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La notion de réseau semble désormais s’appliquer à tout et, particulièrement en géographie ou en aménagement, répondre à l’objectif de la systématisation de la connaissance sur les territoires. La mise en réseau est à la fois une façon d’organiser les connaissances, d’établir les liens et les relations qui unissent les objets ainsi que les personnes ou les groupes sociaux. Qui plus est, comme le rappelle Jean-Marc Offner, elle s’étend désormais à de nouveaux champs, avec la technicisation de la société et ce que Castells appelle l’avènement de la société en réseaux. Devant cette profusion de recours à la notion de réseau, Offner se demande s’il n’y a pas abus : faut-il sauver la notion de réseau ? Il répond par l’affirmative, puisque cette notion permet de comprendre les articulations, les arborescences et les maillages, mais il invite à ne pas survaloriser l’importance des flux et des connexions. La notion reste polysémique et elle serait davantage utile comme boîte à outils (p. 19).

Polysémique est bien le mot pour aborder la notion de réseau et bien en saisir toute la portée. Dans ce recueil, qui fait suite à un colloque tenu à Mâcon, en France et présentant 37 communications, le réseau est utilisé comme un mode d’organisation des infrastructures (ferroviaires, numériques, d’approvisionnement d’eau, de surveillance environnementale, de services publics, d’organismes publics), mais aussi comme une façon de penser les liens sociaux et l’architecture des organisations collectives.

Comme le fait remarquer Bernard Ganne, le terme réseau revient de plus en plus pour saisir des formes de liens sociaux ou organisationnels, notamment en parlant de réseaux d’entreprises, d’innovation, d’immigration, de réseaux familiaux (p. 31), montrant ainsi la force des liens faibles, pour reprendre Granovetter.

Plusieurs questions qui traversent l’ouvrage ont retenu mon attention, notamment l’avènement d’une société en réseaux qui pourrait, à terme, se substituer aux espaces publics urbains, voire conduire à une sorte de démocratie électronique (Ghorra-Gobin). Quelle est la portée des réseaux numériques sur l’aménagement du territoire (Morisset) ? Que ce soit pour la poste (Mignotte) ou les réseaux aériens (Zembri), l’évolution des réseaux techniques de l’État ne devrait pas conduire à des changements radicaux des logiques de domination. Les logiques spatioéconomiques dominantes devraient être maintenues (Morisset, p. 62).

Le réseau, dans l’esprit de la géographie traditionnelle, signifie une organisation de la mobilité, d’une part, et une architecture des systèmes urbains, d’autre part. Anne Hecker montre comment la réaffectation des vieux réseaux ferroviaires du pays wallon à des fins de mobilité alternative a permis de reconstituer des réseaux de déplacement de modes alternatifs et détourner les individus de l’usage de leur automobile, de la vitesse en quelque sorte, au profit « de la lenteur, de l’individu et du lien social » (p. 115). La morphodynamique du réseau postal, du XVIe au XIXe siècle, est examinée par Anne Batignolle, qui a suivi les mouvements administratifs de centralisation et d’uniformisation territoriale. Cette enquête historique sur l’évolution d’un réseau sous administration publique est complétée par Nicole Verdier, qui comprend la Poste comme un mode d’appropriation territoriale par l’État et, ce n’est pas banal, comme un objet de cartographie nationale.

Sur la gestion de l’eau, en comparant les réseaux techniques « tout en tuyaux » à leur alternative du non-réseau, autrement dit, de l’assainissement local, décentralisé et dit écologique, Catherine Carré ouvre la porte à une approche diversifiée de la gestion des réseaux, une approche souple où interviennent « des savoir-faire organisationnels, un fonctionnement transversal des services urbains, dans le cadre d’un projet territorial partagé » (p. 156). Ce type de réflexion vaut pour les réseaux de surveillance de la qualité de l’air en Europe, faisant en sorte qu’Isabelle Roussel appelle à une nouvelle gouvernance (p. 170). Dans la même veine, les réseaux d’acteurs de santé sont conçus pour suppléer aux systèmes de soins, favorisant la territorialisation, la mobilisation des ressources, afin de saisir les réalités multiples, agir à de multiples échelles et construire ce que Sébastien Fleuret nomme des « territoires locaux de santé » (p. 187).

La thématique des réseaux d’acteurs occupe la troisième partie du recueil. Le réseau constitué par trois villes prisonnières de leur image serait le prétexte à la coopération. Pourtant, l’enquête que présente Michel Bussi démontre que, pour la population, proximité et accessibilité priment sur la constitution d’un réseau de villes. Dans le même ordre d’idées, Yves Jean et Dominique Royoux invitent à penser le décalage entre les territoires fonctionnel et institutionnel, ainsi que la difficulté de refléter les besoins exprimés par les personnes de différents territoires et d’en tenir compte dans les propositions d’action. Les enjeux de l’intercommunalité et de la coopération entre les villes sont posés avec beaucoup de finesse. Comme on peut le constater, les systèmes d’acteurs sont ici observés par la lorgnette des territoires et des modes de gouvernance : ils sont alors confondus à des réseaux de villes ou de territoires. On y perd l’épaisseur sociale du monde des acteurs. Il n’est pas surprenant que de telles approches conduisent au constat que les propositions de mise en réseau ne sont pas débattues par la société civile (Fouilland et al., p. 329). Cette fixation sur les réseaux territoriaux conduit finalement à une gouvernance sans sujet. Sur le même thème, Tesson se demande « que sont devenus les réseaux de ville » au regard de l’idée d’intercommunalité. Il conclut sur deux constats possibles, l’un optimiste, qui voit dans l’intercommunalité le préalable à une métropolisation réticulaire, l’autre pessimiste, qui vaut la peine d’être cité en entier : « L’idéologie territoriale prégnante chez les élus locaux rend difficile une pensée spatiale non territoriale, fondée sur autre chose que la continuité, la contiguïté et la régulation administrative » (p. 340). On prend la balle au bond ; Di Méo et Quéva relancent le débat sur l’utopie réticulaire et le devenir des territoires. Le réseau devient une grille de lecture pour la structuration, autant dire une régulation, qui ne correspond pas nécessairement à l’approfondissement des interactions spatiales. Certes, ce réseau pourrait être vu « comme une modalité informelle de décloisonnement du territoire » (p. 347), mais les relations restent très limitées, le désenchantement domine, « la constitution de réseaux d’acteurs publics et privés et de territoires de projets est ainsi délaissée au profit du renforcement des systèmes de pouvoir classiques et des territoires qui leur sont associés (commune, canton, département) » (p. 348).

La question des réseaux dans les entreprises est aussi abordée par plusieurs auteurs, encore pour souligner la force des liens faibles (Barnèche-Miqueu) ou pour s’interroger sur la portée territoriale des réseaux d’entreprises (Férérol).

La portée géographique de la notion de réseau apparaît avec force dans la deuxième partie dédiée aux instruments. On y retrouve l’arborescence des systèmes urbains, qui ravit certains géographes toujours heureux de renouer avec les représentations christalleriennes, les graphies de flux et les juxtapositions d’échelles, vues à travers des hiérarchies régionales (Rozenblat) ou souhaitées pour les territoires métropolitains étalés (Jamot). Le questionnement suscite l’intérêt pour un thème qu’on ne peut qualifier de conventionnel.

La figure du réseau, sa dimension métaphorique, parfois critiquée, toujours discutée, apporte probablement les discussions les plus riches du recueil, notamment sur le dispositif et sa représentation, ce qui amène Arbaret-Schulz à poser la question des frontières floues de réseaux réticulaires, car « s’évanouit ainsi la représentation dualiste d’un réseau sans limite et sans fin et d’une frontière finalisée et protectrice. S’évanouit aussi le sens ancien des notions de distance et de proximité » (p. 271). La notion de réseau relève finalement de deux types d’usages métaphoriques : les relations intercommunales (lire les relations entre les territoires institutionnalisés) et les interactions sociales (les échanges porteurs de lien social). Dans un cas comme dans l’autre, parler de réseau équivaudrait à constituer une « formation discursive » dont on ne sait si elle préfigure davantage de démocratie et d’adaptabilité ou, au contraire, « d’affaiblissement du politique et du social » (Genestier et Healy, p. 217).

Ouvrage riche, à multiples volets, aux contributions trop nombreuses pour être synthétisées d’un seul trait, ce livre montre à quel point la notion de réseau imbibe nos conceptions anciennes, que ce soient celles proches des systèmes de villes ou des systèmes associatifs faisant appel à des acteurs sociaux. Il montre aussi combien cette notion se renouvelle avec la révolution technologique que nous vivons.

En conclusion, Pierre Veltz décèle les mutations enregistrées dans le monde de la finance et dans celui des systèmes productifs, pour ne citer que ces deux exemples. La connectivité étend la possibilité de contact et d’échange, et ce, malgré les tensions et les contradictions, malgré aussi les territorialités classiques qui perdurent. Les nouveaux réseaux issus des nouvelles plateformes technologiques permettent finalement « la montée d’autres formes de proximité plus abstraites, détachées du territoire géographique ou, plutôt, l’investissant de manière de plus en plus dispersée, voire fractale » (Veltz, p. 425).