Article body

L’auteur de 2001 : A Space Odyssey (1968), Stanley Kubrick, n’aura pas survécu au xxe siècle. Malgré la sortie en 2001 du film A.I., réalisé par Steven Spielberg à partir d’un traitement de quatre-vingts pages par Kubrick, la carrière du cinéaste anglo-américain s’est terminée le 7 mars 1999. Plusieurs maisons d’édition en ont profité pour offrir des bilans critiques de l’oeuvre kubrickienne, le plus souvent des mises à jour d’études ayant été publiées dix ou vingt ans auparavant. C’est dans ce cadre que s’inscrit la nouvelle édition du livre de Mario Falsetto, Stanley Kubrick : A Narrative and Stylistic Analysis.

Dans son compte rendu pour Cinémas, David Douglas (1996) souligne bien les forces et les faiblesses de la première édition du livre de Falsetto, parue en 1994. L’adoption par Falsetto d’une approche évaluative combine des qualités apparemment contradictoires. Sa passion pour les films de Kubrick confère au livre un ton positif qui ne manquera pas de nourrir l’enthousiasme des cinéphiles et des étudiants du septième art. En revanche, la présence de jugements esthétiques fondés sur une conception relativement traditionnelle de l’art (le modèle romantique et la politique des auteurs) compromet parfois l’apport scientifique de cette étude, du point de vue de la production de sens au cinéma.

La principale force du livre réside dans la qualité de ses analyses descriptives. En effet, la majorité des ouvrages consacrés à l’oeuvre de Kubrick se penchent principalement sur la dimension thématique des films, tandis que les questions de style filmique, y compris la structure narrative, sont mises de côté. À cet égard, il faut reconnaître que le livre de Thomas Allen Nelson (2000) intitulé Kubrick, Inside a Film Artist’s Maze, est plutôt brillant, mais insuffisant pour ceux qui s’intéressent au montage, à la mise en scène, à la bande son, bref à l’énonciation filmique en général. Le seul autre livre qui fait exception à cette règle est celui de Luis M. García Mainar (1999), dont le titre, Narrative and Stylistic Patterns in the Films of Stanley Kubrick, rappelle celui de Falsetto. Cependant, García Mainar met à profit ses analyses par le biais d’un certain nombre de théories poststructuralistes, tandis que Falsetto s’en tient à une exploration des intentions de l’auteur, étayée par des descriptions formelles aussi rigoureuses qu’utiles d’un point de vue pédagogique.

La rigueur analytique de Falsetto se manifeste dans la structure de son étude. Plutôt que d’offrir un essai pour chacun des treize films de Kubrick, en ordre chronologique, les chapitres se concentrent sur six composantes formelles : la structure narrative, l’esthétique du plan-séquence, les mouvements d’appareil, la voix off, la subjectivité énonciative et le jeu des acteurs. Ce dernier thème distingue nettement la recherche de Falsetto des autres études kubrickiennes. Cependant, on peut regretter l’absence de la bande-son dans cette analyse, surtout lorsqu’on considère le rôle considérable que la musique en particulier joue dans les films de Kubrick. La structure globale du livre de Falsetto demeure donc une force, malgré une tendance à analyser les films séparément au sein de chaque chapitre. La comparaison entre les films demeure parfois implicite.

Les présupposés auteuristes de Falsetto semblent lui imposer certains choix discutables. Des treize longs métrages de fiction réalisés par Kubrick, trois ne sont pas analysés. Fear and Desire (1953) fut retiré de la distribution peu de temps après sa sortie, et n’est donc pas disponible, mais une seule page est consacrée à Killer’s Kiss (1955), sous prétexte que Kubrick lui-même considérait ce film comme un travail d’apprenti. Quant à Spartacus (1960), Falsetto le passe sous silence puisque Kubrick n’en avait pas rédigé le scénario et avait uniquement été engagé comme metteur en scène.

Pour Falsetto, le cinéma d’art (catégorie normative) est par définition caractérisé par un style anticlassique, moderniste. C’est le critère esthétique de l’originalité qui est invoqué. Et puisque Falsetto cherche à démontrer que Kubrick est un auteur, un artiste, la présence de techniques modernistes est censée constituer une preuve de la valeur esthétique des films analysés. Hormis le caractère axiologique de cette prise de position, l’argument connaît un succès variable dans la mesure où les exemples fournis ne démontrent pas toujours un style particulièrement radical ou innovateur.

Par exemple, Falsetto analyse la voix off du personnage Humbert Humbert dans Lolita (1962), voix qui représente la narration d’un personnage déjà mort (p. 86), sans mentionner que cette technique ironique et réflexive figurait déjà de façon évidente dans Sunset Boulevard (1950, Billy Wilder). Falsetto affirme également que The Killing (1956) possède la structure narrative la plus complexe dans le genre du film de cambriolage (« heist film », p. 7). Cette complexité est entendue comme une qualité esthétique positive, mais il est surprenant qu’elle soit relativisée par cet appel à la notion de genre, concept normalement dénigré par les auteuristes qui dévalorisent les attentes conventionnelles relatives aux genres.

Falsetto ajoute que The Shining (1980) est un des films les plus ambigus jamais réalisés, en ce qui concerne le point de vue narratif (p. 124). Ce recours à l’hyperbole remplit sans doute une fonction rhétorique, mais le bien-fondé des affirmations peut être mis en cause. À ce propos, on notera une contradiction dans l’identification du personnage le plus noble dans l’oeuvre de Kubrick : il s’agit tantôt du colonel Dax (p. 40) dans Paths of Glory (1957), et tantôt de Redmond Barry (p. 69) dans Barry Lyndon (1976).

La nature auteuriste de cette étude est expliquée dans la conclusion. Falsetto cherche à identifier la voix de Kubrick, une voix qui ne correspond pas à une construction textuelle comme le « grand imagier » ou le « méga-narrateur », mais qui révèle plutôt l’expression d’un artiste dans son milieu (p. 169). Malgré le romantisme de son approche, on notera la qualité presque metzienne des analyses de Falsetto, particulièrement lorsqu’il insiste sur la dimension réflexive du style et des techniques filmiques (énonciation) qui témoignent de la vision du monde de Kubrick (p. 173).

Car c’est au niveau des analyses textuelles que se situent les trouvailles les plus intéressantes de Falsetto. On apprend que la narration ultra-compétente qui relate les faits dans The Killing contient en fait des erreurs chronologiques mineures, qui font douter de l’autorité de cette voix (p. 4-5). Il suffit de pousser un peu l’analyse afin de mettre en doute l’autorité de l’auteur (Kubrick), mais là n’est pas le propos de Falsetto. Un parallèle intéressant entre le criminel et l’artiste, tous deux des êtres incompris, est souligné dans une scène de The Killing qui, paradoxalement, se distingue par le fait qu’elle est presque inintelligible (p. 171) ! La fin abstraite de 2001 : A Space Odyssey est particulièrement bien analysée, à partir du relais des regards et de la subjectivité ambiguë (p. 108-118).

Cette nouvelle édition, sans doute une édition définitive, de l’étude de Falsetto jouit d’une présentation simple mais efficace, en ce sens que la couverture noire rappelle le monolithe du film 2001 ! Quant au contenu, il bénéficie de plusieurs ajouts intéressants. L’introduction est augmentée d’un excellent survol biographique en neuf pages de la carrière de Kubrick. L’analyse du film Eyes Wide Shut (1999) est répartie sur quatre des six chapitres. On y retrouve les forces et les faiblesses signalées précédemment. Par exemple, il y a une surestimation de la nature radicale du style kubrickien : un faux-raccord de l’autre côté de l’axe, un regard caméra et un coma (aberration optique) bleu dans l’objectif sont identifiés comme trois violations significatives du style classique (p. 34-35). Ces techniques jouent certes un rôle dans la production de sens, et Falsetto les analyse de manière utile, mais on conçoit moins facilement comment elles deviennent en soi des critères évaluatifs, surtout lorsque les techniques en question sont visibles régulièrement dans des séries télévisées ou des films d’action hollywoodiens. L’originalité est bien relative.

En revanche, la richesse descriptive et interprétative des passages qui explorent le jeu des acteurs est sans conteste une contribution importante aux études kubrickiennes. On appréciera les observations sur le thème du regard et du non-regard, signe d’un problème de communication dans le couple moderne. Dans Eyes Wide Shut, Bill assure son épouse, Alice, avant de sortir un soir, qu’elle est parfaite, sans même jeter un regard dans sa direction : il est trop absorbé par son propre reflet dans le miroir (p. 32). Peu après, lors d’une réception, Alice détourne son regard lorsqu’elle pose un verre de champagne de manière distraite sur une table derrière elle, ce qui a pour conséquence une rencontre avec le play-boy hongrois Sandor (p. 33). On apprend également que Sidney Pollack a pu influencer Tom Cruise dans sa répétition systématique et singulière des fins de phrases dans Eyes Wide Shut. Pollack étudia le théâtre avec Sanford Meisner à New York pendant les années 1950, et Meisner imposait à ses étudiants des « exercices de répétition », justement, afin d’améliorer l’expression émotive des acteurs (p. 52).

Le besoin de justifier l’objet de cette étude sur un plan moral et esthétique me semble inutile d’un point de vue scientifique. En fin de compte, la fixation romantique sur les intentions de l’auteur permet à Falsetto de nous offrir un livre à la fois énergique et rigoureux dans son analyse formelle du style kubrickien. Pour les enseignants et les étudiants en cinéma en particulier, il s’agit d’un ouvrage de référence qui met à l’avant-plan la spécificité du médium, sans oublier les dimensions thématique et philosophique du discours filmique.