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Les Québécois incarnent une conception souvent peu orthodoxe de la discipline (géographique).

Paul CLAVAL, Le Monde, Paris 30 novembre 1972

Dans le fond des campagnes québécoises, certains « rangs » ne débouchent pas ; si l’on tient quand même à atteindre l’au-delà, il faut changer de transportant ou changer de rang. Face à la société, la très grande majorité des géographes s’agitent de bonne foi mais dans des rangs aveugles. En référence à la géographie internationale, malgré la petite rentrée du Québec, la représentation de la géographie francophone diminue de plus en plus depuis le congrès de Lisbonne (1949). Compte tenu de leurs possibilités, les géographes ont peu pénétré dans des champs autres que celui du répétitif ou récitatif didactique où ils ont d’ailleurs souffert de l’avance des historiens. Sur le marché du travail, le géographe arrive rarement mieux qu’en quatrième position après l’ingénieur, le sociologue et l’économiste ; ceux-ci prennent la place des géographes mais non celle de la géographie qui se trouve ainsi non faite. Le Québec ne se porterait guère plus mal si l’on enlevait de la fonction publique les géographes souvent relégués aux tâches de confection de cartes « illustratives et supplémentaires ». En outre, au plan mental, le géographe, pourtant intéressé à des « équilibres mobiles » (Baulig, 1950), est fixé, voire fixiste. Une certaine géographie a pris tant de retard sur son objet et les méthodes d’analyse modernes (qui deviendront elles-mêmes bientôt caduques) qu’elle est devenue une institution de luxe, tout au plus un des flux de la culture ; en fait, l’autopsie de cette dernière interprétation montrerait une part de nostalgie à l’endroit de l’époque classique de la pré-contestation. Nos départements de géographie, tout jeunes qu’ils soient, affichent déjà des traits d’usure ; ne seraient-ils pas tout simplement nés vieux ? Cette géographie-là qui ne rejoint pas la vie ne mérite pas d’être sauvée. Il est peu consolant de savoir qu’un tel anathème ne touche pas seulement la géographie francophone.

Par contre, il faut sauver une manière non pratiquée par d’autres chercheurs de contribuer à la compréhension d’un monde bien difficile et mouvant. Ce respect d’une démarche où l’homme, les interrelations, la dimension historique, l’écoumène, la mobilité des situations et l’art d’écrire forment les éléments (pas toujours présents également) doit pourtant s’accommoder de changements nécessaires. [3] Énoncer la nécessité dun virage c’est en quelque sorte réouvrir une bataille des Anciens et des Modernes, thème que Ribeiro (1972) a bien posé mais peut être trop au bénéfice des premiers. Le renouvellement a ses limites bien entendu et il y a un seuil au-delà duquel la purge ne peut aller sans menacer le corpus géographique fondamental. Parmi les choses à consacrer, la pluralité des situations : parler des sciences géographiques à la place de la géographie et de types de géographes à la place d’un prototype unique. La plus grande partie des forces géographiques doivent appliquer autrement et dans d’autres champs leur préoccupation du global.

D’abord, un changement dans l’objectif suprême s’impose. La géographie, c’était la description de la terre ; il faut « révéler le monde à lui-même » (Sorre, 1950). Faire davantage est nécessaire ; « la géographie a plus qu’une vocation académique » (Hamelin, 1952) ; elle doit contribuer à l’amélioration du monde. Si certains géographes ne se sentent des aptitudes que pour l’académisme, cela ne doit pas forcer les autres à ne pas aborder d’autres champs ; il faut des géographes praticiens ; leur action est même essentielle pour influencer les scientistes de l’intellect qui, à la fin, ne savent même plus découvrir les sujets qui ont des impacts réels sur la société. Un mot est nécessaire, l’engagement. Le géographe, même celui qui se limite délibérément en deçà du champ des applications, doit s’approcher de la « réalité de l’existence » ; son objet est vrai, quotidien, senti, public et résonnant. Les géographes sont des témoins des aventures humaines. L’insertion dans la société se fait à titre d’observateur mais aussi d’agent. Avoir une politique de présence et non de dilettantisme. La géographie devrait davantage plonger dans la réalité du jour et même dans celle du futur à sa portée. [4] Géographier en s’occupant de l’humain : « La toundra du géographe, ce n’est pas celle du botaniste mais de l’homme ou Inuit ». Les sujets portant référence à l’homme sont légion : certains sont aux échelles micro et mésorégionale : lieux critiques des avalanches ; meilleur enracinement des immeubles massifs ; délimitation d’aires culturelles et de récréation ; l’intra et le péri-urbain. D’autres thèmes sont très vastes : non seulement la crise de l’énergie mais surtout la crise de l’existence. À tous niveaux, la géographe peut et doit apporter sa contribution au mieux-être des terriens. L’engagement n’est pas seulement contemplatif, déclaratif ou intellectif ; il est aussi réalisatif. Produire plus de diplômés pour d’autres choses que l’enseignement « constitue le défi le plus important de la géographie ».

Reconnaître cette priorité, c’est mettre en cause une partie du bagage scolaire usuellement offert à l’étudiant. Cette sorte de révisionnisme, qui sera fort impopulaire chez les Anciens, peut se traduire au moins dans cinq champs :

  1. D’abord, le champ total des connaissances à cerner doit être allégé non seulement à cause de son volume comme tel, mais aussi de sa douteuse utilité dans bien des cas (que de temps presque perdu à chercher avec les moyens que l’on avait des « preuves » de pénéplaine). [5] Il faut donc envisager un mécanisme d’écrémage.

  2. Un décloisonnement doit être pratiqué dans les connaissances jusqu’à maintenant trop séparatives. Il faut plus de valences disponibles et plus de passages entre les « secteurs » du même géographique. [6]

  3. Il nous semble que la géographie d’expression française en particulier donne dans des généralisations explicatives hâtives et cela avant que des études factuelles soient bien établies. Le prestige d’avoir déjà compris n’est pas un passeport de la longévité des interprétations ; un auteur démolira facilement un échafaudage antérieur trop fragile ; cette dialectique – affirmation et réfutation – que l’on peut prendre pour une manifestation de l’esprit critique, compose un bloc presque totalement inutile. La formation tient peu aux détours et méandres artificiels du discours. En outre, il faut prendre bien garde de croire que faire des recherches c’est apprendre le mieux possible ce qui a pu être bien dit et mal dit d’un sujet et de mettre cette cueillette suivant un certain ordre et une certaine vérité ; c’est tout au plus de l’avant-recherche. Pourtant, de tels relevés soignés ont rempli des centaines de pages et ont fait produire de bien grosses thèses.

  4. Développer de beaucoup la réflexion théorique, armature de la compréhension du factuel. Un bon temps de réflexion constitue l’antichambre de chaque opération pour dégager les idées organisatrices appropriées à chacun des sujets. Cette plasticité et souplesse combattent justement le dogmatisme du manuel qui est valable partout mais nulle part.

  5. À l’intérieur du monde francophone, le corpus des connaissances demeure chose européenne. Sans qu’il y ait mauvais esprit, le Québec n’est toujours pas entré dans le sanctuaire. Les revues québécoises sont pratiquement hors de circuit dans l’Hexagone. À quelques exceptions près, la géographie québécoise demeure inconnue.L’un des objectifs des relations géographiques France-Québec n’est pas celui d’une décolonisation ; il réside dans le reconnaissance bienveillante d’un être minoritaire mais distinct.

Nos réflexions contestataires et provocantes sur la réforme de la géographie francophone conduiraient à des modifications dans la structure des études et la didactique. Citons quelques aspects seulement : 1 ) si l’un des éléments identifiant cette discipline est bien l’espace (ou plus spécifiquement l’écouménicité), il est difficile de comprendre que les géographes ne connaissent rien de l’arpentage et de certaines méthodes géodésiques ; 2) il en est de même du droit et des sciences de l’administration, indispensables aux praticiens des politiques et utiles aux limologues (questions des frontières) ; 3) en outre, il n’est pas possible de pratiquer ce métier sans être écrivain ; la situation du géographe, intermédiaire entre la science et le peuple de même que certains de ses travaux (choronymie ; régiologie) et la nécessité d’affiner bien des concepts le confrontent avec des problèmes de langue ; peut-il complètement éviter le champ de la linguistique ? 4) enfin, un globaliste spécialisé dans certains foyers des relations humaines saurait-il se passer plus longuement d’études sur la perception que se font les hommes d’eux-mêmes et de leur milieu ? C’est géographiquement ou plutôt suivant l’existence propre de chaque sujet d’étude que l’on fait appel à de tels éclairages. La géographie, c’est un édifice avec des fenêtres (Henri Dorion) mais un édifice qui devrait pivoter sur lui-même de manière à recevoir en temps opportun ce qui lui est nécessaire de lumière solaire.

La faune des géographes comprend évidemment les étudiants. Pour ces derniers, l’engagement ne doit pas se limiter à une attitude négative, c’est-à-dire le refus de travailler sous prétexte que les cadres sont inadéquats ; sans doute que cette position est déjà utile en contribuant à mieux dégager l’état de crise. Toutefois, sans une participation active et créatrice des jeunes, il est douteux que les forces de l’establishment, résistantes aux dérangements, entreprennent, seules, le virage, voire même le sauvetage. Aux étudiants inscrits en géographie, l’on aimerait redire le slogan américain : « love it or leave it ». L’acquisition d’une maturation est un acte personnel. Les formes nouvelles de formation devront inclure les télémissions et l’enseignement programmé, avec la participation du consommateur.

La plupart des arbres des pays tempérés perdent annuellement leurs feuilles ; en appliquant ce cycle à l’histoire de la géographie, nous aimerions être en hiver mais dans la perspective d’un été beau et prochain. Dans le monde scientifique et la culture contemporaine, la place que l’on reconnaîtra à la géographie dépendra du temps que prendront les géographes eux-mêmes à faire leur ajustement à la vie, en d’autres termes, à une néo-géographie.