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Un tout petit livre pour décrire une vie bien remplie qui se poursuit toujours, à proximité des vignes du Valais. Il s’agit de l’autobiographie d’un collègue, on ne peut plus bon vivant, rencontré une première fois au milieu des années 1970 lorsqu’il était chercheur à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) – Urbanisation de Montréal. Le sous-titre fait allusion à la Zone à urbaniser en priorité (ZUP) où il est né, dans le Territoire de Belfort, ainsi qu’au prix du nom de celui à qui l’on doit le nom d’Amerigo Vespucci pour désigner le Nouveau Monde. Ce prix, qu’a gagné l’auteur, est considéré par les géographes comme étant rien de moins que le « Nobel de géographie ».

Antoine Bailly a vécu l’essentiel de sa vie de professeur de géographie à l’Université de Genève. En plus du prix Vautrin-Lud, il s’est vu offrir quatre doctorats honoris causa ainsi que le Founder’s Medal de Science Régionale. Tel qu’indiqué en 4e de couverture, il explique dans son dernier ouvrage son parcours de vie vu comme un nomade universitaire, gambadant d’un colloque à un autre, où simplement comme touriste, sur tous les continents. On comprendra que l’auteur présente ici une biographie géographique.

Dans une courte préface, son ami et collègue Renato Scarlati évoque l’invitation à un voyage introspectif en profitant de l’image de la géographie qu’a toujours véhiculée l’auteur, « une géographie souriante, où la convivialité, l’amitié et les plaisirs de la vie ne sont jamais très loin ». Et comment ! Je peux attester du bonheur que m’a procuré Antoine Bailly lors d’un colloque de l’Association de science régionale de langue française, à Hyères, en 1999, lorsqu’il m’a invité à faire l’école buissonnière pour rendre visite à un ami vigneron sur l’arrière-côte. Sa passion pour la géographie appliquée le conduira à participer, entre autres choses, à la reconstruction d’un refuge de haute-montagne et à la musicographie d’une maison de la vigne et du vin. Intéressant, dira-t-on, mais à quelle enseigne ce géographe, aujourd’hui heureux retraité, loge-t-il ? S’il ne l’a pas deviné dès le début du récit, lorsqu’on apprend qu’à Besançon il fut l’élève de Paul Claval, le lecteur obtient réponse à son questionnement : « Je me suis senti toujours “Clavalien” ! » On lit l’allusion au maître qui « marque de son empreinte votre façon de penser, de travailler et de publier » (p. 79).

L’ouvrage comprend 39 encadrés dont certains remplissent pas moins d’une page. Celui intitulé L’éducation : la voie royale précise justement que cette voie n’est pas celle qu’a suivie l’auteur, aussi talentueux et ambitieux pouvait-il être. N’envisageant ni Science Po ni l’École nationale d’administration (ENA), le jovialiste géographe en herbe a opté, partout où il a passé, pour des milieux dominés par des villes moyennes. Non, toutefois, sans profiter d’une bourse de doctorant pour un séjour d’un an à ce qui était à l’époque la Mecque de la Regional Science, soit chez Walter Isard, à Philadelphie. Ce sera la première exception confirmant la règle d’une préférence pour les villes moyennes. Ce lieu privilégié lui permettra de s’initier à la modélisation qu’il se fera fort de mettre de l’avant tout au long de sa carrière.

L’encadré 18, La ville à la campagne, n’est pas sans rappeler la célèbre proposition d‘Alphonse Allais. Antoine Bailly, en évoquant la « rurbanisation », entre autres concepts, se rapporte à l’homo qualitus qu’il imagine se substituer à l’homo oeconomicus afin de profiter des potentialités de certains milieux en fonction de ses étapes de vie. C’est dans un autre encadré (25) qu’il se réfère aux « nouveaux » géographes francophones originaires du Québec, tel Paul Villeneuve – qui fera carrière à l’Université Laval à partir des années 1970 – ou de Suisse, comme Jean-Bernard Racine, un Québécois qui prendra… racine à Lausanne. S’ensuit une panoplie de noms parmi lesquels je retrouve d’anciens confrères doctorants de Dijon sous la férule de Claude Ponsard qui fut mon directeur de thèse. Ainsi, « [u]ne communauté de pensée se construisait à partir de la géographie quantitative, mais avec une vision critique de la société » (p. 60).

L’émergence de nouveaux géographes s’accompagne, il va sans dire, d’une nouvelle géographie à laquelle, selon Antoine Bailly, seraient réfractaires les géographes français. Ces derniers se voient reprocher de s’écouter entre eux, même dans les colloques internationaux, « faisant peu d’efforts pour citer les auteurs étrangers ou pour présenter leurs recherches dans la nouvelle lingua franca, l’anglais » (p. 74). S’ensuivent des propos plus nuancés par la reconnaissance d’exceptions avec les systèmes d’information géographique (SIG), ou encore avec l’analyse des risques et flux urbains, mais la nuance s’efface rapidement car, à ses yeux, le courant dominant demeure (trop ?) inductif, descriptif, voire encyclopédique. Il en serait ainsi tant que les leviers du pouvoir continuent de converger vers Paris. L’auteur est bien conscient que la critique est facile et l’art difficile, mais ayant toute sa vie professionnelle prêché par l’exemple, il peut se permettre de formuler des recommandations. Ainsi, il estime qu’on ne peut former de bons géographes sans un minimum de connaissances en mathématiques, en informatique, en langues étrangères et en sciences sociales. Ce faisant, comme je l’ai entendu dire un tantinet méchamment lors de mes études à Dijon, les géographes pourront faire plus que de compter les vaches et les moutons.

Ce voyage en géographie se termine par une citation d’Umberto Eco que Bailly semble apprécier en vertu de sa vison du passé qui n’occulte pas celle du futur : « Les réseaux sociaux donnent le droit de la parole à des légions d’imbéciles qui auparavant s’exprimaient au bar après un verre de vin » (p. 91). Le lecteur aura compris que, si notre disciple de Paul Claval ne manque pas de s’exprimer avec un verre de vin en main, il n’a nul besoin de recourir aux Facebook et autres Instagram de ce monde. Ayant appris en chronogéographie à bien gérer son temps, il profite au mieux des multiples avantages de la retraite. Comme il l’écrit dans l’encadré 18, organiser des séquences de liberté temporelle et spatiale, c’est un peu ça, la géographie appliquée.