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Ce dossier thématique de la revue des Cahiers de Géographie du Québec, préparé en temps de pandémie, propose des articles dont les collectes de données ont été réalisées dans des espaces non contraints par des restrictions liées à la lutte contre cette pandémie. À l’évidence, les propos des auteurs sont l’expression d’une production de la ville et des territoires avant ce bouleversement international.

Après des décennies de luttes contre les inégalités de genre, un paradoxe s’observe dans de nombreux territoires, celui des avancées perceptibles dans la reconnaissance des besoins d’égalité entre les genres face à la résistance au changement de manière pérenne dans la fabrique de la ville et des territoires. Ce contexte en tension confère un caractère provisoire à la prise en compte d’une observation en continu des inégalités de genre et un caractère parfois illégitime à la conception des politiques publiques égalitaires. Les inégalités sont encore lisibles dans de multiples lieux et selon différents registres d’observation : la toponymie des lieux, les pratiques de la ville, l’accès aux services, à la et aux centralités urbaines, les représentations et la reconnaissance de la place et des voix des femmes dans la ville en sont quelques exemples.

À la fin du XXe siècle, la production de connaissances, de corpus scientifiques en géographie ou en études urbaines ont contribué à penser l’organisation patriarcale et hétéro-normée de l’espace dans ses multiples dimensions sociales, culturelles, politiques et économiques. L’accent a été particulièrement mis sur les formes de hiérarchisations spatiales et leurs variabilités dans l’espace et dans le temps. Actuellement, les recompositions sociales, culturelles, urbaines et territoriales ne sont pas sans impacts dans le creusement des inégalités entre les genres. Le genre agit comme un révélateur de ces inégalités et en révèle de nouvelles, qui se croisent.

S’il demeure nécessaire de pointer des formes d’usages, de pratiques, de spatialités différenciées entre les personnes, il est d’autant plus nécessaire de regarder les expressions nouvelles de collectifs, de mouvements sociaux, de formes d’aide, d’interventions locales et transnationales impliquées dans la construction de villes plus égalitaires et de territoires plus inclusifs. Ainsi, l’observation plus fine des relations des individus à l’espace à plusieurs échelles apparait utile pour saisir les rapports de pouvoir au sein d’espaces ainsi que les formes de domination, de hiérarchisation et de contrôle des ressources. Les lieux de confort et d’inconfort mis à jour par de telles observations révèlent l’existence, dans la composition des villes, d’espaces anxiogènes, dérangeants, ne garantissant pas la liberté de circuler, de se poser, de flâner, de se déplacer tel que souhaité pour les femmes.

Ces inégalités produisent des déprises à l’espace, des pratiques sous condition réglementées par des normes juridiques, culturelles, politiques ; par des attendus et des rituels sociaux spatialement et implicitement intégrés. Pour pouvoir être présents dans l’espace sans crainte du regard posé sur un corps, sans redouter un jugement sur une forme d’expression, sur une action d’appropriation de l’espace, les individus se conforment à des normes de genre explicites, implicites et/ou imposées : distance, co-présence, gestuelle, posture, proxémie, détour.

Depuis plus de 20 ans, les organisations internationales proposent des stratégies pour élaborer des politiques en faveur de la réduction des inégalités de genre dans les villes et sur les territoires. Orientés sur des champs thématiques privilégiés tels que celui des transports, des mobilités, de l’espace public, du logement, des services, et prônant le concept omnipotent, celui de « villes sûres », ces opérateurs instaurent une mise à l’agenda du genre comme outil de gouvernance. Surtout retenus à l’échelle locale par certains États, ils participent à élaborer une conception transnationale des politiques de genre appliquées à la ville. Le questionnement est donc de savoir où se situent les volontés de changement au travers des enjeux de protection, de sécurité des corps dans l’espace, des enjeux de contrôle ; et de déterminer s’ils ne participent pas de la reproduction d’une opération normative des rapports aux villes, au détriment d’une perspective d’émancipation par et dans les villes.

Ce dossier thématique propose au travers d’études de cas inédites de mettre en perspective ces enjeux contemporains. La majorité des articles ont la spécificité d’avoir retenu des cadres réflexifs inscrits dans différents courants des approches de genre ; ils ont en revanche en commun d’avoir retenu des cadres méthodologiques renouvelés, montrant la nécessaire combinaison des outils de collectes de l’information alliant approche quantitative, qualitative, cartographie, analyse de tables de groupes de femmes (mixtes ou non-mixtes), observation ethnographique, mobilisation de documents d’archives, élaboration de cartes sensibles et analyses des trajectoires.

C’est sans nul doute dans l’analyse renouvelée des modalités d’interventions, de prise en charge des besoins en lien avec des formes de reconnaissances individuelle et collective par les politiques urbaines et territoriales que se situent les enjeux actuels de l’approche de genre, de la ville et des territoires restreints.

Dans leur article intitulé Peut-on parler de droit à la ville pendant la nuit ?L’exemple de deux quartiers mexicains, Edna Hernández González et Silvia Carbone nous convient à l’exploration du droit à la ville nocturne dans deux études de cas au Mexique en tenant compte de l’expérience des femmes. Il s’agit des quartiers Santa Anita, à Puebla et Santo Domingo de los Reyes, à Ciudad de México. Elles soulignent que « la ville, la nuit, en tant qu’espace-temps pratiqué et habité, est – et continue d’être – le scénario de nouvelles formes d’exclusion et d’inégalités ». Les rythmes, les temporalités caractérisent la présence des femmes dans l’espace, la nuit, à Mexico. Il s’agit bien d’appréhender ici d’une question des droits à la ville, la nuit, où les dynamiques urbaines changent, tout comme ses usagères et usagers. C’est par une méthodologie mixte que les auteures saisissent finement les composantes propres à chacune des études de cas : entrevues, observations et balades nocturnes ont permis de tracer un portrait distinctif des deux cas étudiés. Le hiatus se situe dans la prise en compte partielle, ou inexistante de l’expérience de femmes dans la conception des politiques urbaines inclusives. Notamment, l’accessibilité nocturne de la ville pose problème ; de même, l’apprentissage des codes et des manières d’être et de vivre dans l’espace urbain nocturne représente de grands défis. Les barrières invisibles ne semblent pas exister pour certaines femmes du quartier Santa Anita, sauf pour les femmes les mieux nanties. Alors que pour Santo Domingo de los Reyes, ces barrières se révèlent la nuit grâce au problème d’éclairage. Enfin, à partir de telles observations, les auteures préconisent que l’accessibilité aux espaces urbains, aux rythmes tant diurnes que nocturnes, doit faire l’objet des politiques publiques des villes.

Dans cette perspective, il est nécessairement utile de préciser que la production de l’espace et des genres se réalise à l’aune des rapports de classes sociales. Toutes les femmes n’ont pas eu, ou bien n’ont pas actuellement, les conditions pour avoir une pleine capacité à s’approprier l’espace et à en faire pleinement partie de manière égalitaire. Les résistances sont d’ordres politique, symbolique, mais aussi de l’ordre de la résistance ordinaire. Les collectifs organisés localement sont un lieu d’expression, mais opèrent-ils comme un processus de détournement des normes de genre ? En quoi, les marqueurs de la production d’un urbanisme transitoire, tels les jardins partagés, peuvent-ils répondre à des besoins de reprise de l’espace, de bien-être urbain durable, et participer ainsi du « soin » à la ville. L’article de Sophie Louargant et d’Alexia Barroche Cultivez la ville avec les jardins partagés montre les comportements et les relations des femmes à la nature en ville présentes dans les jardins partagés dans deux métropoles européennes : Grenoble et Rotterdam. Le croisement méthodologique entre récits de vie, carnets de bord et questionnaires de type « échelle de satisfaction des besoins fondamentaux » issues de la psychologie sociale, contribue à mieux déterminer les croisements entre les notions de genre, du care et de santé urbaine. Les résultats concordants montrent à l’évidence que les femmes sont dans un investissement personnel dans les jardins partagés. Elles se sentent heureuses de cultiver et proches de la nature en répondant à des besoins alimentaires, de solidarité et de présence dans la ville. La hiérarchisation est implicite entre les femmes dotées de compétences éducatives, environnementales, économiques et celles plus précaires, dotées d’autres compétences moins directement mobilisables. Ces lieux, véritables « abris » de la transition, montrent la possibilité de prendre soin de la nature et de la ville, tout en veillant à l’émancipation des jardinières, en leur offrant un chemin accessible de participation à l’espace public.

Si dans certains contextes des solutions sont proposées pour réduire les formes d’inégalités et de disqualification de l’espace, un effet pervers est toutefois perceptible. Nora Semmoud propose un article s’intitulant Rapports de genre à travers les résistances et mobilisations de femmes des quartiers populaires de villes du monde musulman. Les villes étudiées sont Alger, Rabat et Ankara. Ces villes subissent des transformations socio-urbaines ayant des effets déstructurants sur les quartiers populaires et augmentant les inégalités sociospatiales, dont, particulièrement, celles des femmes. L’analyse porte sur les pratiques sociales et les politiques consacrées aux femmes de ces territoires. Nora Semmoud souhaite ainsi « contribuer à une meilleure connaissance de la condition des femmes dans des sociétés à culture musulmane et, surtout, rendre compte de leurs résistances et mobilisations contre leur marginalisation, en montrant les voies particulières qu’elles empruntent ». Dans le cadre de politiques publiques de logique néolibérale, les actions des villes sur les quartiers populaires se manifestent par des restructurations dans les quartiers dits non réglementaires et des éradications de bidonvilles. Le plus souvent, les femmes subissent les effets des délocalisations, notamment à cause des coûts de transports plus élevés. Dans les faits, les femmes s’investissent autour du projet de mobilité, au regard de la famille immédiate et élargie. Bien sûr, l’effet du conservatisme islamiste qui contraint habituellement la présence des femmes dans l’espace public du quartier, tend à s’atténuer suivant les relocalisations. Leur présence devient notable dans les marchés, les centres commerciaux et autres lieux publics. Nora Semmoud souligne enfin que « la logique néolibérale du développement des pays étudiés est aujourd’hui à l’origine de l’exacerbation des inégalités de sexe et d’un recul social et économique des femmes, qui ont été les premières victimes du chômage, du travail informel, des baisses arbitraires de salaire ». Elle souligne aussi que la construction des inégalités se situe à la jonction du genre, de la classe sociale, de l’ethnicité et des facteurs liés au colonialisme et au post-colonialisme. Voilà de multiples dimensions qui permettent des regards croisés sur la mobilisation des femmes musulmanes dans l’espace public.

Les femmes se mobilisent parfois par militantisme, parfois par obligation, assurément pour répondre à des besoins prioritaires du quotidien : accéder à l’alimentation pour elles et leurs familles, accéder à un logement décent, accéder à un travail et/ou à des droits. C’est au travers de l’analyse des logements sociaux avec soutien à Montréal, Toronto et Vancouver, que Marie-Ève Desroches saisit de quelle façon le care est intégré dans ces formes d’aides. Recueillant les discours des acteurs ayant participé à la conception des programmes, elle fait ressortir les similarités au sein des processus de création de logements pour les femmes cheffes de familles monoparentales. Pour ceci, elle identifie cinq modalités où le care aura été privilégié dans un continuum privé-public. Dans un contexte généralisé de manque de logements abordables, c’est une pluralité d’espaces et d’acteurs qui ont ainsi été mobilisés, faisant en sorte que les femmes ne soient pas cantonnées comme simples prestataires passives, mais plutôt reconnues comme pouvant faire appel à différentes dimensions des programmes pour mieux répondre à leurs besoins, acquérir un pouvoir d’agir et offrir les rétroactions nécessaires à l’adaptation de ces programmes.

L’approche du care nous indique qu’à l’intersection du public et du privé, se joue « la domestication » des valeurs, des usages par le biais des interventions publiques, interpellant ainsi la considération des « vulnérables » au sein des sociétés occidentales, soumis à des injonctions de rentabilité économique des politiques de solidarité. Cette organisation normée de la place accordée aux individus en fonction de leur genre et de leur condition sociale n’échappe plus à la question de la planification urbaine.

Mélissa Côté-Douyon livre une explication et une interprétation sur la circulation et la réception des références internationales en termes de « genre, d’espace public et de ville » par l’État vietnamien. Le contexte de diffusion du concept de « villes sûres » retenu à l’échelle internationale, en particulier par les organisations internationales, s’est diffusé comme modèle d’intervention. Le cas du Vietnam présente un inédit dans l’analyse des politiques urbaines de genre et rend compte des formes de négociation à l’oeuvre entre un contexte gouvernemental, empreint de normes de genre conservatrices, et des acteurs non-étatiques, oeuvrant pour la lutte contre les violences faites aux jeunes filles et aux femmes dans l’espace public. L’approche sécuritaire, paradoxalement, propose un champ des possibles pour la mise en oeuvre des actions genre et ville. En élaborant une acceptabilité de la planification urbaine avec le genre, les organisations internationales participent à la diffusion d’une ressource argumentaire, qui, en conformité avec les observations à l’échelle internationale, montre une vernacularisation locale des politiques urbaines de genre.

En termes de politiques publiques, les avancées en matière de programmation et d’intervention locale sur le genre proposent une réponse à des problématiques aménagistes de la ville plus égalitaire, répondant aux droits des femmes à la ville et leur permettant d’accéder à la centralité, au confort et à la mobilité pour s’approprier les ressources (Fenster, 2005).

Sur la dimension de l’engagement, les mouvements historiques des luttes sociales et urbaines, tel celui du droit au logement, éclairent avec acuité la nécessaire prise en compte des dimensions du genre dans les campagnes de prévention et dans les formes d’accompagnement proposées, particulièrement dans l’aide aux logement. L’article de Jean-Vincent Bergeron-Gaudin, Pascale Dufour et Anne Latendresse porte sur un groupe féministe québécois s’intéressant à la discrimination et au harcèlement des femmes en matière de logement. Ayant ouvert le chantier « femmes et logement » il y a plus de 30 ans, Information Ressources Femmes et logement(1986-1995) n’a pas pu survivre faute de ressources financières et d’alliances avec des acteurs centraux, en particulier ceux issus du mouvement du droit au logement, peu enclins à s’intéresser aux droits des femmes, et du mouvement féministe lui-même, peu intéressé au logement. Les entretiens recueillis auprès d’informatrices-clés ainsi qu’une analyse d’archives ont permis d’éclairer ce pan de l’histoire des groupes féministes et des groupes de locataires. Vingt ans plus tard, en fait depuis le tournant des années 2010, on observe un renouvellement de l’intérêt pour cette question au sein des deux mouvances, ainsi qu’une augmentation des initiatives en matière d’accès au logement. Une enquête suivie d’une campagne contre les violences sexuelles vécues par les femmes en matière de logement, telles des entrées par effraction, des tentatives d’extorsion ou du chantage pour obtenir des faveurs sexuelles (de la part de leur propriétaire, de leur concierge, de leurs voisins, ou de leurs colocataires) a mené à une re-conceptualisation du droit au logement faisant ressortir ses dimensions résolument genrées. Aujourd’hui, la question est donc à nouveau investie à la fois par les groupes féministes et les groupes mixtes s’intéressant au logement.

Ce dossier thématique propose donc de montrer la permanence des inégalités d’accès aux ressources, à l’espace et à la ville. Il propose de montrer la fabrique de l’informel auquel les femmes continuent à avoir recours afin d’accéder pleinement à la ville et aux territoires. Le travail de l’éthique du care participe à montrer l’importance de la place à accorder à la valeur économique et sociale de l’activité informelle. Sortant de la naturalisation des activités et des pratiques, les articles de ce dossier thématique des Cahiers de géographie du Québec proposent de prendre en compte les formes actuelles d’exclusions et d’inégalités de genre : en quoi et comment celles-ci se retrouvent intégrées dans les représentations du sens commun, dans la vision andocentrée des registres de l’expérience de l’espace, voilà le coeur des analyses retenues par les auteures. Ce dossier participe ainsi au débat contemporain sur le croisement des inégalités de genre et de classe sociale présent dans les pratiques de l’espace. Ce dernier s’entrechoque avec les voix de la reconnaissance, portant à la périphérie des centralités le débat sur l’appartenance à la ville. Le droit des femmes à la ville est un débat pour toutes. Le repousser à des publics identifiés, des groupes, répond aux besoins d’aide d’urgence. Cependant, il rend invisible la problématique de fond, celle de la conception d’une ville égalitaire, juste, inclusive, dans laquelle la production du champ des possibles ne peut exclure la production du « commun ».