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Le dossier spécial des Cahiers de géographie du Québec présente trois articles scientifiques sélectionnés parmi les communications du colloque Regards croisés sur les zones humides nord-américaines et européennes, qui a eu lieu à l’Université Laval en août 2013. Cette rencontre, organisée par le Groupe d’histoire des zones humides [1] et les Universités canadiennes Laval et Dalhousie, a rassemblé une trentaine de chercheurs des deux continents, démontrant ainsi l’intérêt toujours plus important pour cet objet d’étude et sur lequel nous avons souhaité revenir dans cette introduction.

Face à face, et pourtant jamais confrontées, les zones humides proches des rivages nord-américains et européens ont une géohistoire commune ou, du moins, de multiples relations en partage. Les premiers, mis en valeur par les colons dès l’époque moderne, ont été incontestablement marqués par les conceptions socioculturelles et les bagages techniques de l’Europe. Par-delà les différences hydrogéographiques, bon nombre de lieux d’eau du Nouveau Monde ont ainsi pris des allures de marais de la vieille Europe. C’est le cas des marais littoraux du Saint Laurent évoqués par Donald Cayer (Hatvany et al., 2015) et par Pierre Dulude, Bernard Filion et André Michaud de Canards Illimités Canada [2] : globalement considérés comme « perdus », insalubres, nuisibles, jusqu’à la fin du XXe siècle, ils ont fait l’objet de multiples interventions visant à les drainer, les combler ou les endiguer, et à leur conférer des usages afférents aux terres plus sèches – agriculture, industrie, urbanisation, infrastructures de transport. Le paradigme hygiénique très puissant en Europe traverse ainsi l’Atlantique Nord. De même, Rod Gibblett relie l’importante régression des zones humides canadiennes à cette perception négative : l’extrême pauvreté de ses occupants reflète celle des marais qui les abritent, leur détresse morale rejoint le marasme géographique prêté aux lieux d’eau (Gibblett, 2014). Largement guidée par les visions chrétiennes de la nature, l’eau courante du baptême est opposée à la boue et au péché (Sajaloli et Grésillon, 2013 ; Grésillon et Sajaloli, 2015) : fleuves, chutes d’eau, vertes prairies et lacs sont valorisés et forment les paradigmes paysagers du Canada ; marais, tourbières, vasières, couvrant pourtant de plus vastes espaces, sont ignorés et vilipendés. La littérature canadienne évoquant les terres humides a été dénigrée et non reconnue à sa juste valeur quand elle révélait la beauté et la fécondité de ces milieux, alors que celle qui les dénigrait constitue aujourd’hui les canons littéraires du Canada. [3] Notons qu’une même remarque avait été formulée par le GHZH lors des journées d’études consacrées à ce sujet en 2013 (Sajaloli, 2013).

Ainsi, comme en Europe occidentale, plus de 50 % des milieux humides du couloir du Saint Laurent ont été détruits depuis le XIXe siècle, la proportion atteignant des valeurs de plus de 80 % dans les secteurs les plus urbanisés ou intensément mis en valeur par l’agriculture. Inversement, le regain d’intérêt que les marais européens connaissent depuis les années 1990, notamment leur intégration dans les projets urbains et dans les mises en valeur patrimoniale des territoires, puisent leurs racines en Amérique du Nord où a débuté, dès les années 1960, le mouvement en faveur des zones humides (Fustec et Lefeuvre, 2000).

Dès lors, la modernité ayant changé de rive, beaucoup de nos milieux en eau se sont mis à la mode nord-américaine. Le Plan nord-américain de gestion de la sauvagine, par exemple, a débuté en 1976 au Québec, soit près de 20 ans avant le Plan national d’actions en faveur des zones humides, lancé par le ministère français de l’Environnement, dans les années 1990. De même, l’approche postmoderne soulignant les services écosystémiques rendus par les milieux humides (Constanza, 1997 ; ESEA, 1997 ; MEA, 2005), a été adoptée dans le monde américain bien avant son arrivée et son application en Europe. Par ailleurs, les zones humides nord-américaines, davantage que leurs homologues orientales, jouent un rôle majeur dans la prise de conscience du changement climatique, de la montée des eaux et, plus généralement, de la crise écologique planétaire (Drolet, 2013). Enfin, bien des marais canadiens deviennent des espaces-spectacles postindustriels : les zones humides de la baie de Fundy, restaurées, renaturalisées, désindustrialisées, accueillent ainsi une agriculture biologique à circuit court, un écotourisme actif et présentent l’image d’une société rêvée et parfaite (Campbell et Summerby-Murray, 2013). À propos de l’étroite plaine littorale de Saint-André de Kamourska, Alain Parent (2004) parle même de subterfuge paysager ! Cette mode américaine atteint aujourd’hui les rives du nord de la France (Franchomme et Kergomard, 2006 ; Franchomme et Dubois 2010) et, plus généralement, l’ensemble des terres humides de la France métropolitaine, notamment en milieu urbain (Beck et Franchomme, 2011 ; Dournel et Sajaloli, 2012 ; Valette, 2010).

Par-delà ces allers-retours de modèles, dont les phases et les effets des détails sont encore largement inconnus, étudier un territoire d’eau à l’aune des étapes relationnelles transatlantiques fournit un éclairage nouveau sur la géohistoire et les aménités de l’ensemble de ces espaces. Jusqu’à une date récente, les sociétés considéraient les zones humides comme des friches, des espaces en devenir, leur état naturel présentant moins d’intérêt que leur état aménagé. Toutefois, depuis les années 1980 sur les rives américaines et 2000 pour celles d’Europe, cette perception a été considérablement révisée et les dynamiques spatiotemporelles sont davantage explorées et interprétées. Cette nouvelle compréhension a montré les faiblesses des études environnementales qui s’appuient sur des temporalités trop limitées. Elle plaide en particulier pour la nécessité de regarder au-delà de la période industrielle (1820-1970) lorsque la destruction des milieux humides a eu lieu, afin de bien comprendre l’évolution des rapports sociétés-milieux humides. Ainsi, il devient clair que l’histoire des peuples autochtones amérindiens, l’histoire médiévale et celle du début des Européens modernes, l’histoire coloniale nord-américaine et celle de la société postindustrielle occidentale ont interagi de manière durable et non durable. Il y a donc un besoin de comprendre la nature changeante des relations culture-nature concernant les zones humides.

La migration du modèle européen vers les côtes atlantiques répond de fait à des réalités assez diversifiées. Les modèles techniques et culturels qui, peu à peu, se mettent en place au sein des zones humides situées le long des côtes atlantiques, de la période moderne au XIXe siècle, ne se sont pas uniformément et synchroniquement diffusés en Europe elle-même, encore moins en Amérique du Nord, et ce même s’il est tentant d’établir des correspondances entre les vagues migratoires européennes et l’implantation de ces modèles sur les côtes américaines et canadiennes. La comparaison du marais Poitevin et de Kamouraska établie par Mattthew Hatvany (2009) et Yves le Quellec (2009) montre que, si les zones humides ont focalisé les études scientifiques des écologistes depuis 30 ans, et ce tant en Amérique du Nord qu’en Europe, les aspects historiques et culturels sont moins bien connus et présentent deux visions. D’un côté, des espaces monotones, identiques et comme a-historiques, de l’autre, des espaces singuliers, uniques, ayant enregistré un rapport nature-culture toujours différent. La comparaison entre les deux marais transatlantiques montre au contraire de grandes phases de divergence comme avant l’époque moderne, des étapes de mise en valeur plus semblables, de 1600 à 1970, liées à la colonisation du Nouveau Monde aux XVIIe et XVIIIe siècles et à la coopération scientifique entre la France et le Québec aux XIXe et XXe, même si elles interviennent à des rythmes différents ; et, pour l’époque récente, une similitude de perceptions et d’aménagements liée à la mondialisation et aux conceptions postmodernes de la nature, avec ce décalage, cette légère avance d’une ou deux décennies en faveur de l’Amérique du Nord. De même, Gregory Kennedy (2013), comparant les opérations de drainage en Acadie et dans le marais du Poitou, montre que si les stratégies d’assèchement sont dissemblables – les premières étant le fait de petits groupes familiaux pour répondre à des besoins immédiats de survie, les secondes, celui de groupes d’investisseurs recourant à des travailleurs professionnels – les résultats sont globalement semblables, notamment au point de vue technique (réseaux de canaux, de fossés, d’écluses). En revanche, les conflits, les jeux d’acteurs intervenant dans l’aménagement de ces deux zones humides apparaissent bien spécifiques à chacun de ces deux marais.

Ainsi, l’aménagement des zones humides littorales résulte d’un processus tout autant politique et économique que social et technique. Pendant longtemps, les opérations de drainage ont nécessité l’implication des pouvoirs urbains ou étatiques et ont supposé des investissements importants en vue de bénéfices futurs, financiers ou autres. Ce mouvement à long terme, constitutif d’un modèle hydraulique, a reposé sur la mise en oeuvre de techniques gravitaires ou mécaniques selon les conditions géographiques. Aujourd’hui, l’aménagement des zones humides requiert toujours une importante technicité et un investissement financier conséquent, et ce, malgré des objectifs parfois diamétralement opposés (assèchement / remise en eau, ouverture / fermeture du paysage, etc.). L’articulation de ces différents facteurs s’est réalisée et se réalise toujours selon des modalités très différentes suivant les lieux et les époques. Et si ces lignes éclairent un peu la question, les points communs et les différences entre les aménagements canadiens et américains, d’une part, et européens, entendus dans toute leur diversité, d’autre part, sont encore mal connus. Combien de pratiques de drainage ou d’endiguement, comme au XVIe siècle en Acadie où ont été reproduits les paysages de la Nouvelle-Hollande et de la Nouvelle-Angleterre, étaient-elles des transferts directs de la culture européenne en Amérique du Nord ? Les assèchements répondaient-ils aux mêmes motivations ? Quels ont été les échanges entre les deux rives de l’Atlantique et à quel rythme ont-ils été réalisés ? Quels en ont été les acteurs (institutions, investisseurs, main-d’oeuvre, armée) ? Peut-on parler de circulation ou de diffusion d’un modèle d’aménagement ? Les recherches comparatives sont encore rares.

Les trois articles présentés dans ce dossier n’épuisent pas les questions, loin s’en faut. Séverine Huard et Émilie Cavanna, en soulignant que la ferme du Colombier de Varennes-sur-Seine était perçue, à la charnière du Moyen Âge et de l’époque moderne, comme un territoire de distinction sociale et non comme un espace de relégation, enrichissent et complexifient les schèmes géohistoriques habituels. De même, en évoquant l’improbable succès de la Société de Petit-Poitou, au XVIIe siècle et au début du XVIIIe, Gregory Kennedy révèle une entreprise extraordinairement périlleuse, semée d’embûches tant naturelles que politiques et sociales : les visons mécanique et triomphante d’un dessèchement des zones humides littorales à l’époque moderne en sortent singulièrement altérées. Enfin, Philippe Valette et ses collègues, en analysant la restauration écologique de la moyenne Garonne toulousaine et de l’estuaire de la Gironde, remettent en question le nouveau paradigme écologique, qu’ils critiquent à l’aune d’une évaluation pluridisciplinaire rassemblant géohistoriens, sociologues, écologues et géochimistes. La projection territoriale des conceptions postmodernes de la nature, plus particulièrement des zones humides qui représentent un archétype de nature malmenée par l’humain, en sort pour le moins paradoxale. Ces regards croisés sur les zones humides nord-américaines et européennes laissent entrevoir une complexité insoupçonnée : les territoires de l’eau, ces délaissés, ces malmenés de l’histoire environnementale, ces nouveaux champs des utopies postmodernes, constituent ainsi un laboratoire des rapports humain-nature.