation de l’espace peuvent être interprétées en considérant l’homme en tant qu’habitant, Pierre George oppose l’idée qu’il faut essentiellement examiner comment l’homme parvient à satisfaire ses besoins, et pour cela, étudier en priorité les relations de l’homme à l’espace en tant que producteur. Ce n’est pas ici le lieu de discuter de la pertinence de ces deux thèses. Notons seulement que, si nombre de lecteurs ont alors perçu les positions de Pierre George comme plus progressistes, car plus éloignées de l’environnementalisme classique et plus orientées vers la prise en compte des tensions sociales, on n’y trouve, en fait, qu’un écho atténué des théories marxistes sur l’économie capitaliste et la lutte des classes [10].

Plus généralement, cette dernière notion est peu présente dans les travaux de Pierre George sur la ville. Même l’expression rapports de production qu’il emploie parfois, n’est pour lui qu’une formule ramassée, commode pour désigner l’existence de groupes sociaux occupant des positions inégales, très éloignées dans la hiérarchie sociale, voire opposées, en ce qui concerne les deux principaux, la bourgeoisie et le prolétariat. Toutefois, non seulement Pierre George n’étudie pas leurs conflits, y compris lorsqu’il parle des contradictions de l’urbanisation, mais il semble penser que ce n’est pas au géographe qu’il revient d’analyser comment ces groupes se sont constitués, ont pris conscience de leur identité et ont forgé ou tenté de forger des solidarités actives. Tout au plus évoque-t-il, brièvement, certaines alliances du genre de celles qui ont accompagné le passage du patriciat des cités préindustrielles à la bourgeoisie commerciale et industrielle, ou les luttes ouvrières et leurs conquêtes (ainsi que ce qu’elles ont d’inachevé) dans quelques domaines, tel celui du logement. De la vulgate marxiste familière aux géographes français, Pierre George retient surtout l’idée d’une hiérarchie de structures dont l’évolution, tantôt lente, tantôt rapide, joue un rôle déterminant dans la dynamique des villes et dans leurs inégalités. En reconnaissant un rôle décisif aux structures économiques – degré d’industrialisation, organisation des entreprises, rapports entre le commerce et l’industrie, relations des villes avec leur hinterland et avec le monde extérieur, etc. –, il respecte cette vulgate, sans pour autant se couper de ceux des autres géographes qui (prenant ou non parti entre libéralisme et marxisme) ont conscience des grandes mutations du monde qui s’inscrivent dans les villes et que les villes impulsent.

Une autre influence du marxisme sur ses travaux – influence qu’il n’a pas explicitée et qui a comporté des aspects négatifs à côté d’aspects positifs – transparaît enfin dans ce qu’on pourrait appeler le matérialisme de sa démarche : j’entends par là son souci de précision empirique dans l’observation des faits, dans la manière de les présenter, et son attachement à classer, à situer tout cas de figure dans un contexte autorisant des comparaisons. La place qu’il donne dans l’étude des villes, à la démographie, et d’abord aux données numériques de population, illustre parfaitement ce respect pour le réel. On sait que Pierre George se défie de la tentation de solliciter les chiffres et d’en tirer des interprétations prétendant à une objectivité qu’il juge illusoire ; mais il se méfie non moins de l’à-peu-près, et de ce qu’il y a de subjectif dans les images et l’approche paysagère. Il n’a, sans doute, pas réalisé tout ce que l’analyse quantitative et la modélisation peuvent apporter d’utile à la connaissance des villes et de l’urbanisation, et il est très probable que ses réserves excessives à l’égard de la révolution quantitative ont contribué au reflux de son influence. Mais on ne saurait oublier les voies qu’il avait ouvertes en montrant l’utilité des méthodes empiriques d’exploitation des statistiques.

Inversement, sa défiance envers les données que l’on ne peut ni traiter comme des réalités matérielles, ni mesurer me semble avoir eu des conséquences plus regrettables. À l’apogée de son rayonnement universitaire, et alors qu’il n’a pas encore rompu avec le Parti communiste (et a fortiori avec le mouvement de pensée marxiste), Pierre George paraît assez indifférent à l’étude des mentalités et des représentations. Ceci ne favorisera pas l’essor des relations qu’il avait nouées avec des urbanistes et des architectes (par exemple dans le cadre du Centre de recherche d’urbanisme, dont il a été un temps directeur adjoint [11]). Les progrès de la recherche sur la production – et donc aussi la conception – des formes urbaines, et plus tard, sur les projets urbains se feront pour l’essentiel sans qu’il y participe.

On peut donc se demander si les curiosités et les audaces de Pierre George en ce domaine n’ont pas été plus largement bridées par la vulgate marxiste évoquée ci-dessus. Celle-ci poussait en effet beaucoup d’intellectuels de son époque à minimiser la marge d’autonomie de la sphère de la culture (pour reprendre une terminologie marxiste), et à négliger le fait que celle-ci, partie intégrante des réalités sociales, comme le droit et la politique, est loin d’être strictement subordonnée au jeu des processus économiques [12]. Cette tendance, à laquelle Pierre George n’a pas su totalement échapper, a facilité les collaborations entre les chercheurs en géographie, mais aussi en sociologie urbaine, et les commanditaires d’études d’urbanisme, au risque, parfois, d’un manque de recul des premiers à l’égard des problématiques des seconds. On ne saurait néanmoins ignorer d’une part, que ce risque n’est pas moindre lorsque l’on imagine que l’étude du droit, des décisions politiques, de la pensée des architectes et des urbanistes et celle des représentations et aspirations des acteurs (politiques et autres) – en bref, ce qui fait l’objet d’une géographie culturelle – donnent des clés d’interprétation de l’urbanisation permettant de faire l’économie de l’analyse des systèmes de production. Et d’autre part, on n’oubliera pas ce qu’il y avait de constructif dans la manière dont Pierre George instaurait l’étude de la ville non plus en tant qu’héritage des relations entre l’homme et la nature, mais en tant que produit d’une histoire économique et sociale.

Le déclin de l’influence de Pierre George dans les études urbaines tient enfin à une cause apparemment subalterne, mais qui ne me paraît pas totalement négligeable : la tendance de ses activités professorales et éditoriales à prendre le pas sur la recherche proprement dite. Il a toujours consacré une part importante de son énergie à la rédaction de traités, de précis, de manuels d’enseignement supérieur. Mais cette partie de son travail a fini par empiéter sur ses efforts en vue de proposer de nouvelles analyses de l’urbanisation. Comme son maître André Cholley, Pierre George considérait la diffusion des connaissances comme une des missions essentielles de l’université, particulièrement dans une discipline de synthèse. Il a mis au service de cette tâche sa très grande puissance de lecture, ses facilités d’écriture et précisément, son art peu commun de la synthèse. Ces capacités ont eu un revers : s’il n’a jamais réellement sacrifié au culte de la description et de l’accumulation érudite des détails locaux, il n’a pas complètement résisté à la tentation encyclopédique que la géographie universitaire française avait héritée des premières phases de son histoire [14]. Il ne s’est jamais contenté, certes, de répertorier et d’actualiser des données factuelles – comme la géographie urbaine et surtout la géographie économique l’ont fait trop souvent et trop longtemps après le milieu du XXe siècle – car son objectif fondamental était, sur la base de comparaisons et de taxinomies planétaires, de mieux appréhender la logique des combinaisons (selon l’expression d’André Cholley) et des processus. Mais il a peu à peu délaissé l’exploration des aspects mal connus ou obscurs de l’urbanisation, l’expérimentation d’approches nouvelles, le réexamen critique des concepts et des modèles d’interprétation existants, voire, un peu trop généralement, la réflexion théorique 14.

La chronologie de ce glissement serait à étudier de plus près. On peut du moins constater que, dès la décennie 1960, en même temps qu’il s’éloigne du marxisme (et pas seulement du Parti communiste), il revient à une pratique de la géographie urbaine plus traditionnelle, plus restrictivement descriptive : son Précis de géographie urbaine (1964) [1961] apparaît à cet égard en retrait sur son grand essai, La ville, publié neuf ans plus tôt (1952). La réflexion sur les logiques des différents acteurs sociaux n’en est certes pas absente, mais elle retient moins l’attention que les structures spatiales, elles-mêmes considérées, avant tout, dans leurs composantes les plus formelles.

Et cependant, dans la même période, Pierre George continue à publier des ouvrages et des articles qui portent conjointement les marques de ses préoccupations sociales et de son ouverture à des problématiques novatrices : parmi bien des exemples, on pourrait citer son article bref, mais suggestif, « Enseignement et recherche en urbanisme » (Annales de géographie, 1965), ou le chapitre de Sociologie et géographie (1982) [1966] sur le travail. Dans ce dernier apparaît clairement son souci d’analyser non seulement les structures économiques, mais plus précisément les liens entre organisations de la production, structures du travail et divisions sociales, dans leurs rapports avec l’évolution des formes de l’urbanisation (on peut remarquer qu’il se réfère ici explicitement à Marx).

Mais une étude plus fouillée serait nécessaire pour saisir quand et comment se sont détournés de lui une partie des géographes français, dont beaucoup ont été séduits par une sociologie urbaine marxiste, ou s’affirmant telle, qui proposait des clés d’interprétation de la ville apparemment plus puissantes, ou (il s’agit d’ailleurs, dans certains cas, des mêmes chercheurs) par les thématiques de certains des courants issus de la nouvelle géographie. Une telle étude permettrait aussi de constater que ces deux mouvements, malgré leurs apports indéniables, n’ont pas tenu toutes leurs promesses, parfois présomptueuses – sans parler de quelques textes injustes envers l’oeuvre de Pierre George –, mais aussi que, parmi les avancées réalisées par la recherche urbaine, bon nombre se sont inscrites, pour partie au moins, dans le prolongement de ses premiers essais.