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Encore une fois, les Presses universitaires de Rennes nous gratifient d’un ouvrage fort intéressant. Les chercheurs belges, canadiens et français de profils différents (sciences sociales, politiques, économiques et droit) y croisent leurs opinions sur les approches d’évaluation de l’action publique territoriale. C’est d’autant plus captivant que l’on sait les différences sociopolitiques qui marquent leurs contextes respectifs de développement territorial. Mieux, au-delà des discours sur les chiffres et les modes de leur fabrication présentés dans l’ouvrage, s’y profile une problématique bien plus profonde, celle de confrontation quasi épistémologique entre les chiffres et les mots, entre les échelles spatiales, temporelles et les dimensions fonctionnelles de leur usage, entre les acteurs professionnels et la société civile, entre la démocratie et la statistique. Il ne s’agit pas d’étudier les clivages, mais plutôt de comprendre les mécanismes en oeuvre, pour tirer les meilleurs enseignements des expériences et recherches effectuées sur le sujet dans les trois pays.

Qui d’entre nous n’a pas été confronté, dans la recherche, la maîtrise d’oeuvre urbaine ou sur le terrain des opérations urbaines, à l’absence des données statistiques nécessaires ou aux difficultés que peut entraîner leur incohérence ? Responsables des stratégies de développement urbain, professionnels de la planification, de conception et de fabrication des cadres de vie en ville, chercheurs des solutions urbaines optimales, mais aussi usagers de l’espace, citoyens d’aujourd’hui et de demain, nous sommes tous intéressés par l’évaluation de l’action publique. Qui doit évaluer les politiques publiques locales, comment, pourquoi et pour qui ? D’où viennent les problèmes, comment les analyser pour aboutir à des choix méthodologiques raisonnés et proposer des supports de décision les plus appropriés, sans contourner les statistiques étatiques, normalisées, uniformisées, mais souvent peu adaptées aux besoins et enjeux locaux ? En les complétant, en les adaptant au contexte, ou en les diversifiant et en les rendant plus flexibles ?

Tout le long de l’ouvrage, des réponses scientifiquement prudentes sont proposées au lecteur. La mise en débat comporte des volets passionnants où s’entremêlent plusieurs questions à la fois. Comment faire pour réussir une bonne approche de quantification, sans aboutir à l’hégémonie de l’indicateur dans la maîtrise d’usage, l’apanage de la société civile désormais invitée dans les diagnostics partagés, participant au processus de coconstruction des indicateurs, de coconception des stratégies, de coproduction de l’espace en ville ? Comment et pourquoi faut-il concilier les nomenclatures statistiques pour éviter l’hypertrophie des données entre les différentes échelles territoriales, administratives et institutionnelles, tout en affinant les informations en fonction des différents enjeux locaux ? Comment procéder pour légitimer des systèmes d’information hybrides produits par les différents acteurs, pour pouvoir justifier la prise de décision par les acteurs publics ?

Comment traduire les mots en chiffres sans perdre leur caractère socioémotionnel, témoin de l’importance de tel ou tel enjeu ? Si les chiffres servent à soutenir l’argumentation, à supporter les négociations et construire des accords, les mots contiennent la charge de pouvoir que le pouvoir de la raison ne saurait comprendre. Passer de la méfiance à la confiance n’est pas un exercice facile…

Appliquée depuis les années 2000 par suite de l’introduction, dans les évaluations européennes, des principes de participation censés garantir l’efficacité de l’action publique et le contrôle d’exploitation du Fonds européen de développement régional (FEDER) dédiés au développement urbain régional intégré, la procédure participative exerce des effets certes positifs, mais elle peut aussi mener à des tensions entre les acteurs ou les différentes échelles territoriales. Le foisonnement des observatoires locaux et régionaux depuis 1990 – quand l’évaluation des politiques publiques en ville est devenue indispensable sous la pression des crises multiples – ne risque-t-il pas de provoquer l’effet inverse de celui escompté ? Parce que les besoins des sociétés et les conditions politiques pour les satisfaire changent, les angles morts de la quantification se multiplient, alors que la décentralisation politique ou administrative ne s’accompagne pas d’une décentralisation statistique, comme le soulignent à juste titre les chercheurs. Parce que plus on pousse l’observation à l’échelle fine, plus on s’éloigne de l’objectif d’intérêt général, au profit des intérêts particuliers. Parce que l’évaluation quantifiée peut révéler les rapports de force entre institutions ou acteurs qui utilisent les indicateurs comme moyen de lutte entre les groupes d’intérêt divergents, et elle devient alors un enjeu de démocratie. Parce que, enfin, la résistance à l’échange d’information est aussi une forme de lutte contre la domination politique, dont l’espace territorial est le théâtre.

Édifiant dans ses conclusions, l’ouvrage mérite une attention particulière à l’ère où l’intelligence artificielle prend progressivement possession de nos capacités d’analyser et d’évaluer, dans quelque domaine que ce soit. Au fil de la lecture, une conviction se forge. Si l’évaluation qualifiée ne suffit plus désormais et s’il faut emprunter aux entreprises les démarches froides de quantification des performances territoriales, conformes aux principes capitalistes du new public management, depuis 2000, notre enthousiasme initial à appliquer des processus participatifs dans l’élaboration des Chartes locales ou des Agendas 21 locaux de développement urbain cède la place à une sourde inquiétude. Celle-ci semble liée aux modes de la prise de possession et à la sécurité des données, d’une part, mais aussi, d’autre part, à l’usage de plus en plus fréquent d’un « secret statistique » capable d’entraver la coopération, de mener à la concurrence entre les institutions autour du partage des compétences et de réduire la marge de manoeuvre des acteurs locaux dans leur volonté d’affronter les défis stratégiques de notre siècle.

L’évaluation par les indicateurs n’échappe pas aux ambiguïtés de sens du terme « politique de la ville », compris différemment selon les pays. Le contexte des pays développés et le domaine de recherche réservé à la sphère sociopolitique, présentés dans l’ouvrage, nous suggèrent la nécessité urgente d’étendre le champ de réflexion au contexte des pays en développement, interpellés par les mêmes inquiétudes. Pour faire face aux crises économique, écologique, sociale, à la dégradation des milieux bâtis, à la raréfaction des ressources naturelles et financières, à la recrudescence des catastrophes majeures, à l’insécurité alimentaire ou aux effets du dérèglement climatique, les politiques nationales et locales de la ville doivent disposer d’outils d’évaluation complémentaires, performants, faciles d’usage, compris par tous, accessibles et élaborés par consensus, au service de l’intérêt général.

Quantifier ou qualifier ? Laquelle des deux approches nous permettrait de nous prémunir contre l’uniformisation algorithmique généralisée et de conserver nos capacités de défendre une spécificité locale ? C’est une question quasi existentielle aujourd’hui, à méditer. L’ouvrage nous y invite expressément. À lire absolument, par tous ceux qui ont la ville et son devenir à coeur.