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Comme l’indique le titre de l’ouvrage, l’auteur tente de rendre compte de la cohabitation des lieux et des mémoires en tant que dynamique révélatrice d’un projet politique, de vivre ensemble. C’est au prisme des trois modalités de « refiguration du temps passé » de Paul Ricoeur (1985) – le même, l’autre et l’analogique – qu’est tissée la trame de chacune des étapes des lieux pour mémoires. En la déroulant, l’auteur avance l’hypothèse que les termes de monument et de patrimoine appliqués au monde contemporain cessent d’être pertinents pour qualifier la production de nouveaux lieux, de nouveaux objets et des mémoires qui y sont associées. Aussi, il propose de mobiliser un nouveau concept, celui des mémoires-Monde : des mémoires qui renvoient à un ensemble infini de référents possibles brouillant à la fois les repères temporels, géographiques et scalaires.

Ces trois temps des lieux pour mémoire, déclinés sous les formes de monuments, patrimoine(s) et mémoires-Monde, structurent les trois principaux chapitres de l’ouvrage et marquent leurs différents champs d’action, d’enjeux et de conflits selon les acteurs qui les désignent. Première mémoire politique mobilisée, celle du monument, érigée et légitimée par les intellectuels et confirmée par les pouvoirs en place. Une mémoire dogmatique et duale, selon l’auteur, puisqu’elle demande et mobilise certains savoirs en même temps qu’elle interroge et révèle la manière dont l’individu conçoit son rapport à son environnement et à ses origines. Le mode opératoire est celui de la conservation. L’introduction de la mémoire patrimoniale marque un tournant mémoriel puisque c’est au contact des autres (ceux extérieurs à sa construction) qu’elle est reconnue et validée. Comme l’indique Olivier Lazzarotti, « l’appel aux autres est l’indissociable associé du processus de mémorisation » (p. 104). Cette mémoire patrimoniale effectue un changement d’échelle en même temps qu’elle mobilise le politique et le profane, à savoir ceux qui la valident et ceux qui, par leur regard, leurs actions, la font vivre et lui confèrent l’assise même de cette légitimité. Enfin, South Bank, les formes urbaines de Dubaï ou encore l’aménagement de Val d’Europe sont des lieux décrits, par l’auteur, comme caractéristiques des mémoires-Monde, produits d’une nouvelle étape de la mondialisation et de ses agencements avec le local. La mobilisation de ce concept éclaire d’une perspective nouvelle l’expérience contemporaine mémorielle quant à la production des lieux, ces derniers étant décrits par l’auteur comme inspirés de manière analogique par le passé, même si celui-ci peut apparaître fictif. Le mode opératoire, écho du capitalisme mondial, est celui de la mise en scène, de la mise en images.

À travers la mobilisation de nombreux exemples et, notamment, la description des différentes étapes de la mise en mémoire des grottes de Lascaux, qui marquent nos trois étapes mémorielles, Olivier Lazzarotti ouvre de nouvelles pistes dans le champ de la géographie quant à la compréhension et à l’interprétation des productions de nouvelles formes urbaines, de nouveaux lieux. En reliant lieux et mémoires avec ceux qui les constituent, il complète habilement l’importante littérature sur le sujet et esquisse des éléments de réponse quant aux défis politiques des mémoires à venir. On regrettera cependant une perspective au final focalisée sur les « producteurs » et « concepteurs » (notamment l’UNESCO) de ces éléments mémoriels. Car, malgré les questionnements autour des conflits et de la démocratisation des lieux et des mémoires et l’esquisse de perspectives pour un « monde cohabitable » (p. 190), l’auteur ne donne pas à voir le regard émanant du local quant à ces mémoires-Monde. Ce n’est pas faute de mentionner que ce processus induit de l’exclusion. Quelles seraient alors les mémoires de ceux qui en sont exclus ?