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La gestion de l’eau a longtemps été un domaine réservé aux experts et spécialistes. Le terme « gestion » qui est accolé à eau le montre assez bien. Cependant, avec le temps, les conflits d’usage de l’eau étant mis à jour, l’eau est passée de la gestion à la gouvernance. Il ne s’agit plus uniquement de trouver les meilleurs moyens de s’assurer de la qualité de l’eau et de contrôler sa quantité, mais de donner des orientations sociales et territoriales à l’usage de l’eau et de mettre en place des institutions et des mécanismes d’une action concertée.

Ce livre réunit des articles qui se penchent sur les aspects territoriaux et institutionnels de l’eau. La gestion intégrée des ressources en eau (GIRE), souvent définie dans le cadre géographique d’un bassin versant, est une histoire relativement ancienne. Elle remonte, comme le notent Brun et Lasserre, à la fin du XIXe siècle aux États-Unis où en sont définis les grands principes. Julie Trottier, dans un autre article qui aurait pu commencer l’ouvrage, mais le termine, fait plus que rappeler cette origine ; elle en donne une interprétation à l’enseigne d’une co-construction d’un milieu naturel et d’un ordre social et institutionnel qui l’épouse tout en se l’appropriant et lui donnant un ensemble de significations particulières. L’eau qu’on doit gérer est, aux yeux des concepteurs de la GIRE, une entité qui est déterritorialisée, homogène, anhistorique, libre de toute interaction sociale (p. 188). C’est cette conception positive et positiviste de l’eau et de sa gestion qui s’impose dans un contexte particulier où l’on croit que la science vient à la rescousse de la décision, quand elle ne la remplace pas. Cette conception de l’eau est imposée par des hydrologues et ingénieurs qui ont peu de connaissance des rapports sociaux multiples à l’eau. Certes, durant une longue période de modernisation et d’urbanisation, il fallait trouver des manières nouvelles de gérer l’eau. Les demandes en eau et sur l’eau commencent à être nombreuses et, pour apaiser les conflits actuels et potentiels, une gestion experte élaborée dans un langage technique apparaît comme la voie royale à l’aménagement de l’eau. Cette conception est un construit social, porté par des acteurs identifiables qui, bien qu’introduisant de nouvelles idées, en éliminent d’autres. La conséquence, c’est que l’eau passe au domaine de l’expertise et évacue les rapports sociaux complexes à l’eau. Ce n’est que beaucoup plus tard, à partir des années 1980-1990 au Québec par exemple, que la gouvernance de l’eau, faisant place à des acteurs multiples, refera surface. La loi nationale de l’eau de 2002 vient consacrer cette nouvelle vision des choses.

Paule Halley et Christine Gagnon, dans un portrait presque complet, décrivent l’évolution du droit québécois de l’eau. C’est un droit qui a changé au gré des changements de société. Plusieurs lois interviennent sur l’eau et les deux paliers de gouvernement s’y intéressent. Si l’eau est une propriété commune, ses usages peuvent être collectifs ou privés. Ils peuvent aussi être conflictuels, non seulement pour les quantités extraites, mais aussi pour la qualité à maintenir. Ainsi, les agriculteurs, les industriels et les riverains des cours d’eau sont souvent pointés du doigt parce qu’ils déversent dans l’eau des produits qui en réduisent la qualité et menacent d’autres usages. Au tournant du XXIe siècle et tout au long de la première décennie, le droit québécois a repensé sa conception et sa protection de l’eau pour culminer, en 2008, en un régime mieux intégré du droit de l’eau. La « chose commune » devient le patrimoine commun de la nation québécoise, ce qui fait de l’eau une propriété collective dont l’État est le gestionnaire fiduciaire. Cette loi est le fruit d’une longue gestation et d’une prise en compte de nouveaux risques hydriques, comme les changements climatiques.

La gestion de l’eau par bassin versant est, en principe, quelque chose qui semble acquis, aux États-Unis. Mais Frédéric Lasserre montre combien des principes abstraits, quoique nobles et fondés, se heurtent à la dure réalité économique et politique. Son article, se penchant sur quelques exemples (Texas, Arizona, Californie), montre toute la difficulté de gérer l’eau devant ses nombreux usages et la multiplication des instances d’intervention, fédérales, régionales, locales. L’auteur rappelle que le tragique exemple de l’ouragan Katrina, qui a frappé la Nouvelle-Orléans en 2005, a mis au jour toutes les contradictions de la gestion de l’eau en pratique. Face à un tel événement, les mécanismes anciens ont fait défaut. Les aménagements le long du fleuve et des cours d’eau, dont peuvent s’enorgueillir les ingénieurs et les décideurs, ont eu comme effet d’amplifier le problème et de le rendre presque ingérable, avec de graves conséquences sur les riverains.

Alexandre Brun retrace l’évolution de la gestion et du droit de l’eau en France. Pionnière en matière de gestion par bassin versant et par la mise en place d’une gestion à la fois nationale et territoriale, la France peut se féliciter d’avoir pris le problème à bras le corps en imposant des redevances aux utilisateurs et des compensations aux pollueurs. La police de l’eau forme, malgré ses limites, le versant un peu plus répressif de ce pouvoir de gestion (chapitre IV). Mais la gestion française demeure plus timorée dans ses mesures préventives, se centrant surtout sur les mesures curatives à travers ses institutions, chapeautées par une Agence nationale de l’eau. La France pourrait-elle, en matière d’eau, se tourner vers une approche plus préventive ? L’Union européenne peut favoriser, voire imposer, cette transition.

Le chapitre de Bernard Drobenko est un court traité du droit européen de l’eau. Érudit, le texte suit de près l’influence de l’Union européenne en matière de qualité de l’eau. À travers ses directives, le droit communautaire s’introduit dans les pratiques nationales et il les oriente, voire les définit. Les démarches européennes portent sur de grands ensembles hydrographiques et, depuis 1992, précise l’auteur, elles sont de plus en plus globales. Si d’énormes progrès peuvent être constatés, des failles persistent en matière de gestion intégrée, notamment des activités industrielles, et en matière de contrôle et de sanctions. De plus, l’approche économique semble, grâce aux analyses coûts avantages, dominer les interventions européennes.

Les articles sont très fouillés et très précis sur les aspects juridiques et institutionnels. Mais les auteurs ont un peu moins élaboré les dimensions purement politiques et participatives de la gouvernance de l’eau. Les institutions ont un très grand poids, mais leur émergence est quelque peu passée sous silence. Les auteurs montrent comment elles agissent, mais moins pourquoi et dans quel contexte social. La participation effective des acteurs à la gouvernance et à la gestion de l’eau est trop peu mise en évidence. Des études de cas centrées sur les acteurs à l’oeuvre, leurs intérêts en conflit et leurs négociations auraient enrichi l’ouvrage. Ainsi, l’approche co-constructiviste proposée et élaborée par Julie Trottier aurait pu être mise à l’épreuve des expériences territoriales ancrées dans des milieux socionaturels particuliers, mettant ainsi en évidence la variété des perspectives sur l’eau. L’ordre naturel se construit en lien avec un ordre social. En lisant les articles, il me semble que, sans le dire expressément, les auteurs pourraient très bien se réclamer d’une telle approche.