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Contempler des ruines, ce n’est pas faire un voyage dans l’histoire, mais faire l’expérience du temps, du temps pur.

Augé 2003, p. 38

L’Histoire et ses restes

Les restes d’un édifice détruit expriment certes la destruction et la disparition, voire le tragique d’une catastrophe subite et inattendue, il n’en demeure pas moins qu’ils apparaissent à l’individu qui les observe comme la trace au présent de ce qui fut et ne sera plus. En somme, de ces « restes », il reste bien quelque chose ; du moins, la puissance d’une évocation persiste-t-elle en eux. Si l’on se réfère à la définition du verbe « évoquer » proposée par Le petit Robert de la langue française, on constate qu’« évoquer » signifie à la fois « rappeler à la mémoire » et « faire apparaître à l’esprit ». Aussi, bien que les restes évoquent la résurgence d’un passé, ils représentent également, et surtout, une apparition de l’absent, une présence d’absence. Contrairement à l’événement furtif dont ils sont la conséquence directe et sans lequel ils n’existeraient pas, les restes demeurent là, faisant événement au présent, suscitant chez l’observateur quelque chose de semblable à un éveil de l’esprit. Qu’il s’agisse de ruines ou de décombres, le « reste » persiste ici et maintenant comme fragment, comme « reste chu d’une fragmentation de l’origine, de l’absolu » (Proust 1994, p. 25). En somme, nous pouvons concevoir le « reste » de la même manière qu’un éveil au Tout idéal qui, finalement, n’aura jamais été, un Tout resté lettre morte, mais tout de même présent, de manière spectrale, dans ce qu’il n’est pas.

Il est par contre nécessaire de souligner qu’il existe différentes perceptions des restes qui en font autant d’« éveils de l’esprit », qualitativement — et éthiquement — distincts. Il est de ces « décombres » encore fumants qui rappellent douloureusement au survivant la guerre, l’attaque ou l’accident duquel il a réchappé, mais il est également de ces « ruines » qui demeurent et persistent dans le monde comme les seuls vestiges d’une activité économique, sociale ou politique. Ceux-ci ne font que rappeler, de manière quasi romantique ou allégorique — et, souvent, édifiante [2] —, une existence passée dont ils sont l’écho. On pense alors moins, et à tort, aux restes du World Trade Center, de Dresde ou de la Nouvelle-Orléans, qu’à ceux de l’Empire romain ou aux vestiges de la Grèce antique. Dans ce dernier cas, les restes paraissent relever surtout d’une esthétique du temps — du temps qui passe, inéluctablement —, et ne semblent pas susceptibles de raviver chez le « survivant » une quelconque meurtrissure consécutive à la catastrophe.

Si des événements tragiques se rappellent immédiatement au souvenir du survivant par le fragment, l’amas et l’amoncellement qui sont tous, à différents degrés, les résultats de ces événements, la « ruine », pour l’observateur romantique — qu’on peut définir comme un « survivant de l’Histoire » —, est souvent envisagée comme le legs messianique d’un temps de l’avant, soit d’un temps d’avant la décadence d’un empire, d’avant l’abandon d’un lieu ou d’avant la lente disparition d’une époque. Cependant, rien ne nous indique qu’il ne s’agisse pas là d’« événements », au même titre qu’une catastrophe subite et inattendue. Que l’on perçoive les ruines d’un empire ou les décombres d’un attentat ou d’une catastrophe naturelle, ce qui, dans l’immédiat, s’offre à la perception, ce sont bien les restes d’un événement — graduel dans un cas, fulgurant dans l’autre — dont il ne reste, justement, que des traces.

En somme, les ruines et les décombres semblent ne pouvoir se distinguer que par le degré d’expressivité qui les hante : si les « ruines » évoquent les formes mélancoliques d’un passé qui, graduellement, s’est éteint et ne sera dorénavant plus qu’un souvenir, les « décombres », quant à eux, rappellent à l’observateur l’informe tragédie d’une catastrophe fulgurante dont l’éclat résonne encore et toujours jusqu’à lui. Dans son livre Le temps des ruines, Sabine Forero-Mendoza (2002, p. 9) reprend cette distinction en rappelant que « les ruines ne sont pas décombres, monceaux de pierre ou cendres. Mêmes proches de l’anéantissement, elles réussissent à garder mémoire d’un principe de construction ; en elles survivent les traces d’un dessein ».

Malgré l’apparente justesse de cette distinction « romantique » entre la valeur historique des ruines et celle des décombres [3], force est également de constater qu’elle laisse en plan ce que ruines et décombres ont de commun au regard d’une esthétique de la mémoire. Tout ce qui reste — et il en va autant, d’après nous, du déchet, de la cendre et de l’amas — convoque une forme ou l’autre d’historicisme — ou d’éveil historique — qui peut, à son tour, impliquer divers régimes d’historicité, soit, comme les analyse de brillante façon François Hartog (2003, p. 27), divers « questionnement[s] historien[s] sur notre rapport au temps [4] ». Des « questionnements » pouvant tout aussi bien refléter notre rapport à la survivance d’une époque, nous éveiller à la survenance du disparu ou, à tout le moins, ébranler notre hantise permanente de la catastrophe et la crainte de perdre ce que nous croyions posséder à jamais, de sorte qu’on ne peut ignorer que les ruines, les déchets et les décombres, malgré leurs différences présumées sur le plan de l’expressivité — dans « ce [qu’ils] ont l’air de vouloir dire » (Ruyer 1955, p. 69 [5]) —, expriment tous trois, de manière spectrale, « les traces d’un dessein » ou les vestiges d’un désir de possession qui, sur le plan heuristique (mémoire, recyclage ou commémoration), transcendent la signification immédiate et dépréciative qu’ils ont pour l’individu qui les observe.

En d’autres termes, qu’il y ait eu dévastation militaire, catastrophe naturelle ou simple abandon volontaire d’une oeuvre humaine, les restes, au-delà de la dépossession dont ils sont le signe, peuvent être le support d’une mémoire transcendante qui sauve de l’oubli le dessein de l’oeuvre détruite, ou son « principe de construction ». Par ailleurs, si l’oubli paraît plus dommageable que la destruction elle-même, les restes semblent davantage salvateurs que la reconstruction du détruit ; alors que les restes « sauvent », le monument « pétrifie » et le reconstruit « efface ». En cela, ruines, déchets, rouilles et décombres s’apparentent plus qu’on ne pourrait l’imaginer, si ce n’est dans l’esprit messianique qui les habite, du moins en ce qu’ils nous éveillent aux desseins oubliés et aux désirs frustrés de l’Histoire.

L’époque de la survivance

Les ruines sauvent l’Histoire, pourrait-on croire. Or, elles sauvent moins l’Histoire qu’elles n’aident à rompre les causalités téléologiques de celle-ci en vue d’en délivrer les traces cachées ou clandestines. Percevoir les ruines, les décombres ou les déchets c’est, d’une certaine manière, faire de ces restes un événement ; c’est faire apparaître en elles ce qui fut jadis ; du moins, c’est prendre conscience du temps de l’avant, et considérer de la sorte les traces d’une époque comme étant l’origine de cette autre époque — de cette epokhè phénoménologique — que nous nommerons, en l’occurrence, l’époque de la survivance. Ce qui apparaît dans une telle époque c’est, dirait Françoise Proust, une Histoire à contretemps —, soit une Histoire avec tout ce qu’elle représente d’interruptions naturelles et d’irruptions tragiques. Pour l’auteure, en effet, comprendre l’Histoire et ses discontinuations :

C’est considérer, d’abord, l’Histoire comme nature, comme un amas de ruines, comme une suite d’échecs, de défaites, de trahisons et de désastres, comme une série continue de catastrophes dont ne survivent que des dates, dont ne témoignent que des allégories : pierres, ruines, à l’inscription effacée.

Proust 1994, p. 34

Dans cette perspective, on peut comprendre que de percevoir toutes ruines comme « restes » implique, outre une valorisation romantique du passé, d’appréhender les revers du temps et de dégager du telos historique ces histoires chues — de l’échec à la faillite ou de la marginalisation à la défaite — qui, privées de traces, sont, à long terme, condamnées à l’oubli et à l’effacement. Réussir à dégager les autres de l’Histoire consisterait donc à émanciper celle-ci du mythe de la continuité et du telos ; ce serait « suspendre », dirait Husserl, voire « arrêter » l’Histoire dans le seul but d’en sauver de l’oubli — et de valoriser — les laissés-pour-compte, les pauvres, les victimes et les disparus. Ce serait, phénoménologiquement parlant, faire événement, voire faire époque, en suscitant un éveil au temps de l’avant. À ce titre, Jean-Louis Déotte (2004, p. 30) n’aura pas eu tort d’affirmer que :

[…] la question du « faire époque » pourrait devenir celle de l’événement, du qu’arrive-t-il ? du quod ? lyotardien, puisqu’un événement qui ne ferait pas époque, c’est-à-dire qui n’introduirait pas un remaniement certain des valeurs, des conceptions, des manières d’être et de faire, ne serait pas un événement.

De l’époque de la survivance, on retiendra comme pur événement le « remaniement certain des valeurs » historiques qui voit les restes d’une autre époque devenir à la fois les allégories du temps, les juges et révélateurs de l’Histoire — de l’Histoire en tant que processus faillible. En cela, l’epokhè phénoménologique de la survivance ne parachève pas la raison historique telle qu’elle est reconduite par la dialectique progressiste hégélienne. Elle sauve plutôt de cette « raison » même celles et ceux à qui on a retiré la parole ou dont on tait l’obstinée présence : les victimes, les sinistrés, les chômeurs, les invalides ou les moribonds. Aussi, les ruines font-elles événement dans la mesure où elles révèlent à la perception de l’observateur la survivance du faillible, de l’autre ; de son autre lieu, de son autrement et de son autre-fois.

L’appareil documentaire

La perception des ruines comme « restes » peut de la sorte être considérée comme la première étape d’une opération salvatrice permise, entre autres, par l’appareil documentaire du cinéma. Bien qu’il ne s’agisse en aucun cas d’un principe exclusif au genre documentaire, celui-ci propose bien souvent la perception d’une réalité envisagée à l’aune de ce qui n’est plus de ce monde ou de ce qui y est secret, dissimulé ou tu. C’est d’autant plus vrai en ce qui concerne le cinéma direct qui, héritant d’une technique légère, souple et abordable, aura vu nombre de cinéastes sortir des studios pour s’offrir une véritable rencontre avec, d’une part, ces « restes » humains que sont les marginaux, les soumis ou les laissés-pour-compte, et, d’autre part, ces « restes » de civilisation que sont les bas-fonds des villes, les villages à l’agonie ou les quartiers miséreux. Encore aujourd’hui, caméra numérique au poing, plongé de « plain-pied avec le monde réel […] rejeté dans l’insignifiant ou l’exotique, enfoui sous les habitudes ou couvert par les clichés » (Niney 2002, p. 132), le cinéaste héritant du direct n’est pas condamné à assister à distance, impuissant, à la dure et complexe réalité de l’autre ; il peut, au contraire, la sauver de la marginalité en se joignant à elle jusqu’à pouvoir se targuer d’« y être » et, a fortiori, d’« en être ».

Considérant avec perspicacité l’oeuvre documentaire de Pierre Perrault, Gilles Deleuze (1985, p. 283) alla même jusqu’à reconnaître à l’art cinématographique le pouvoir de « contribuer à l’invention d’un peuple ». Aussi, la perception documentaire dans la filiation du direct est-elle toujours susceptible de s’avérer bien plus qu’une simple prise en compte de la marge. En « y étant », sur les lieux, l’appareil documentaire fait prendre conscience au spectateur de ce qui, sans cette coïncidence directe du regard du cinéaste et de l’autre dans son intimité, périrait, tapi dans l’ombre, à la fois dénué de traits et privé de visage, sans possibilité, donc, de faire époque. De même que la rencontre avec l’autre peut contribuer « à l’invention d’un peuple », la perception des ruines par l’appareil documentaire du cinéma s’avère susceptible de faire époque à partir de ce qui reste et, ainsi, de sauver et de donner un visage à ce qui fut jadis et à ce qui hante encore et toujours le cours idéal et linéaire de l’Histoire. Prolongeons ainsi l’idée de Deleuze en reconnaissant qu’« être là », caméra au poing, parmi les ruines, c’est faire d’une epokhè présente la possible survivance d’une époque autre, et ainsi faire du hic et nunc le lieu d’apparition d’une mémoire et le moment d’invention d’un visage de l’Histoire.

À la suite de Jean-Louis Déotte (2004, p. 46) qui, dans son livre L’époque des appareils, propose de « penser l’époqualité comme suspension, mais permise par des appareils, en tant qu’ils vont inaugurer à chaque fois, selon leurs caractéristiques, une nouvelle spatio-temporalité », nous nous proposons ici d’appréhender la survivance d’un « temps de l’avant » à travers le processus de suspension que rend possible l’appareil documentaire du direct. Considérons cette « suspension » de l’appareil documentaire comme un effet révélateur du direct qui dépend foncièrement de l’« être là » du cinéaste. « Y être », c’est également être dans le visible, sur les lieux, voir ce que l’autre perçoit et, du même coup, écarter du réel une spatiotemporalité imaginaire, habituelle, distanciée et invisible, fondatrice de clichés, d’exotismes ou de mythes occultants.

Siegfried Kracauer avait déjà analysé, dans The Redemption of Physical Reality, ce type de « suspension » documentaire, phénomène qu’il voyait à l’oeuvre dans les films tournés au moment de l’ouverture des camps nazis. Pour Kracauer, en effet, ces films, en plus de témoigner d’une présence sur les lieux, proposaient une expérience émancipatrice en ce qu’ils délivraient de l’horreur invisible, prétexte à l’imaginaire, un spectateur trop souvent livré au tabou de l’irreprésentable :

In experiencing the rows of calves’ heads or the litter of tortured human bodies in the films made of the Nazi concentration camps, we redeem horror from its invisibility behind the veils of panic and imagination. And this experience is liberating in as much as it removes a most powerful taboo.

Kracauer 1960, p. 306

Pour Kracauer, le film documentaire a ceci de libérateur qu’il révèle à son spectateur le vrai visage de l’horreur. Par cette révélation, le film libère l’Histoire de son voile imaginaire et représentatif, lequel, sous prétexte d’évoquer le passé et ses « raisons », occulte trop souvent sous forme de récit narratif ce qui, croit-on, doit demeurer invisible et daté, figé. En d’autres termes, le film documentaire qui fait l’expérience directe du hic et nunc est davantage susceptible que toute autre représentation de suspendre le cours idéal et imaginaire de l’Histoire, d’en révéler les marges pour mieux en compléter l’écriture et, dans l’absolu, en envisager les dates. Walter Benjamin (1982, p. 216) disait qu’« écrire l’Histoire, c’est donner leur physionomie aux dates ». Ajoutons que l’appareil documentaire permet une écriture de l’Histoire en ce qu’il envisage un temps autre, antérieur, tout en nous émancipant « de l’adhésion originaire au corps et aux lieux » (Déotte 2004, p. 52) du temps et de l’espace présents. C’est cette émancipation de l’Histoire qui fait époque en montrant ruines, déchets et décombres jusqu’à en faire les visages libérateurs, ou les figures révélatrices, d’une autre époque, celle-là oubliée, voilée et masquée.

À l’ouest des rails

« Émanciper » l’Histoire, c’est également être à la recherche de ses desseins perdus ; c’est faire époque à partir de ce qui, encore, persiste dans l’imaginaire et survit dans le fragmentaire. En cela, les fonctions révélatrices du cinéma direct participent bien d’une « époqualité » phénoménologique qui permet, ici et maintenant, la survivance de l’autre. Le film À l’ouest des rails de Wang Bing offre une illustration des plus pertinente de cette « époqualité » de la survivance qu’inaugure l’appareil documentaire du cinéma. Digne héritier du cinéma direct, le cinéaste Wang Bing réalise avec cette oeuvre une véritable opération salvatrice. Sans aucune autre prétention que celle de faire de son spectateur le témoin du lent et douloureux crépuscule d’une époque, le cinéaste chinois fait de sa rencontre avec les « victimes » de ce crépuscule un événement historique à part entière. Ainsi, l’apparente humilité technique qui voit le cinéaste s’employer à n’utiliser, au poing, sans trépied, qu’une légère caméra DV, aux images de laquelle n’a été ajouté aucun effet, ne réussit point à annihiler la pénétrante force évocatrice de son sujet : l’à présent d’un temps de l’avant.

Ces restes qu’incarnent les usines désaffectées, les habitations délabrées ou les terres dépeuplées, au travers desquelles le cinéaste chinois erre tout au long de ce documentaire caractérisé par de longs vagabondages ponctués de rencontres inopinées, font apparaître à l’esprit du spectateur, d’une part, la fin d’une ère progressiste qu’on imagine prospère, et, d’autre part, la désillusion qu’entraîne chez l’ouvrier la fin d’un rêve industriel et la douleur de ne plus (re)connaître au présent que les vestiges de ce qui fut, un temps, le symbole d’un monde « à venir », d’un monde d’avenir. Dans À l’ouest des rails, c’est l’epokhè présente qui révèle ainsi celle qui aura été. À cela ajouterions-nous que c’est l’époque de la survivance qui, grâce à la présence persistante des ruines, d’abord, et ensuite à l’« être là » du cinéaste, rappelle à l’esprit du spectateur celle d’une utopie n’ayant manifestement pas tenu ses promesses.

Les desseins de cette utopie progressiste, dont les symboles s’incarnent encore et toujours, comme en un mélancolique rappel, dans les murs maintenant décrépits d’une ville industrielle du nord-est de la Chine, Shenyang, s’évanouissent ainsi au fur et à mesure que la fermeture progressive, par le gouvernement chinois, de dizaines d’usines rend inévitable, à présent, la disparition de ce temps utopique qu’est le temps progressiste et mythique de la raison historique. Ce temps passé, dorénavant maintenu hors du telos historique par la nécessaire acception évolutionniste de l’idée de progrès, ne subsiste plus aujourd’hui que dans la mémoire de ses survivants, ou plutôt de ceux et celles qui ont survécu à l’utopie de ce quartier du district de Tie Xie, qui compta un jour plus de 157 projets industriels [6]. Toute une classe ouvrière se voit ainsi réduite à témoigner, au milieu des ruines, d’un autrefois glorieux, d’une autre-fois prospère retenue à présent hors de l’Histoire, avant de disparaître avec les murs et les chantiers auxquels elle s’était habituée à mesurer sa fierté, son courage et son orgueil.

Cependant, il est également permis à ce temps de survenir grâce à l’appareil documentaire de Wang Bing qui, en quelque sorte, le fait apparaître de nouveau dans et par les ruines qui témoignent encore et toujours de ce que ce temps fut et de ce qu’il promettait alors. Caméra au poing, Bing erre littéralement, parfois maladroitement, dans les lieux décrépits de ces usines, et traîne dans le village voisin, condamné à son tour à l’abandon et à la disparition. Ses nombreuses rencontres avec les habitants du quartier, véritables « restes » humains avec lesquels, d’ailleurs, il se lie d’amitié, lui permettent de prêter existence à ce lieu ou, du moins, à ce qu’il en reste ; elles lui permettent de faire à nouveau exister un temps perdu, de le « faire apparaître à l’esprit ». Aussi, ne se contentant pas de demeurer le simple spectateur de la décadence de l’individu et de son temps, Bing, en « y étant », est-il surtout, tel un guetteur à l’affût, sensible à l’apparition, ici et maintenant, de ce que cet individu et sa communauté furent jadis.

Être à l’affût, c’est attendre et guetter ; c’est faire événement à l’aide de la durée ; c’est laisser durer le temps jusqu’à en surprendre, voire suspendre, un instant d’épiphanie, un moment révélateur. Le cinéaste n’aurait pu partager avec son spectateur présumé l’apparition de cette épiphanie sans l’appareil documentaire du cinéma direct auquel il délègue une large part de son regard, lequel est, dans une perspective lacanienne, l’apprêt d’une vision, soit la disposition imageante et symbolique du visible. Il nous faut ainsi suivre Vilém Flusser (1993, p. 23-24) dans sa riche et fertile définition de l’appareil :

Le mot latin « apparatus » vient du verbe « apparare » qui signifie « préparer ». Le latin comporte en outre le verbe « praeparare », qui signifie lui aussi « préparer ». Si l’on veut saisir en français la différence entre les préfixes « ad » et « prae », peut-être pourrait-on traduire « apparare » par « apprêter ». Dès lors, un « appareil » serait une chose tenue prête qui est à l’affût de quelque chose. […] Une tentative de définition étymologique du concept d’ « appareil » permet d’établir cet « être-prêt-à » propre aux appareils, cette rapacité qui est la leur.

Une telle « rapacité » ne saurait toutefois être effective sans le sujet — le cinéaste — à qui il revient d’attendre que « quelque chose » se produise ; dans ce cas-ci, l’apparition d’une mémoire. Son regard ainsi appareillé, Wang Bing participe à l’inauguration d’une « nouvelle spatiotemporalité » en glanant sur place et dans le présent, tel un flâneur habité d’un guetteur, les témoignages, dialogues et images de ruines qui n’attendent, somme toute, que l’occasion de s’exprimer de nouveau, de se révéler pour de bon et de faire époque, d’affirmer leur survivance. Ainsi, les images de ruines et les témoignages, parfois muets — de simples gestes suffisent —, que se contente d’enregistrer le cinéaste composent-ils la trame de fond de ce film en « subjective indirecte libre » (Pasolini), qu’il s’agit moins de définir ici comme une oeuvre, au sens littéral du terme, que d’en comprendre le mode de fonctionnement, qui est celui de l’appareil documentaire « prêt à » délivrer de l’oubli un visage de l’Histoire.

La mémoire des ruines

Il est heureux que Wang Bing ait évité d’utiliser des images d’archives qui, certes, auraient eu le précieux avantage de permettre au spectateur de mesurer de visu l’ampleur de la décadence physique et humaine de ce quartier industriel déchu, mais qui auraient, du même coup, conféré aux discours testimoniaux un lourd et inutile caractère édifiant. Dénué d’archives, À l’ouest des rails n’en fait pas moins apparaître le temps de la mémoire ou de l’aura été ; ce temps qui passe et, se conjuguant au futur antérieur, s’apparente à ce que l’anthropologue Marc Augé (2003, p. 40) considère comme un « temps pur », « ce temps sans histoire dont seul l’individu peut prendre conscience et dont le spectacle des ruines peut lui donner fugitivement l’intuition ». Car, à Shenyang, c’est bien au temps des ruines que se mesure désormais l’individu, ou l’être du passé que côtoie Wang Bing ; un temps « pur » éminemment intuitif dont l’appareil documentaire, dans une stratégie semblable à celle de la traque, est ici à l’affût [7].

Prenons pour exemple ces moments privilégiés où le cinéaste accompagne les cheminots, malaisément installés dans une étroite locomotive, effectuant l’ennuyeux parcours qui les mène d’une usine à l’autre. Sillonnant les terrains vagues et les édifices décrépits, le train permet à ses occupants d’assister, dans un silence quasi religieux, à ce « spectacle des ruines » que leur offre ce long travelling quotidien. Mais l’intérêt d’une telle séquence réside peut-être surtout dans le fait que Wang Bing ne pointe pas objectivement le viseur de sa caméra sur les vestiges industriels dont il est, comme nous, le témoin, mais permet à son regard appareillé d’être à l’affût du regard que portent les cheminots sur ces vestiges. En d’autres termes, le cinéaste nous permet non seulement de voir les ruines, mais surtout de voir les ruines que perçoivent les cheminots, d’épouser une perception furtive jusqu’à en partager le caractère intuitif, et développer ainsi une pensée du temps foncièrement autonome. Car on ne peut être efficacement à l’affût qu’en demeurant empathique devant l’objet de son regard, et Bing partage le sien avec le point de vue des cheminots dans le but implicite d’« y être » pour quelque chose. Cela a pour effet de transformer le regard de ces gens en une véritable perception du temps qui, en retour, transforme l’empathie du cinéaste en un authentique discours indirect libre. Ce geste d’empathie intéressée de la part du cinéaste illustre de merveilleuse façon les possibilités poétiques de l’appareil cinématographique, l’une de ces possibilités étant celle de produire un discours de forme « subjective indirecte libre », comme Pasolini eut l’esprit de la décrire. Un concept dont Deleuze (1983, p. 108) mesurera lui-même l’efficacité dans son étude du cinéma direct : « Un personnage agit sur l’écran, et est supposé voir le monde d’une certaine façon. Mais en même temps la caméra le voit, et voit son monde, d’un autre point de vue, qui pense, réfléchit et transforme le point de vue du personnage. »

La conscience salvatrice des restes chez Wang Bing transforme de la sorte le regard désintéressé et fugitif des cheminots suivant ce principe pasolinien selon lequel « la caméra ne donne pas simplement la vision du personnage et de son monde, elle impose une autre vision dans laquelle la première se transforme et se réfléchit » (Deleuze 1983, p. 108). Dans ce télescopage des points de vue sur les ruines, le mélange des regards fait apparaître une pensée du temps, du « temps pur », que le cheminot seul n’aurait pu faire apparaître au spectateur sans l’appareil documentaire dont il est à la fois le sujet et l’objet.

Qu’il appartienne au cheminot, à l’ouvrier ou au chômeur, le regard que « traque » le cinéaste parmi les ruines industrielles traduit avant toute chose la pensée d’un être qui, d’une part, ne se mesure plus au progrès historique auquel il participait jadis comme s’il contribuait à réaliser une quelconque utopie, et qui, d’autre part, envisage dorénavant sa propre existence comme un vestige de ce rêve fugitif qui a graduellement été exclu du telos historique. Simple témoin désintéressé de ce retrait, il ne reste plus à cet être du passé que le temps d’une mémoire à défaut d’une fonction, voire d’une place dans le cours de l’Histoire. C’est en demeurant de la sorte à l’affût de ce que lui font apparaître les ruines matérielles et humaines de ce quartier déchu que Wang Bing fait exister celles-ci, à présent, en fonction de ce temps de la mémoire ; ce temps anhistorique qui fait davantage prendre conscience de la durée limitée des choses qu’il ne réaffirme l’idéale finalité du progrès. Toujours selon Marc Augé (2003, p. 43) :

Les ruines existent par le regard qu’on porte sur elles. Mais entre leurs passés multiples et leur fonctionnalité perdue, ce qui s’en laisse percevoir est une sorte de temps hors histoire auquel l’individu qui les contemple est sensible comme s’il l’aidait à comprendre la durée qui s’écoule en lui.

Comprenons ainsi que l’humaine tragédie qui alimente le climat mélancolique de À l’ouest des rails s’avère celle de la recherche, pour l’être du passé en présence d’une lente et ineffable disparition, d’une fonctionnalité perdue. Celles et ceux que le cinéaste rencontre, véritables « restes » d’un système politique et idéologique qui, hier encore, les rassemblait sous une même conviction, ne semblent plus être motivés que par le souvenir d’un rôle ou d’une mission oubliée, plus encore que par celui d’un métier ou d’une profession disparue ou condamnée à l’être. Dans le cas contraire, on devine que ces hommes et femmes auraient été habités de la fierté d’un accomplissement. Or, aucune fierté ici si ce n’est celle, désenchantée par le réveil, d’avoir participé à un rêve et au passage d’une utopie. Désillusion également d’avoir eu pour seule fonction de porter sur ses épaules les aspirations idéologiques d’un peuple et d’un parti et, surtout, de n’être plus, ou, plus dramatique encore, de n’être alors qu’en fonction d’une idée désormais désuète.

Bing est non seulement à l’affût de ce regard désillusionné, mais également du temps qu’il exprime ; le temps « pur », le temps hors de l’Histoire. Le temps de la décadence, dira-t-on ; l’époque de la survivance, ajoutera-t-on plutôt. C’est qu’il y a dans l’idée de décadence une improductivité latente — et dionysiaque [8] — qui assimile trop rapidement la cause de l’écroulement à l’effet désillusionnant de la chute. Or il y a, au-delà de l’effet désillusionnant éprouvé à la vue de l’objet chu, ce qui s’y exprime et, surtout, ce qu’on y perçoit, soit l’émanation d’une mémoire infiniment plus productive, salvatrice et réparatrice que le monument qui, au demeurant, remplace en une même spatiotemporalité la ruine qui, elle, se souvient d’autant plus qu’elle y était. « Y être » un peu malgré tout, c’est la poétique même de la ruine, des « restes » en ce qu’ils sont bien les restes de quelque chose désormais ailleurs, dans un autre temps ; un temps qui perdurera jusqu’à nous si nous voulons bien nous donner la peine de l’appréhender du regard et d’« y être » à notre tour.

Considérons que les ruines permettent à l’observateur ou au regard appareillé du cinéaste d’accéder par l’esprit à cet autre temps, utopique, habité jadis d’un « principe de construction » à l’origine de cette raison historique — et dialectique — qui érige en absolu le concept séculier de progrès industriel. « Y être » et avoir accès à ce temps c’est, d’une certaine manière, faire apparaître, ici et maintenant, une « spatiotemporalité » autre et enthousiaste avant qu’elle ne devienne notre semblable, désabusée par ces ruines ainsi que par toutes ces preuves matérielles produites par un événement subit ou graduel qui a un jour arraché l’homme à sa foi progressiste, et condamné ses desseins à l’obsolescence. Ainsi, prendre conscience du temps des ruines s’avère moins un acte nostalgique et saturnien qu’on pourrait le croire ; il s’agit surtout, pour l’observateur ou l’appareil documentaire qui l’incarne, de marquer un « point d’arrêt », une suspension du continuum temporel qui, encore aujourd’hui, attribue aux « restes » de toutes sortes un caractère de désuétude morale et physique, renforçant ainsi « la conviction que tout ordre de succession, dès lors qu’il concerne le monde humain, est un processus ou un mouvement d’amélioration » (Taguieff 2004, p. 21).

De la durée et de l’autorité des ruines

En somme, entendues comme contrecoups, revers de l’amélioration progressiste du monde, les ruines dans À l’ouest des rails révèlent les apories du telos et, du même coup, offrent à la perception un accès privilégié aux failles et aux oublis de l’Histoire. Malgré le désenchantement ou la désillusion qu’ont « l’air de vouloir dire » les ruines et le désabusement que manifestent, dans leurs paroles et leurs gestes, les témoins de ce qui avait, autrefois, toutes les apparences d’une « belle époque », Wang Bing n’en propose pas moins avec ce film une émancipation de l’Histoire en ce qu’il prolonge et transforme le regard d’une population sur les restes de cette époque et, ainsi, dégage des brumes du temps le visage irrémédiablement altéré d’un dessein, d’une aspiration ou d’un « principe de construction » oublié, abîmé dans les failles de l’Histoire. « Les ruines existent par le regard qu’on porte sur elles », propose Marc Augé (2003), et plus le regard s’attarde sur ces dernières, ajoutera-t-on, plus durera la perception et plus la durée parlera au présent des restes de ce qui fut comme d’une survivance du passé, d’une persistance de la faille comme mémoire.

Les ruines parlent dans la durée de la perception, attendu que le temps — « leur passé multiple » — se concentre en elles. Peut-être même que seule la durée de la perception permet de transcender l’aspect lacunaire de la ruine et d’y reconnaître l’apparition simultanée d’un ordre antérieur et de la fragilité de cet ordre. Certes, une analyse complète serait à faire pour mieux saisir la nature de ces longs moments de contemplation auxquels chacun de nous aura cédé un jour ou l’autre à la seule vue d’un édifice détruit. Cela dit, c’est également dans la durée des plans que l’appareil documentaire du cinéma direct de Wang Bing parvient, selon nous, à suspendre le cours de l’Histoire et à faire émerger des restes ce concentré de temps hétérogènes susceptible de faire époque. D’emblée, le cinéaste réussit avec de longs plans-séquences à rejoindre dans la durée de la perception ce « temps pur » de l’autre-fois qui a perduré jusqu’à nous, et fait ainsi autorité grâce aux restes que cet autre-fois nous aura fatalement légués. En ce sens, le choix des rails n’est pas fortuit.

Passager à maintes reprises d’un train de marchandises, Bing traverse lentement le paysage désolant du quartier industriel déchu et laisse ainsi sa caméra enregistrer indistinctement les images de ruines, de déchets et de décombres qui deviennent autant d’allégories d’un temps de l’avant qui persiste encore et toujours [9]. En utilisant de la sorte le train de marchandises comme véhicule expressif de ce temps de l’avant, bref, comme appareil de transmission de la mémoire, Wang Bing retourne contre elle la célébration du progrès industriel que le cinéma des années 1920 et 1930 manifestait à travers l’utilisation métaphorique des chemins de fer. De Berlin, symphonie d’une grande ville (1927) de Walter Ruttmann à L’homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov, jusqu’à Night Mail (1936) de Basil Wright, tous ces films, à différents degrés, présentaient alors les chemins de fer comme « la métaphore des rapports d’interactions entre un programme et la vitesse de sa réalisation » (Blumenberg, cité dans Baier 2002, p. 24) ; des « rapports d’interaction » emblématiques pour quiconque pensait le progrès de la modernité en fonction de la rapidité avec laquelle un produit pouvait être fabriqué ou un trajet parcouru.

Or, plus rien ne se réalise vraiment à Shenyang, et le seul trajet ferroviaire qui vaille encore la peine d’être parcouru par les ouvriers du district est celui qui, d’une usine délabrée ou d’une ruine à l’autre, rassure pour un temps, moins par la fonction qui l’anime que par la durée qui le hante. C’est cette durée que retrouve le cinéaste ; une durée qui réalise davantage un temps de la mémoire qu’elle ne satisfait un « programme ». Et si l’ouvrier n’est plus utile au progrès, il est par contre, comme les ruines avec lesquelles il ne forme plus qu’un, nécessaire à la survivance du passé.

Cette figure de l’ouvrier de la survivance qui ne forme plus qu’un avec les ruines environnantes est incarnée par le vieux Du, un itinérant qui hante de sa présence fugace mais récurrente le quartier industriel de Shenyang. Témoin ici et maintenant du glorieux passé du district et ancien employé des chemins de fers, le vieux Du aide à présent les employés à survivre dans la durée : il prépare les repas, fait la conversation et soulage les usines de leur précieux charbon pour le redistribuer aux cheminots transis. Personnage n’ayant plus de « fonctions » au regard d’un certain processus progressiste de l’Histoire, le vieux Du n’en demeure pas moins un être du passé qui dure et perdure dans l’Histoire. Plus que rassurante et fonctionnelle, la présence du vieux Du parmi les ruines s’avère ni plus ni moins l’incarnation d’une autorité narrative de la ruine, en ceci que ce dernier est, d’une part, le seul à prendre librement la parole et à discourir sur les vestiges qui l’entourent, et, d’autre part, le témoin résiduel de ces événements sociaux et politiques qui auront vu une époque faire place à une autre. L’acte de parole du vieux Du participe de la sorte du discours du cinéaste, mais également du « faire époque » que permet l’appareil.

Comme le vieux Du, l’ouvrier déchu de À l’ouest des rails est dorénavant un intercesseur éphémère mais irréductible dont il reste une mémoire à défaut d’une fonction. En côtoyant longuement ce dernier dans les ruines qui l’habitent autant qu’il ne les habite, Wang Bing propose un nouveau rapport au temps et à l’espace ; il fait époque en se servant de ce qui reste, jusqu’à envisager le temps présent à l’aune de ce qui le hante et de ce qui y perdure. En « y étant » à son tour, le cinéaste fait événement en filmant les ruines ; il nous propose une perception de celles-ci qui, dans la durée, révèle une présence d’absence éminemment émancipatrice en ce que nous partageons désormais cette présence avec l’autre. Qu’il s’agisse donc de percevoir les décombres, les déchets, l’amas ou les cendres, À l’ouest des rails nous rappelle que nous participons de la mémoire d’une époque industrielle révolue et de l’origine d’une autre : l’époque de la survivance.