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La conscience québécoise est d’abord un combat intérieur. Partagée entre un mode de développement à l’américaine qui s’abandonne tout entier à la « maximisation des possibilités individuelles de choix » et un mode de développement à la québécoise qui voudrait articuler ces possibilités au rapport dynamique (et spécifique) de valeurs communautaires et collectives, la conscience québécoise souffre à l’excès le dilemme et l’angoisse de notre époque. [2] Surtendue, en ce qu’elle défie un puissant voisinage, mais davantage encore en ce qu’elle se propose une oeuvre qui n’est pas celle-là qui prévalut jusqu’à maintenant sur ce continent, cette conscience est confrontée à une explication de la culture, une explication qui voudrait définir « cet objet qui ne procède pas des règles de l’économie ».

Il est clair, en effet, que l’expérience québécoise serait caduque et mal venue si l’on devait en juger d’abord et surtout depuis les règles de l’économie. Elle ne serait que la pénible histoire d’un peuple refoulé et conquis, accroché à ses terres par atavisme et confiné à des espaces hivernaux dont personne n’aurait voulu, ayant malgré tout survécu le temps qu’il fallait pour servir le dessein impérial britannique. Face à la technologie américaine, face aux exigences de la mobilité de la main-d’oeuvre dans une économie post-industrielle, l’aire culturelle québécoise serait aujourd’hui destinée à se fondre, à se diluer en quelque sorte, par la dispersion sans cesse croissante de ses habitants, dans des espaces plus vastes, américain ou canadien, de telle manière que les chances individuelles d’une « promotion personnelle » soient les plus grandes possibles.

Voilà pourtant le type de raisonnement que les Québécois n’ont pas fait et ne font pas, alors même que le surpeuplement séculaire du Québec, conséquence de la conquête, en a largement dispersé l’accroissement naturel. On pourrait montrer – encore qu’ici l’évidence scientifique demeure fragmentaire – que les Québécois ont constamment cherché au-delà des événements politiques et à rencontre de la logique économique, la contiguïté de leurs établissements, de manière à définir justement le principe d’un rapport précis entre un territoire et leurs valeurs propres. L’image est frappante d’une expansion territoriale qui, après avoir comblé l’étendue des terres seigneuriales françaises, conquiert les plateaux officiellement destinés à l’établissement rural des Britanniques, pour ensuite investir progressivement, en un cheminement complexe, le champ urbain qui s’est formé depuis les villes coloniales qu’étaient Montréal et Québec. Ce fait simple donne au Québec sa singularité (et non pas la langue qu’on y parle, bien que ce caractère ait aussi son importance). Hormis le cas québécois, l’Amérique est sans exemple d’un peuplement régional préindustriel et culturellement homogène, aujourd’hui constitué en grande région sociale urbaine. Et ceci rend compte d’une conscience québécoise plus sensible, plus vulnérable aussi, à l’idéologie et plus encline à se projeter elle-même dans l’aménagement du territoire qui en nourrit l’expérience.

L’une des tâches des géographes de ce pays devient ainsi l’étude des représentations, des valeurs et des idéologies par et selon lesquelles un territoire se développe et prend forme. Mais il s’agit ici d’un défi. D’une part, l’explication du Québec, qui n’est ni américaine ni européenne, ne sera aisément comprise ni des uns ni des autres, car l’évolution du Québec, comme région de développement, précède à bien des égards celle des régions des grandes nations. D’autre part, la tradition de notre discipline aura largement laissé échapper à son objet ce qui n’était pas d’une saisie concrète ou immédiate, de sorte que l’effort théorique est aujourd’hui considérable d’articuler à la notion de région l’immense littérature, sociologique, anthropologique, linguistique, historique et philosophique qui scrute le champ culturel.

Certaines orientations de recherche apparaissent qu’il est utile de relever ici.

(1) La critique de la géographie comme culture est essentielle et prérequise en quelque sorte à une géographie qui voudrait intégrer l’analyse culturelle à son objet. Il est évident que notre discipline se trouverait incapable de produire cette géographie des « champs culturels » si elle n’était que projection de cultures nationales ou de cultures de classe. D’où l’intérêt profond du mouvement par lequel la géographie occidentale amorce la critique de sa pratique scientifique.

Particulièrement vulnérable à la pratique sociale ambiante, la géographie subit le double assaut d’une mobilisation pédagogique et technocratique qui la déterminent avant même qu’elle se soit théoriquement définie. [3] Elle est en effet éminemment applicable par l’ensemble du corps social en raison de la familiarité de son objet qui sitôt décrit, devient immédiatement utilisable. Efficace ou dangereuse, elle sera tantôt requise par le pouvoir public, tantôt soumise au contrôle social. Ainsi, le principe d’une explication conformiste se dessine-t-il, qui occulte les dogmes nationaux ou qui les prend en charge pour en illustrer la défense. L’existence d’une culture nationale (une, sainte et apostolique) est l’un de ces dogmes et l’un des plus pernicieux. La culture nationale inconsciemment véhiculée est l’ennemie première d’une géographie des cultures en ce qu’elle réduit considérablement la signification réelle des régions, tout en amoindrissant l’explication régionale elle-même, délestée d’un champ culturel qui se veut indifférencié dans l’ensemble du territoire national.

(2) L’étude de la « perception de l’environnement » détermine un courant d’une importance particulière. Plus ample, plus informé de théorie, plus averti de la littérature philosophique qu’il ne l’était au départ, ce courant de recherche s’élargit pour embrasser aujourd’hui l’étude des processus cognitifs eux-mêmes et scruter la relation qui s’établit entre l’environnement et la connaissance. [4] Il introduit la possibilité d’une géographie culturelle dont l’objet serait d’abord celui des valeurs et des représentations, à l’origine des formes de l’environnement. Il faut, en effet, lever l’hypothèque d’une géographie culturelle attardée à la description des paysages immuables des civilisations traditionnelles (par où on éludait et la théorie et l’explication), ou bien encore, confinée à la description des manifestations de la culture individuelle, pour redonner à l’analyse des géographes toute sa dimension. [5]

À bien y réfléchir, la critique est ici facile pour qui veut bien comprendre. Toute une littérature nous y invite : nous vivons cette époque qui subordonne l’espace au temps, nous vivons cette époque qui livre les formations géographiques aux processus d’exploitation et de diffusion. Mais la difficulté devient considérable au niveau de l’élaboration théorique, accrue de l’inconvénient de comportements collectifs qui ne créent pas aisément les conditions de recherche que l’on voudrait. Il n’entre pas dans notre propos de discuter ici les fondements d’une théorie du champ culturel, comme élément constitutif fondamental de la région. Il nous suffira d’évoquer l’interrogation d’une expérience encore limitée.

La définition hypothétique du champ de forces culturelles (le système des faits culturels d’un territoire donné) suscite l’entreprise de matrices. Alors qu’on en conçoit plusieurs variétés, on souhaiterait l’accord d’une grille de départ universelle, de manière à pouvoir embrasser en une même explication et les images et les formes. Saura-t-on dégager le principe d’une analyse fondée sur la relation dialectique des dimensions écologique et sociétale du développement, dimensions du communautaire et du collectif au niveau idéologique, dimensions des formes de concentration et des formes de dispersion au niveau morphologique ? C’est, en tout cas, à travers ce type de démarche que s’avérerait une analyse des conditions de la vie quotidienne. Dans la démonstration de la réalité de son objet, l’approche spatio-culturelle contribuerait ainsi à la méthode d’une discipline, dont le fondement serait une théorie de la région, comme résultante de processus d’exploitation et de diffusion, d’ordre économique et de processus d’identification et de métamorphose, d’ordre culturel.

Si la conscience québécoise porte vers l’explication de la culture, il est clair qu’elle ne vise pas, pour autant, une explication culturelle du Québec, ce qui équivaudrait à réintroduire la pratique d’une géographie projective (fut-elle éclairée d’un « projet de société »), par opposition à une géographie prospective. Les voies qui s’ouvrent sont autres. L’explication géographique du Québec est d’abord l’explication d’une région du monde, région marquée à sa manière, et lourdement, de processus de colonisation, région tributaire d’un mode de développement selon lequel les idées et les acteurs soutiennent moins ou ne soutiennent plus ces rapports dynamiques dans lesquels l’action humaine trouve sa cohérence. C’est dire qu’au terme de l’évolution complexe par laquelle le Québec franchit tous les stades de l’organisation régionale, comme région naturelle amérindienne, comme région historique laurentienne, comme région polarisée américaine et comme région-plan canadienne, les conditions d’une déculturation profonde sont remplies. Cette déculturation est celle qui surgit de l’imbroglio morphologique caractéristique des pays industrialisés et qui fractionne topographiquement la société en « sous-cultures », tantôt résiduelles, tantôt émergentes. Au Québec, comme en d’autres régions d’Amérique et d’Europe, le terme apparaît d’une évolution quelque peu apocalyptique qui constate la coupure des générations, le rejet et la mise en question de la culture, comme environnement et comme vie quotidienne.

L’avertissement d’une vision plus large des choses devient ici salutaire, il relativise la spécificité d’un peuplement québécois plus homogène et d’une conscience québécoise mieux définie qu’ailleurs. Ce qui est la chance d’une déculturation moins entière ne devient la chance d’une reconstruction culturelle qu’à travers la construction sociale de la région, dans une vue totale du développement. L’existence de solidarités humaines, plus spontanément acquises au Québec qu’ailleurs, joue-t-elle nécessairement au profit de la grande région de développement ? Ne peut-elle contribuer tout autant à la consolidation des groupes et à la désarticulation territoriale ? À travers ces interrogations successives, la stratégie d’une pratique se dessine. Elle se définirait dans la recherche du système universel des formes et des images, d’une part, et dans l’exercice d’une fonction critique, par l’analyse des « monstres environnementaux », d’autre part.

(1) Le premier de ces objets trouve au Québec un terrain fertile, celui d’une civilisation traditionnelle encore proche. Depuis la culture laurentienne dont on peut suivre la naissance, le climax et la décadence, la perspective d’une théorie de l’environnement est ouverte. [6] Il y a là un laboratoire extraordinaire, transparent d’hommes, d’archives et de paysages dont la géographie peut profiter, de la même manière que la démographie mondiale trouve au Québec l’un de ses terrains privilégiés. À des conditions précises, cependant, celle d’une démarche qui attache autant d’importance aux images qu’aux formes et celle d’une approche développementale qui saisisse l’intérêt théorique des milieux traditionnels, milieux non-déculturés, par opposition à ceux-là que nous connaissons aujourd’hui, où l’on peut découvrir la culture dans sa complétude. Ajoutons ici que la préoccupation patrimoniale de nos contemporains, nostalgie de la forme au départ, peut agir comme catalyseur d’une recherche qui trouve plus facilement qu’autrefois les concours dont elle a besoin.

(2) Il y a, en second lieu, la prospection des problèmes, dysfonctions ou monstruosités. Si, dans l’accusation qu’en fait la rumeur publique, l’exemple est fréquent, de la destruction d’espaces culturels résiduels ou de la construction nouvelle d’espaces non articulés à l’ensemble territorial, il reste que la problématique d’aménagement ne fait pas, comme telle, l’objet d’une cartographie. La chose se conçoit pourtant et l’on verrait se dégager de la cartographie de l’habitat l’amorce d’une géographie des cultures. L’entreprise en serait favorisée au Québec par un terrain qui apparaît ici exceptionnel. Elle bénéficierait d’une communication culturelle plus spontanée qu’en bien d’autres terres, en raison même de cette conscience régionale dont nous avons déjà parlé mais aussi en raison de l’importance de la tradition orale dans la culture traditionnelle québécoise. Elle s’appuierait, en outre, sur les préoccupations communautaires qui s’affirment un peu partout, dans des formes diverses, publiques, semi-publiques ou privées. Par là, l’approche environnementale critique peut procéder à une véritable auscultation de la culture comme environnement grâce au concours, indispensable, de l’ensemble des acteurs qui interviennent dans les processus de décision. C’est, en effet, à travers les témoignages de ces acteurs et seulement à travers eux qu’il est possible de détecter la relation qui s’établit entre processus d’identification et processus d’exploitation, à l’origine des problèmes environnementaux.

S’il était, au-delà du fondement théorique de l’analyse des champs culturels et de son application, une intelligence nouvelle de l’environnement, c’est sans doute l’explication géographique elle-même qui serait transformée. Et peut-être nous dirait-elle comment et pourquoi s’effectuent ces mutations par lesquelles tout système d’exploitation trouve un jour son terme. L’explication du monde n’est pas seulement production et consommation, elle est aussi création et manifestation de la vie elle-même, dans ses ruptures, comme dans sa continuité.