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Si l’on observe l’évolution des séries télévisées policières américaines depuis les années 1970, on ne peut manquer d’être frappé par leurs transformations. Celles-ci sont d’abord formelles : la figure presque inévitable du héros détective (dans des séries comme Mannix, Iron Man, The Streets of San Francisco) — même si Columbo en représente une variante très intéressante — s’est rapidement trouvée dépassée par des personnages variées d’une complexité parfois remarquable. Par exemple, l’apparition du héros collectif dans Hill Street Blues, au début des années 1980, a provoqué une mutation décisive du genre, permettant aux ressources du soap opera de se mêler à celles de la série policière (voir Esquenazi 2004). Les séries judiciaires ont également constitué une nouvelle tendance, dont The Practice puis Law & Order, en mettant en scène non seulement la recherche de coupables mais également le processus de leur condamnation, ont été d’importants représentants. L’usage de régimes narratifs habituellement étrangers au récit policier, comme le clip (Miami Vice), le documentaire (Homicide, The Wire) ou le récit fragmenté à la Resnais (Boomtown), ont considérablement enrichi les ressources des producteurs et des scénaristes de policiers télévisuels.

On pourrait trouver anecdotiques ces métamorphoses d’un genre mineur. Le récit policier occupe pourtant une place essentielle dans notre culture (populaire). Il naît au xixe siècle, au moment où l’industrie de la presse se développe ; il lui fait concurrence, ou peut-être faut-il dire qu’il se nourrit des faits divers auxquels la presse consacre ses premières pages, dans l’intention d’augmenter ses ventes (voir, par exemple, Thoveron 1996). Récit policier et faits divers resteront inévitablement attachés l’un à l’autre, ce dont témoignent les carrières d’innombrables auteurs de polars qui furent d’abord journalistes ; que l’on pense par exemple à Georges Simenon. Le succès du récit policier en fait le genre dominant de la culture populaire (voir Cawelti 1977) ; le cinéma lui doit l’un de ses domaines de production principaux, et aujourd’hui le rayon « policier » des librairies françaises concurrence le rayon « littérature » ; la télévision, et particulièrement la télévision américaine, lui doit ses oeuvres les plus originales. Le public du policier demeure immense.

Comment étudier ce genre et son incroyable popularité, sans le réduire au « divertissement » ou à la « paralittérature », ce que nos bons esprits férus d’oeuvres « importantes » font trop souvent ? Peut-être en prenant au sérieux son principal sujet : en traitant de la criminalité, le récit policier donne à voir la place qu’occupe le mal dans nos sociétés. Il en propose différentes images (le meurtre sordide mais de bon ton chez Agatha Christie, la corruption des puissants chez Chandler, etc.), desquelles on peut faire une lecture allégorique et dans lesquelles il est possible de voir des illustrations de certaines caractéristiques de la modernité. L’histoire du genre constituerait aussi une histoire de la représentation du mal dans les sociétés modernes (c’est en tout cas l’hypothèse qui ordonne un travail en cours au sein de notre centre de recherche). Mais peut-on vraiment prendre au sérieux les romans d’un Hammett, certains des films d’Otto Preminger ou une série de Dick Wolf ? Beckett et Kafka, eux, nous parlent du monde moderne, c’est bien connu. La place manque ici pour une analyse complète, qui tiendrait compte des conditions de production et de réception du récit policer, ainsi que de sa tonalité invariable et pourtant éternellement renouvelée, qui montrerait la dignité du genre dans cette perspective historique. J’en resterai ici à l’énonciation de cette hypothèse.

Je me contenterai donc d’illustrer certaines transformations des contenus des récits proposés par les séries policières américaines. Depuis le début des années 1990, ces séries dessinent les contours, par bien des côtés effrayants, d’un nouveau paysage états-unien. Dashiell Hammett est souvent considéré comme le précurseur du film noir des années 1940, James Ellroy pourrait avoir joué ce rôle pour la série policière des années 1980 : dans ses romans, qui présentent des « méchants » absolus, il semble que les policiers doivent être aussi malsains que leurs adversaires pour avoir une chance de mettre fin à leurs agissements, de telle sorte que la frontière entre le bien et le mal ne semble pas seulement brouillée, mais disparaît dans une brume de sauvagerie écoeurante. Les séries actuelles suivent souvent cette direction, en nous invitant à réfléchir sur les différentes définitions du bien et du mal dans nos sociétés. J’en donnerai quelques exemples et esquisserai une étude de certaines séries policières contemporaines, en m’appuyant sur des hypothèses discutées dans des textes précédents, et que je vais maintenant reformuler.

Hypothèses

Ma première hypothèse concerne la structure énonciative de tout récit policier fictionnel. Le récit de fiction, nous dit Käte Hamburger (1986, p. 82), est organisé autour de « Je-origines fictifs », ces personnages dont les points de vue dirigent notre vision du monde fictionnel. En conséquence, nous devrions distinguer les personnages énonciatifs des simples figures : nous passons par les consciences des premiers pour avoir accès aux mondes fictifs, tandis que les seconds ne sont que des objets pour ces consciences. Dans son étude intitulée Le roman policier ou la modernité, Jacques Dubois (1996, p. 87-94) propose de voir dans tout roman policier quatre personnages énonciatifs : la victime, le coupable, l’enquêteur et le suspect. Mais ce point de vue ne tient pas compte du fait que le suspect n’est rien de plus qu’un coupable potentiel : dans la mesure où l’on s’attache non pas aux protagonistes effectifs mais aux fonctions qu’occupent les personnages dans le récit, il n’y a pas lieu de les distinguer. En outre, on risque d’oublier la solidarité qui unit finalement le suspect innocenté et la victime : tous deux appartiennent au même monde social, celui qui a été troublé par le crime. Le suspect avait des raisons de s’attaquer à la victime, mais il ne l’a pas fait, se conformant finalement aux règles sociales en vigueur. Il me semble donc que l’on peut réduire le nombre de personnages énonciatifs du récit policier à trois, chacun d’entre eux incarnant un point de vue particulier au sein du récit policier. J’appellerai les deux premiers l’« enquêteur » et le « coupable » ; le second représente le mal, et le premier les forces du bien. Le troisième est un personnage collectif que l’on peut nommer le « peuple » : il est le spectateur qui constitue le fond ou le décor de l’ouvrage, mais aussi le gardien des normes au nom desquelles l’enquête est menée [1]. Le peuple est personnifié par la figure de la victime : en elle se canalise le mal ou le tort fait au peuple, dont l’enquête est l’expiation. Le point de vue du « peuple » est évidemment celui privilégiant la préservation de la communauté sociale.

À l’origine du roman policier, l’enquêteur était ce magicien (Sherlock Holmes, Hercule Poirot) qui révélait la vérité cachée et, surtout, le trouble causé par les criminels dans l’ordre social. Aujourd’hui, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts policiers et cette structure a été explorée de bien des façons. Par exemple, dans D.O.A., film de 1949 réalisé par Rudolph Maté, la victime d’un meurtre par empoisonnement est aussi l’enquêteur (Edmond O’Brien) qui parvient, avant de mourir, à faire mettre les coupables sous les verrous. L’exploration structurelle, guidée par les différentes médiations possibles entre les personnages énonciatifs, domine aujourd’hui : l’actualisation du schéma policier s’est largement diversifiée.

Les deux personnages énonciatifs principaux demeurent cependant l’enquêteur et le coupable. Le second s’est détourné des règles du peuple et le premier est mandaté par ce dernier pour rétablir la loi. Aussi constituent-ils deux personnages antithétiques dont l’affrontement a pour enjeu le maintien de l’ordre social. L’enquêteur personnifie un peuple idéalisé décidé à affronter le mal, le méchant un peuple dévoyé et criminel déterminé à rompre avec les règles communes ou à les utiliser à son profit.

Une remarque de Norbert Elias (1991) éclaire singulièrement la signification de la structure énonciative du récit policier. Dans La société des individus, l’auteur décrit la structure « nous-je » comme une forme changeante qui donne la mesure, dans une formation sociale donnée, de la part que nous accordons à l’individu. Cette part n’est pas moins « sociale » que celle accordée aux groupes eux-mêmes : en effet, la place de l’individu au sein de la communauté fait l’objet d’un consensus dont le groupe dans sa totalité est dépositaire. De ce point de vue, la structure nous-je fait partie de l’habitus de tout acteur social. Les processus identitaires en dépendent : la façon dont des identités sont attribuées aux individus et la façon dont ceux-ci tiennent eux-mêmes à se caractériser doivent être compatibles avec la structure de la société dont ils font partie.

Elias fait à ce propos deux remarques corollaires qui nous intéressent particulièrement. La première concerne les formes symboliques à travers lesquelles nous exprimons les structures sociales en général et la structure nous-je en particulier. Elias (1991, p. 71-76) insiste sur le fait que, pour être effective, la structure nous-je doit être « passée » dans le langage : les mots constituent selon l’auteur à la fois l’image et la preuve de l’effectivité d’une structure sociale. Il prend l’exemple du terme « individu » et de ses évolutions au cours de l’histoire et montre comment ce mot en vient au xviie siècle à désigner le sujet isolé du groupe social (Elias 1991, p. 209-215). Aujourd’hui, le rôle des formes symboliques narratives est sans doute au moins aussi important que le rôle des formes qui s’inscrivent dans le langage. Les récits que nous aimons témoignent de nos valeurs et expriment la façon dont nous appréhendons les structures sociales. Le succès du récit policier dans différents médias nous amène à penser qu’il est une représentation privilégiée de la structure nous-je propre à notre espace social.

La seconde remarque concerne la notion de liberté. Elias (1991, p. 95-97) parvient à donner une définition sociologique de celle-ci : la relation du je au nous contenue dans toute structure nous-je précise ce qu’il en est de la liberté dans la société. Dans ma perspective actuelle, je suis attiré par l’idée que la structure fondamentale du récit policier et de ses trois personnages fondamentaux — le public comme incarnation du peuple fondamental, le héros comme figure idéalisée du peuple, le criminel comme « l’antipeuple » — puisse fournir deux images antinomiques de la liberté : une liberté perverse exercée par le criminel, et une liberté idéale exercée par le héros. Ainsi, la représentation de la structure nous-je qu’offre le récit policier se rapporterait à nos conceptions de la morale et de la liberté.

Ma troisième hypothèse est d’une dimension beaucoup plus restreinte : elle concerne le genre de la série policière. Commençons par un constat : ce genre est actuellement, sans aucun doute, le plus grand vecteur de récits policiers dans nos collectivités. Ces séries touchent un public sans commune mesure avec celui du film policier, et seuls quelques best-sellers du roman policier peuvent rivaliser avec elles. Il n’est pas possible de s’interroger ici sur les raisons de ce succès, mais on peut au moins souligner ce qui distingue les séries policières des autres formes de récits policiers. Chaque série repose sur la stabilisation d’une structure énonciative, qui lui fournit sa formule particulière (voir Esquenazi 2002). Celle-ci permet la singularisation d’un paysage ontologique, paysage que le téléspectateur peut utiliser comme ressource pour interpréter les éléments des différents épisodes offrant des variations par rapport à la formule de base de la série. Par exemple, la formule de Columbo consiste en l’utilisation d’un schéma narratif où la solution de l’enquête est connue du spectateur dès le départ, et en des références constantes au milieu californien huppé où se déroulent les enquêtes du lieutenant.

Une des formules typiques de la série policière est celle qui oppose un « enquêteur » unique à une multiplicité de « coupables », chacun étant lié à un épisode particulier. L’ensemble des coupables forme un échantillon important et significatif des criminels contre lesquels lutte l’enquêteur, et tous les coupables sont choisis à la mesure de celui-ci (on n’imagine pas Columbo pourchassant les trafiquants de Miami Vice ou les criminels sans le sou de NYPD Blue). Aussi chaque série compose-t-elle un tableau de la perversion qui lui est propre : la façon dont les criminels s’octroient des libertés par rapport aux normes sociales, aux règles de la morale et aux lois en vigueur se précise un peu plus à chaque épisode, de telle sorte que la série tout entière finit par dessiner un panorama complet du mal qui l’intéresse et qu’elle illustre.

Nos hypothèses nous permettent de préciser quel chemin nous allons emprunter pour entreprendre notre démonstration : à travers l’étude des formules de quelques séries policières états-uniennes récentes, et du sort qui y est réservé aux personnages énonciatifs de l’enquêteur et du coupable, nous allons chercher à dégager l’image qu’elles proposent des frontières du bien et du mal, donc des libertés que croient pouvoir prendre les individus dans leurs conduites sociales. Bien entendu, nous ne pouvons prétendre mener ici à terme cette démonstration, et devrons nous contenter de fournir des pistes de réflexion. Seule une étude portant sur un très vaste corpus de séries policières permettrait de cautionner les conclusions temporaires qui résultent de la très courte étude qui suit. Il faut interpréter ces conclusions comme des hypothèses qui pourraient éventuellement servir de point de départ à une étude plus approfondie. Mais d’un autre côté, que peut le chercheur sinon commencer par s’attacher à quelques fils conducteurs, quand il est confronté à un aussi vaste champ d’étude ?

Coupables de CSI : la sauvagerie ordinaire

Tout récit criminel est temporellement articulé autour de la découverte d’un cadavre. Celle-ci constitue le moment initial de l’enquête, qui débute par l’analyse de la « scène du crime », laquelle fournit des indices à partir desquels l’enquête progresse ; mais cette progression est aussi une régression qui permet de comprendre ce qui s’est passé avant le crime (voir Todorov 1971). La formule de la série CSI: Crime Scene Investigation (depuis 2000) est fondée sur le rôle central qui est accordé à la scène du crime, qui constitue le principal centre d’activité de l’enquête : l’équipe d’enquêteurs lui demeure littéralement attachée, lui arrachant petit à petit les éléments qui vont permettre la reconstitution du crime. Le « personnage » de l’enquêteur est donc un groupe de chercheurs traquant sur le terrain les traces matérielles d’un crime. Arrivant après la violence, presque jamais présente dans la série, ils opposent une froideur extrême à la cruauté d’un théâtre sanglant d’abord silencieux. Les enchaînements sont déterminés par le raisonnement qui anime le groupe et les différentes scènes sont ponctuées par les explications que se fournissent les uns aux autres — ainsi qu’aux téléspectateurs — les enquêteurs.

Nous ne nous attacherons pas à la richesse exemplaire de récits inspirés par des faits divers et déterminés par la fidélité à la contrainte constitutive de la formule de la série : CSI ne renonce jamais à l’analyse de la scène du crime. Nous n’insisterons pas non plus sur la principale originalité de CSI, qui consiste en ce qu’on pourrait appeler un montage subjectif inductif. D’une part, la caméra accompagne les enquêteurs, leurs découvertes empiriques étant révélées par un montage subjectif classique (le geste de l’enquêteur puis sa découverte). D’autre part, leurs hypothèses sont illustrées au moyen de reconstitutions de scènes, mais aussi à l’aide de trucages permettant de voir des phénomènes qui, sans artifices, demeureraient invisibles : la caméra montre la trajectoire d’une balle ou la progression d’un insecte dans un cadavre. Mais nous reviendrons sur la matière principale des crimes : ceux-ci résultent le plus souvent de réactions d’indifférence de la part des coupables aux maux d’autrui, voire de réflexes barbares devant la simple présence de l’autre, comme si, de la structure nous-je charpentant l’espace social américain, les protagonistes ne retenaient que l’existence d’une sorte de jungle pleine de ressources où les « je » peuvent se frayer un chemin selon leur volonté et leurs désirs.

Deux épisodes de la deuxième saison nous servirons d’exemples. L’épisode intitulé « Caged » débute par l’écrasement d’une voiture et de sa conductrice par une locomotive. Sara et Catherine, les enquêteuses, étudient d’abord les indices laissés sur la motrice, puis les traces de freinage sur la route ainsi que les marques sur la voiture brisée, lesquelles conduisent à supposer qu’un autre véhicule est impliqué. La scène du crime s’agrandit à chaque nouvelle découverte, en même temps que le passé du crime est reconstitué. Les effets trouvés dans la voiture — et le téléphone portable de la victime en particulier — permettent de comprendre qu’une altercation en est à l’origine. Un homme est interrogé et sa voiture, autre élément que révèle la scène du crime, passée au crible. En dialoguant aux côtés du 4 x 4 coupable, les deux enquêteuses finissent par reconstituer la scène dans son ensemble, qui est montrée dans un montage alterné. L’homme n’a pas hésité à pousser la voiture d’une jeune femme sur les rails devant un train menaçant, uniquement parce qu’elle a eu le malheur de démarrer un peu trop rapidement à son goût. Une brève image de l’homme au volant, au moment où il précipite sa victime sur les rails, est particulièrement saisissante : s’y lit son indifférence devant le supplice auquel il condamne la victime.

Pendant toute l’enquête, les deux jeunes enquêteuses poursuivent imperturbablement leur travail. Une seule fois, un geste un peu précipité de Catherine, qui écoute les derniers mots de la défunte enregistrés sur son portable, dénote un trouble, de l’émotion : CSI laisse ainsi entrevoir, de façon efficace, le point de vue des enquêteurs et le malaise suscité par leurs enquêtes.

Dans « Anatomy of a Lie », autre épisode de la deuxième saison, les enquêteurs sont d’abord à la recherche de la véritable scène du crime. Il s’avère finalement qu’il s’agit d’une voiture dans le pare-brise de laquelle s’est « encastré » un candidat au suicide. Son propriétaire, un jeune avocat, a laissé agoniser le désespéré deux jours durant sans lui porter secours. L’étude attentive du véhicule et des lieux où celui-ci est passé permet aux enquêteurs de confondre l’avocat. Ce dernier a voulu détruire définitivement toutes les preuves de son crime — le corps de la victime, la voiture —, sans y parvenir tout à fait. Le dégoût s’empare progressivement des enquêteurs ; là encore, il n’est jamais affirmé mais plutôt suggéré. Seule une réplique du médecin légiste l’exprime nettement : « Sometimes I’m glad I’m only concerned with dead people. » La dernière image de la reconstitution du crime par les enquêteurs, qui montre l’avocat abandonnant dans son garage bien clos sa victime, réussit à rendre compte du profond mépris de l’avocat pour autrui, cause parfaitement explicite du crime.

Il est vrai que le fond ou le décor de CSI est l’Amérique du plaisir et de l’argent, celle de Las Vegas. Le peuple témoin que la série met en scène est lui-même tout à fait insensible, continuant à manipuler les machines à sous pendant que la police emporte les cadavres. Il demeure que les crimes sont commis soit pour des motifs sordides d’intérêt financier, soit, comme les épisodes cités en témoignent, pour éliminer le plus rapidement possible un obstacle humain qui empêche la satisfaction d’un futile désir personnel. On trouve dans d’autres séries récentes cette même vision du mal américain, dans Homicide (1993-1999) et, surtout, dans Law & Order: Special Victims Unit (depuis 1999). Dans cette série new-yorkaise créée par des producteurs scénaristes explicitement libéraux, les enquêteurs finissent par être contaminés par la violence à la fois effrayante et arbitraire qu’ils mettent au jour.

Tout se passe comme si la psychose des criminels en série, largement mise en scène au cinéma et dont Profiler donne une version télévisuelle, cachait une autre forme de psychose américaine, beaucoup plus ordinaire et quotidienne, capable d’atteindre presque n’importe quel citoyen. Plusieurs séries policières récentes dépeignent en fait l’absence du mal comme un élément structurant de l’espace social : dans la mesure où je veux ceci ou cela, tous les moyens me sont bons et aucune morale n’est capable de m’arrêter. Le portrait de la société proposé par CSI rend surannées les craintes exprimées par Tocqueville (1961) : il ne s’agit plus de menaces contre l’équilibre entre liberté et égalité, mais d’une destruction de tout repère égalitaire à partir d’une conception de la liberté devenue liberté absolue du désir, qui fait de l’autre au mieux un pur objet et au pire une entrave ou une barrière que l’on peut aisément détruire.

Enquêteurs de The Shield : une corruption nécessaire ?

Au début du premier épisode de la série The Shield, Aceveda, le responsable du district de police de Los Angeles dont la série raconte l’histoire, dit que le quartier est à ce point dangereux qu’on l’appelle une zone de guerre. Les flics y sont donc exposés à la plus grande violence. Par ailleurs, la série reprend le schéma de New York Police Blue (1993-2005), qui dévoilait la vie du commissariat d’un quartier populaire de la ville. Cette série commence avec un épisode-choc, où l’on découvre un flic ivrogne qui emploie des méthodes douteuses. La trame de NYPD Blue n’en demeure pas moins l’histoire d’une rédemption toujours recommencée, dont la famille formée par les flics du commissariat est le plus sûr garant. Malgré toutes ses faiblesses, le personnage de Sipowicz assume un rôle de défenseur intransigeant de la communauté (Steven Bochco, créateur de la série, est sans aucun doute l’un des derniers successeurs de John Ford, en étant en outre un grand inventeur de formes télévisuelles).

Mais The Shield (depuis 2002) fait des transgressions de NYPD Blue des enfantillages. Dès le premier épisode, le « héros », Vic Mackey, s’avère être un flic corrompu qui n’hésite pas à tuer un autre flic, ce dernier ayant été recruté par des membres de l’autorité qui auraient souhaité se débarrasser de Mackey. The Shield poursuit en ce sens la démonstration entreprise par la série The Sopranos (depuis 1999), laquelle a « prouvé » que les crapules aussi ont une vie privée attachante. Mais il est possible qu’une marche supplémentaire soit franchie par The Shield. Toujours dans ce premier épisode, le commissaire Aceveda doit faire avouer un pédophile qui garde une petite fille séquestrée dans un lieu secret. Les méthodes « normales » ne donnant pas de résultats, Aceveda doit se résoudre à faire appel à son ennemi Mackey, lequel rosse le pédophile et sauve la petite fille. Le titre de la série prend alors un sens presque inadmissible : le bouclier dont il s’agit, n’est-ce pas la bande de flics menée par Mackey, la « Strike Team », qui assure un semblant de sécurité aux habitants du quartier, sans omettre d’en profiter largement au passage ?

Le fait qu’on puisse se poser la question montre que la série est un objet ambigu, et cette ambiguïté est sa qualité. Par ailleurs, The Shield manipule de façon remarquable les points de vue opposés des personnages qu’elle met en scène, ce que permet l’objet sériel : dans cette série, on prend en effet le temps de constituer les perspectives difficilement conciliables des différents policiers pour faire du personnage énonciatif de l’enquêteur une figure éclatée, à l’opposée de celle, ramassée presque mystiquement, de NYPD Blue. Il faut dire que d’autres séries avaient montré la voie. The Wiseguy dès 1987-1991, puis la série avortée EZ Streets (huit épisodes en 1996) ainsi que The Wire (depuis 2002) ont montré des flics pour lesquels la frontière entre le bien et le mal n’a plus guère de sens.

Une séquence du premier épisode de The Shield est à ce propos particulièrement expressive ; elle prouve à quel point les auteurs de la série, son créateur Shawn Ryan en tête, savent ce qu’ils sont en train de faire. Il s’agit de l’interrogatoire du pédophile par Mackey. Quand ce dernier pénètre dans la salle d’interrogatoire, il pose un paquet sur la table, dont il extrait une bouteille de whisky, un annuaire, un cutter et un briquet. La caméra est mobile, portée à la main comme dans un reportage en direct ; ses mouvements sont heurtés et désordonnés. Aceveda regarde toute la scène sur l’écran d’une télévision ; l’une de ses inspectrices, plus ancienne, demande : « You know what you’re doing, son ? » Dans la salle, le pédophile est d’abord indulgent pour le « cinéma » de Mackey : « You turn to play bad cop… ? » La caméra est derrière le pédophile, elle s’est presque stabilisée. Les réponses de Mackey sont incisives : le coup des bons et des mauvais flics n’est plus de mise ; on est maintenant passé à autre chose, lui dit-il d’abord. Puis, tandis que la caméra le cadre de profil, ce qui a pour effet d’évacuer la charge de son regard, il énonce ce que sa position a de nouveau : « I’m a different kind of cop. » Il n’y a plus de repères permettant de distinguer le bien et le mal, donc le bon et le mauvais flic. Ce qui règne dans cette pièce, c’est la violence ordinaire.

Mackey met bientôt en oeuvre ce qu’il a annoncé. Quand il saisit l’annuaire pour frapper le pédophile, Aceveda ferme la télévision et ses acolytes quittent son bureau. Les flics classiques, ceux qui respectent les règles et ont décidé de lutter contre la corruption, ne veulent pas voir ça. N’empêche qu’un peu plus tard, ils attendent fébrilement les résultats de « l’interrogatoire » mené par Mackey. Sans un mot pour ce dernier, ils partent délivrer la petite fille dès qu’ils ont obtenu le renseignement nécessaire. Quand Aceveda la découvre vivante, le soulagement qu’on lit sur son visage traduit sa peur d’avoir abandonné ses principes pour rien.

Il semble bien que Mackey soit un mal nécessaire, qu’il soit simplement indispensable au maintien de l’ordre. Le propos soit saisissant : seul l’interdit peut réguler l’interdit, seule l’inhumanité peut empêcher l’inhumanité. Aucun frein ne doit modérer la violence qu’exerce l’autorité lorsqu’elle vise à empêcher la violence populaire.

La liberté ?

Depuis vingt-cinq ans, le genre de la série télévisée policière états-unienne, sous l’influence d’une génération de producteurs libéraux tels Steven Bochco, David Kelley, Dick Wolf et Tom Fontana, et grâce à la considération dont jouit le genre outre-Atlantique et à l’intérêt du public, a pu jouer un rôle central dans la construction d’une vision libérale de l’espace social (même si, bien sûr, de nombreuses séries reflétant une idéologie politique moins nettement tranchée ont aussi été produites). Le rôle des séries policières au sein de la culture populaire, mais aussi dans l’élaboration d’une certaine réflexion sur le pouvoir, est indéniable et marqué par de nombreuses polémiques ; on se rappelle l’une des premières, autour du « marxisme » de Columbo (voir Dawidziak 1991).

Comme on le sait, le progrès économique et l’alphabétisation au xixe siècle ont été à l’origine d’un modèle de fabrication des objets culturels visant un large public et reposant sur une économie de marché. Comme l’ont montré les historiens (Mollier 2001 ; Ory 2004 ; Chartier 2001 ; etc.), le modèle industriel a fait front au modèle classique, fondé sur l’individualisation des oeuvres à partir de noms d’artistes (voir Esquenazi 2004a, p. 22-33). Dès lors, les intellectuels n’ont plus cessé de clamer leur colère et souvent leur mépris envers un système de production fondé selon eux sur l’unique recherche du profit. L’unanimité s’est faite sur ce point, même si l’on peut y déceler des nuances : du côté de la droite, une répugnance dont Ortega y Gasset (1986) s’est fait le héraut et, du côté de la gauche, un emportement dont Adorno (1974) a été le plus influent représentant. Même si de nombreuses oeuvres populaires ont été progressivement récupérées par les tenants de l’art classique, cet affrontement a provoqué de graves crises et de violentes polémiques au sujet du statut de certains objets. En témoigne par exemple la querelle française amorcée par Sartre dans l’immédiat après-guerre à propos de la possibilité d’un art cinématographique (voir Esquenazi 2004a, p. 35-42). La télévision a été le sujet d’innombrables discussions, qui commencèrent en France dès 1960 (voir par exemple Cohen-Séat et Fougeyrollas 1961 ; Hourdin 1961 ; Gilson 1964) et qui ne semblent toujours pas sur le point de s’achever. En même temps que la production industrielle d’objets culturels s’est intensifiée, l’art classique est devenu plus formel et plus abstrait, restreignant de plus en plus son audience (les musées d’art contemporain attirent moins de 5 % de la population française et les concerts de musique contemporaine moins de 2 %). Finalement, aujourd’hui, seuls les produits artistiques industriels semblent capables d’exprimer, sur le mode imaginaire, le monde contemporain pour le « grand public ». Il me semble que les séries policières récentes assument cette fonction de la plus brillante des façons, mais aussi, d’un autre point de vue, d’une manière particulièrement inquiétante.

Si l’hypothèse présentée plus haut est juste, le récit policier est l’un des principaux lieux contemporains où l’imaginaire social se donne à voir. La structure nous-je, c’est-à-dire les définitions ajustées les unes aux autres de la communauté et de l’individu que la collectivité considère comme appropriées, serait donc le thème en quelque sorte obligatoire de tout récit policier. Certains d’entre eux témoignent d’une conscience aiguë de cette nécessité ; les séries dont nous avons parlé (même si nous n’avons rien dit de la reine du genre, Law & Order) font preuve de cette lucidité.

Le succès de ces séries montre qu’elles sont pour la plupart facilement acceptées par le public. L’on sait que le réalisme, ou plus exactement que l’esthétique réaliste, gagne généralement la faveur populaire (voir, par exemple, Bourdieu 1979). Comme l’a brillamment montré Janice Radway (1991), être source d’« évasion » ne suffit jamais pour qu’un objet symbolique trouve grâce auprès des publics de la culture industrielle : il faut que l’objet exprime quelque chose qui puisse toucher le public, qu’il soit d’une manière ou d’une autre « à propos des publics » (Danto 1993). Pour le dire plus savamment, l’identité des membres du public doit être l’un des thèmes dont traite l’objet symbolique dans son discours. Les séries dont il a été question ici traitent toutes, me semble-t-il, des caractéristiques de l’identité contemporaine des sociétés dites occidentales.

Par exemple, le fait que la liberté de désirer soit désormais déclarée illimitée (« réalisez vos fantasmes », proclame la publicité, comme n’importe quel magazine) est un phénomène que CSI représente d’une façon frappante. La série découvre, dans les deux sens du terme, cette nouvelle norme : elle la déshabille, montrant ses ressorts et ses excès, et elle l’exhibe comme une déviance mais aussi comme une sorte d’habitude ou de réflexe. Face à l’abjection ordinaire de leurs compatriotes, le dégoût froid — mais, à la longue, amoindri — est, pour les enquêteurs de CSI, une réaction courante ; mais elle n’est exprimée que brièvement, à travers de rares gros plans. Dominent plutôt la jubilation des enquêteurs au cours de l’examen des preuves et l’enthousiasme dans le raisonnement analytique : l’exercice de leurs tâches, parfaitement pragmatiques, est leur refuge. La surdité naissante de Grissom, leur chef, symbolise la surdité morale de ses subalternes. Le « travail bien fait » est la manière dont les enquêteurs exercent leur liberté, tout en restant sourds autant qu’il est possible à toute question morale, afin de ne pas être déchirés par les contradictions entre leur éthique sociale et les drames simples et pourtant obscènes qui sont leur pain quotidien. De ce point de vue, la charpente de la structure nous-je contemporaine ne serait en fait qu’une façade.

De même, la plupart des flics qui s’expriment dans The Shield s’abstiennent de tout commentaire sur Mackey. S’ils craignent ses relations et sa puissance, ils savent surtout qu’ils ne peuvent effectuer leur travail que protégés par leur aveuglement volontaire face aux agissements de ce flic, passé au-delà de la frontière entre le bon et le mauvais flic, entre le bien et le mal.

La liberté se confond-elle aujourd’hui avec ce qu’il est possible de faire sans être capturé par la police ? Celle-ci n’a-t-elle le choix qu’entre l’exercice d’un maintien de l’ordre fondé sur la puissance, comme le croit Mackey, et la solitude glacée et impassible des laboratoires ? Le tough guy des années 1940 s’opposait à des élites corrompues ; le flic du xxie siècle a-t-il quant à lui affaire au mal généralisé, qui se confondrait donc facilement avec le bien ? De nombreuses séries (Law & Order, CSI, Boomtown) ont mis en scène des crimes commis dans des maisons closes, où de l’amour factice est proposé avec le plus grand raffinement. Dans ces épisodes, l’impossibilité de distinguer le vrai du faux apparaissait comme l’une des causes pouvant conduire au meurtre les hommes fréquentant ces maisons ; le droit absolu d’obtenir de l’amour devenait pour certains un impératif tout aussi absolu. Il semble que le propos de ces séries soit de rendre compte de cette confusion généralisée. La structure sociale qui nous maintient ensemble est prête à s’effondrer parce que le bien et le mal, d’une part, la liberté et la contrainte, d’autre part, n’arrivent pas dans la vie sociale à se distinguer ou à se définir de façon suffisamment précise. L’invention d’un « axe du mal » a été une tentative globale pour remédier à ce problème, malheureusement ou plutôt heureusement vouée à l’échec.

La représentation de ce vertige prend place tous les jours sur nos petits écrans. C’est là l’un des mérites des séries policières. Le récit policier a toujours évolué au rythme des transformations de nos sociétés. Encore faut-il qu’on évite de faire reposer le genre sur une écriture maniériste ou sur le pittoresque, à la manière de Fred Vargas, ou de le contraindre aux bons sentiments, comme le font les chaînes françaises qui produisent des séries policières. Est-ce que la plus grande ouverture dont témoignent les séries américaines produit des « oeuvres d’art » ? La question est pratiquement sans intérêt, si l’on continue d’identifier l’art à une recherche formaliste associée à des noms d’auteurs fonctionnant comme des garanties financières, ou à des supposées prophéties concernant la mort du cinéma, de l’art, de la société, etc. Mais si l’on pense qu’une oeuvre d’art est une représentation obéissant à des schémas plus ou moins déformables (Gombrich 1971 ; Baxandall 1991), représentation que des publics reconnaissent comme leur représentation, ces séries sont l’art le plus contemporain qui soit.