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S’il y a une « constante » dans la pensée de Deleuze au sujet de l’art et, en même temps, sur le sujet (de l’art), c’est celle de la référence kantienne. Ce qu’une lecture attentive de ses textes permet de mettre en évidence, c’est aussi l’insistance avec laquelle Gilles Deleuze en revient et paraît comme s’en remettre à Kant lorsqu’il s’agit de la question esthétique et, plus particulièrement, du statut (du sujet) de l’art dans l’économie de la pensée philosophique. Vu sous un certain angle, Deleuze paraît avoir voulu faire un retour à Kant comme d’autres ont tenté un retour à Freud, à Nietzsche ou à Hegel. Il y a bien évidemment le petit livre que Gilles Deleuze consacre à Kant en 1963 aux PUF, dans la collection « Initiation philosophique », et que l’on peut voir comme un livre d’auto-initiation et de répétition générale des thèses proprement deleuziennes à venir ; mais il y a surtout la multiplicité des articles qu’il consacre à l’oeuvre de Kant ainsi que les pans d’analyse qui portent sur cette oeuvre et que l’on trouve disséminés dans pratiquement chacun des livres de Deleuze. C’est le cas de Logique du sens (1969), de Différence et répétition (1968), de manière forte et directe, mais aussi de Qu’est-ce que la philosophie ? (1991), par exemple.

Kant comme référence, Kant omniprésent, certes, mais pas n’importe quel Kant. Ce qui frappe, et tout particulièrement lorsqu’on s’intéresse à la question du sujet (de l’art) — et l’on entendra dorénavant cette expression avec l’ambiguïté que la forme nominale comporte ici —, c’est l’importance que prend le « détour » que fait Deleuze par la Critique du jugement, et principalement par la critique de l’esthétique transcendantale.

Or que peut bien représenter l’esthétique transcendantale kantienne pour Deleuze ? Pourquoi cette critique-là plutôt que celle de Hegel, par exemple, dès lors que c’est la théorie esthétique de ce dernier qui servira de repoussoir à Deleuze ? La réponse se trouve d’abord chez Kant lui-même : un Kant dont le premier Deleuze — le Deleuze qui se veut encore « historien » de la philosophie — ne fait que « répéter » les thèses dans une première étape. Que représente, en effet, l’esthétique transcendantale pour le Deleuze encore kantien des premiers textes critiques ? On pourrait reprendre quasiment mot pour mot ce que Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe nous disaient de la re-prise « romantique » du kantisme : comme chez les « romantiques » allemands, ce qui intéresse Deleuze dans l’esthétique transcendantale kantienne, c’est qu’elle ne renvoie plus au partage traditionnel entre le sensible et l’intelligible mais, bien plus profondément, au partage entre deux formes (a priori) « dans le sensible lui-même » [2], c’est-à-dire dans l’« intuitif » :

L’esthétique souffre d’une dualité déchirante. Elle désigne d’une part la théorie de la sensibilité comme forme de l’expérience possible ; d’autre part la théorie de l’art comme réflexion de l’expérience réelle.

Deleuze 1969, p. 300

La première conséquence d’un tel « partage », pour Deleuze, et c’est sans doute l’aspect le plus important de notre analyse à ce stade, c’est en effet « qu’il n’y a pas d’intuitus originarius » : l’instance qui donnait son assiette au discours philosophique comme Archè ou Telos sera dorénavant absente du discours deleuzien. S’interrogeant sur « les conditions d’une véritable genèse de la pensée » dans la série sur les « Singularités » de Logique du sens, Deleuze sera amené à se demander comment le « champ transcendantal doit être déterminé ». Or, c’est tout naturellement que la question du statut du sujet se présente à lui :

Il nous semble impossible de donner [au sujet] à la manière kantienne la forme personnelle d’un Je, d’une unité synthétique d’aperception, même si l’on confère à cette unité une portée universelle […]. Mais il n’est pas d’avantage possible de lui conserver la forme d’une conscience, même si l’on définit cette conscience impersonnelle par des intentionnalités et rétentions pures qui supposent encore des centres d’individuation.

Deleuze 1969, p. 128

Ne reste plus par conséquent, à titre de sujet, que le « je » comme « forme vide » accompagnant mes représentations (pure nécessité logique, dit Kant, ou exigence grammaticale, dira Nietzsche, que Deleuze n’hésite pas non plus à convoquer dans son « retour » à Kant — un « Kant-avec-Nietzsche », en quelque sorte). Si l’on ajoute à cela qu’il en est ainsi parce que la forme du temps, qui est, on le sait, « la forme du sens interne », ne permet aucune représentation substantielle ou que le cogito est « vide », on comprend déjà ce qui pouvait intéresser Deleuze chez Kant. De fait, ce que Deleuze apprécie chez le Kant des trois Critiques et en particulier chez celui de la troisième, c’est au fond le déplacement que Kant opère entre les catégories héritées de la philosophie classique et le rapport inédit — et « imprévisible » — qu’il allait dorénavant pouvoir « nouer » entre esthétique et philosophie : un « nouage » qui, loin d’être une simple « mise en rapport » dialectique, provoquera une « crise » qu’aucune philosophie postérieure ne parviendra vraiment à relever.

Quel était en effet l’objet de la troisième Critique ou Critique du jugement ? Qu’est-ce qui pouvait en faire aux yeux de Deleuze un détour obligé ou encore une forme de « prolégomènes à toute esthétique future » ? En quoi, enfin, est-ce à partir de la problématique qu’elle sous-tend relativement à l’idée d’un « sens commun esthétique » que doit se poser la question du sujet (de l’art) ?

Comme l’a très bien montré Éric Clemens dans les pages qu’il consacre à l’esthétique kantienne dans La fiction et l’apparaître (1993) [3], pour Kant, il ne s’agissait pas moins dans cette « critique » que de combler « l’incommensurable abîme » qu’il y avait, selon lui, entre la philosophie théorique, soit les concepts de la nature produits par l’entendement, et la philosophie pratique, qui touche cette fois le concept de liberté et la Raison (morale). De ce fait, l’« abîme » en question viendrait de ce que les « objets » de la nature sont bien représentés dans l’intuition, mais (seulement) comme phénomènes, alors que si l’objet de la liberté (la moralité de l’action, le principe moral) représente bien une « chose en soi », il est impossible d’y associer une intuition sensible. Cet « abîme » semble de ce fait irrémédiablement séparer le monde de la nature du monde de la liberté :

Néanmoins, écrit Kant dans la Critique du jugement, ce dernier [i.e., le « monde de la liberté »] doit avoir une influence sur celui-là, je veux dire que le concept de liberté doit rendre réel dans le monde sensible la fin imposée par ses lois ; et la nature doit en conséquence pouvoir être pensée de telle manière que la légalité de sa forme s’accorde tout au moins avec la possibilité des fins qui doivent être réalisées en elle d’après les lois de la liberté.

Kant 1970, § 27

C’est ce type de « nouage » — « nouage » qui traverse en fait la doctrine kantienne des facultés dans son ensemble et dont le but est de définir les conditions a priori de légitimation des intérêts supérieurs de la Raison et les objets supérieurs de la culture (donc de l’art) — qui retient l’attention de Deleuze dans le kantisme.

Chez Kant, la faculté qui permettrait en principe de combler « l’abîme » — et ce sera-là la grande découverte de la troisième Critique —, c’est le « jugement », produit d’une faculté qui se situe au mitan de l’entendement et de la Raison. Pour Kant, « juger », c’est (paradoxalement, au premier abord) avant tout sentir, éprouver un sentiment de plaisir ou de peine. Sans doute l’acte de juger consiste-t-il d’abord à « penser le particulier comme compris sous l’universel » (Kant 1970, § 27). Mais il faut très vite distinguer, ainsi que le précise Kant, le jugement déterminant du jugement réfléchissant. Dans le premier, la loi, la règle, le principe, c’est-à-dire l’universel, est donné et détermine le particulier ou, si l’on préfère, l’objet. Dans le second, au contraire, seul le particulier est donné et l’universel doit être trouvé sans rapport à un ailleurs, par une pure réflexion. Il faut bien sûr un « principe » pour juger — par exemple de la beauté d’un objet d’art — mais ce principe ne peut être trouvé que par un retour du sujet sur lui-même. Cela est vrai et se vérifie dans le cas, par exemple, du jugement dit « téléologique », qui attribue une finalité à la nature — jugement qui sera dit « réfléchissant » en ce que son principe est purement subjectif. Et c’est à ce stade que les choses se compliquent (chez Kant déjà), dès lors que l’entendement ne peut légitimement attribuer ce principe aux lois empiriques particulières, alors qu’elles sont essentielles à son activité. Il devra donc faire comme si (analogie) ces lois relevaient d’un ordre universel, d’une finalité nécessaire : ce sera alors le rôle et la fonction du jugement de poser analogiquement ou « transcendantalement », si l’on préfère, ce principe universel :

Or, ce concept de transcendantal d’une finalité de la nature n’est ni un concept de la nature, ni un concept de la liberté, parce qu’il n’attribue absolument rien à l’objet (à la nature), mais représente seulement l’unique manière selon laquelle nous devons procéder dans la réflexion sur les objets de la nature en vue d’une expérience complètement cohérente, et par suite c’est un principe subjectif (maxime de la faculté de juger…).

1970, § 31 — c’est moi qui souligne

Ainsi, comme l’a bien relevé Éric Clemens (1993), pour l’entendement, l’accord final de la nature avec la connaissance est contingent, mais il nous faudra malgré tout « imaginer », sentir cet accord comme nécessaire, ce qu’est censé procurer le jugement. Une hétérogénéité sans fin des lois empiriques de la nature et un désaccord ou « discord » permanent entre nos facultés nous mettraient dans le plus grand désarroi. Ce sera donc grâce à l’idée de fin, qui a son origine dans la Raison, selon Kant, que le jugement sera à même d’assurer le lien avec les lois de l’entendement.

On peut déjà soupçonner ce qui, dans ce saut dans le « subjectif », pourra éveiller l’attention (méta-« critique » ?) de Deleuze et le fera se démarquer de Kant. Ce n’est pourtant pas dans ce geste seul que Deleuze se démarquera du transcendantalisme kantien. Même s’il a déjà repéré certains des glissements qui, pour lui, avaient fini par rabattre la « critique » sur le tandem « sens commun » (« comme concordia facultatum ») et « bon sens » (comme « répartition qui garantit cette concorde » [Deleuze 1968, p. 216]), soit sur une « image » trompeuse et réductrice de la pensée, ce n’est pas cela qui lui posera le problème le plus grave. Lorsqu’il ne s’agit encore que du jugement téléologique, Deleuze (1968, p. 209-210) ne relève et ne critique qu’une certaine incapacité à poser correctement les problèmes (quant à la nature des rapports qui existent entre les facultés) :

[…] parce que la critique kantienne reste sous la domination de l’image dogmatique ou du sens commun, Kant définit encore la vérité d’un problème par sa possibilité de recevoir une solution […]. — Nous retrouvons toujours les deux aspects de l’illusion : l’illusion naturelle qui consiste à décalquer les problèmes sur des propositions qu’on suppose préexistantes, opinions logiques, théorèmes géométriques, équations algébriques, hypothèses physiques, jugements transcendantaux ; et l’illusion philosophique, qui consiste à évaluer les problèmes d’après leur « résolubilité », c’est-à-dire d’après la forme extrinsèque variable de leur possibilité de solution.

Ce n’est pourtant que lorsqu’on aura recours à l’idée d’un jugement réfléchissant esthétique que les choses se compliqueront et finiront par prendre la tournure qui donnera à la pensée de Deleuze ses caractéristiques propres. En effet, pourquoi cette « sensibilité » à ce niveau de réflexion et non pas dès l’entrée en jeu du jugement téléologique ? Pour répondre à cette question, il faut faire un nouveau détour par cet autre jugement réfléchissant qu’est le jugement esthétique. Ce qui, pour Kant, détermine la spécificité et, peut-être mieux, la singularité du jugement réfléchissant esthétique, c’est le fait que son caractère « subjectif » est encore beaucoup plus marqué. Nulle loi empirique, nul concept de l’entendement, nulle sensation brute, non plus, ne peut en donner confirmation ou en asseoir transcendantalement la validité théorique.

C’est à présent, face à l’objet (d’art) et non par l’intermédiaire de la raison ou de l’entendement, qu’une « forme » se dégage de l’ensemble (pour le sujet). Mais ce qu’il faut noter d’emblée à ce propos, c’est qu’en parlant de « formes », et en particulier de ce qui est « beau » dans les choses, Kant n’a en tête ni la rigide régularité des formes géométriques, ni la symétrie fonctionnelle des formes organiques. Kant a plutôt tendance à penser que de telles formes sont sans intérêt et même « ennuyeuses » :

Les critiques du goût citent d’ordinaire les figures géométriques — cercle, carré, cube, etc. — comme les exemples les plus simples et les plus incontestables de beauté. Et, cependant, on ne les nomme régulières que parce qu’on ne peut les présenter qu’en les considérant comme de simples figurations d’un concept déterminé qui prescrit à telle figure sa règle (d’après laquelle seule, elle est possible). Il faut donc que l’un se trompe : soit le critique qui attribue de la beauté à ces figures, soit nous qui exigeons pour la beauté une finalité sans concept.

Et Kant d’ajouter :

Personne n’accordera aisément qu’il soit nécessaire d’être homme de goût pour trouver plus satisfaisant un cercle qu’un griffonnage, pour préférer un quadrilatère dont les côtés et les angles sont égaux à celui qui est de guingois, aux côtés inégaux et pour ainsi dire estropié ; car il n’y faut que l’intelligence commune et non pas le goût […]. Toute raideur dans la régularité (se rapprochant de la régularité mathématique) a quelque chose en soi de contraire au bon goût, la contemplation n’en occupe pas longtemps l’esprit, et à moins d’avoir pour but la connaissance ou quelque dessein pratique déterminé, elle produit un grand ennui. Au contraire […] ».

Kant 1970, § 19, § 31-33 — c’est moi qui souligne

Il y a donc « forme » et « forme » et il est certain que la notion classique de forme, la forme comme quadrillage, cerne ou simple Gestalt, n’est pas ce qui est en jeu dans le jugement esthétique — ce n’est pas là que se situe sa réflexivité. Ce que montre une lecture attentive de ces textes, c’est que, pour Kant, la « forme belle », ce qui fait qu’une forme est belle ou que la beauté est avant tout forme, c’est moins, encore une fois, telle ou telle structure saillante que je reconnais dans l’objet ou que j’en « extrais » (manière empiriste vieux style ?), mais le jeu dynamique instable entre des figures sans résolution conceptuelle [4]. Prendre en considération l’idée de forme et l’associer à un jeu entre des figures que l’on ne peut arrêter, c’est en faire l’enjeu d’une instabilité perpétuelle. Et c’est à cette intersection que se fait la rencontre entre l’esthétique kantienne et l’esthétique deleuzienne autour de la « forme belle » comme différenciation interne, ou, si l’on préfère, comme différence qui s’auto-différencie et affirme (impose) sa différence sans négation. La faculté de juger pose donc à la fois et la question de « la forme des choses (de la nature comme de l’art) » et la question de « la communication intersubjective du plaisir ressenti et du goût du beau ou du sentiment du sublime ». La singularité du beau (comme du sublime, du reste, même s’il a une fonction et un statut différents) proviendrait donc d’une cohérence interne à laquelle on ne peut associer un concept transcendant [5]. Par exemple, on ne peut isoler, dans une oeuvre d’art, un élément qui serait non essentiel ou superflu en appliquant des critères externes, parce que dans l’appréciation de la beauté (que Kant appellera « libre » par opposition à la beauté « adhérente » — impure), le jugement de goût se doit d’être pur :

On ne suppose pas le concept de quelque fin à laquelle se rapporterait les divers éléments de l’objet donné, et que l’objet devrait représenter, car cette fin ne ferait que borner la liberté de l’imagination qui se joue pour ainsi dire dans la contemplation de la forme.

Kant 1970, § 18 — c’est moi qui souligne

Jamais Kant n’aura été aussi proche de ce que Deleuze allait proposer dans ses analyses sur la littérature, sur la musique, sur le cinéma et sur l’art en général. C’est en tout cas ce que l’on peut voir mis en oeuvre dès le début des années soixante dans le très beau texte que Deleuze consacre à ce qu’il appelle déjà « La méthode de dramatisation ». Comme on s’en rappelle, il s’agit pour Deleuze de dégager dans ce texte les éléments d’une théorie de l’« Idée » visant principalement à arracher l’Idée à l’« Intelligible » platonicien et à l’inscrire dans une dialectique de « vice-diction » permettant de la penser comme multiplicité intensive. Or, lorsqu’il s’agit de définir la nature de cette « Idée » et du « drame » qui viendrait dynamiser les concepts, c’est tout naturellement à Kant que Deleuze (2002, p. 138) nous renvoie encore une fois :

Ce que nous appelons drame ressemble particulièrement au schème kantien. Car le schème selon Kant est bien une détermination a priori de l’espace et du temps comme correspondant à un concept : le plus court est le drame, le rêve ou plutôt le cauchemar de la ligne droite.

Et il précise juste après ce passage :

D’une certaine manière, tout le postkantisme a tenté d’élucider le mystère de cet art caché, d’après lequel des déterminations dynamiques spatio-temporelles ont vraiment le pouvoir de dramatiser un concept, bien qu’elles soient d’une toute autre nature que lui.La réponse est peut-être dans la direction que certains postkantiens indiquaient : les dynamismes spatio-temporels purs ont le pouvoir de dramatiser les concepts, parce que d’abord ils actualisent, ils incarnent des Idées. […] Nous devons donc nous interroger sur la nature de l’Idée, sur sa différence de nature avec le concept.

Pierre Zaoui (1995) avait parlé de la « Grande identité Nietzsche-Spinoza » dans l’oeuvre de Deleuze ; ce que l’on voit se profiler ici serait plutôt la grande identité « Nietzsche-Deleuze-Kant » ou, si l’on veut, une relecture de Kant par Nietzsche interposé. De fait, il ne s’agit pas pour Deleuze de procéder à une « déconstruction » du kantisme, mais plutôt de forcer certains des axes (axiomes, aussi bien) de Kant, de les dramatiser pour « lever » certaines des virtualités, certains des possibles ou certaines des Idées que Kant n’aurait pas su ou pu « actualiser » ou mettre au jour. Il y a donc plutôt chez Deleuze (1968, p. 245) un désir d’aller à la rencontre de Kant et d’établir une connexion avec ce que la « vice-diction » comme procédé de dramatisation lui aura permis de découvrir :

Le problème de la pensée n’est pas lié à l’essence, mais à l’évaluation de ce qui a de l’importance et de ce qui n’en a pas, à la répartition du singulier et du régulier, du remarquable et de l’ordinaire, qui se fait tout entière dans l’inessentiel ou dans la description d’une multiplicité, par rapport aux événements idéaux qui constituent les conditions d’un « problème ». Avoir une Idée ne signifie pas autre chose […]. Il appartient à la vice-diction d’engendrer les cas, à partir des auxiliaires et des adjonctions.

Le recensement critique méticuleux que Deleuze fera des trois Critiques dans son livre sur Kant mettra très bien en évidence le « noeud » à partir duquel sa pensée commencera à se dé-marquer de ce qu’il devra à Kant. Lorsqu’on sait ce que les travaux ultérieurs de Deleuze devront à la philosophie transcendantale, on ne s’étonne pas de voir la théorie esthétique de Kant et, en particulier, sa théorie de la sensibilité, y occuper une place de tout premier plan. C’est ce que l’on pouvait voir très bien dans l’incipit de l’article que Deleuze avait consacré à « la genèse des facultés [6]  » chez Kant, dans un article qui précédait son livre sur ce dernier :

Les difficultés de l’esthétique kantienne, dans la première partie de la Critique du jugement, sont liées à une diversité de points de vue. Tantôt Kant nous propose une esthétique du spectateur, comme dans la théorie du jugement de goût ; tantôt une esthétique, ou plutôt une méta-esthétique du créateur, comme dans la théorie du génie. Tantôt une esthétique du beau dans la nature, tantôt une esthétique du beau dans l’art. Tantôt une esthétique de la forme, d’inspiration « classique » ; tantôt une méta-esthétique de la matière et de l’Idée, proche du romantisme. Seule la compréhension des points de vue divers, et du passage nécessaire de l’un à l’autre, détermine l’unité systématique de la Critique du jugement. Cette compréhension doit expliquer les difficultés apparentes du plan, c’est-à-dire d’une part la place de l’Analytique du sublime (entre l’Analytique du beau et la déduction des jugements de goût), d’autre part la place de la théorie de l’art et du génie (à la fin de la déduction).

Deleuze 2002, p. 79

De fait, dans l’« esthétique transcendantale » de la Critique de la raison pure, l’esthétique renvoyait à une « théorie » qui donnait un statut très particulier à la sensibilité et à la perception, soit, essentiellement, à la possibilité de connaître et d’expérimenter sur des objets sensibles par l’intermédiaire des catégories a priori de l’espace et du temps. De ce point de vue, le kantisme se présentait comme un « monisme du phénomène » où la capacité humaine d’éprouver des sensations était définie comme purement « réceptive », voire « passive ». Dans ces conditions, ce qui caractérisait notre expérience du monde, c’était avant tout la conformité aux conditions de toute expérience possible.

Par contre, dans la Critique du jugement, « esthétique » renverra plutôt au jugement, et en particulier au jugement dit « réfléchissant » qui, comme on le sait, a pour « domaine » les sentiments de plaisir et de peine non plus comme conditions a priori de l’expérience possible, mais comme réflexion que le sujet fait sur lui-même et sur le fonctionnement de son esprit à partir d’une relation « indirecte » à l’objet [7] ou d’une relation supposant une médiation (par la forme et, bientôt, le symbole).

Forcé de remonter du particulier fourni par l’expérience (de la nature) au général, le jugement réfléchissant esthétique aura donc besoin d’un principe qu’il ne peut dériver de l’expérience. Un tel principe transcendantal, le jugement ne pourra le trouver qu’en lui-même pour en faire sa loi, sans pouvoir le tirer d’ailleurs (car il serait alors déterminant) ni le prescrire à la nature car, comme le précisera sans arrêt Kant, « c’est la réflexion sur les lois de la nature qui se règle sur la nature », et non pas cette dernière qui se règle « sur les conditions d’après lesquelles nous cherchons à nous en faire un concept » ; un concept qui, dans ce cas, est tout a fait « contingent », nous dit Kant pour finir.

Pour résumer ce dernier propos, on pourrait dire que le jugement esthétique — ceci est beau — est « subjectif » en ce qu’il témoigne d’un sentiment immédiat (de plaisir) causé par la représentation d’un objet donné. Mais ce qui le caractérise comme « jugement » (réfléchissant), c’est qu’il « prétend » être valable pour tous les sujets qui rejoindraient l’objectivité si elle pouvait se justifier [8].

Ce à quoi une telle perspective aboutit, c’est qu’il y a dans tout jugement de goût une « prétention » ou, si l’on veut, une « exigence » en vertu de laquelle on est amené à pré-juger ce que doit être le goût d’autrui. C’est dire que, pour Kant — et c’est sans doute à ce stade que Deleuze prend ses distances —, le jugement de goût pose un problème de droit : comment justifier les prétentions universalisantes de ce type de jugement ? C’est en abordant ce type de questions que Kant engage la fameuse « déduction » du jugement esthétique, soit une démarche où il ne s’agit pas de prouver la justesse de tel ou tel jugement esthétique considéré à part (ce qui est impossible selon Kant), mais de montrer comment est possible la fonction du jugement esthétique en général telle qu’elle se présente à la conscience. Or, pour Kant, le goût se présente à la conscience de telle sorte qu’il constitue à proprement parler un « sens commun » — nom donné improprement, s’empresse de préciser Kant, à l’entendement sans culture —, mais qui convient mieux et plus légitimement à la faculté du jugement esthétique [9]  :

Si les jugements de goût (comme ceux de connaissance) avaient un principe objectif déterminé, celui qui les porterait d’après ce principe pourrait prétendre pour eux à une nécessité inconditionnée. S’ils étaient sans aucun principe comme ceux du simple goût sensuel, on ne songerait même pas à leur attribuer quelque nécessité. Il faut donc qu’ils aient un principe subjectif qui détermine par le sentiment seul et non par des concepts, mais cependant d’une manière universellement valable, ce qui plaît ou déplaît. Un tel principe ne pourrait être considéré que comme un sens commun, qu’il faut essentiellement distinguer de l’entendement commun, qu’on nomme aussi quelquefois sens commun (sensus communis) ; celui-ci en effet ne juge point par sentiment, mais toujours d’après des concepts, quoique ordinairement ces concepts ne soient représentés que comme d’obscurs principes.

Ce n’est donc qu’en formulant l’hypothèse d’un sens commun (nous n’entendons pas par là un sens externe, mais l’effet qui résulte du libre jeu de nos facultés de connaître) qu’on peut porter un jugement esthétique.

Kant 1970, § 20 — c’est moi qui souligne

On remarquera (voir les paragraphes 30 et 36 de la Critique du jugement) que le sublime, de son côté, est absent de cette problématique, car sa déduction se fait quasi immédiatement et ne soulève pas de problème… « juridique ». L’analyse transcendantale montre dès les premières descriptions que sont en jeu deux facultés (imagination et Raison) qui, par leur opposition même, révèlent la destination de l’homme :

[…] parce qu’il y a dans notre imagination une tendance vers le progrès à l’infini et dans notre Raison une prétention à la totalité absolue comme une idée réelle, le désaccord même entre cette idée et notre capacité d’évaluer les grandeurs des objets sensibles, éveille le sentiment d’une faculté suprasensible en nous ; et c’est l’usage que le jugement fait naturellement de certains objets en vue de ce sentiment, mais non l’objet même des sens, qui est grand absolument ; en comparaison tout autre objet est petit. Ce qu’il faut donc appeler sublime, c’est la disposition d’esprit produite par une certaine représentation à laquelle s’applique le jugement réfléchissant, mais non l’objet lui-même.

Et nous pouvons donc ajouter cette formule aux précédentes définitions du sublime : est sublime toute chose qui, du seul fait qu’elle est pensée, révèle une faculté de l’âme qui surpasse toute mesure des sens.

Kant 1970, § 36 — c’est moi qui souligne

Ainsi, pour Kant, les facultés se trouvent en tout être humain et l’objet appelé « sublime » serait seulement une occasion de percevoir le rapport qui les unit. Pour être moins évidente au premier abord, la déduction permettant d’associer les jugements relatifs au beau n’est, quant au fond, pas très différente. L’objet beau n’est pas celui qui présente telle ou telle qualité sensible (« agrément ») ni celui qui répond à une certaine définition (« perfection »), mais celui qui met en mouvement harmonieusement certaines des facultés fondamentales de l’homme ; ici, pour le beau, l’imagination (encore) et l’entendement. L’universalité subjective du jugement tient avant tout à ce que ces facultés se trouvent en tout homme et, dans ce cas, la déduction des jugements de goût permet de dégager l’idée maîtresse qui traverse les trois Critiques et qui est celle, justement, du « jeu harmonieux » de ces facultés [10].

C’est sans aucun doute par rapport à cela que Deleuze rompt avec ce qu’il avait à différents moments de son oeuvre salué comme un coup de force kantien. Pour Deleuze, le problème de Kant, c’est que la genèse de la pensée est une genèse qui a trahi ses propres principes et qui n’a pas tenu ses promesses. Ce qui fait problème pour Deleuze dans la doctrine kantienne des facultés, c’est l’« équivocité » qui en mine le processus de déduction. Puisqu’elle avait pour but de définir les conditions a priori qui légitiment les intérêts supérieurs de la Raison et les objets supérieurs de la culture, la doctrine des facultés se devait en quelque sorte d’obéir aux principes transcendantaux à chaque étape de la déduction. Or, selon Deleuze, d’un côté Kant dit vouloir fonder ces conditions d’une façon objective par un accord déterminant des facultés ; de l’autre, il est amené à envisager une « fondation subjective » qui renvoie à un « sens commun esthétique » censé être « le plus profond des sens communs ». Pour Deleuze, cette « double fondation », cette espèce de « dissonance épistémologique » a des conséquences catastrophiques pour tout le système : la première, c’est que de cogito vide qu’il était, le sujet transcendantal semble à présent présupposer une universalité partageable, une communauté et une culture dont le « sens commun esthétique » devient le seul « garant » évident. L’autre question qui se pose en même temps, c’est de savoir si c’est à présent le sens commun esthétique — « Notre commun sens du beau », comme le dit Kant — qui serait au fondement du « libre accord des facultés » dont parle Kant ou si c’est, plutôt, le libre accord transcendantal qui justifie l’universalité du jugement esthétique ? Cela revient, entre autres choses, à se demander si, au nom de tel intérêt « supérieur » de la Raison — le désir de « totalité absolue », par exemple —, Kant n’aurait pas eu subrepticement recours au bon vieux sujet de (l’histoire de) la métaphysique : « Le sujet “solitaire”, comme l’a bien noté Alberto Gualandi, semble ici faire appel à une communauté de sujets qui communiquent entre eux et constituent un transcendantal d’un type supérieur, une forme a priori intersubjective » (Gualandi 2000, p. 92) qui risque de ruiner encore une fois la prétention du transcendantal de n’accepter aucune hypostase subjective.

L’autre difficulté qu’a fort pertinemment relevé Gualandi en analysant les thèses de Deleuze, c’est que, puisque c’est à présent le sens commun esthétique qui fournit un fondement subjectif « au sens commun logique » et à l’accord des facultés en fonction de l’intérêt supérieur de la connaissance et de la morale, on en conclura que si le « beau » est ce qui satisfait notre sentiment commun du beau, le « vrai » ne sera rien d’autre que ce qui satisfera notre sentiment commun du vrai. Comme on le devine, l’une des premières conséquences que Deleuze tirera de ce retour au (sujet) psychologique par le beau et le sublime, c’est que le sujet « universel » évoqué par le sens commun esthétique se révélera n’être en fin de compte qu’un « singulier abstrait ». Là où il prétendait fixer pour toujours les structures a priori d’un sujet universel, Kant ne faisait simplement que fixer les conditions nécessaires à toute expérience possible. Pour Deleuze, à cause de ce glissement, le transcendantal kantien s’avère n’être qu’un « faux transcendantal » et l’« universel », que l’image abstraite de la culture (dominante ?) de son temps. C’est ce que tel passage de l’analyse du kantisme proposée par Deleuze (1968, p. 178) dans Différence et répétition montre bien :

Kant semblait armé […] pour renverser l’Image de la pensée. Au concept d’erreur, il substituait celui d’illusion […]. Au moi substantiel, il substituait le moi profondément fêlé par la ligne du temps ; et c’est dans un même mouvement que Dieu et le moi trouvaient une sorte de mort spéculative. Mais, malgré tout, Kant ne voulait pas renoncer aux présupposés implicites, quitte à compromettre l’appareil conceptuel des trois Critiques. Il fallait que la pensée continuât à jouir d’une nature droite, et que la philosophie ne pût aller plus loin ni dans d’autres directions que le sens commun lui-même ou « la raison populaire commune ».

C’est dire que ce qui pose problème dans la « genèse » de la pensée qu’offre le kantisme — et cela est décisif quant aux questions relatives à la genèse du statut de l’art et du sujet (de l’art) —, c’est qu’elle n’est qu’une genèse de fait et non de droit, malgré ses prétentions juridiques. Or pour Deleuze, le « vrai » droit qui doit être accordé à la pensée, c’est le droit au « désaccord » que Kant lui-même avait constaté à certains moments de sa déduction. Ce n’est que comme exercice discordant des facultés que la pensée a des chances d’accéder à de véritables « objets supérieurs » et qu’une vérité (de l’art, par exemple) peut être affirmée ou s’imposer.

Dans son Manifeste pour la philosophie, Alain Badiou parlait du « blocage » que la plupart des systèmes philosophiques rencontrent chaque fois qu’ils « délèguent » leurs fonctions à telle ou telle « condition » externe ou procédure générique :

La cause la plus fréquente d’un tel blocage, est qu’au lieu d’édifier un espace de compossibilité à travers quoi s’exerce une pensée du temps, la philosophie délègue ses fonctions à telle ou telle de ses conditions, qu’elle livre le tout de la pensée à une procédure générique. La philosophie s’effectue alors dans l’élément de sa propre suppression au profit de cette procédure.J’appellerai suture ce type de situation.

Badiou 1989, p. 41 — c’est moi qui souligne

La thèse que j’aimerais avancer concernant le rapport de Deleuze à la question de l’art (contre Badiou, qui l’inscrit parmi les philosophes dont la philosophie est « suturée » par — ou « sous condition de » — la littérature) est la suivante : c’est plutôt sous condition d’une « désuturation du jeu » des facultés qu’a pu s’établir la conception deleuzienne de l’art (et du sujet).

« Désuturer » le kantisme consiste en effet pour Deleuze à revenir à une intuition que Kant lui-même avait eue de la possibilité d’un « discord » des facultés. De fait, l’une des affirmations les plus constantes de Deleuze dans tous les textes où la question de l’art est soulevée (mais nous verrons qu’elle affecte aussi bien la question de la pensée philosophique et scientifique) consiste à reconnaître la nécessité « ontologique », pour ainsi dire, du désaccord des facultés afin de découvrir ce qui est vraiment en jeu dans la genèse de la pensée.

En effet, comme l’a bien montré Alberto Gualandi, si l’analytique du sublime garde une place privilégiée dans la lecture deleuzienne de Kant, c’est que c’est justement le « lieu » où le rapport des facultés n’est encore sous la coupe d’aucune autre faculté (objective, déterminante ou subjective). De ce point de vue, l’imagination se trouve dans un « rapport discordant », dans un « différend » avec la Raison, dit Gualandi, et est poussée vers ses limites finies tout en découvrant le caractère infini de la Raison. Or pour Deleuze, si l’on fait abstraction du fondement moral sur lequel cet « accord discordant » repose, les oppositions non harmonieuses qui peuvent surgir du conflit des facultés pourraient constituer un modèle radicalement nouveau pour le rapport transcendantal entre ces facultés ; mais aussi pour la définition des conditions transcendantales qui ne seront plus des conditions de « justification de l’empirique », comme le dit Deleuze, mais des conditions transcendantales de l’invention : conditions de l’événement authentique de pensée dans la production scientifique, dans la création artistique et dans l’invention philosophique. Partant du « discord » des facultés, Deleuze s’engagera résolument dans une nouvelle genèse de la pensée qui sera fondée elle-même sur l’exigence d’une déduction de facultés nouvelles (inédites) [11]. Le hasard des rencontres devra devenir ensuite une nécessité qui fera naître la Pensée. « Tout acte de pensée, dit Gualandi, sera toujours et à la fois l’effet d’une rencontre contingente et le produit d’une construction méthodique qui transforme le hasard en nécessité » (2000, p. 95 — c’est moi qui souligne).

Je ne peux, dans le cadre de ce travail, analyser toutes les conséquences que Deleuze tirera d’une telle lecture de l’analytique du sublime [12]. Je veux noter, cependant, l’importance qu’aura dans la mouvance de son travail le statut qu’il sera amené à donner à la sensibilité, une instance qui, de faculté passive et non créatrice chez Kant, se transformera chez lui en l’un des éléments — au sens d’une Elementarlehre — de ce que l’on pourrait appeler à bon droit l’esthétique deleuzienne : une esthétique fondée sur le dépassement du clivage arbitraire que Kant avait instauré, selon Deleuze, entre l’esthétique comme théorie de l’intuition sensible et l’esthétique comme théorie de l’art et du beau.

C’est en s’opposant radicalement à cette partition que Deleuze allait pouvoir développer une « esthétique » où l’art ne serait plus une simple activité de représentation et où le sujet (de l’art) ne serait pas limité à la subjectivité de l’artiste.

L’art se présentera désormais comme une vraie pratique d’expérimentation et de problématisation du réel. C’est ce que l’on peut voir à l’oeuvre dès 1963 dans le texte qu’il consacre à l’idée de « genèse » dans l’esthétique de Kant : « Mais si la Critique du jugement nous ouvre un passage, écrit-il dans un mouvement où il procède à un véritable renversement du kantisme, c’est d’abord qu’elle dévoile un fond qui restait caché dans les deux autres Critiques » (Deleuze 2002, p. 98). Or c’est à ce « fond » — qui sera assimilé à un chaos primordial — que Deleuze ira puiser en quelque sorte pour procéder à la nouvelle genèse de la pensée et formuler une « esthétique » qui sera fondée sur une économie renouvelée du rapport entre les facultés : soit, une imagination libre originelle, qui ne se contente plus de schématiser sous la contrainte de l’entendement ; un entendement illimité originel, qui ne plie ni sous le poids spéculatif de ses concepts déterminés ni n’est soumis aux fins de la Raison ; et enfin, une Raison « qui se libère elle-même en libérant les autres facultés [13]  ».

C’est la même « déduction » qui conditionnera les deux « objets » se rapportant aux questions soulevées par ce travail : j’ai nommé, l’art et son sujet.

Une fois dé-suturé le jeu des facultés, ce n’est plus d’un sujet unifié autour d’un moi qu’il faudra parler, mais de « subjectivités » (au pluriel). L’erreur, ou plutôt « l’illusion » de Kant, avait été de replier les dynamismes suscités par la violence du conflit des facultés sur une instance unique de subjectivité, sur l’unicité d’un sujet « molaire ». Ce que la nouvelle « déduction » mettra au jour pour dépasser cette unicité, c’est le repliement ou la réduction du « sujet » sur des significations transcendantes et constituées, accaparant et annihilant la riche prolifération des subjectivités éparses, des marginalités de la vie que le déchaînement ou la « désuturation » des facultés permettront d’expérimenter et, en particulier, l’ouverture du vaste champ d’expérimentation qu’est la sensibilité « libérée » des limites transcendantales qui lui avaient été assignées par Kant :

On peint, on sculpte, on compose, on écrit avec des sensations. On peint, on sculpte, on compose, on écrit des sensations. Les sensations comme percepts ne sont pas des perceptions qui renverraient à un objet (référence) : si elles ressemblent à quelque chose, c’est d’une ressemblance produite par leurs propres moyens, et le sourire sur la toile est seulement fait de couleurs, de traits, d’ombre et de lumière.

Deleuze et Guattari 1991, p. 156

Contre les significations transcendantes, le nouveau transcendantalisme que permet la déduction « empirique », c’est d’affirmer l’« a-signifiant ». « Là où était le replié, voire le repli sur la conscience, il s’agira de provoquer le déploiement, un dépliement des singularités » (Schérer 1994). Ce sera dès lors dans la différence entre les facultés, dans leur « disparation » essentielle, voire dans l’écart qui sépare l’acte de pensée de tout acte de simple récognition de l’objet, que la sensibilité, l’imagination et la Raison pourront accéder à leur dimension transcendantale propre. Les facultés se disposent alors, comme l’avait remarqué René Schérer (1994), « à la manière des membres épars à la surface de la terre qu’imagina la cosmologie d’Empédocle, multiplicités errantes à la naissance du monde », pour mettre en marche la série de subjectivités et de singularités errantes que l’aperception originairement synthétique d’un « Je transcendantal sur-conscientisé » avait tendance à neutraliser :

Les singularités sont les vrais événements transcendantaux : ce que Ferlinghetti appelle « la quatrième personne du singulier ». Loin que les singularités soient individuelles ou personnelles, elles président à la genèse des individus et des personnes ; elles se répartissent dans un « potentiel » qui ne comporte par lui-même ni Moi ni Je, mais qui les produit en s’actualisant, en s’effectuant, les figures de cette actualisation ne ressemblant pas du tout au potentiel effectué.

Deleuze 1969, p. 125

Le jeu des facultés forme à présent des « noeuds » — des « chaoïdes » — qui peuvent être défaits pour se retrouver ailleurs, en des agencements nouveaux, suscitant de nouvelles configurations de pensée, de désir, ou des blocs de sensation toujours nouveaux. C’est, comme le dit très justement Deleuze, par un lien qui ressemble plutôt à un « cordon de poudre » que chaque faculté transmet à l’autre une violence qui la pousse vers ses limites propres. Cette violence, comme je l’ai déjà signalé en décrivant le processus de désuturation, est le résultat, chaque fois, d’une rencontre avec un « insensible », un « inimaginable », un « impensable » ou encore un « incommunicable », selon l’« objet » de l’expérience : dans tous les cas, il s’agit pour (le sujet de) l’art, comme pour la science et la philosophie, de « tirer un plan sur le chaos ». Mais là où le philosophe se doit de signaler une « variation » infinie de concepts par ré-enchaînements, l’artiste rapportera du chaos « des variétés qui ne constituent plus une reproduction du sensible dans l’organe, mais dressent un être du sensible, un être de la sensation, sur un plan de composition anorganique capable de redonner l’infini » (Gualandi 2000, p. 95). Dans chaque cas, point n’est besoin d’un « sujet » : « Nous ne pouvons pas accepter, écrit Deleuze, l’alternative qui compromet à la fois la psychologie, la cosmologie et la théologie tout entières : ou bien des singularités déjà prises dans des individus et des personnes, ou bien l’abîme indifférencié ».

Deleuze (1969, p. 125) ajoutait à cela :

Quand s’ouvre le monde fourmillant des singularités anonymes et nomades, impersonnelles, pré-individuelles, nous foulons enfin le champ du transcendantal.

On pourrait à notre tour renverser la proposition et dire : « Quand le champ transcendantal est désuturé s’ouvre le monde fourmillant de singularités anonymes. » Il faut cependant noter que, s’agissant de l’ « objet » de la pensée, du fait que l’on a désormais affaire à un sensualisme supérieur fondé sur un principe transcendantal-expérimental qui contre-effectue — entre science, art et philosophie — la révolution kantienne en minant son socle épistémologique, la question ne sera plus celle « de la dépendance méthodologique de l’objet par rapport au sujet, mais, comme l’a très bien vu Éric Alliez, de l’autoconstitution ontologique d’un nouveau sujet à partir de ses objets » (1993, p. 71).

Si « faculté » désigne le rapport que le sujet entretient avec l’objet ou, si l’on préfère, le rapport transcendantal que la pensée entretient avec ses objets supérieurs, on ne devra plus considérer la doctrine des facultés comme une « physio-psychologie » de la subjectivité transcendantale, mais comme une doctrine transcendantale de la culture, en même temps que comme une doctrine de la création artistique, scientifique et philosophique. En ce sens, Badiou (1989, p. 47) « fausse » les choses lorsqu’il met Deleuze dans le groupe des penseurs et écrivains tentés par la « suturation » poétique de la philosophie, ou d’une pratique de la philosophie, comme il aime à le dire, « sous condition de la littérature » !

Voici par exemple ce que dit Badiou dans un autre texte après avoir passé en revue les différents types ou forme de « sutures » (positiviste, marxiste, lacanienne, levinasienne et heideggerienne) :

Pour les philosophies suturées au poème, ou plus généralement à la littérature, à l’art même, la pensée se dispense et de l’objet, et du sujet. […] Tous sont d’accord sur un seul point, qui est un axiome si général de la modernité philosophique que je ne peux que m’y rallier : il n’est en tout cas pas question de définir la vérité comme « adéquation du sujet et de l’objet ». Tous divergent quand il s’agit de disposer effectivement la critique de l’adéquation, puisqu’ils ne sont pas d’accord sur le statut des termes (sujet et objet) entre lesquels elle opère.

Et Badiou d’ajouter :

On remarquera que cette typologie laisse une place vide : celle d’une pensée qui maintiendrait la catégorie de sujet, mais accorderait aux poètes la destitution de l’objet. La tâche d’une telle pensée [serait de produire] un concept du sujet tel qu’il ne se soutienne d’aucune mention de l’objet, un sujet si je puis dire sans vis-à-vis !.

Badiou 1989, p. 74 — c’est moi qui souligne

C’est bien vers la « solution » d’un « sujet sans objet » que Badiou orientera sa pensée, par exemple dans son Petit traité d’inesthétique. Or ce n’est pas du tout dans cette direction, me semble-t-il, que Deleuze s’est engagé. En effet, comme l’ont bien montré Antonio Gualandi et René Schérer chacun à sa manière, ce qui est différent avec Deleuze, c’est que le « vrai » transcendantal n’est ni dans le sujet ni dans l’objet, mais dans « l’Idée-structure », soit dans une « Idée » qui, chez Kant, était indéterminée dans son objet, déterminable seulement par analogie avec les objets de l’expérience, et incarnation d’un idéal de « détermination infinie » par rapport aux concepts de l’entendement. Chez Deleuze, l’Idée entrera dans des rapports d’une tout autre nature ! Qu’on en juge : « Dès qu’il s’agit de déterminer le problème ou l’Idée comme telle, écrit Deleuze dans Différence et répétition, dès qu’il s’agit de mettre en mouvement la dialectique, la question qu’est-ce que ? fait place à d’autres questions, autrement efficaces et puissantes, autrement impératives : combien, comment, dans quel cas ? » (1968, p. 243). Ce qui indique que « le problème de la pensée » — et, ajouterais-je, de la relation du sujet et de l’objet — n’est jamais « lié à l’essence, mais à l’évaluation de ce qui a de l’importance et de ce qui n’en a pas, à la répartition du singulier et du régulier, du remarquable et de l’ordinaire […] » (1968, p. 245). Or, comme on peut le vérifier à la lecture de pratiquement tous les textes dans lesquels Deleuze aborde la question, cette « répartition » « […] se fait tout entière dans l’inessentiel ou dans la description d’une multiplicité, par rapport aux événements idéaux qui constituent les conditions d’un “problème” » (1968, p. 245). La véritable opposition ne se fera donc jamais entre « sujet » et « objet » encore une fois, mais entre « Idée » (comme structure-événement-sens) et « représentation » — et c’est ce qui, à mon sens, est au coeur de la problématique qui « noue » la question de l’art et du sujet (de l’art) chez Deleuze (1968, p. 247-248) :

Dans la représentation, le concept est comme la possibilité ; mais le sujet de la représentation détermine encore l’objet comme réellement conforme au concept, comme essence. C’est pourquoi la représentation dans son ensemble est l’élément du savoir qui s’effectue dans la recollection de l’objet et sa récognition par un sujet qui pense. […] La virtualité de l’Idée n’a rien à voir avec une possibilité. La multiplicité ne supporte aucune dépendance à l’identique dans le sujet ou dans l’objet. Les événements et les singularités de l’Idée ne laissent subsister aucune position de l’essence comme « ce que la chose est »).

Et Deleuze (1968, p. 248) de préciser ce qui suit, qui est important pour notre… sujet :

Et sans doute est-il permis de conserver le mot essence, si l’on y tient, mais à condition de dire que l’essence est précisément l’accident, l’événement, le sens, non seulement le contraire de ce qu’on appelle habituellement essence, mais le contraire du contraire : la multiplicité n’est pas plus apparence qu’essence, pas plus multiple qu’une. […] Apprendre à nager, apprendre une langue étrangère, signifie composer les points singuliers de son propre corps ou de sa propre langue avec ceux d’une autre figure, d’un autre élément qui nous démembre, mais nous fait pénétrer dans un monde de problèmes jusqu’alors inconnus, inouïs.

Deleuze essaiera de montrer dans le reste de ce texte (en particulier dans le chapitre intitulé : « Synthèse idéelle de la différence ») que ce qui « manque » à l’Idée kantienne, comme multiplicité, ce n’est pas la « réalité » mais « l’actualité ». Entre l’Idée transcendantale (qui s’offre au sujet) et les « choses » qu’elle suscite (en lui), il y a une « correspondance sans ressemblance » qui fait que ce qui est engendré (ce cristal, ce chêne, cette idée même) n’est pas une simple « copie » de l’Idée mais un « individu nouveau ». Idéelle sans être abstraite, réelle sans être actuelle, l’Idée est la totalité virtuelle et pré-individuelle qui s’actualise sur des « lignes de différenciations » qui sont comme « autant de cas de solution d’un problème où c’est la totalité de l’être qui résonne dans un nouveau hasard créateur » (Gualandi 2000, p. 51) : on aura alors affaire à une multiplicité de multiplicités singulières : multiplicité sociale, multiplicité physique (la sensibilité et le signe), multiplicité biologique (la vitalité et le « monstre ») et, bien évidemment, multiplicités esthétiques. La discorde des facultés, définie par la singularité — l’« exclusivité », dit Deleuze — de l’objet transcendant que chacune appréhende n’en implique pas moins un « accord » d’après lequel chacune transmet sa violence à l’autre en suivant un cordon de poudre, mais toujours un accord discordant qui exclut la forme d’identité, de convergence et de collaboration du sens commun [14] :

Il y a donc un point où penser, parler, imaginer, sentir, etc., sont une seule et même chose, mais cette chose affirme seulement la divergence des facultés dans leur exercice transcendant. Il s’agit donc, non pas d’un sens commun, mais au contraire d’un « para-sens » (au sens où le paradoxe est aussi bien le contraire du bon sens). Ce para-sens a pour éléments les Idées, précisément parce que les Idées sont des multiplicités pures qui ne présupposent aucune forme d’identité dans un sens commun, mais qui animent et décrivent au contraire l’exercice disjoint des facultés du point de vue transcendant.

Deleuze 1968, p. 250

C’est en ce sens aussi que les Idées pourront être dites « différentielles » de la pensée, « inconscient » de la pensée pure, au moment même où l’opposition de la pensée à toute forme du sens commun reste plus présente et plus vive que jamais. On comprendra d’autant mieux pour quelles raisons ce n’est « pas du tout à un Cogito comme proposition de la conscience ou comme fondement, que les Idées se rapportent », mais, comme le précise Deleuze (1968, p. 251), « au Je fêlé d’un cogito dissous, c’est-à-dire à l’universel effondement qui caractérise la pensée comme faculté dans son exercice transcendant ».

L’« illusion » de la philosophie classique avait été de croire que l’on pouvait en quelque sorte « enfermer » la subjectivité et son processus dans le sujet et sa substance — le sujet qui est aussi l’illustre ego, « l’hypostase d’un moi pensant », comme le dit René Schérer. C’est aussi l’ombrelle dont parlent Deleuze et Guattari (1991, p. 191)en renvoyant à D. H. Lawrence :

[…] les hommes ne cessent de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu du chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente […].

Dans les textes antérieurs à Qu’est-ce que la philosophie ? ce qui était nouveau, c’était la rupture avec l’idée d’un sujet comme moi figé, d’un moi-centre ou pôle. Le nouveau, c’était, si l’on se réfère à la théorie psychanalytique, le refus d’une problématique qui était encore celle du sujet, même (et surtout) lorsque celui-ci est compris comme place vide ou « béance ». Le maître mot était celui de « devenir », qui renvoyait lui-même à des processus qui courent comme des ondes, vont, viennent, culminent, disparaissent. Concevoir des devenirs, non le stable, des multiplicités, non l’unicité, des consciences comme transitivités, non une origine ; non un sujet unique, même et y compris existentiellement, mais des subjectivations sans transcendance, pures plis du champ d’immanence où elles viennent à se manifester et dont l’appellation subjectivée est l’« expression » ou la « vice-diction [15]  ».

Dans Qu’est-ce que la philosophie ? le « tournant » n’est plus dans l’effondement du sujet, mais dans le cerveau comme nouveau « différentiel » et accélérateur de particules. La nouveauté est à présent : « C’est le cerveau qui pense et non l’homme, l’homme étant seulement une cristallisation cérébrale » (Deleuze et Guattari 1991, p. 197-198). Or, on l’aura compris, lorsqu’il s’agit du domaine de l’art, du « plan que l’art tire sur le chaos » (du « chaoïde » artistique ?), il ne s’agit plus du cerveau comme « “superjet” » — c’est-à-dire comme faculté de création de concepts — et encore moins comme « éjet » — c’est-à-dire comme faculté de « distinction » et de « discernement » — mais comme « injet », instance où il ne s’agit plus de contempler des Idées « par concepts », mais de transformer « les éléments de la matière, par sensation » (Deleuze et Guattari 1991, p. 200 — c’est moi qui souligne) ! L’« injet » comme accélérateur et transformateur de sensations ! En ce sens, le cerveau qui dit Je n’est plus le même cerveau que celui des connexions et intégrations secondes de la représentation : « Et ce Je n’est pas seulement le “je conçois” du cerveau comme philosophie, c’est aussi le “je sens” du cerveau comme art », nous disent Gilles Deleuze et Félix Guattari (1991, p. 199), pour qui, désormais, « la sensation n’est pas moins cerveau que le concept ». C’est dire que la « désuturation », on le voit bien à présent, représente un véritable « tournant » pour la pensée, qu’elle mettra constamment devant un chaos rendu consistant, devenu « pensée ». Comme le dit très bien Éric Alliez : « La nature comme l’art participeront dorénavant à un vitalisme mélodique qui atteint un expressionnisme brut avec le surgissement du territoire et de la maison » ; l’expressivité, diffuse dans la vie, « devient constructive, et dresse les monuments rituels d’une messe animale qui célèbre les qualités… » (Alliez 1993, p. 174 et p. 193). C’est ce qui permettra à Deleuze (1968, p. 375) d’affirmer, qu’« […] il n’y a pas d’autre problème esthétique que celui de l’insertion de l’art dans la vie quotidienne », et de préciser, dans le même contexte, que :

Plus notre vie quotidienne apparaît standardisée, stéréotypée, soumise à une reproduction accélérée d’objets de consommation, plus l’art [devra] s’y attacher […] et même faire résonner les deux extrêmes des séries habituelles de consommation avec les séries intellectuelles de destruction et de mort, joindre ainsi le tableau de la cruauté à celui de la bêtise, […] reproduire esthétiquement les illusions et mystifications qui font l’essence réelle de cette civilisation, pour qu’enfin la Différence s’exprime […].

« Désuturation » des facultés comme théâtre de la cruauté !

C’est que, comme l’a bien vu René Schérer, la philosophie que Deleuze s’est épuisé à formuler est avant tout une « philosophie de l’expression » : c’est-à-dire une philosophie où, au rapport de cause à effet, se substitue une relation « entre égaux », une réversibilité entre l’exprimant et l’exprimé qui « récuse le sujet tout comme la causalité et la substance ». Dorénavant, ne seront « admises » que des « intensités », ou encore des « dispersions » ou des « concentrations », dans un espace continu, soit un continuum qui mène de l’âme au corps, et inversement. Spinozisme de Deleuze.

On comprendra dès lors que comme « philosophie de l’expression », la philosophie deleuzienne passera par une « réforme sémiotique » qui devra constamment prendre en compte le « non-signifiant » ou l’« asignifiant » dans le système toujours réducteur des signes. C’est ce type de « contre-effectuation » qui favorisera la libération de multiplicités riches de toutes les virtualités subjectives qui traversent les oeuvres d’art. Virtualités non point « subjectives », mais « pré-individuelles et anonymes », et, dans cette mesure, « collectives bien que toujours singulières ». Ainsi, au sujet construit autour d’un moi centralisateur, Gilles Deleuze opposera des subjectivités dispersées selon les flux impersonnels du désir.

Il faut cependant se méfier et ne pas trop vite « pacifier », en quelque sorte, les concepts que Gilles Deleuze et Félix Guattari nous offrent si généreusement pour rendre compte de la dite « spécificité » de l’art. L’art, nous dit-on, n’a d’autre finalité que de faire venir au jour des percepts et des affects inconnus, inouïs. Ceux-ci célèbrent l’événement d’un accouplement inédit de forces dans le devenir sensible conjoint du « sentant » et du « senti », de l’auteur et des figures esthétiques qu’il crée. Il s’agit dans tous les cas de « rendre sensibles les forces insensibles qui peuplent le monde, et qui nous affectent, nous font devenir », disent Deleuze et Guattari. Devenir-autre, ou encore, comme le dit justement Éric Alliez (1993, p. 87), « devenirs non humains de l’homme qui se fond dans les paysages non humains de la nature ».

Cela ne doit pas nous faire oublier que, pour Deleuze en tout cas, « l’art est (avant tout ?) le signe d’une passion mortelle et d’un désir d’éternel » (Gualandi 2000, p. 103) que seul l’artiste est à même de contre-effectuer, dans un travail actif sur la matière sensible et une production de formes vitales où les sensations et les émotions prennent une consistance objective indépendante de tout vécu subjectif :

L’artiste rapporte du chaos des variétés qui ne constituent plus une reproduction du sensible dans l’organe, mais dressent un être du sensible, un être de la sensation, sur un plan de composition anorganique capable de redonner l’infini.

Deleuze et Guattari 1991, p. 190