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Introduction

La participation à la gestion des affaires publiques, au Bénin, est une ancienne valeur fondée sur une représentation du roi Ghézo (1818-1858) qui assimilait l’unité de son royaume à une jarre parée de trous que chacun était invité à boucher de ses doigts afin d’y conserver l’eau (Glèlè-Ahanhanzo, 1974 : 118). Cette allégorie traduit à la fois la fragilité d’un processus, la nécessaire implication de chacun et surtout la force de la décision quand elle répond à un objectif commun et partagé. Elle met aussi en évidence les valeurs collectives à considérer dans la prise de décision, les modes de participation et de gestion propres aux sociétés traditionnelles, une diversité d’approches, mal connues, qui fonctionnent informellement pour le grand nombre, mais ne sont pas prises en compte dans les modes de prise de décision enchâssés dans la réglementation moderne. Dans cette dynamique, la participation est « l’implication et / ou l’initiative d’une personne intéressée de prendre part à une action et d’y avoir son mot à dire de manière à ajouter sa part de plume à l’ensemble des contributions, dans un processus ouvert et impliquant toutes les catégories d’acteurs » (Lanmafankpotin, 2014 : 251).

En matière de gestion moderne, la participation désigne tout mécanisme de mise ensemble ou d’association des acteurs institutionnels ou individuels, publics ou privés du territoire en vue de rechercher l’information sur un projet qui les concerne et d’exprimer leur opinion. Elle est ainsi vue directement à travers le prisme des dispositifs. La littérature abonde pour démontrer, par exemple, le rôle pionnier de Porto Alegre dans le développement de la démocratie participative. L’apport des structures traditionnelles africaines dans le développement des politiques participatives actuelles et le renouvellement des procédures et dispositifs participatifs est moins connu. Les différentes formes de négociation hors des cadres administratifs formels sont l’objet de peu d’attention (Legros, 2008).

Modernes ou traditionnels, les dispositifs visent l’amélioration de l’efficacité de la gouvernance par l’association du citoyen à la prise de décision et par l’acquisition de l’onction populaire à l’action publique. Dans le passé, le Bénin – alors Dahomey – était organisé en deux ensembles politiques formalisés autour des XVIe et XVIIe siècles et épanouis les deux siècles suivants : l’un acéphale de type égalitaire et segmentaire n’ayant survécu jusqu’à aujourd’hui que dans une petite communauté, l’autre monarchique et hiérarchisé, donnée politique majeure dans l’histoire précoloniale, occupant la majeure partie du territoire national (Desanti, 1945 ; Iroko, 1997).

Tenant compte de ces deux ensembles politiques, nous avons étudié les réalités participatives dans quatre unités territoriales représentatives de la diversité béninoise : Abomey, Kétou, Nikki et Sètrah. Liant tradition et modernité, les microsociétés qu’elles abritent sont localisées à différentes frontières béninoises. Nous avons mené l’enquête d’octobre à décembre 2010 et de septembre à décembre 2011. C’est par des entretiens semi-dirigés (Peña et Sanguin, 1986 : 86) et des observations (Peretz, 1998 : 14, 26) que nous avons cherché à saisir les dynamiques participatives en contexte, les « situations relatives, les flux d’échanges, les jeux de forces et des rapports de causalité » (Bavoux, 2010 : 19). Nous avons donc eu recours à des sources orales, à partir des vrais détenteurs (ou perçus et traités comme tels) de la tradition.

La principale limite de la recherche est probablement qu’elle est basée en grande partie sur des données empiriques, elles-mêmes issues d’une collecte sollicitant essentiellement la mémoire des personnes. Et par cette caractéristique même, elle n’a pas pu être exhaustive de la richesse des modèles existants dans les cultures du Bénin. Elle a pu être altérée aussi par les lacunes inhérentes à toutes conditions de l’oralité. Beaucoup de faits rapportés ne peuvent donc être attestés par aucune source écrite, surtout que les questions de démocratie participative et délibérative, plus spécifiquement celles relatives aux modèles de participation au processus décisionnel, n’ont jamais été abordées du point de vue où elles le sont dans cette recherche. Le chantier ainsi ouvert reste à améliorer. Cependant, nul doute que, « parmi les peuples non islamisés de l’Afrique noire, les Fon d’Abomey [et par extension les autres communautés sous étude] sont probablement ceux chez qui la tradition orale présente la plus grande valeur historique » (Cornevin, 1962 : 68). Scott (2013) reconnaît d’ailleurs qu’elle est dans son essence, à certains égards, plus démocratique qu’une tradition écrite en ceci que l’oralité produit presque naturellement de la délibération.

Dans cet article, nous élaborons un premier répertoire de modèles endogènes de participation, au Bénin, et en proposons la restitution analytique, accompagnée de schémas. Ensuite, nous caractérisons et documentons ces modèles. Nous examinons deux des modèles les plus représentatifs d’une démocratie légitime à travers leurs réalités participatives et discutons de la perspective ancrée de la participation avec le sacré comme élément structurant de la décision collective. Dans notre démarche, nous utilisons délibérément les concepts de gouvernance et de démocratie pour aider notre compréhension, en déployant leur force intellectuelle. Les sociétés précoloniales auxquelles nous appliquons ces concepts ont leurs types d’organisation politique, sociale et domestique ainsi que des modes d’administration et de gestion de leurs ensembles organisés. Sans chercher à établir des régularités permanentes, il y a bien une gouvernance pour organiser et rendre intelligible la cohérence d’ensemble de ces sociétés que nous relevons à travers les cas étudiés et leurs typicalités. La ligne analytique adoptée est celle, prudente, qui fait des constructions et des études typologiques et analogiques parce qu’il s’agit de sociétés petites et réduites.

Approfondissement conceptuel – Stratégies institutionnelles de participation et décision

Les premières formulations conceptuelles de la démocratie participative sont apparues aux États-Unis dans les années 1960. En France, cette forme de démocratie a été promue par les courants de la gauche non communiste, dès 1962, comme instrument de contestation dans les « luttes urbaines » (Blondiaux, 2008). La participation n’est apparue dans le droit positif béninois qu’à la fin des années 1990 comme l’une des innovations fondamentales du mouvement de démocratisation des structures publiques, pour laquelle le Bénin est pionnier en Afrique subsaharienne.

Les modes de participation à la décision diffèrent selon les systèmes. Pour Ki-Zerbo (2003), les décisions dans les sociétés africaines précoloniales se prenaient par « consensus », dans une démarche inclusive et ouverte (Ntimama, 1997 : 26). L’essence de cette démarche est la délibération palabrique. « La palabre, au-delà des dispositifs formels de représentation, vise à créer une situation de représentation substantielle, privilégiant les contenus, dans laquelle les arguments de chaque citoyen sont intégrés à la délibération » (Van Hensbroek, 2011 : 657). Cela fait dire à Senghor (1980 : 201) que « la démocratie existait en Afrique, avec débat, c’est-à-dire confrontation des idées ». Les différentes composantes du peuple étaient associées à l’exercice des fonctions dans des arènes qui remontent les préoccupations et avis aux citoyens, dont l’adhésion et l’approbation étaient requises pour éclairer les décisions importantes. À Abomey, par exemple, l’allégeance se fait au trône et non au souverain qui, même désigné dans une famille, doit être approuvé par le conseil des anciens, lui-même coopté par quartier et les différentes ethnies composant la nation, et ensuite présenté au peuple pour recevoir l’onction de la légitimité. Rosanvallon (2008 : 9-11), parlant de cette loi de la majorité dans un contexte européen, soutient que « l’onction populaire des gouvernants est la principale caractéristique d’un régime démocratique » puisque l’une des fictions fondatrices de la démocratie veut qu’« est démocratique, au sens le plus large du terme, ce qui exprime la généralité sociale ». Aliana (2015 : 2-3) qualifie la palabre africaine comme étant le lieu par excellence du débat politique susceptible de définir les conditions de possibilité et de faisabilité de la démocratie délibérative. Par elle, la société traditionnelle avait le privilège d’interroger ses référents, de prendre du recul et d’entrer en dialogue ininterrompu avec elle-même. Se fondant sur l’approche par les capabilités d’Amartya Sen, Aliana montre que la palabre peut conduire à la démocratie délibérative par la liberté réelle de chaque membre de la communauté et par le moyen qui lui est offert d’exprimer son point de vue et de se faire entendre dans le cadre d’une discussion publique et ouverte à tous. Pour lui, cela se fait dans le respect des trois exigences de l’accès à la délibération publique : les conditions d’égalité, le caractère public et impartial de la délibération, ainsi que la liberté d’expression. En cela, la palabre reste pertinente et actuelle dans la mise en chantier d’une gouvernance démocratique.

Les valeurs de liberté, de solidarité et de justice équitable, repères des pratiques démocratiques de l’Afrique précoloniale (Hofmeister, 1997 :15), sont fondées sur le respect des droits humains, la participation, la délibération publique et la reddition de compte, cristallisés dans les stratégies institutionnelles de participation.(figure 1). L’équité des rôles socialement définis est garantie par le chef, qui se sert de ses prérogatives pour contrebalancer la tendance de certains à privilégier leur propre intérêt au détriment de l’intérêt général (Assimeng, 1997 : 162). Dans les monarchies, les stratégies institutionnelles de participation constituent des instances d’équilibre des pouvoirs et de gestion consensuelle qui fonctionnent par regroupement ad hoc, réunion publique de consultation, conseil par palier et cooptation par composante de la nation. Dans le système acéphale, les formes non stratifiées d’expression mobilisent les acteurs dans des séances publiques de discussion, des assemblées délibérantes et des recours circonstanciés (Lanmafankpotin et André, 2015 : 426).

Figure 1

Instances de gouvernance traditionnelle du pouvoir

Instances de gouvernance traditionnelle du pouvoir
Source : Lanmafankpotin, 2014: 29

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Dans cette forme d’organisation politique acéphale et égalitaire, Clastres (1962 : 53-54) retient comme trait pertinent l’absence de stratification sociale et d’autorité du pouvoir. La fonction politique se déploie selon un lien déterminé par le rapport singulier qu’entretiennent ces sociétés et leur pouvoir, un rapport fondé sur le consensus omnium et non sur la contrainte. Dans cette perspective, le chef voit à modérer le groupe et à maintenir la paix et l’harmonie en son sein. Il agit en tant qu’arbitre, cherchant la réconciliation en se fiant aux seules vertus de son prestige, de son équité et de sa parole. Comme à Montaña de la Flor, chez la dernière communauté Jicaques subsistant dans le Honduras central (Chapman, 1962), les chefs [1]Boufalé de Sètrah ont entre autres responsabilités de trancher les différends, de fixer les peines des personnes coupables de délits et de régir la participation.

Sont également caractéristiques de ces sociétés égalitaires, l’autonomie et la dignité de peuples épris de liberté, ainsi que la considération de leurs territoires comme refuges pour échapper à l’emprise de l’État central. Pour Banégas, Brisset-Foucault et Cutolo (2013 : 35-36), ces sociétés égalitaires se retrouvent aussi dans l’Ouest et dans le Sud-Ouest du Burkina Faso, dans le Nord-Ouest du Bénin dominé par la chaîne de l’Atakora, au Sénégal et au Mali. En ce sens, d’aucuns pourraient faire un rapprochement entre les Boufalé du Bénin (Iroko, 1984), dont la migration et l’occupation spatiale étaient plutôt liées à la recherche de terres fertiles, et les peuples sans État d’Asie du Sud-Est décrits par Scott (2013) dans Zomia ou l’art de ne pas être gouverné. De même, sans être égalitaires, les sociétés dynastiques Mahi de Savalou dans les collines au centre du Bénin, pourtant très hiérarchisées, et les civilisations d’eau Toffins situées aux confluences de plusieurs cours d’eaux continentales du sud du Bénin seraient aussi des Zomias, en ce sens que leurs territoires constituent des zones refuge face à l’oppression et à l’asservissement imposés par le royaume fon d’Abomey. Car comme les Malais (gitans de la mer) évoqués par Scott, qui échappaient aux trafiquants d’esclaves et aux premiers États de l’Asie du Sud-Est, les Mahi avaient des relations de voisinage compliquées et les Toffins [2] échappaient à l’État esclavagiste d’Abomey. Mais le refus collectif d’un joug « étranger » peut, de notre point de vue, être difficilement assimilé à une organisation sociale établie, de même qu’il n’y a pas de déterminisme géographique qui expliquerait des pratiques particulières et des modes d’existence, notamment de participation, comme Scott (2013 : 23) le laissait entendre. L’initiative revient plutôt aux sociétés qui s’offrent des possibilités multiples de réponses aux données du milieu (Pinchemel, 1988 : 25; Bailly, 2005 : 41).

Avec les sociétés de la vaste région montagneuse des pays de l’Asie du Sud-Est, que le terme Zomia exprime, les microsociétés égalitaires béninoises partagent, à certains égards, l’éloignement volontaire dans des zones refuge et l’appartenance à des minorités d’une grande diversité ethnique et linguistique avec leurs écritures géographiques propres, faites de marques imposées sur leurs territoires et de relations complexes entretenues avec leurs semblables. Comme l’essentiel des écritures, elles ne sont pas neutres et constituent les « messages » culturels des sociétés et de leurs civilisations, qu’elles soient disparues, archaïques ou contemporaines (Pinchemel, 1988 : 16). En effet, l’une des particularités des territoires du Bénin est l’hétérogénéité de cultures et de langues. Celles-ci constituent des discontinuités [3] fondamentales (Claval (2002 : 84) définies par Di Méo et Veyret (2002 : 5) comme une rupture nette, parfois brutale, affectant l’espace et permettant de mettre en évidence des formes géographiques plus ou moins stables. Les discontinuités spatiales, tant fonctionnelles que symboliques, se bâtissent sur les schèmes sociaux que sont la culture de chaque société et les tensions qu’elle génère en son sein, les ressources de ses membres et leurs modes de répartition qui produisent des collections de structures et d’artefacts. Ces discontinuités expliquent en partie à notre avis l’absence, dans certaines parties du Bénin, d’organisations politiques fortement constituées.

Les cultures africaines portent un riche héritage de valeurs démocratiques et d’institutions assurant une large participation et une délibération collective. Elles sont basées sur une vieille sagesse du règlement pacifique des conflits, de l’aménagement, au côté des décisionnels, de corps de conseillers spéciaux pour tempérer l’absolutisme et les risques de dérives. Elles sont aussi basées sur la responsabilité sacrée des chefs traditionnels, incarnations et symboles d’ordre et d’harmonie soumis à un code éthique, une responsabilité établie dans le rituel magicoreligieux de leur intronisation (Ba Konaré, 2008 : 315, 318). Ce dernier aspect fait du sacré, la trame de toute la gouvernance traditionnelle qui se perpétue dans le temps, même au XXIe siècle.

Deux réalités participatives du Bénin précolonial : monarchique et acéphale

L’organisation sociale dans les monarchies dahoméennes, quoique pyramidale, obéit à des règles d’équilibre des pouvoirs et d’équité dans les décisions. Elle oblige les rois et les chefs à considérer, sur un problème en débat et selon les règles coutumières, l’opinion qui se dégage de l’analyse de la situation faite par la cour dont les membres sont censés représenter le peuple, tous choisis selon un mode qui garantit la représentation et l’expression des préoccupations de l’ensemble des couches de la population (Iroko, 1997 : 113 ; Glèlè-Ahanhanzo, 1974 : 176). Les anciens se réunissent pour régler et coordonner la façon dont la cité devrait être gouvernée, voter des lois, émettre des communiqués pour informer des nouvelles règles, rendre une justice publique et punir tout contrevenant et tout comportement déviant. Ils entretiennent la cohésion sociale et bannissent du territoire tout insoumis. Les stratégies institutionnelles de participation diffèrent en fonction du rayonnement des milieux et de l’ingéniosité de leurs acteurs. Aruzuma, Atunşe, Hon-Togbassa-Dadagbassa-Togbésso sont quelques-uns des dispositifs explorés (Lanmafankpotin et André, 2015).

L’organisation sociale des structures acéphales est plus lâche, avec des formes avancées d’expression démocratique. Sociétés non stratifiées, sans cour, sans pouvoir central et sans État (Iroko, 1997 : 117), les rangs [4] y sont considérés comme des administrations collectives où chacun joue un rôle spécifique dans la vie publique, conféré par rite initiatique (Oyugi, 1995 : 99). Chaque rang est pris en charge par les membres du groupe âgé titulaire pour assurer à la fois une accession réussie au rang supérieur et la continuité des pratiques. Les décisions du collège des sages sont portées par le plus âgé, qui les formalise et les rend publiques. La disposition des personnes dans l’espace d’accueil du débat établit de fait les préséances et structure le déroulement du Daŋnou. Au début des années 1960, en parlant des sociétés autochtones d’Amérique, Clastres (1962 : 52) soulignait également que des types de sociétés à l’organisation politique différente se distinguaient essentiellement par le sens de la démocratie et la recherche de l’égalité.

À ces ensembles sociopolitiques correspondent différentes stratégies institutionnelles et réalités participatives (Lanmafankpotin et André, 2015), qui existent toujours dans un pays (figure 2) figurant parmi les pays pauvres très endettés (PPTE), et disposant d’un système démocratique moderne à alternance depuis 1990 avec un État garantissant les droits humains fondamentaux, les libertés publiques, la dignité de la personne et la justice. Le profil synthétique du fonctionnement des systèmes de gouvernance locale de ces microsociétés est présenté au tableau 1.

Figure 2

Carte de localisation des site-témoins

Carte de localisation des site-témoins
Source : M. Badarou, Février 2012 : Carte réalisée dans le cadre de ce projet de recherche et actualisée en 2016 par Marc Girard

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Tableau 1

Synthèse des caractéristiques des microsociétés du Bénin

Synthèse des caractéristiques des microsociétés du Bénin

* Cela peut paraître paradoxal d’utiliser des vocables modernes comme ministres, secrétaires du palais pour caractériser des fonctions anciennes ou le statut social dans le mode de gouvernance traditionnel. Loin d’une simple transposition vers une organisation d’administration étatique occidentale, ces charges expriment l’esprit des fonctions officielles occupées et se fondent sur l’analyse des cas spécifiques présentés dans l’article.

Source : Lanmafankpotin, 2014 : 35

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Aruzuma de Nikki

Aruzuma désigne « vendredi » en bariba et réunit reine-mère, ministres, princes et dignitaires autour du roi. Vendredi était le seul jour consacré à l’activité politique du souverain de Nikki, qui recevait alors les visiteurs, rendait justice et discutait des problèmes du royaume avec ses ministres (Cornevin, 1962 : 164). À la fois mémoire et contre-pouvoir, les sages situent la décision royale par rapport aux références historiques. « En conseil, ils peuvent s’opposer à la décision du Roi si elle n’est pas juste » (LS-E12, Nikki, 30.09.2011). [5]

Comme institution sociale à principes de gestion faits de tabous et d’interdits, il s’agit d’une assemblée politique ouverte au public où ont lieu le rituel d’offrande aux esprits des rois défunts, le cérémonial de salutation et le conseil hebdomadaire : « C’est l’occasion d’aller remercier le Roi et de régler les conflits dont la cour est saisie » (OTI-E7, Nikki, 28.09.2011). Encore de nos jours, ce conseil de la cour est l’instance suprême où se font les grands débats et se prennent les décisions liées à la vie quotidienne du royaume et du palais. Il est présidé par Sina Dunwiru, le premier ministre, qui introduit et clôture la séance. Le roi y assiste, communique son opinion à voix basse au premier ministre qui la transmet aux membres du conseil. Son organisation va de la mise à l’agenda à la rencontre décisionnelle.

Il y a des rencontres préparatoires au Aruzuma pour la mise à l’agenda des sujets à examiner. Le jour de l’assemblée, les princes régents de Nikki prennent les décisions, la cola est distribuée et la réunion se tient

GK-E5, Nikki, 27.09.2011

Aruzuma est structuré en quatre phases (figure 3) :

  • La préparation, durant laquelle des émissaires du roi recueillent des problèmes à discuter, en rendent compte au premier ministre et aident à l’établissement de l’agenda ;

  • Le rituel, constitué de salutations et d’hommages, d’un défilé de la cour devant le souverain où chaque corps de représentants offre une gestuelle évocatrice de situations et d’épisodes de la vie du royaume. Elle est complétée par la mise en place de la cour et la litanie des souverains faite par les griots ;

  • La décision, ouverte au public, où se tiennent le conseil et la délibération et qui finit par la prière conclusive. Le conseil s’ouvre en une assemblée où les problèmes sont discutés et résolus. Le citoyen qui y assiste peut intervenir pour éclairer le débat ;

  • La diffusion de la décision par l’enregistrement et le partage du compte rendu préparé à huis clos par le souverain et sa cour sur la radio communautaire Su Ti Dera.

Figure 3

Processus décisionnel monarchique en milieu bariba, l’Aruzuma de Nikki

Processus décisionnel monarchique en milieu bariba, l’Aruzuma de Nikki
Source : Lanmafankpotin, 2014: 184

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Atunşe de Kétou

Ce modèle de résolution des conflits à l’amiable et de prise de décision se déploie avec les ministres, qui y sont les justiciers, et les sages, les gardiens des valeurs et normes. Dans certaines circonstances, on a recours aux ancêtres à travers le Fâ. Le roi ne participe pas aux discussions. Lors des séances, tenues les lundis et jeudis, les protagonistes sont convoqués par citation royale payée de 1000 francs CFA (2 $). En présence des ministres et des parties, Atunşe est amorcé par le secrétaire du palais, qui présente l’ordre du jour. Le premier ministre, Araba Alaketu, écoute les protagonistes, et les ministres questionnent pour la manifestation de la vérité. La décision est rendue au nom du roi par le doyen d’âge, qui la fonde sur l’argumentaire des participants. « La cour royale est comme une cour de justice. Elle rencontre et écoute les parties en assemblée. » (EG-E23, Kétou, 17.10.2011).

Dans le doute, les protagonistes sont invités à jurer à l’intérieur d’un cercle sacré situé à l’entrée du palais, moyennant paiement d’une caution symbolique de 500 FCFA (1 $). Ce geste peut faire perdre la vie au menteur et au parjure dans les sept jours, parce que la parole dite à la cour doit être juste et vraie. Le public est admis aux séances sans droit d’intervention.

En dehors d’un témoin qui peut plaider, les parties peuvent faire intervenir un accompagnateur, au paiement d’un tribut en argent d’environ 500 FCFA pour intervenir

AA-E24, Kétou, 17.10.2011

Atunşe est organisé en trois phases (figure 4). Le processus commence par l’enregistrement des plaintes, leur traitement et la convocation des parties. Au cours de la rencontre décisionnelle, on procède à la connaissance du problème et au questionnement. Le huis-clos de la cour peut aussi être demandé pour discuter et s’entendre sur la décision. Viennent ensuite la délibération publique en assemblée et les prières. Le compte rendu est lu à la radio, de nos jours. Les décisions visent toujours la conciliation. En signe de réparation, le contrevenant est puni d’un travail d’intérêt public et contraint au dédommagement du plaignant ou de la partie lésée.

Hon-Togbassa, Tokplékplé et Togbésso d’Abomey

À Abomey, les décisions se prennent par palier à partir d’instances enchâssées. Multiples et complexes, on distingue du niveau le plus élevé au plus bas : le conseil du trône, organe décisionnel ; le conseil du royaume, instance de préparation de la décision, indépendant du conseil du trône ; Togbésso et Tokplékplé, des dispositifs publics d’information et de débat. Cette diversité de dispositifs confère à Abomey un modèle de gestion très décentralisé. Les conseils sont nés de la nécessité d’un mode de gestion administrative partagée du pouvoir.

Togbésso et Tokplékplé

Togbésso regroupe le grand public et son chef le plus proche au niveau du royaume. Ce chef prend l’initiative de convoquer ses administrés pour échanger sur les sujets de préoccupation territoriale et s’entendre sur ceux à amener au conseil du royaume. En situation d’urgence, le roi enclenche le processus en convoquant le peuple sur la place publique, pour l’écouter et le questionner sur la délibération. Ce rassemblement géant sert notamment aux débats sur les problèmes agraires, un nouvel impôt, etc. (HP-E34, Abomey, 20.10.2011). De nos jours, dans les quartiers, les populations semblent s’approprier ce dispositif comme un instrument de règlement de conflit alors qu’à l’origine, il servait à l’information ou au débat public.

Lancé par le roi, Tokplékplé se déroule devant le palais. Entouré de sa cour, le roi rencontre le public sur un sujet d’intérêt général, l’invite à prendre la parole et à se prononcer. Assis en observateur, il intervient par l’entremise de son premier ministre Migan, maître de la séance et modérateur. Cette réunion est seulement consultative. Si les circonstances l’exigent (urgences sociales, épidémies, guerres...), Tokplékplé devient solennel et le roi monte sur une tribune appelée Klobosso pour s’adresser à son peuple (Glèlè-Ahanhanzo, 1974 : 170-171) :

Tous se retrouvaient au palais, autour du Roi assis sur un simple tabouret dit kataklè. Le Roi interrogeait chacun sur le royaume, la conduite des affaires. C’était en ce lieu et en ce jour de vérité que chacun, sans fard et sans crainte, disait ce qu’il pensait, faisait ouvertement ses remarques sur le royaume et préconisait des mesures tendant au redressement des erreurs et à l’agrandissement territorial et économique du royaume.

Figure 4

Processus décisionnel en milieu monarchique nago, Atuşne de Kétou

Processus décisionnel en milieu monarchique nago, Atuşne de Kétou
Source : Lanmafankpotin, 2014: 189

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Hon et Togbassa

Deux dispositifs liés concourent à la décision : le conseil du royaume (Togbassa) recueille les préoccupations du peuple et le conseil du trône (Hon) les examine afin de prendre des décisions justes et équitables. Sur la foi des témoignages recueillis, Togbassa est le premier niveau de la chaîne décisionnelle dont Hon est l’instance suprême de discussion et de décision exécutoire.

Le roi préside et ouvre la séance du Hon alors que les discussions sont dirigées par le premier ministre. Le prince héritier y assiste sans y participer. Hon se tient dans l’Ajalala, grande salle de réunion et d’accueil du roi destinée aux cérémonies et aux conseils tous les 24 jours correspondant, dans le calendrier fon, à 6 Axhigaa (marchés pleins et animés de 4 jours chacun) dans le but de discuter des stratégies de sécurisation du territoire, du quotidien des sujets et du retour de la mise en oeuvre des décisions du conseil. Hon doit écouter le peuple avant la séance afin que les ministres s’imprègnent correctement des problèmes à discuter avec le roi. À cette fin, les ministres peuvent utiliser aussi leurs services de renseignements généraux. Cette rencontre est privée, mais les décisions sont publiques, à l’exception de celles liées à la défense nationale.

Présidé par le roi assisté des ministres, Togbassa se tient également dans l’Ajalala tous les 45 jours au plus tôt. Le Migan ouvre la séance, annonce les points à l’ordre du jour, gère les débats et traite des varia. Ce conseil est l’arène de discussion publique des problèmes discutés à la base, lieu par excellence où chacun exerce son droit de parole. Le processus décisionnel des souverains d’Abomey peut être structuré en quatre phases (figure 5). Son architecture montre d’une part que chaque étape peut fonctionner indépendamment et qu’il y a, en amont de la décision, un débat public assorti de recommandations, auquel participent les personnes intéressées, avec les mêmes droits à la parole et à la participation. Les dispositifs sont constitués d’une pré-rencontre publique (Togbésso, phase 1) qui aborde les problèmes mis en débat pour recueillir les avis. À travers les recommandations générées, ce débat fournit l’intrant qu’apporte le chef du village [6] ou du quartier en conseil du royaume (Togbassa, phase 2 correspondant à l’examen) où il représente les intérêts de son territoire. Sa participation fédère celle des citoyens ayant débattu au préalable sous forme de compte rendu porté directement en conseil. La décision (Hon, phase 3) sera prise plus tard et un compte sera rendu au citoyen, qui se retrouve ainsi au début et à la fin du processus. Le rôle du Tokplékplé reste à clarifier à cette étape finale pour valider s’il intervient avant ou après la décision. En tout cas, à cette étape, il semble fonctionner comme un mécanisme de rétroaction pour mieux jauger les décisions royales et les ajuster aux attentes populaires. La reddition de compte (phase 4) consiste en des comptes rendus publics des décisions. Elle se fait, d’une part, par la transmission orale du message dans les quartiers par le crieur public (Gandoto) assortie d’une exhortation à tout récepteur de démultiplier l’information reçue, et d’autre part, par une annonce publique de la décision sur les places centrales des marchés importants par le Migan et ses émissaires.

Figure 5

Processus décisionnel en milieu fon, le complexe Hon-Togbassa d’Abomey

Processus décisionnel en milieu fon, le complexe Hon-Togbassa d’Abomey
Source : Lanmafankpotin, 2014: 197

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Daŋnou de Setrah

Daŋnou, ou « arrangement », est une séance publique de discussion et de prise de décision qui impose peu de contrainte si ce n’est le respect des classes et de l’aîné. Car, comme l’affirme un proverbe local, « les oreilles ne grandissent jamais plus que la tête ». Cette pratique de médiation et d’arbitrage a commencé avec l’organisation des Boufalé ou Koufaloyinman. Daŋnou regroupe les plus âgés, les Kpêmn. Les hommes sont installés selon leur rang initiatique pour prendre connaissance du problème et le régler. Les autres membres de la société y assistent en observateurs. La prise de parole réglementée commence par le plus âgé qui introduit les discussions, annonce les décisions et clôture la séance par la prière et le partage de la boisson locale achetée aux frais des fautifs.

C’est un modèle de règlement amiable dont la dernière étape est la délibération publique

CS – E14, Kopargo 01.10.2011

Une façon très pacifique de régler durablement des affaires complexes de la société pour maintenir la cohésion

MAA – E19, Cotonou 08.10.2011

Ce processus décisionnel est organisé en trois grandes phases (figure 6). Il commence par la concertation du collège des sages avec la partie plaignante et l’initiative de la convocation d’une assemblée délibérative. Là, le problème est exposé, les parties sont écoutées et les débats dirigés par le sage des sages, qui en a la police et fait intervenir ses pairs selon leur rang, par le jeu des questions-réponses. À l’issue des débats, il analyse les opinions émises, pose des questions complémentaires au besoin avant la conclusion du débat et la décision. Il annonce la délibération. Le processus intègre la médiation (torntaxanu trisu), qui permet de négocier les termes d’une entente satisfaisante pour tous, sans que personne ne perde la face. Les compensations y sont négociées, les cérémonies à faire conclues et confiées au Sotn [7] et les rancunes effacées. Le fautif paye l’amende exigée ou présente publiquement des excuses que le plaignant est tenu d’accepter. La médiation met un terme à l’assemblée délibérative par l’obligation pour le fautif de « faire lever les sages » par un breuvage fait de la bière locale (tchoukoutou), partagé à la même calebasse dans un rituel où les bouches des protagonistes sont jointes, qui scelle l’entente et que se partagent les parties. Ce processus reconnaît l’exercice d’un droit de recours. Un plaignant peut ainsi saisir un sage à un Harra ou le responsable des jeunes lors d’un Harwouré [8] afin de relancer le dispositif. Le Daŋnou est un regroupement ad hoc dont la finalité est de réunir tous les sages pour une prise de décisions consensuelles et impartiales.

Phénomène participatif en milieu traditionnel : une perspective ancrée

L’architecture d’ensemble des quatre modèles montre que ce sont des procédures institutionnalisées constituées de dispositifs (concertation, facilitation, médiation...) et de mécanismes connexes (huis-clos, aménagement de collège de conseillers, ordalies, rites de salutation et de réparation...). Ces modèles sont stabilisés par des normes et des codes exprimés dans un cadre organique à travers lequel les sociétés, pour se maintenir, mobilisent leurs membres pour en faire des participants de rencontres autocontrôlées (Goffman, 1974 : 8, 41). Dans leur ensemble et minimalement, ils sont constitués de réunions publiques préparatoires à caractère consultatif et ouvert, complétées d’instances vouées à l’examen des résultats des réunions et de la décision. D’autres intègrent des phases de popularisation de la décision et des mécanismes de recours.

Les modèles introduisent une démocratie de participation dans la gestion publique en créant des occasions d’écoute du public et un droit de parole sur la gouvernance. Le but, lorsque ces dispositifs d’exercice de la démocratie délibérative sont activés, est d’arriver à un compromis ou à une décision qui lie tout le monde. Les dispositifs ont tous une trame sacrée, une sorte d’idiome cérémoniel (Goffman, 1974 : 50) à un moment de leur déploiement. Aruzuma est enrobé d’un rituel qui sacralise la procédure. Atunşe donne une justification sacrée à la décision par le passage à l’épreuve du cercle sacré, qui laisse planer la sanction d’invalidité ou de perte de la vie en cas de tromperie. Togbésso-Hon-Togbassa soumet la décision finale à la coupole du roi, [9] porte-parole incarné des ancêtres. Daŋnou se parachève par un acte rituel sacré de réconciliation. Dans la pratique, ce rite du breuvage qui conclut la médiation est un acte de réparation marquant une mise en conformité des individus aux valeurs sociales qu’ils reconnaissent avoir transgressées et avec lesquelles ils se retrouvent ou se retrouveront en disgrâce et en déséquilibre. Toutes les phases du processus réparateur sont ainsi passées, de la sommation au remerciement matérialisé par l’achat et le partage de la boisson locale en signe de gratitude à l’endroit de ceux qui ont eu la bonté de pardonner et de ceux qui ont arrangé l’acquittement (Goffman, 1974 : 21-23).

Dans ces dispositifs, seule l’autorité dispose des prérogatives de convocation et de décision. Les notables la préparent. Le public y est essentiellement celui qui est concerné. Chacun peut faire intervenir ou les services du devin ou de l’oracle, ou faire exécuter une prière. Processus relativement « fermé », des règles rigoureusement respectées l’encadrent, avec un acteur mystique majeur : les mânes des ancêtres. Invisible mais très présent, cet acteur mystique est rejoint par le Fâ, consulté pour s’assurer de son soutien. Les sources orales fon indiquent, en effet, la promulgation par le roi Houégbadja, fondateur et organisateur du royaume du Danxomè, de « 41 lois » (ce nombre, kande lisa, traduirait le caractère sacré et la perfection des lois promulguées) à caractère éthique et politique dont la quatrième consacre de façon péremptoire la consultation de ces acteurs particuliers : « Que tout danxomènou consulte les ancêtres avant toute décision importante » (A.4, « 41 lois », Archives du musée d’Abomey).

Dans la représentation sociale fon, il y a bien un « pays des morts », un Kutomè craint et respecté : « Je ne veux pas qu’au pays des morts le douanier trouve des souillures à mes pieds ; je veux que quand je vous reverrai, mon ventre s’ouvre à la joie ». Cette expression, tirée du dernier discours officiel prononcé par le roi Béhanzin avant de se rendre aux Français pendant la guerre de colonisation (Pliya, 1981), associe la figure géographique de Kutomè (territoire aux contours incertains pour les vivants mais dont l’existence reste pour eux une certitude) à la reddition de compte à des êtres obligatoirement consultés avant toute décision importante. Le système de croyances et de pratiques béninoises fait de la place aux morts dans les pratiques quotidiennes. Cette attitude religieuse se fonde sur la « médiation du monde des ancêtres garants de l’intégrité et de la vie de la communauté » (Aguessy, 1972 : 27) par le nouage d’un lien indissociable traduit dans une sorte d’assistance mutuelle que se donnent esprits, ancêtres et humains dans un jeu spéculaire d’offrandes et de consultation. Ceci donne existence et puissance aux esprits et ancêtres, en même temps que cela garantit la pérennité de la communauté et le bien-être de l’individu. Cette omniprésence de l’invisible dans la quotidienneté, comme le souligne de Tocqueville (1961 : 178), joue le rôle de filtre comportemental et accorde un rôle de vigilance aux ancêtres pour conserver l’ordre politique, social et moral. La médiation du divin / devin et des ancêtres associe ces « acteurs » à la responsabilité collective de la décision. D’aucuns trouveront dans cette attitude un rôle accru du sacré dans les arènes de décision. Mais les pratiques sociales partout au monde, pour assurer leur légitimité, conservent toujours une dimension sacrée dont cette légitimité a constamment besoin à travers diverses institutionnalisations et normalisations. Balandier (1978 : 16) l’exprime avec fermeté :

Dans toutes les sociétés, le pouvoir politique n’est jamais complètement désacralisé, [10] et s’il s’agit des sociétés traditionnelles, le rapport au sacré s’impose avec une sorte d’évidence. Discret et apparent, le sacré est toujours présent à l’intérieur du pouvoir.

Figure 6

Processus décisionnel en milieu acéphale boufalé, Danjnou de Satrah

Processus décisionnel en milieu acéphale boufalé, Danjnou de Satrah
Source : Lanmafankpotin, 2014: 204

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Les processus analysés indiquent la prépondérance du mode délibératif et mettent en évidence des modèles ouverts à la participation (tableau 2).

Tableau 2

Comparaison des dispositifs examinés

Comparaison des dispositifs examinés
Source : Lanmafankpotin, 2014 : 211

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Les variables de comparaison mettent en lumière les points de convergence et surtout les disparités des modèles quant à leur apport à l’efficacité de la participation. Les extrants de la communication, les types d’impacts et le degré d’influence sur la décision mettent en évidence le Togbésso-Hon-Togbassa et le Daŋnou comme les plus aptes à l’organisation de débats et des consultations séquentielles. Ils sont aussi appropriés à la préparation d’une décision soumise à la validation populaire, à l’arrangement entre les parties en vue de juguler les problèmes soumis au préalable à l’examen et au jugement, à une incidence plus effective sur la décision prise et à une reddition de compte puis à l’activation d’un mécanisme de recours. Le mode délibératif prépondérant dans les modèles met en interaction des délibérants, qui décident en fonction des meilleurs arguments en présence (Daŋnou) en tenant compte de l’intérêt général et de la cohésion de la communauté, de la convergence des arguments vers une décision consensuelle (Atunşe, Aruzuma). Il est la manifestation d’une volonté collective au contraire de la décision (Koubi, 1992 : 4) au coeur de laquelle la maïeutique et l’enquête établissent la vérité.

Togbésso-Hon-Togbassa et le Daŋnou se démarquent, d’une part, par l’organisation de débats et des consultations séquentielles par palier pour préparer la décision, elle-même soumise à la validation populaire, d’autre part, par l’arrangement entre les parties pour juguler les problèmes soumis au préalable à l’examen et au jugement. Ils se démarquent également par leurs incidences effectives sur la décision, les effets immédiats sur les protagonistes et, quelquefois, pour un rallongement du processus en vue de recevoir une validation ou l’onction populaire, ainsi que par l’établissement d’un mécanisme de recours. Les deux dispositifs répondent aux critères modernes de la délibération, en dehors du caractère sacralisé de certains de leurs aspects dont on peut bien faire l’économie dans une gouvernance laïque comme celle qui prévaut de nos jours dans les démocraties africaines.

Ces caractéristiques mises en évidence par nos résultats de recherche recoupent les trois principes contemporains rappelés par Blondiaux (2005 : 126-127) sur lesquels s’entendent minimalement les théoriciens de la démocratie délibérative comme Cohen (1989), Habermas (1997) et Rawls (1995) : l’argumentation, qui soumet les questions en débat à des échanges de raison ; l’inclusion, par l’ouverture de la discussion aux personnes intéressées par la décision; la transparence, par le caractère ouvert, libre et égalitaire de la discussion.

Cependant, demeure toujours la question sacrilège. Celle de savoir si on peut trouver, dans les dispositifs décisionnels endogènes ainsi caractérisés, des éléments a minima d’une démocratie participative. Est-on véritablement fondé à qualifier de démocratiques des instances de gestion du pouvoir dans une Afrique précoloniale de monarchies et de chefferies dont nombreuses ont été esclavagistes ?

La tentation reste, certes, encore vivace chez beaucoup d’intellectuels, africanistes ou non, de débattre de l’existence d’une démocratie dans l’Afrique précoloniale. Il ne manque ni d’expériences de recherche ni de rapports de mission montrant qu’il a bel et bien existé une forme de démocratie dans cette partie du monde (Diagne, 1976 ; Ayittey, 1990 ; Owona, 2005). Les mêmes types d’institutions (démocratie et esclavage) qu’on tente de dénier à l’Afrique précoloniale ont existé dans la Grèce classique, avec des communautés civiques organisées et un espace de liberté d’expression pour chaque citoyen où se tiennent les assemblées, l’agora (Mossé, 2016 : 67). Comme dans le cas de la Grèce, il ne s’agit pas non plus, dans le cas de l’Afrique précoloniale, de faire des royaumes fonctionnant sur le modèle de gouvernance participative une démocratie moderne avant la lettre. Il s’agit juste d’en reconnaître l’esprit, et ce, malgré les enjeux d’altérité qui ont pu être soulevés avec l’exclusion de l’espace décisionnel de femmes, d’étrangers, de pauvres et d’esclaves (Lanmafankpotin et André, 2015 : 426). En effet, Athènes, mère de toutes les démocraties, fut aussi la première société authentiquement esclavagiste de l’histoire. Il serait donc réducteur de considérer incompatibles le travail servile et la participation aux institutions démocratiques alors même que la contemporanéité globale des deux phénomènes demeure historiquement indiscutable (Ismard, 2016 : 69).

Dans notre démarche, la question n’est pas à ce niveau. Il s’agit plutôt de rechercher une démarche de participation qui réponde mieux aux spécificités historiques du pays et aux besoins d’une gouvernance réaliste adaptée aux ensembles socioculturels de gestion du pouvoir au Bénin, en vue de rendre plus présents et actifs les citoyens dans les arènes de décision publique.

Pour nous, il n’y a aucun doute que les structures héritées de l’histoire précoloniale montrent encore aujourd’hui une forte résilience (Loada et Wheatley, 2015) et que, de façon concrète, la nature des institutions, des structures, des règles et des pratiques traditionnelles permet l’expression ultime de la volonté du peuple. L’autorité doit y être exercée avec discernement et responsabilité, un collège de sages est aménagé pour tempérer l’abus de pouvoirs et garantir le respect de l’intérêt général, la reddition de compte périodique de gestion se fait devant les anciens et les sages et sert aussi à recueillir les griefs formulés par les mêmes acteurs contre cette gestion. À cet égard, nous soutenons que les modes d’existence et d’action des peuples du Bénin permettent de dire que les modes de gouvernance traditionnelle sont démocratiques, au sens de la bonne gestion des affaires publiques et de l’art de gouverner. Ils constituent, de ce fait, une base culturelle et sociale sur laquelle devra se fonder toute action future, en termes d’actualisation et de mise en place de structures et d’institutions visant l’implication des populations dans les processus de développement. Ils doivent fournir à la fois l’intrant pour leur articulation, les repères pour leur fonctionnement et les points de vigilance pour leur évaluation. Nous pensons, avec Brown et Keiser (2007 : 13), que plutôt que d’inciter les sociétés africaines à entrer dans le moule du modèle démocratique occidental, il pourrait être plus approprié de trouver des modèles mieux adaptés à l’Afrique qui impliqueraient une plus grande participation à la prise de décision, un accent plus prononcé sur la politique sociale et les droits collectifs, ainsi qu’une plus grande intégration des groupes marginalisés et une démocratisation des relations entre Africains ruraux et autorités traditionnelles ou coutumières.

Situer la temporalité des dispositifs objets de cet article reste un exercice difficile. Des informations recueillies, Atunşe aurait commencé vers 1400 avec le roi Édé, fondateur du royaume de Kétou alors qu’Aruzuma serait institué un peu plus tard, lorsque Sunnon Séro [11] désigna, un vendredi, son fils adoptif Boussa pour aller régner sur les terres bariba du Nigeria (Lanmafankpotin, 2014 : 179, 185). Quant aux Hon, Togbassa, Dadagbassa, Togbésso, leur avènement complet et leur accomplissement sont plus tardifs, situés sous le règne d’Agadja entre 1708 et 1729 (Cornevin 1962 : 98) alors que la pratique du Daŋnou aurait commencé avec l’organisation de la communauté Boufalé. Tous ces dispositifs, dans les formes où ils sont caractérisés, continuent de fonctionner pour les communautés et sont utilisés de nos jours à diverses fins. Comme toute institution, les dispositifs participatifs sont des productions des acteurs sociaux qui en font l’expérience ou les sollicitent pour régler les problèmes (Rui, 2004 : 58). Sous-tendus par les principes d’équité des règles, de neutralité de l’arbitrage et de la confiance dans leur déploiement, les dispositifs restent crédibles et conservent leur intégrité aux yeux des membres de la communauté, plus prêts à se faire désavouer ou à perdre leur cause devant eux qu’à avoir raison ou à aller gagner devant les juridictions modernes.

Certains pays africains essaient de combiner les dispositifs traditionnels et les institutions inspirées de la démocratie occidentale afin d’optimiser la prise de décision. Analysant les expériences démocratiques postcoloniales tirées des quatre régions de l’Afrique subsaharienne reflétant les trois principaux héritages coloniaux, à savoir le Botswana, le Bénin, le Kenya et le Burundi, Brown et Kaiser (2007 : 13-14) font état de quelques pays africains ayant greffé certains éléments de leur tradition aux institutions politiques occidentales mises en place dans la foulée de la démocratisation.

Contrairement au Bénin, inclus dans cette analyse mais qui n’a pas mis sur pied un greffe d’institutions traditionnelles et modernes, le Botswana, en plus de l’Assemblée nationale, a dans la composition de son parlement bicaméral la Chambre des chefs, un organe consultatif composé de chefs des huit principaux groupes ethniques du pays, de sous-chefs élus et de représentants choisis par les chefs et les sous-chefs. Ce lien organique entre les institutions d’un État moderne et l’autorité traditionnelle est renforcé au niveau local par le kgotla ou le conseil de village, dirigé par une autorité locale en vue de communiquer avec les communautés locales sur les projets de développement et d’offrir aux citoyens la possibilité de faire part de leurs préoccupations au sujet des programmes proposés ou pour en critiquer le fonctionnement. Ces auteurs rapportent que le Mali organise un forum annuel appelé Espace d’interpellation démocratique permettant au commun des citoyens d’exprimer ses plaintes. L’Afrique du Sud et la Namibie ont institué des « Conseils de dirigeants traditionnels » et le Ghana a mis en place un « Conseil d’état-major des aînés ». Tous ces mécanismes innovants basés sur la tradition sont seulement consultatifs et non électifs, ce qui peut devenir une cause d’inefficacité si les gouvernements ne tiennent pas compte de certains de leurs avis ou, pis encore, se servent d’eux pour se donner une plus grande légitimité. C’est donc sans surprise que, pour Adégboye (2013 : 242), la participation politique à la vie démocratique d’après 1989 en Afrique de l’Ouest n’est pas aussi participative qu’elle devrait l’être à cause de plusieurs dysfonctionnements dont la pauvreté, l’ethnicité, les conflits, l’ignorance, la violence, le terrorisme, l’assassinat politique, la corruption et le « paternalisme divin » qui sapent le processus politique et entravent le développement, dans une large mesure.

Entre ces modèles traditionnels et les diverses instances formelles et informelles de prise de parole, notamment les espaces radiophoniques communautaires, il existe aujourd’hui une porosité forte qui indique de nombreuses passerelles entre les différents espaces participatifs et délibératifs. Dans cette perspective, les modèles examinés intègrent dans leur démarche un enregistrement et une diffusion des résultats de délibération, souvent exprimée par le compte rendu des points-clés de la décision du conseil ou par un communiqué lu sur les ondes d’une radio communautaire. Les radios communautaires deviennent ainsi des acteurs-relais de la décision traditionnelle qu’elles prolongent par l’information du public et la publication des édits. Elles deviennent aussi le lieu des débats publics sans la présence physique des acteurs dans un face à face à l’interface du développement, instrument de médiation pour assurer le multiculturalisme et la cohésion sur le territoire. Encore de nos jours, cette dynamique de reddition de compte apparaît comme un principe important dans le fonctionnement des systèmes politiques traditionnels du Bénin et de leurs stratégies institutionnelles de participation, aussi bien dans les monarchies où le communiqué radiodiffusé agit comme parachèvement de la décision, que dans les systèmes de type acéphale où les chefs de famille rendent compte au responsable du clan concerné par le problème en discussion.

Mais l’usage des radios communautaires va au-delà d’un simple canal de relais. L’expérience d’Air’Jeunes, à Pikine au Sénégal (Diagne, 2014 : 22), reconnu à l’instar du Bénin comme un pays ayant un parcours démocratique exemplaire, a montré que, plus qu’une source, ces médias sont des ressources. La reddition de compte indue par ce type de radio communautaire, prise elle-même comme dispositif pratique de démocratie participative, est celle de contraindre, par le débat radiophonique citoyen, les élus à expliciter les motifs de leurs actions et à rendre compte de leurs mandats. Elle est, à l’image des dispositifs traditionnels dont les principaux éléments et étapes sont maîtrisés par ses acteurs, un espace public de prise de parole dont le processus de fonctionnement est aussi maîtrisé par ses animateurs.

Comme dans le cas des radios communautaires, les dispositifs endogènes constituent une forme de l’agir « par le bas » qui associe les populations dans leur pluralité aux débats dans des cadres où prévalent le débat contradictoire ou, plutôt, le dialogue ainsi que l’expression plurielle d’avis. Les uns et les autres placent la délibération au coeur de la vie démocratique, pour en faire l’une des sources de la légitimité politique. Ce type de démocratie est celle dans laquelle l’exercice du pouvoir passe par l’échange public d’opinions, d’informations et d’arguments entre citoyens égaux en vue d’une prise de décision.

Les nouveaux espaces de participation, favorisés par l’ouverture (parfois par la législation) politique et les espaces de politique pour la participation du citoyen à la gouvernance, sont devenus « les nouveaux cadres de développement » au regard desquels les questions de la citoyenneté sont réduites à la citoyenneté politique (notion instrumentale de participation politique) ou à la citoyenneté sociale (notion instrumentale d’indépendance économique) (McEwan, 2005). Cependant, au contraire des instances ouvertes de débat et de discussion de type « parlements de la rue » qui fleurissent un peu partout en Afrique à partir des années 1990 et qui sont des lieux de rassemblement de prise de parole réunissant des populations variées, selon divers types d’affinités sociales, culturelles et politiques (Banégas, Brisset-Foucault et Cutolo, 2013 : 6), les lieux de débat ainsi que les pratiques et les modèles de prise de parole dont ils sont porteurs dans le Bénin précolonial ont une territorialité propre (Lanmafankpotin et André, 2015).

Conclusion

Les processus décisionnels localisés dans divers milieux socio-politico-culturels du Bénin sont des procédures institutionnalisées ayant leur organisation propre, leurs modes de gestion et des règles de fonctionnement auxquelles elles obéissent. Ces procédures sont stabilisées par des normes, des assemblées politiques et des réunions sociales à travers lesquelles les sociétés, pour se maintenir, mobilisent leurs membres pour en faire des participants de rencontres autocontrôlées (Goffman, 1974 : 8, 41). Stratégies institutionnelles de participation et de décision au coeur de la notion africaine de politique communautaire, les procédures visent le consensus dans une démarche inclusive où la palabre tient compte des arguments de chaque participant.

La structure des dispositifs participatifs présente une architecture à plusieurs étages, regroupant et mettant en interaction différents acteurs et faisant intervenir, selon les niveaux, un mode de saisine, une démarche reconnaissable et des sujets de préoccupation appropriés. Les différents modèles de dispositifs, loin de rendre compte exhaustivement de l’univers des pratiques participatives béninoises, n’illustrent que quelques-uns de leurs éléments de convergence et nuances. Ils mettent en évidence un mode délibératif ayant pour trame le sacré et dans lequel la participation est étendue à des acteurs absents intimement associés à la décision collective et rejoints par un art divinatoire propre au milieu traditionnel africain. Par ce truchement, les décisions prises sont conformes à la ligne morale tracée par ces acteurs particuliers, à la fois validateurs des propositions faites par les acteurs présents au processus décisionnel participatif et médiateurs du monde invisible des ancêtres, garants de l’intégrité et de la pérennité du corps social.

Face aux enjeux actuels de développement, les résultats de notre recherche démontrent que les dispositifs endogènes caractérisés restent encore bien adaptés à la gouvernance laïque contemporaine, même avec une trame sacrée qui leur donne justification et équilibre. Ils recèlent, par ailleurs, les propriétés principales d’une institution démocratique, au sens de Cohen (1989), au coeur de laquelle la délibération reste l’épine dorsale dont la portée répond aux principes de l’argumentation, de l’inclusion et de la transparence.