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De la géographie à Heidegger, ou l’inverse ?

Voici bientôt une vingtaine d’années, en commençant à écrire Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains (Berque, 2000), je partais du constat qu’« il manque à l’ontologie une géographie, et à la géographie une ontologie », (Idem : 9) et me donnais donc pour tâche d’apporter cette ontologie manquante à la géographie. Je l’ai fait dans le sillage de la mésologie – l’étude des milieux – à laquelle m’avait initié l’essai fameux de Watsuji [2] Tetsurō : Fûdo. Le milieu humain[3] 1935, mésologie que Watsuji avait lui-même baptisée fûdogaku 風土学 ou fûdoron 風土論, en la définissant comme une phénoménologie herméneutique de l’environnement ; autrement dit, comme une géographie phénoménologique.

L’essai de Watsuji datant de 1935, on peut le considérer comme l’une des premières, voire la première manifestation de la phénoménologie en géographie. Toutefois, Watsuji n’était pas géographe. Il était philosophe, et la première référence qu’il invoque (du reste pour la critiquer) n’est pas géographique ; c’est la phénoménologie herméneutique de Heidegger. Sa démarche était en somme l’inverse de celle d’un Éric Dardel (L’Homme et la Terre. Nature de la réalité géographique, 1952) : aller non pas de la géographie vers Heidegger, mais de Heidegger vers la géographie.

Pour ma part géographe de formation, ma démarche fut analogue à celle de Dardel, et c’est en passant par la mésologie de Watsuji que j’en suis venu à lire Heidegger. Or, je considère aujourd’hui cette lecture comme indispensable, pour peu qu’on s’interroge sur la « nature de la réalité géographique », ainsi que l’écrit Dardel (1952). Et c’est tout particulièrement L’Origine de l’oeuvre d’art (Der Ursprung des Kunstwerkes, 1935) [4] qui me semble suggérer l’ontologie dont, à mon sens, la géographie ne peut se passer pour comprendre ce qui engendre cette réalité. Je vais tenter ici de montrer pourquoi.

Der Ursprung des Kunstwerkes est certainement l’écrit sur l’art le plus célèbre de Martin Heidegger (1889-1976). Il y est question d’un « litige » (Streit) entre « la Terre » (die Erde) et « le monde » (die Welt), en de ces termes hiératiques et sibyllins dont Heidegger est coutumier, lesquels, de propos délibéré, en rendent l’interprétation nécessairement incertaine. Ce « de propos délibéré » que je viens d’écrire n’est en rien péjoratif. Je l’entends au contraire comme une invite à penser hors des chemins battus, c’est-à-dire tout simplement à penser car, en philosophie au moins, il est clair que « des concepts absolument précis bloqueraient la pensée et qu’un développement conceptuel présuppose de l’ambiguïté » (Feyeraband, 2014 : 145) – nous en verrons plus loin la raison.

Le chemin non battu, en l’occurrence, ce sera une approche de ce texte à partir de la géographie, de la pensée japonaise et de la mésologie dans la filiation de la mésologie (Umweltlehre) de Jakob von Uexküll (1864-1944). La raison en est triple : d’abord, la Terre (avec une majuscule, car c’est concrètement de la planète Terre qu’il s’agit, [5] elle qui supporte tout le reste) ainsi que le monde sont traditionnellement l’objet de la géographie ; ensuite, quoi que Heidegger en ait dit ou plutôt n’en ait pas dit, la philosophie japonaise a été l’une des sources de sa pensée ; [6] enfin, la pensée d’Uexküll aussi l’a profondément influencé (Agamben, 2002) dans les années précédant immédiatement la rédaction de L’Origine de l’oeuvre d’art, qui en porte indubitablement la marque.

Ces trois raisons me conduiront à voir, dans L’Origine de l’oeuvre d’art, une majestueuse allégorie de la trajection qui, à partir de ce qu’Uexküll appelle Umgebung (le donné environnemental brut), déploie sur la Terre cette « demeure humaine » qu’est l’écoumène (du grec oikoumenê ou oikoumenê, la terre humainement habitée) ; processus dans lequel l’art joue le rôle d’un éclaireur, et qui peut se comprendre en référence à la « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理) mise en avant par Nishida Kitarô (1870-1945).

Pour commencer, définissons le sens qu’ont les termes écoumène et trajection pour la mésologie. [7] L’écoumène (au féminin, qui est celui d’oikoumenê comme de la maternalité de Gê, la Terre), c’est la relation du genre humain avec la Terre, autrement dit l’ensemble des milieux humains, dont chacun est la relation particulière d’une société avec le donné environnemental (l’Umgebung). Le milieu correspond à ce qu’Uexküll appelle Umwelt, et qu’il distingue catégoriquement de l’Umgebung, l’environnement. [8] Il est singulier, propre à une espèce ou à une société, tandis que l’environnement est universel, donné tel quel à tous. Et de même, à une autre échelle, l’écoumène est propre à l’humanité ; ce n’est pas la biosphère, qui est universelle. En effet, l’écoumène est éco-techno-symbolique, tandis que la biosphère est seulement écologique.

La trajection, quant à elle, est le processus évolutif dans lequel l’environnement est anthropisé par la technique et humanisé par le symbole, ce qui en fait un milieu humain, et où simultanément, par effet en retour, ce milieu conditionne l’humain lui-même pour indéfiniment l’humaniser davantage, et ainsi de suite. Sans conceptualiser la trajection comme telle, André Leroi-Gourhan (1911-1986) en a livré l’essence à propos de l’émergence d’Homo sapiens, dans une thèse qu’on peut résumer par la corrélation entre hominisation, anthropisation et humanisation (Leroi-Gourhan, 1964). Mutatis mutandis, à propos du vivant en général, le naturaliste Imanishi Kinji (1902-1992) a exprimé la même idée par une formule récurrente à travers son oeuvre, « subjectivation de l’environnement, environnementalisation du sujet » (kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の環境化). [9]

En somme, la réalité du milieu n’est ni proprement objective (car elle présuppose une interprétation) ni proprement subjective (car elle présuppose l’environnement). Elle est trajective.

Or ce processus, la trajection, est analogue à ce qui en logique est une prédication, dans laquelle, en l’occurrence, le donné environnemental (l’Umgebung) se trouve en position de sujet logique : c’est ce dont il s’agit, et qui est saisi en tant que quelque chose par les sens, par l’action, par la pensée et par la parole, ce qui en fait la réalité trajective d’un certain milieu.

Sachant par ailleurs que, dans l’histoire de la pensée européenne, la relation sujet / prédicat en logique correspond à la relation substance / accident en métaphysique, [10] voyons maintenant à quoi la trajectivité correspond en termes à la fois logiques et ontologiques. Le sujet comme la substance, c’est « ce qui gît dessous » (hupokeimenon, subjectum), le « se-tenir-dessous » (hupostasis, substantia). Le prédicat, c’est « ce qui est dit » (dicatum) « là-devant » (prae), c’est-à-dire devant le sujet, et l’accident, c’est « ce qui tombe » (cadere) « là-dessus » (ad), c’est-à-dire sur la substance. Ajoutons-y que, pour Nishida comme pour Aristote (Blanché et Dubucs, 1970), le sujet est substantiel (u 有) tandis que le prédicat est insubstantiel (mu 無), puis en outre que, pour Nishida, le monde est prédicatif – c’est un « monde-prédicat », jutsugo sekai 述語世界 (Nishida, 1926) –, et nous aurons les ingrédients principaux de l’hypothèse suivante : le litige entre Terre et Monde, dans L’Origine de l’oeuvre d’art, ce n’est autre que le rapport entre substance et accident, sujet et prédicat dans la trajection de la réalité en général, comme des réalités géographiques en particulier.

Voilà ce qu’il nous faut maintenant argumenter.

L’en-tant-que de la réalité

Si Nishida parvient à poser que le monde est prédicatif et insubstantiel, c’est dans une perspective dérivée du bouddhisme zen, laquelle ne nous concernera pas ici. Le monde, entendons-le plutôt comme en géographie, à savoir ce qui fait apparaître le donné terrestre comme ce complexe de ressources, de contraintes, de risques et d’agréments que les diverses sociétés humaines, au cours de l’histoire, agencent selon des configurations qui dépendent de leurs cultures respectives et ne sont donc pas universelles mais casuelles, contingentes. Cette contingence, c’est ce que l’école française de géographie – celle de Paul Vidal de la Blache (1845-1918) et de ses disciples – a mis en avant, dans ce que l’historien Lucien Febvre (1878-1956) a qualifié de possibilisme, à savoir l’idée que le donné environnemental serait-il le même, il sera utilisé différemment selon les sociétés (Febvre, 1922). Il n’y a donc pas déterminisme – l’environnement ne détermine pas les formes de civilisation –, mais bien possibilisme : la relation entre les deux termes est contingente. Elle n’est pas mécanique, elle est historique.

Poursuivant cette idée sous une autre forme, j’ai argumenté plus tard que l’objet de la géographie serait l’écoumène, c’est-à-dire « la Terre en tant qu’elle est humanisée », et que le propre du géographe serait donc de « poser la question de cet ‘‘ en-tant-que ’’, où le physique et le social ne valent qu’en relation l’un avec l’autre », générant ainsi des « prises, qui sont les ressources, contraintes, risques et agréments constitutifs de l’écoumène » (Berque, 1992 : 367-368) ; autrement dit, ce qui fait apparaître (phainein) la réalité géographique comme telle, dans un certain ordre (kosmos). C’est la cosmophanie de notre monde (kosmos). Lesdites prises étant trajectives, elles n’existent pas en soi. Par exemple (en schématisant à outrance), le pétrole n’est une ressource en tant que carburant que si vous avez inventé le moteur à explosion ; sinon, ce n’est qu’une donnée de la géologie – le donné brut de l’Umgebung qui, en soi, n’est pas une ressource et, à la limite, n’existe pas pour la société concernée. Le pétrole de l’Arctique, par exemple, pendant des millénaires, n’a pas existé pour les Inuit. En somme, il était là pour rien.

À l’époque, n’ayant pas encore lu Uexküll, je ne savais pas que j’allais retrouver chez lui la même idée quasi à la lettre près, mais à propos des animaux, et professée un demi-siècle plus tôt. Mon concept de « prise » m’avait plutôt été inspiré par celui d’affordance chez James Gibson (1904-1979). [11] Celui-ci, toutefois, ne parlait pas d’en-tant-que, et son propos n’invoquait pas la phénoménologie herméneutique, dont cependant, à travers Watsuji Tetsurō (1889-1960), j’avais découvert le lien avec la question de l’écoumène.

Dans son essai Fûdo, Watsuji introduit le concept de fûdosei 風土性, qu’il définit dès la première ligne comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機). L’expression kôzô keiki (moment structurel) traduit l’allemand Strukturmoment, notion familière à la philosophie germanique, en particulier chez Heidegger. Il s’agit ici du couplage dynamique des deux versants de l’être humain, l’individu (hito 人) et son milieu relationnel (aida 間), couplage qui produit l’humain dans son unité plénière (ningen 人間, terme courant au sens d’« être humain » mais qui, chez Watsuji, en arrive à prendre le sens particulier d’« entrelien humain »). Watsuji critique Heidegger pour avoir méconnu ce couplage, ce qui, en fin de compte, ferait du Dasein un simple hito et non pas un véritable ningen[12] Pour rendre ce Strukturmoment, j’ai donc traduit fûdosei par médiance, à partir du latin medietas, qui signifie « moitié ». L’humain dans sa plénitude est en effet composé de deux moitiés complémentaires et indissociables : l’individu et son milieu, lequel, s’agissant de l’écoumène, est éco-techno-symbolique.

Or, ce concept de médiance (le couplage individu / milieu), Watsuji l’accompagne de l’affirmation que le milieu (fûdo 風土) ne doit pas être confondu avec l’environnement naturel (shizen kankyô 自然環境). L’environnement est un objet (celui de la science écologique), alors que le milieu est vécu par un sujet, individuel ou collectif, dont la subjectité (shutaisei 主体性) se trouve donc être le présupposé de la médiance, ce « sol concret » (gutaiteki jiban 具体的地盤) de l’existence humaine, alors que l’environnement en a au contraire été abstrait en tant qu’objet de science.

Cette position de Watsuji diffère ainsi du point de vue scientifique. Elle se revendique de la phénoménologie herméneutique, mais le fait est pourtant qu’elle a probablement été inspirée à Watsuji par les sciences de la nature, en l’occurrence par la mésologie (Umweltlehre) d’Uexküll, dont il a sans doute entendu parler lors d’un séjour qu’il fit en Allemagne en 1927-1928. Il est difficile autrement de s’expliquer la parfaite homologie des principes qui fondent sa mésologie (fûdoron 風土論) tout comme celle d’Uexküll, la seule différence étant que la première ne porte que sur les milieux humains (l’écoumène) en particulier, tandis que la seconde porte sur les milieux vivants en général. Uexküll aussi, en effet, postule que l’animal n’est pas un objet mais un sujet – c’est un « mécanicien » (Maschinist), pas une machine – et que, pour cette raison, l’Umwelt ne doit pas être confondue avec l’Umgebung, cet environnement objet.

Il est vrai qu’Uexküll n’a pas créé de concept résumant ces principes, tel que celui de la médiance. En revanche, il a créé une riche terminologie qu’on peut rapprocher de l’en-tant-que écouménal, donc de la trajection et corrélativement de la médiance (laquelle, pour la mésologie, est l’état que produit le processus de la trajection). Uexküll montre en effet, par la méthode expérimentale des sciences modernes, que le donné environnemental n’existe jamais en soi pour l’animal concerné, mais toujours en tant que quelque chose de spécifique, propre à telle espèce et non aux autres. Ce quelque chose n’est donc jamais un objet – « un animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel » (1965 : 94) –, [13] mais un « porteur de signification » (Bedeutungsträger), un « rôle » (Rolle) que le sujet animal confère à tel ou tel trait de l’environnement, faisant exister ce dernier selon un certain « ton » (Ton). Par conséquent, selon l’espèce, les traits objectifs de l’environnement n’existent jamais selon le même rôle – la même réalité – dans le milieu animal. Ce sont des choses différentes. Par exemple, la même herbe existera en tant que nourriture (Esston) pour la vache, en tant qu’obstacle (Hinderniston) pour le scarabée, en tant que boisson (Trinkton) pour la larve de la cigale, etc.

À partir d’une même et identique Umgebung, ce « faire-exister-en-tant-que », soit la distribution des rôles dans le théâtre respectif des diverses Umwelten, Uexküll l’appelle « tonation » (Tönung). Cela n’est autre qu’une trajection, autrement dit une prédication du donné environnemental (qui est là en position de sujet logique S) en tant que le rôle (qui est là en position de prédicat P) que l’animal confère à ce donné. On peut résumer cela par une formule : la réalité r, c’est S en tant que P ; soit r = S / P ; principe valable pour toutes les réalités, entre autres pour les réalités géographiques. Toutefois, Uexküll n’étant pas spécialement logicien ni métaphysicien, il n’a pas développé sa mésologie en ce sens. Heidegger, en revanche, a bien saisi cet en-tant-que (als) comme un problème à la fois logique et ontologique.

De la Tönung uexküllienne au als heideggérien

Cette Tönung, qui est une trajection du point de vue écouménal, a si profondément inspiré Heidegger qu’il y a consacré une bonne partie de son séminaire de 1929-1930, dont le texte a été repris après sa mort sous le titre Les Concepts fondamentaux de la métaphysique (Die Grundbegriffe der Metaphysik, 1983). [14] Il est vrai que, par un subtil décalage, il y est question de Grundstimmung plutôt que de Ton et de Tönung, subtilité qui échappe néanmoins aux traductions françaises, où l’on parle dans les deux cas de « tonalité » (ici « fondamentale »). L’idée reste la même, sauf que Heidegger précise les choses. Par exemple, la démonstration uexküllienne selon laquelle

[t]oute la richesse du monde environnant la tique (die Zecke umgebende Welt) rétrécit (schnurrt zusammen) et se transforme en une image pauvre (ein ärmliches Gebilde), composée pour l’essentiel de seulement trois signes sensibles (Merkmalen) et trois signes agibles (Wirkmalen) : c’est son milieu (ihre Umwelt). La pauvreté (Ärmlichkeit) du milieu conditionne cependant la certitude de l’activité, et la certitude est plus importante que la richesse

Uexküll, 1934 : 29

se déploie chez Heidegger dans la thèse célèbre qui veut que la pierre soit « sans monde » (weltlos), l’animal « pauvre en monde » (weltarm), et l’homme « formateur de monde » (weltbildend) (Heidegger, 1983 : § 42). On ne manquera pas de remarquer du reste que, chez Uexküll, parler de « pauvreté » du monde de la tique est contradictoire, car ce n’est que par rapport à l’Umgebung (c’est-à-dire, l’Umwelt de notre science) que ce monde peut être jugé pauvre et réduit à une simple image. Du point de vue de la tique, en revanche, son Umwelt est tout aussi complète et réelle que Platon, de son point de vue d’humain, l’a jugé du kosmos (c’est-à-dire de son Umwelt) dans les dernières lignes du Timée, où il est dit que le kosmos est « très grand, très bon, très beau et très achevé » (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos). Heidegger quant à lui, d’un point de vue carrément anthropocentrique (et plus précisément logocentrique), verra « la pauvreté en monde comme privation de monde » (Weltarmut als Entbehren von Welt) (Heidegger, 1983 : § 46).

Là où Heidegger innove, c’est bien en considérant la chose d’un point de vue logique et ontologique. Commentant la proposition énonciative chez Aristote, il montre que celui-ci, en parlant de σύνθεσις ,

(…) veut dire ce que nous appelons la structure d’« en tant que ». C’est ce qu’il veut dire, sans vraiment s’avancer expressément dans la dimension de ce problème. La structure d’« en tant que », la perception par avance unifiante (vorgängige einheitbildende Vernehmen) de quelque chose en tant que quelque chose (etwas als etwas), est la condition de possibilité de la vérité ou de la fausseté du λόγος

Idem : 466

Cette « perception par avance unifiante », Heidegger l’assimile (Idem : § 69) à la prédication de a en tant que b, qui fait que « a est b ». C’est le « moment structurel de l’évidence » (Strukturmoment der Offenbarkeit) par laquelle les choses apparaissent en tant que quelque chose. C’est l’en-tant-que de l’étant en tant que tel (das Seiende als solches), en somme le qua du ens qua ens, le ᾗ du ὄν ᾗ ὄν.

Dans le propos de Heidegger, « cet ‘‘ en-tant-que ’’ fort élémentaire, c’est […] ce qui est refusé à l’animal » (Idem : 416). Ce propos est clairement logocentrique, et c’est là qu’il va diverger de celui d’Uexküll. En effet, pour Heidegger, tout en étant admis qu’un lézard n’est pas une simple matière, à la différence de la roche sur laquelle il se chauffe au soleil :

Quand nous disons que le lézard est allongé sur la roche, nous devrions biffer le mot ‘‘ roche ’’, pour indiquer que cela sur quoi il gît lui est certes connu de quelque façon, mais pas en tant que roche (nicht als Felsplatte). La biffure ne signifie pas seulement : quelque chose d’autre et saisi en tant qu’autre chose, mais encore tout à fait inaccessible en tant qu’étant (uberhaupt nicht als Seiendes zugänglich)

Idem : 291-292

Ainsi, l’animal est « forclos de l’évidence de l’étant » (ausgeschlossen aus der Offenbarkeit vom Seiendem) (Idem : 358), laquelle est indissociable du dire et de l’agir humains, qui médiatisent spécifiquement le donné environnemental (on se rappellera ici le possibilisme vidalien, voire le libre arbitre augustinien). L’animal, lui, est incapable de se distancier de son milieu, car il est « empris » (benommen) dans l’emprise même qu’il a dessus, et qu’ainsi, son comportement (Benehmen) lui est impulsivement dicté par son milieu. [15]

Dans le manque de recul de cette « emprise » (Benommenheit), il ne peut y avoir à proprement parler d’ouverture de monde ; il y a seulement ce que Heidegger appelle « l’être-ouvert dans l’emprise » (das Offensein in der Benommenheit). Pour en revenir à Uexküll, cela correspond à ce qu’il appelle Umwelt (milieu), et que Heidegger tient à distinguer de Welt, le monde proprement dit, lequel en somme ne peut véritablement s’ouvrir, donc l’étant n’être en tant que tel, que par la grâce des systèmes symboliques (le dire) et des systèmes techniques (l’agir) propres à l’humanité.

Les Grundbegriffe en arrivent ainsi à la thèse – fort analogue à l’émergence de l’écoumène à partir de la biosphère – de « la formation de monde en tant que ce qui se passe fondamentalement dans le Dasein » (Weltbildung als Grundgeschehen im Dasein) et de « l’essence en tant que règne du monde » (das Wesen als das Walten der Welt). Et, cette fois, pour en revenir à l’idée nishidienne que le monde est prédicatif, cela signifie que, dans ce qui est pour nous la réalité (r = S / P), l’essence des choses nous est dictée par le prédicat, autrement dit par la manière P que nous avons de saisir S – le donné brut de l’environnement, c’est-à-dire l’en-soi de l’Umgebung terrestre.

Il est temps à présent d’en venir plus directement à L’Origine de l’oeuvre d’art.

De l’en-tant-que écouménal à l’Ursprung de l’oeuvre d’art

Si « origine » traduit bien Ursprung, le français n’évoque pas l’image qu’exprime ici l’allemand, à savoir le jaillissement (Sprung) premier (ur) de quelque chose qui va exister – ek-sister en jaillissant hors de quelque chose d’autre. Pour aller directement à la conclusion que je voudrais tirer ici, c’est la naissance de la réalité (S / P) à partir de la Terre (S), par l’effet de l’en-tant-que mondain (P) mis en oeuvre par l’art. C’est la Terre saisie en tant que monde, et l’oeuvre de l’art est dans cet en-tant-que.

Est-ce bien là ce que Heidegger veut dire ? Certes, l’obscurité voulue de son texte permettrait d’en discuter à l’infini, mais ce que nous venons de voir (§1-§3) oblige néanmoins à cadrer la chose dans un certain sens. L’auteur qui s’exprime dans L’Origine de l’oeuvre d’art n’est pas un autre homme que celui qui, cinq ans auparavant, a écrit les Grundbegriffe, et il n’est pas sorti, comme par mutation, de la Grundstimmung qu’il y professe ; il n’a pas changé de sol (Grund). En outre, il ne s’agit pas là que de présomptions, et il ne s’agit pas du seul Heidegger. Alors, quand celui-ci écrit les lignes hiératiques

Debout sur le roc, l’oeuvre qu’est le temple ouvre un monde et, en retour, l’établit sur la [T]erre, qui, alors seulement, fait apparition comme le sol natal (heimatlicher Grund). Car jamais les hommes et les animaux, les hommes et les choses ne sont donnés et connus en tant qu’objets invariables […]. C’est le temple qui, par son instance (Dastehen), donne aux choses leur visage, et aux hommes la vue sur eux-mêmes

Heidegger, 1962 : 45

il faut se souvenir que, avant lui, Uexküll avait déjà montré qu’« un animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel » (1965 : 94) parce que ce n’est pas avec les objets abstraits de l’Umgebung qu’il est en relation, mais avec les choses concrètes de sa propre Umwelt.

Or, ces choses-là sont « concrètes » de par leur croître-ensemble – leur cum-crescere, d’où concretus – avec ce que Platon eût appelé la genesis de l’animal lui-même dans le monde sensible, c’est-à-dire, en l’occurrence, dans ce milieu-là. Dans la réalité concrète de l’Umwelt (soit r = S / P), en effet, les êtres et les choses vont ensemble, parce que la vie des êtres saisit les choses en tant que quelque chose qui est en adéquation trajective avec leur être même, donc leur propre saisie de soi.

Certes, ce n’est pas là le vocabulaire d’Uexküll, mais c’est ce que celui-ci montre en parlant de « contrepoint comme motif de la morphogenèse » (Kontrapunkt als Motiv der Formbildung) (Idem : 45) dans le monde vivant, et lorsqu’il pose que

[l]a règle technique fondamentale qui s’exprime dans la floralité (Blumenhaftigkeit[16] de l’abeille et dans l’apicité (Bienenhaftigkeit) de la fleur, nous pouvons l’appliquer aux autres exemples cités. Assurément, la toile d’araignée se conforme muscalement, [17] parce que l’araignée elle-même est muscale. Être muscale signifie que l’araignée, dans sa constitution, a incorporé certains éléments de la mouche. Non pas à partir d’une mouche déterminée, mais à partir de l’archétype (Urbild) de la mouche. Mieux dit, la muscalité de l’araignée signifie qu’elle a incorporé, dans sa composition corporelle, certains motifs de la mélodie muscale (Fliegenmelodie)

Uexküll, 1934 : 145[18]

C’est qu’en effet, pour Uexküll, la « technique de la nature » (die Naturtechnik) fonctionne comme une symphonie dont les divers éléments sont dans des « rapports contrapuntiques » (kontrapunktischen Beziehungen) (Idem : 142). En se formant, chacun forme les autres. C’est dire que l’en-tant-que dont ressort un milieu, à partir de l’environnement, modifie l’environnement lui-même. En somme, il exerce une fonction non seulement cosmogénétique, mais ontogénétique.

Or, dans un monde humain, c’est l’oeuvre humaine qui exerce cette fonction, mais spécialement par la technique et par le symbole, l’agir et le dire. C’est donc en l’occurrence, dans l’exemple choisi par Heidegger, le temple qui fait exister les choses alentour en tant que ce qu’elles sont :

Sur le roc, le temple repose sa constance. Ce ‘‘ reposer sur ’’ fait ressortir l’obscur de son support brut et qui pourtant n’est là pour rien. Dans sa constance, l’oeuvre bâtie tient tête à la tempête passant au-dessus d’elle, démontrant ainsi la tempête elle-même dans toute sa violence. L’éclat et la lumière de sa pierre, qu’apparemment elle ne tient que de la grâce du soleil, font ressortir la clarté du jour, l’immensité du ciel, les ténèbres de la nuit

Heidegger, 1962 : 44

Et que veut dire ce mystérieux « et qui pourtant n’est là pour rien » ? [19] Il s’éclaire si l’on se rappelle qu’Uexküll a montré que ce qui, dans l’Umgebung, ne relève pas de l’Umwelt d’un certain animal, n’existe pas pour celui-ci. Pour l’animal, ce qui existe, ce n’est que ce qui entre dans le « cercle fonctionnel » (Funktionskreis) entre son « monde agible » (Wirkwelt) et son « monde sensible » (Merkwelt) (Uexküll, 1934 : 27), car « autant de performances (Leistungen) un animal est capable d’accomplir, autant d’objets (Gegenstände) il est capable de distinguer dans son milieu » (Idem : 68) ; mais quant au reste du donné environnemental, il n’en a cure, et c’est littéralement là pour rien. Tout comme, naguère, le pétrole pour les Inuit.

Ce support brut qui est là pour rien – soit ce qui, dans l’Umgebung, n’est pas découvert, ouvert en tant que quelque chose –, c’est le gisant-dessous (hupokeimenon) qui reste confit dans son en-soi de sujet (S), identique à soi-même et inaccessible tant qu’il n’est pas prédiqué en un certain monde (P). Mais même ce qui, en tant qu’un certain prédicat (P), est découvert et devient réalité (S / P) ne cesse pas pour autant d’exister en soi (S). Cette matière première qui, à la fois, se donne en tant que monde et se retire en soi, autrement dit,

[c]e vers où l’oeuvre se retire, et ce qu’elle fait ressortir par ce retrait, nous l’avons nommé la Terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommend-Bergende). La Terre est l’afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien. Sur la Terre et en elle, l’homme historial fonde son séjour dans le monde. Installant un monde, l’oeuvre fait venir la Terre (Indem das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die Erde her). Ce faire-venir doit être pensé en un sens rigoureux. L’oeuvre porte et maintient la Terre elle-même dans l’ouvert d’un monde. L’oeuvre libère la Terre pour qu’elle soit une terre

Heidegger, 1962 : 49-50[20]

De quoi donc l’en-tant-que (l’oeuvre) libérerait-il la Terre ? Du carcan de son identité de S, pour en faire la réalité d’une véritable terre (S / P), c’est-à-dire la faire venir (la pro-duire : herstellen) en tant qu’un certain monde (P). Heidegger dit certes que « ce faire-venir doit être pensé en un sens rigoureux » (das Herstellen ist hier im strengen Sinne des Worts zu denken), mais il eût failli à son destin de « mage de la Forêt Noire » [21] s’il avait clarifié ledit sens, en le rapprochant du als dont parlaient naguère explicitement ses Grundbegriffe, à savoir l’assomption de S en tant que P, qui produit (stellt her) la réalité S / P.

Ce qui est explicite en revanche, c’est que, pour Heidegger, cette assomption est le dévoilement (ἀ-λήθεια) de la vérité (ἀλήθεια), à partir de l’obscurité de son support brut (la Terre). Cette opération, c’est bien celle où S, découvert et déployé en tant que P, devient S / P, c’est-à-dire réalité. Mais elle n’est pas simple, car

[l]’être à découvert de l’étant, ce n’est jamais un état qui serait déjà là, mais toujours un avènement. Être à découvert (vérité) est aussi peu une qualité des choses – au sens de l’étant – qu’il n’est une qualité des énoncés. […] Il appartient à l’essence de la vérité comme être à découvert de se suspendre sur le mode de la double réserve. La vérité est, en son essence, non-vérité

Idem : 59

Que la vérité serait non-vérité, voilà qui fait remarquablement zen ; mais il est clair que, dans la mesure où elle est l’en-tant-que de l’ἀ-λήθεια, la vérité n’est ni l’en-soi de S, ni le pour-soi de P (ce en tant que quoi S existe – ek-siste, ur-springt [prime-jaillit] – aux yeux d’un certain être). « Sur le mode de la double réserve » (in der Weise des zwiefachen Verbergens) (Heidegger, 1977 : 41), [22] elle n’est ni l’un ni l’autre, ni S ni P mais, entre les deux, S en tant que P – et relève donc d’une méso-logique qui n’est ni la logique de l’identité du sujet (celle d’Aristote, qui a fondé le rationalisme scientifique sur l’absolutisation de S), [23] ni la logique de l’identité du prédicat (celle de Nishida, jutsugo no ronri 述語の論理, qui est d’essence religieuse par son absolutisation de P) (Berque, 2002a ; 2002b ; 2013a ; 2013b ; 2014a). [24] Autrement dit, elle advient justement dans le « litige » (Streit) entre la Terre (S) et le monde (P).

Alors, la vérité en question relèverait-elle de l’art plutôt que de la science ? C’est ce que nous dit Heidegger, pour qui « [l]’institution de la vérité dans l’oeuvre, c’est la production d’un étant qui n’était point auparavant et n’adviendra jamais plus par la suite. […] La vérité s’institue dans l’oeuvre. La vérité ne déploie son être que comme combat entre éclaircie et réserve, dans l’adversité du monde et de la Terre » (Heidegger, 1962 : 69-70), [25] tandis que « [l]a science, au contraire, n’est pas un avènement inaugural de la vérité, mais toujours l’exploitation d’une région du vrai déjà ouverte » (Idem : 69), ce qui mène Heidegger à cette conclusion : « L’essence de l’art, c’est le Poème. L’essence du Poème, c’est l’instauration de la vérité » (Idem : 84).

Or, du point de vue mésologique, l’assomption de S en tant que P, c’est la réalité (r = S / P) plutôt que la vérité, laquelle en principe est l’adéquation de P à S. Cela, du moins, c’est la vérité au sens de la science – mais ce sens est idéal et abstrait, car le fait même d’atteindre S est le prédiquer en tant que P, autrement dit, concrètement, le faire exister en tant que quelque chose, donc, en fait, découvrir une nouvelle réalité (S / P) (d’Espagnat, 1979 / 2015 ; 1994 ; 2002). En fin de compte, les deux vérités se rejoindraient donc à mi-chemin dans une démarche inverse car, alors que le poème (l’art) libère la Terre de son identité à soi pour l’ouvrir en de nouveaux mondes, la science dissèque le monde pour retrouver la Terre. Et ainsi donc advient, dans un litige indéfiniment recommencé, en ourobore ou plutôt en spirale, mouvante et toujours nouvelle, la réalité des milieux humains. Cela n’est autre effectivement que la vérité, laquelle, concrètement sinon dans l’abstrait, n’est ni S ni P, mais S en tant que P : la mise en ordre (kosmos) de la Terre en tant qu’un certain monde (kosmos). En somme, la cosmophanie de la Terre, dans cette trajection par les sens, l’action, la pensée et la parole.

Dans leur principe ontologique, tel est le dévoilement, telle est la cosmophanie des réalités géographiques. D’ailleurs, c’est bien là au fond ce que montre aussi un physicien comme Bernard d’Espagnat quand il parle de « réel voilé » – expression quasi heideggérienne, et en tout cas mésologique, puisque le « réel », c’est S, qui est toujours « voilé » en tant que P lorsqu’il devient réalité (S / P ) ; hormis que la démarche de la science est bien l’inverse de celle de l’art puisque, là où Heidegger parle de dévoilement (ἀ-λήθεια), d’Espagnat parle de voilement !