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Le régime seigneurial est un témoin historique fort de la présence française dans l’histoire de la colonisation du territoire québécois. Basé sur la tenure féodale alors existante en Europe, le régime seigneurial, adapté aux conditions de la Nouvelle-France, fut à son époque le mode privilégié de concession des terres dans la vallée du Saint-Laurent : de division en lots, d’exploitation du sol par les censitaires et d’organisation spatiale de la colonie. Ayant survécu à la Conquête anglaise de 1759-1760, cette institution foncière coloniale fut abolie légalement en 1854 parce qu’elle imposait, prétendait-on, des contraintes au développement économique, à l’industrialisation, à l’urbanisation et à la création d’une économie libérale basée sur le marché foncier. Mais cette « mise à mort » législative n’a pas terrassé de façon subite le régime seigneurial, qui a finalement survécu plus d’une centaine d’années.

C’est sur la base de cette « survivance » (ou plutôt la persistance) du régime seigneurial jusque tard au XXe siècle que l’ouvrage collectif dirigé par Benoît Grenier et Michel Morissette prend toute son originalité. On propose au lecteur de revisiter l’histoire complète du régime seigneurial, qui ne cesse pas en 1854, afin d’en comprendre ou du moins d’en saisir l’actualité. Comme l’écrit en préface l’historien Brian Young, ces « Nouveaux regards » visent à « propulser l’étude du régime seigneurial dans le XXIe siècle ».

Ainsi, la publication de ce livre est le résultat palpable d’un colloque portant sur la recherche en histoire seigneuriale, tenu à Sherbrooke le 14 mars 2014 (coïncidant presque jour pour jour avec le 150e anniversaire de la clôture des derniers cadastres seigneuriaux, qui visaient à fixer la valeur des droits seigneuriaux abolis et le montant des indemnités à verser aux seigneurs). En plus de l’introduction et de la postface, l’ouvrage comprend 12 textes produits autant par des chercheurs établis que par de jeunes chercheurs formant la relève. Dans les trois grandes parties du livre, chacune composée de quatre chapitres, les auteurs s’intéressent à tour de rôle aux seigneuries, aux seigneurs et à la ténacité du régime seigneurial après son abolition. Les trois parties témoignent d’une pluralité d’approches et de méthodes, utilisées pour mettre en évidence l’histoire seigneuriale selon différentes perspectives.

La première partie aborde la question de la propriété seigneuriale et de ses modes de tenure. Le régime foncier seigneurial implanté en Nouvelle-France visait à favoriser la colonisation et l’exploitation des terres de la vallée du fleuve Saint-Laurent, mais aussi à assurer la défense de la colonie face à d’éventuels agresseurs. Des concessions seigneuriales dans la région du lac Champlain (une zone de conflits) ou d’autres à l’intention de groupes autochtones (les Abénaquis) en témoignent. Il faut en retenir que la tenure seigneuriale en Amérique s’est développée de façon autonome de celle en vigueur en France (découlant de la Coutume de Paris), puisqu’elle s’est adaptée avec souplesse aux conditions locales existantes, développant ses propres règles (notamment en ce qui concerne les pouvoirs et compétences des seigneurs). Après la Conquête, le cadre juridique seigneurial subit une certaine forme d’hybridation avec le droit anglais, entre autres sur la question de la transmission du patrimoine et de la substitution fidéicommissaire.

La deuxième partie porte sur les seigneurs, leur statut social et leur diversité. Le cas d’une communauté religieuse (les Ursulines de Québec) et de certains chefs iroquois (seigneurie du Sault-Saint-Louis) et abénaquis (seigneurie de Saint-François) témoignent encore une fois de la nécessité d’adaptation du régime seigneurial pour faire face à certaines conditions locales. Des stratégies de gestion furent mises en oeuvre afin de permettre à une communauté de soeurs cloîtrées de prendre contact avec l’extérieur : lorsque nécessaire, le parloir faisait office de manoir seigneurial. Il en allait de même pour les seigneurs autochtones pour qui l’appropriation privée du sol n’avait pas de sens ; nul n’était donc assujetti à payer cens et rentes. Par ailleurs, le statut de seigneur n’est pas tombé en désuétude après la Conquête anglaise. À la fin du XVIIIe siècle, les terres représentaient un investissement fort intéressant pour le milieu des affaires et les professions libérales ; autant les Canadiens que les Britanniques se portèrent acquéreurs de seigneuries (ce qui leur conférait un statut social non négligeable, en plus d’un actif économique appréciable). À l’abolition du régime seigneurial, en 1854, plus des deux tiers des seigneurs étaient d’origine britannique. Donc, les critiques visant l’abolition du régime seigneurial n’étaient pas strictement fondées sur des motifs liés à la langue, l’origine ethnique ou la non-rentabilité économique des terres.

La troisième partie analyse la persistance du système seigneurial après son abolition. Michel Morissette présente un chapitre fort intéressant sur les gagnants du processus d’abolition. Même s’ils étaient « obligés » au seigneur par l’obligation de payer une rente annuelle, les propriétaires des anciennes censives étaient avantagés du fait que le paiement exigible annuellement ne représentait qu’un montant peu élevé (6 % de la rente constituée) et qui, par surcroît, n’était pas indexée. Pour leur part, les seigneurs (ou leurs ayants droit) pouvaient compter sur des entrées d’argent régulières et fixes, chaque année. Ainsi, autant les seigneurs que les propriétaires individuels n’avaient aucun intérêt économique à voir cette situation changer. Afin de mettre un terme au glas du régime seigneurial qui sonnait depuis déjà 80 ans, le Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales fut créé en 1935 pour régler la question une fois pour toute. En vertu de sa capacité d’emprunt, le Syndicat remboursa l’ensemble des rentes constituées toujours existantes. Ces montants furent alors convertis en une « taxe foncière » que les propriétaires fonciers concernés devaient payer sur une période de 40 ans (de 1941 à 1981). Toutefois, en vertu de taux d’intérêt avantageux, le Syndicat avait récupéré les sommes lui étant dues dès le début des années 1970. Ainsi, disparaissaient les derniers vestiges du régime seigneurial, plus de 100 ans après son abolition officielle.

Ces « Nouveaux regards » constituent une contribution originale et pertinente à l’étude du régime seigneurial. Malgré son abolition en 1854, cette institution demeure d’une grande actualité puisqu’elle constitue l’assisse juridique de grandes portions du territoire québécois d’aujourd’hui. Il s’agit à coup sûr d’une lecture incontournable pour quiconque s’intéresse au territoire québécois et à son histoire.