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« La réalité de nos ruines »

La Deutsche Film-Aktiengesellschaft (DEFA) fut le premier studio d’Europe à émerger après la fin de la Seconde Guerre mondiale dans la zone d’occupation soviétique en Allemagne de l’Est. Il se trouva rapidement confronté à l’urgence — morale, politique et esthétique — de témoigner de l’évident étiolement physique et spirituel de la vie sociale en Allemagne, de rendre compte du passé récent et forcément encore trouble, ainsi que de creuser des voies pour l’avenir. Il s’agissait de trouver des sujets et des modes de réalisation susceptibles de répondre aux attentes d’Erich Pommer (cité dans Schivelbusch 1998, p. 145), envoyé par les Américains en 1946 pour relancer (sans grand succès) l’industrie du cinéma ouest-allemand : « No pompous stage magic. No offerings to the masses. No cinematic luxury. No stardom. Instead a focus on artistic ingenuity. The undistorted image of people in our time […]. The reality of our ruins is dearer to us than a film castle on the moon. » Dans l’immédiat après-guerre, à l’Ouest, ce programme de relance fort ambitieux, assurément inspiré par la vision des premiers films néoréalistes, fut ralenti, voire carrément empêché par une logique de production industrielle (héritée de la Universum-Film Aktiengesellschaft [UFA]) et des difficultés économiques (la concurrence qu’opposaient les majors américaines) et politiques (l’absence de volonté réelle des Alliés, en particulier des Américains, de relancer le cinéma allemand) [1]. Même si l’industrie cinématographique, à l’Ouest, accroîtra progressivement sa part de marché tout au long des années 1950, il faudra attendre les années 1960 et surtout 1970 pour que le cinéma de la République fédérale d’Allemagne (RFA) trouve un véritable souffle esthétique (même si commercialement, à cette époque, les résultats sont moins reluisants) et, surtout, commence à affronter de façon franche les « ruines de l’histoire [2] ». Or, cette « réalité des ruines » sera de diverses façons au centre des premières productions de la DEFA entre 1946 et 1949 (et fut également, mais dans une moindre mesure, au coeur de certains Trümmerfilme ouest-allemands, tels Berliner Ballade [Ballade berlinoise, 1948] de Robert A. Stemmle). Les Trümmerfilme (littéralement, « films de décombres ») de la DEFA, parmi lesquels on retrouve Die Mörder sind unter uns (Les meurtriers sont parmi nous, Wolfgang Staudte, 1946), Irgendwo in Berlin (Quelque part à Berlin, Gustav Lamprecht, 1946), Unser täglich Brot (Notre pain quotidien, Slatan Dudow, 1949), emploieront les décors réels des villes allemandes effondrées, et surtout, feront des ruines un puissant vecteur narratif et visuel. C’est à travers le « programme figuratif » des ruines que l’on peut voir se révéler les ambiguïtés formelles et idéologiques qui font tout l’intérêt de ces films, oscillant nécessairement entre le documentaire et la fiction, mais aussi entre l’ancien (la production de « qualité studio » des années 1930) et le nouveau (l’esthétique des premiers films néoréalistes, notamment).

Au-delà des productions de la DEFA, « Berlin en ruines » était devenu un signifiant par excellence de l’après-guerre, et tant Rossellini (Germania anno zero, 1947) que Wilder (A Foreign Affair, 1948) ou Tourneur (Berlin Express, 1948) tourneront à Berlin des films saisissants qui montrent bien l’importance de cette figure de la ruine, historiquement et esthétiquement chargée, particulièrement en Allemagne. Vestiges d’un régime écroulé, rémanences d’un passé qui encombrait, dans tous les sens du terme, le présent, les ruines allemandes de l’après-guerre sont avant tout un « milieu » de désolation et de privation pour des millions d’individus forcés d’y survivre [3]. Elles figurent en même temps, dans ces premiers Trümmerfilme, à l’Est comme à l’Ouest, le difficile travail du deuil et les défis de la reconstruction.

Le présent article entend donc se pencher sur le rôle qu’occupent les « ruines » en tant que figure privilégiée de la médiation cinématographique de la mémoire de l’après-guerre en Allemagne. De Die Mörder sind unter uns — premier film de fiction de la DEFA — à un bref épisode de Zweite Heimat (Heimat II, 1993) — deuxième chapitre de la chronique-fleuve d’Edgar Reitz, sortie peu de temps après la chute du Mur — le cinéma, dans sa relation avec la ruine, effectuerait d’abord, c’est notre hypothèse, un relevé des traces du présent. La ruine glisserait ensuite dans l’oubli qu’entraîne avec elle la reconstruction, pour finalement connaître un retour par le truchement des archives, à un point de télescopage singulier entre le passé (l’après-guerre) et le présent (la chute du Mur), dans une fiction historique (Zweite Heimat) elle-même située au début des années 1960. Même si, pour l’essentiel, nous nous concentrerons sur la période allant de 1946 à 1950, le saut chronologique un peu cavalier que nous opérerons, en guise d’épilogue, vise à indiquer très sommairement le changement qui s’opère quant à la figure de la ruine autour de 1990, et dont nous ne pouvons évidemment rendre compte ici de façon exhaustive [4].

En comparant les différents traitements des ruines dans ces films, il s’agira avant tout de les envisager comme des objets de mémoire et de temps paradoxaux qui s’inscrivent au coeur de la mutation, non seulement de l’imaginaire de la ruine au xxe siècle, mais plus fondamentalement du cinéma lui-même. La radicalité de Germania anno zero de Rossellini (qui bénéficia d’un soutien technique de première importance de la DEFA), aura joué de ce point de vue un rôle déterminant. Ce troisième volet de la trilogie de la guerre de Rossellini nous permet de mieux saisir la relation, qui se profile déjà en 1947, entre le cinéma moderne et la ruine, et dont les Trümmerfilme allemands constituent en quelque sorte un contrepoint. Afin de bien mesurer l’arrière-fond esthétique et historique au coeur de cette mutation, il est auparavant nécessaire de saisir la transition, subtile et complexe, entre la « poétique des ruines » et ce que nous pourrions appeler une « esthétique des décombres », qui déterminera sur bien des points la modernité esthétique de la figure des ruines au xxe siècle — au cinéma, en photographie, et dans la littérature.

Ruines et décombres

Architecte attitré de Hitler à partir de 1934, Albert Speer écrivait en 1978 :

Le dessein d’Hitler était de créer des effets temporels et des témoins durables. Il avait coutume de dire que si, dans quelques siècles, son empire s’écroulait, les ruines de nos constructions témoigneraient encore de la force et de la grandeur de notre foi. Il ne lui est jamais venu à l’esprit qu’il allait rater l’une aussi bien que l’autre. Lorsque son règne s’effondra après quelques années seulement, les palais et les arènes — à ses yeux gages de l’histoire — avaient sombré aussi.

dans Krier 1985, p. 10

Ces propos décrivent bien les deux régimes d’historicité et de temporalité propres à la ruine qui s’affrontent depuis le tournant du xixe siècle, et que la Seconde Guerre mondiale viendra exacerber ; ils soulignent ce passage d’un régime que l’on pourrait qualifier de classique, encore animé par une perception des ruines fondée sur la patient lacis du temps, à un régime « moderne », lié à la fulgurance et à la destruction humaine. Il ne faut pas oublier qu’Albert Speer, grand admirateur d’architecture gréco-romaine, est « l’auteur » d’une célèbre « théorie de la valeur des ruines », exposée à Hitler en 1934, et qu’il explicitera dans ses mémoires, plus de trente ans plus tard (Speer 1971) [5]. Cette « théorie » s’inspirait de l’esthétique romantique (bien que, par endroits, elle fasse écho à la théorie de la « valeur des monuments » de l’historien de l’art Aloïs Riegl [6]) et d’une poétique héroïque de l’histoire, où les « belles ruines » des empires sont vues comme le fruit d’un lent entrelacement, étiré sur des siècles, de l’oeuvre humaine et de la nature. Dans l’optique speerienne, les matériaux modernes n’étaient pas adaptés à la production de belles ruines. De la même manière, les décombres (Trümmer), produits par l’action destructrice de l’homme, étaient perçus comme forcément antinomiques au modèle de la ruine (Ruine) qui inspirait l’architecte du régime et sur lequel il fondait son désir de « construire des édifices qui, après des centaines ou […] des milliers d’années, ressembleraient aux modèles romains » (p. 79). Il était après tout inconcevable que des « amas de décombres rouillés puissent inspirer, un jour, des pensées héroïques comme le faisaient si bien ces monuments du passé que Hitler admirait tant » (p. 78). Au fond, deux modèles prospectifs de la ruine se télescopent dans le témoignage de Speer : une ruine anticipée comme modèle de grandeur et de remémoration d’un passé héroïque et les décombres « imprévisibles », signes de la défaite et marques de l’oubli, ceux de « l’heure zéro » (Stunde Null) de l’Allemagne.

Le « projet ruiniste » de Speer est, si l’on veut, la radicalisation, quelque peu anachronique et décalée (que viennent faire « palais » et « arènes » dans les années 1930 ?), de la topique de la « ruine anticipée [7] » qui apparaît à la fin du xviiie siècle. Or, la théorie « futuriste » des ruines imaginée par Speer, portée par une idéologie réactionnaire fondée sur un retour au passé et à l’Antiquité [8], est littéralement prise de vitesse par le « présent » de la guerre moderne, au moment où les vues aériennes de villes bombardées et les carcasses de fer rouillées s’imposeront comme l’image allégorique par excellence de l’histoire contemporaine, dont Walter Benjamin a fourni la représentation la plus marquante [9].

La tension entre ces deux visages de la ruine est, depuis le xixe siècle au moins, au coeur des diverses figurations auxquelles elle donnera lieu [10]. Dans l’essai qu’il consacre à l’esthétique des ruines, publié en 1911, Georges Simmel reprend l’idée suivant laquelle l’attrait esthétique de la ruine traditionnelle, qui repose selon lui sur la perception d’un combat entre l’oeuvre de la nature et l’oeuvre de l’homme, fait défaut lorsque la marque de l’homme est venue troubler le travail d’érosion naturel [11]. Il en va de même lorsque les ruines, au lieu d’être abandonnées, sont habitées. Elles se doteraient alors d’un « caractère problématique, irritant, souvent intolérable [unerträglich] » (Simmel 1996, p. 289). Ces réflexions de Simmel, qui ont exercé une influence notable sur Benjamin et Kracauer, ont été formulées avant la Première Guerre mondiale. Ce qui lui apparaissait alors comme marginal est au contraire devenu, pour nous, le signe même des destructions massives du xxe siècle. Ces « nouvelles ruines » remettent en question les paramètres de la « poétique de la ruine », en se dotant d’un index historique propre : celui de la mémoire même des actes de destruction. La ruine ne connote plus le tragique consolant que lui attribuait encore Simmel ; elle pointe vers le domaine de la tristesse et, plus encore, du deuil [12].

La DEFA et les Trümmerfilme

Les cinéastes allemands de la DEFA naissante découvrent dans les décombres de la guerre un matériau esthétique et narratif d’une grande richesse et qui, tout en contredisant la poétique « classique » des ruines, permet l’élaboration d’images cinématographiques fort éloquentes. Réchappés de la guerre mais plongés dans une époque trouble, ils furent appelés à réaliser des « chroniques » qui, tout en témoignant des difficultés du présent, cherchaient à en découdre avec le passé et à se délester de son joug pour envisager l’avenir. Or, entre 1946 et 1949, cette confrontation cinématographique avec la réalité du présent et le vacuum du passé, comme l’a fort bien remarqué Robert Shandley (2001, p. 1-24), s’avérera une tâche ardue. Les films réalisés dans ces années témoignent de diverses formes de silence, d’amnésie sélective ou de moralisme [13], tout en trahissant esthétiquement et narrativement l’influence de modes cinématographiques plus conventionnels ou déjà établis. Dans nombre de ces films, les ruines constituent plus qu’un décor dramatique et esthétiquement riche ; elles sont une métaphore structurelle, informant leur progression narrative et leur cadre idéologique.

Emblématiques de ce point de vue, Die Mörder sind unter uns et Irgendwo in Berlin proposent un ensemble de topiques types du « film de ruines », même s’ils en diffèrent néanmoins assez considérablement sur le plan du style. Le film de Lamprecht hérite de certains traits néoréalistes, employant des décors naturels et un style cinématographique plus minimaliste. Le film de Staudte, de son côté, est marqué par une stylisation radicale, l’exploitation des ombres, des contrastes et des ambiances lugubres, évoquant de façon flagrante l’influence des productions des studios UFA des années 1920 [14].

Chacun de ces films tente à sa façon de prendre acte du présent et d’offrir des voies pour l’avenir. Il est intéressant de noter que, dans les deux cas, le poids du passé et le traumatisme de l’histoire incombent aux vétérans de la guerre (et non, par exemple, à une rescapée d’un camp de concentration, Susanne Wellner [Hildegard Knef], personnage féminin de Die Mörder). C’est le soldat revenu du front, le Heimkehrer (autant dans Die Mörder que dans Irgendwo in Berlin) qui, pour diverses raisons, est incapable de s’arrimer à la réalité. Une fois que le poids du trauma est levé, le film se termine sur une note regorgeant d’espoir, et la voie de l’avenir est à nouveau déblayée.

Dans Die Mörder sind unter uns, la source du traumatisme du Dr. Mertens est une exécution de civils ayant eu lieu le soir du réveillon de Noël 1943, exécution dont il a été témoin (sans cependant y avoir participé). Le commandant qui avait donné l’ordre de l’exécution s’est recyclé en industriel et prospère depuis la fin de la guerre à Berlin. Dans ce film « hanté » (sur les plans stylistique et thématique), le personnage de Brückner apparaît au personnage de Mertens comme un « joyeux revenant », un fantôme exhumé de son passé, lui qui l’avait laissé pour mort dans la débâcle de 1945. Brückner a construit une usine qui produit des casseroles à partir de casques militaires (inversant ironiquement la production industrielle qui avait cours durant la guerre). Dans son luxueux bureau, de grandes baies vitrées offrent une vue « imprenable » sur ce vaste chantier lucratif qu’est devenu, pour ce champion de la reconstruction capitaliste, le paysage en ruine de Berlin. Afin que Mertens puisse se réconcilier avec son passé, il doit mener à terme sa vendetta — dans la plus pure tradition du western, comme l’a analysé Shandley (2001, p. 25-46). À deux reprises, il tente en effet d’éliminer Brückner, mais échoue, avant d’accepter que justice soit rendue par des voies plus légitimes [15] … Le procès de Nuremberg n’est pas bien loin.

La divergence entre ce que représentent les ruines pour Brückner et Mertens fournit la carte idéologique du film. Pour Mertens, les ruines sont avant tout perçues comme un cimetière, et il est essentiel de rendre justice aux morts qui sommeillent dans les ruines avant de pouvoir envisager l’avenir. Pour Brückner, les ruines incarnent un passé encombrant qui doit être oublié, littéralement déblayé, afin de laisser libre cours à la reconstruction. Lorsque Mertens entraîne Brückner — qui croit se rendre dans un cabaret — à travers un labyrinthe de décombres avec le projet de l’assassiner, l’ancien commandant s’arrête soudain et dit, en regardant autour de lui : « Où m’emmenez-vous ? C’est un véritable no man’s land ici. Tout ceci devrait être oublié… » À quoi Mertens répond : « Oublier ? On ne peut pas oublier… »

Les ruines sont présentées comme la métaphore de la non-réconciliation de Mertens avec un passé que l’on ne peut oublier tant que justice n’a pas été rendue et que les « meurtriers parmi nous » n’ont pas été débusqués. Mais c’est aussi par les ruines que la voie du salut sera tracée. En effet, au moment où Mertens s’apprête à assassiner Brückner, une mère éplorée jaillit des ruines, à la recherche d’un médecin pour sa fille. Le Dr. Mertens, plutôt que d’exercer sa vendetta, sauve la fille et entame son processus de guérison. Le réprimé reviendra toutefois au réveillon suivant, au cours duquel il se dirigera en direction de Brückner, comme hypnotisé — un peu à la manière du Cesare de Caligari —, pour l’abattre. Cette fois, c’est le personnage angélique de Susanne — qui entre-temps a découvert le projet de son futur mari — qui interrompt juste à temps l’exécution. Le commandant finira écroué par une force de justice anonyme. Mertens sera libéré de son trauma, et les morts qui peuplent les paysages de ruines auront enfin obtenu leur rédemption [16].

D’un point de vue général, le film de Staudte s’inscrit à la croisée de plusieurs genres : s’y trouvent des références évidentes au style expressionniste (angles de caméra, surimpressions, ombres et cages d’escaliers étroites), des thèmes réalistes, une prise en compte « documentaire » des ruines de Berlin, contredite à d’autres moments par une esthétique studio souvent complaisante. Les décombres incarnent, filmés en contre-plongées ostentatoires, le wasteland de l’histoire, la conscience écroulée de Mertens, théâtre éboulé de la mémoire allemande. Le film n’échappe pas pour autant à la tentation esthétique du sublime (voire à la sublimation esthétique), avec ces décombres, dressés en hauteur, qui évoquent pour Shandley (2001, p. 32) — même si la comparaison peu paraître spécieuse — les canyons rocailleux des décors des westerns. Le film est, de ce point de vue, symptomatique du creuset d’idées et de styles, parfois contradictoires, qui animent les premières années de la DEFA (figures 1 à 3).

Figure 1

Die Mörder sind unter uns (Wolfgang Staudte, 1946) © DEFA-Stiftung/Eberhard Klagemann.

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Figure 2

Die Mörder sind unter uns (Wolfgang Staudte, 1946) © DEFA-Stiftung/Eberhard Klagemann.

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Figure 3

Die Mörder sind unter uns (Wolfgang Staudte, 1946) © DEFA-Stiftung/Eberhard Klagemann.

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Alors que les protagonistes principaux de Die Mörder sind unter uns sont des adultes, Irgendwo in Berlin se penche sur le monde des enfants, un motif récurrent de la production néoréaliste dont il est fort probable que Lamprecht ait eu connaissance — Roma, Città aperta (1945) et Paisà (1946) de Rossellini, I bambini ci guardano (1944) et Sciuscià (1946) de De Sica. Les enfants y apparaissent comme de tendres garnements, laissés à eux-mêmes, jouant à la guerre avec des pétards au milieu des décombres qui leur servent de terrain de jeu, dans un monde où le marché noir, le vol et autres petits crimes forment le tissu de la vie ordinaire. Dans ce monde sans figure paternelle forte, le retour du père d’un des gamins, qui doit remettre sur pied un garage de réparation d’automobiles bombardé durant la guerre, est attendu avec impatience. Lorsque le père reviendra — tout comme dans Die Mörder, bien que pour des raisons plus évasives —, c’est un homme vidé, affamé, sans vie qui apparaîtra dans son ancien quartier désormais détruit, au son d’une marche mi-militaire, mi-funéraire. Un long travelling accompagne le pas pénible de l’homme, passant devant une enseigne l’accueillant d’un ironique Glückwünsche (Félicitations), aux lettres à moitié arrachées. Cette scène, exempte de tout enjeu proprement narratif, enchaîne une série de gros plans et de plans moyens sur plus d’une minute, jurant avec le découpage et l’agencement narratif plus classiques du film. De ce point de vue, elle rappelle l’errance du jeune Edmund dans les ruines, véritable trame « anti-narrative » de Germania anno zero — malgré le fait que, chez Lamprecht, ce type de plans fasse exception, alors que chez Rossellini, ils sont devenus le motif esthétique principal (figure 4).

Figure 4

Irgendwo in Berlin (Gustav Lamprecht, 1946) © DEFA-Stiftung/KurtWunsch.

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Il faut également noter que, dans les deux films, une scène-clé montre la chute mortelle d’un enfant, du haut d’un édifice en ruine. Vers la fin du film de Lamprecht, Willi, un des orphelins qui a volé de la nourriture à son tuteur afin que le père de son ami regagne des forces, meurt accidentellement en chutant d’un mur qu’il escaladait pour défier un compagnon. La ruine, du coup, se trouve associée avec le mort de l’enfant (l’immeuble ruiné est d’ailleurs dynamité et on interdira aux enfants de jouer dans les décombres). Mais la mort « sacrificielle » de Willi devient le pivot moral du film. Le père, secoué de sa torpeur, trouve devant cette mort trop injuste le courage qui lui manquait pour affronter la reconstruction du garage, aidé par la petite armée d’enfants. On comprend alors que les ruines sont, dans Irgendwo, tout à la fois la métaphore des « décombres », lieu liminaire, théâtre de la mort, du vol et de la corruption, mais aussi, à la faveur d’une conversion moralisatrice, lieu de la reconstruction, du travail collectif et de l’espoir.

Sur ce point, il est intéressant de comparer la trajectoire des films de Staudte et de Lamprecht — qui se terminent tous deux sur une note optimiste — à celle du film de Rossellini, Germania anno zero, qui parcourt, au fond, les mêmes thèmes et les mêmes motifs : la désorientation d’une jeunesse laissée-pour-compte au lendemain de la guerre, le marché noir, le poids du passé et le besoin d’une reconstruction morale et matérielle. Or, tous ces thèmes sont liés de près aux ruines, qui sont le terrain de jeu des enfants, le labyrinthe où se cachent les voleurs et les corrupteurs, mais également le lieu où se logent les débris du passé : signes du Reich écroulé et de sa mémoire hantée.

Mais si l’on compare Germania avec les autres Trümmerfilme, une chose nous frappe : pour Rossellini, les ruines ne revêtent pas une signification prédéterminée, elles n’arborent pas de vernis métaphorique, pas plus qu’elles ne renvoient à un enjeu psychologique ni à une quelconque rédemption salvatrice. Pour le dire simplement, c’est la ruine en tant que « fait », c’est la « stricte réalité » des ruines qu’il filme : une réalité porteuse de situations (« elliptiques » et « dispersives », dirait Deleuze [1985]), dont la signification ne se donne pas a priori, mais se révèle progressivement, par à-coups, « par hasard », dirait André Bazin.

Dans le dernier segment du film, Edmund — après qu’il ait tué son père, appliquant aveuglément et comme un bon élève les préceptes eugénistes de son ancien maître d’école Herr Enning — traverse la ville en ruine, à la recherche d’une âme compatissante qu’il ne trouvera pas. Pendant de longues minutes, la caméra suit le garçon, isolé, coupé du monde, grimpant dans un immeuble, mi-ruine, mi-chantier, jouant à la marelle avec son ombre. Puis, sans crier gare, ce premier « automate spirituel » du cinéma moderne passe sa main devant ses yeux, comme pour se protéger du soleil ou pour effacer les signes du sommeil, et saute dans le vide. Une passante aperçoit le corps gisant d’Edmund, et tandis qu’elle le porte sur ses genoux comme dans une pietà (dont Città aperta nous avait déjà offert une variation), la caméra de Rossellini s’élève pour filmer un tramway qui passe… et la vie qui continue.

Dans cette scène, l’indistinction déterminante entre les signes du jeu et les signes de la mort, jadis notée par Bazin dans un article fameux [17], est emblématique de la rupture que Rossellini opère avec la psychologie — notamment de l’enfant — et l’identification cinématographique classiques. En effet, si l’on compare la scène « équivalente » qui se trouve dans le film de Lamprecht, on verra à quel point le découpage et la structure d’identification diffèrent. Dans Irgendwo, à mesure que Willi escalade la structure en ruine, une foule de passants — dont le point de vue coïncide avec celui du spectateur — frémit devant le suspense de la scène (figures 5 à 7). Dans Germania, le point de vue reproduit est celui d’Edmund : il écoute (le sifflet du tram, sa soeur qui appelle son nom) et voit (une façade écroulée, le corbillard de son père que l’on emporte), et nous entendons et voyons avec lui [18]. Mais son visage impénétrable, étrange, distant, sans expression, ne révèle nullement ses intentions, brouillant ainsi un régime identificatoire rassurant (figures 8 à 10). La chute de Willi, bien que dramatique, ne surprend « vraiment » personne, en partie en raison du découpage et du cadrage : le pathos qui l’accompagne répond parfaitement aux codes du cinéma narratif classique, d’autant plus que la mort du garçon ne sera pas vaine. Dans Germania anno zero, nul pathos, nulle rédemption. Le caractère implacable, « intolérable » du dernier plan le confirme. La trame réconciliatrice d’Irgendwo — où enfants et parents main dans la main reconstruisent l’Allemagne de demain (figure 11) — est à mille lieux de la solitude, du désespoir et du pessimisme fondateur du film de Rossellini [19].

Figure 5

Irgendwo in Berlin (Gustav Lamprecht, 1946) © DEFA-Stiftung/KurtWunsch.

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Figure 6

Irgendwo in Berlin (Gustav Lamprecht, 1946) © DEFA-Stiftung/KurtWunsch.

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Figure 7

Irgendwo in Berlin (Gustav Lamprecht, 1946) © DEFA-Stiftung/KurtWunsch.

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Figure 8

Germania anno zero (Roberto Rossellini, 1947) © Image Entertainment.

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Figure 9

Germania anno zero (Roberto Rossellini, 1947) © Image Entertainment.

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Figure 10

Germania anno zero (Roberto Rossellini, 1947) © Image Entertainment.

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Figure 11

Irgendwo in Berlin (Gustav Lamprecht, 1946) © DEFA-Stiftung/KurtWunsch.

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En comparant ainsi ces oeuvres, il apparaît clairement que la trop grande proximité historique (voire géographique), ajoutée au réflexe de recourir à des modèles cinématographiques convenus, expliquent, en partie du moins, la difficulté que rencontrèrent les cinéastes de la DEFA à prendre acte de la « réalité des ruines » — au sens fort —, que Rossellini quant à lui est sur bien des plans parvenu à communiquer. Il demeure que le traitement des ruines chez Lamprecht comme chez Staudte est révélatrice des tendances cinématographique et idéologique qui orientaient cette première phase de la « mémoire des ruines » en Allemagne.

La disparition des ruines

Il est possible d’affirmer que le film de ruines disparaît en tant que genre après 1949. Dans la scène d’ouverture d’un film ouest-allemand sorti en 1948, Filme ohne Titel (Film sans titre, Rudolf Jugert), trois méta-personnages (le scénariste, le producteur et l’acteur) discutent d’un projet de film, qui sera le film que nous verrons. Ils énumèrent, en commençant, ce qu’ils ne doivent pas faire : « pas de Trümmerfilm », « pas de film sur les soldats », « pas de film anti-nazi », « pas de film fraternel », « pas de film politique », « pas de film de propagande », « pas de film sur les bombardements », « pas de film qui serait pour ou contre quelque chose ». Au contraire, ils proposent de réaliser une « comédie contemporaine […] ayant pour cadre le triste décor de notre époque »… Après tout, « le public ne demande qu’à relaxer [20] ».

Ce dialogue, de façon ironique mais absolument directe, s’attaque aux ambitions des premiers films DEFA et aux Trümmerfilme en général. Il indique la stabilisation rapide du genre et les attentes du public [21], tout en anticipant sur la disparition, ou du moins la profonde transformation de la figure des ruines en tant que trope majeur du cinéma allemand d’après-guerre. Cette disparition tient tout autant à un épuisement esthétique (le dialogue de Filme ohne Titel le montre assez bien), qu’au fait que les ruines, bientôt déblayées, ne constituent plus l’horizon quotidien allemand. À cela il faut ajouter l’exacerbation des tensions politiques entre l’Est et l’Ouest après la création de deux États allemands séparés, et une DEFA qui se transformera rapidement en organe cinématographique de la RDA. C’est dès lors le chantier de reconstruction — qui déjà se profilait à la fin d’Irgendwo in Berlin — qui se substitue à la topique du Trümmer. Unser täglich Brot (Notre pain quotidien) de Slatan Dudow, premier film à ethos « socialiste » de la DEFA, inaugure en 1949, de manière subtile, cette nouvelle tendance. Le travail de déblaiement et de reconstruction à l’Est sera celui d’une « construction socialiste », dont les représentations cinématographiques varieront peu le type de « réalisme » lui correspondant. Le film de Dudow [22] — un remake adapté à la réalité allemande du film de King Vidor — met en scène les déchirements d’une famille au lendemain de la guerre. Le père, un petit-bourgeois chevronné et au chômage, regrette le « bon vieux temps » ; Hans, le fils chéri par son père, fait fortune — sans que son père ne le sache — dans le marché noir, avant de sombrer dans une vie de crime qui le mènera au suicide ; enfin, Ernst, le deuxième fils, honnête entrepreneur, tente de relancer une usine de transformation — qui employait jadis le père — sur une base coopérative ; un projet moqué par son père, avant que ce dernier comprenne que c’est la seule « voie de l’avenir » et décide de se ranger du « bon côté de l’histoire ». Encore une fois, l’usine en ruine, convertie en chantier, devient l’enjeu d’un combat idéologique duquel sortira vainqueur le nouvel ordre socialiste — l’état fournira des fonds et des tracteurs flambant neuf qui défileront dans la ville comme dans les films staliniens (figure 12). Force est de constater qu’il faudra attendre après la construction du Mur (1961) et le dégel en Union soviétique pour que le passé puisse être abordé de manière différente, tant politiquement qu’esthétiquement.

Figure 12

Unser täglich Brot (Slatan Dudow, 1949) © DEFA-Stiftung/Erich Kilian.

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Rotation, de Staudte (qui forme avec Die Mörder une sorte de diptyque de l’après-guerre), confirmera la disparition des ruines comme motif structurel important. Si, comme nous l’avons vu, Die Mörder sind unter uns plaçait les ruines au coeur du programme figuratif et narratif du film, Rotation opère un glissement sémantique important. Il s’agit d’un des premiers films « rétrospectifs » allemands qui, avec In jenen Tagen (1948) de Käutner (tourné à l’Ouest), tente de « comprendre » ce qui s’est passé en Allemagne, de la crise économique de 1929 jusqu’à la débâcle de 1945 (sur laquelle les deux films s’ouvrent). Dans In jenen Tagen, une voiture fait office de voix narratrice et recompose, pièce par pièce — de la carrosserie au moteur —, le puzzle de l’histoire allemande. Dans Rotation, c’est une presse d’imprimerie qui jouera, tour à tour, le rôle de moteur narratif (Franz, le personnage principal, est employé d’une imprimerie contrôlée par le parti nazi), d’indice historique (les grands titres des journaux marquent le tempo de l’Histoire) et de liant métaphorique (la « rotation » de la presse tantôt indique que le personnage est « pris dans les rouages » de l’Histoire, tantôt renvoie au relais générationnel que garantira, à la fin du film, le fils de Franz). La presse est également l’instrument qui compromettra le protagoniste principal (tout en le sauvant aux yeux du public). En effet, ce dernier aidera son beau-frère, fervent communiste et résistant antinazi (personnage fondamental de l’écriture cinématographique de l’histoire à l’Est), à imprimer clandestinement des tracts. Ces tracts seront découverts par le fils de Franz, un membre des jeunesses hitlériennes, qui dénoncera son père aux autorités. Le père sera enfermé avant d’être sauvé par les Russes ; le fils sera enfermé par les Russes, avant d’être pardonné par son père. Ainsi tourne la roue de l’Histoire…

Bien que ce soit une image de Berlin en ruine qui ouvre et boucle le récit, les ruines ne sont plus — comme elles le sont encore chez Dudow — au centre du programme figuratif du film : la vision rétrospective entraîne avec elle une nouvelle trame métaphorique : celles de la roue, de l’engrenage, de la presse ou encore de la prison, qui deviennent alors les figures privilégiées pour nommer l’expérience de l’histoire. Mais un fait est à noter : les images de ruines, lorsqu’elles apparaissent dans le film, sont très souvent tirées des films d’archives et d’actualités de la guerre (tout comme dans Paisà de Rossellini) et entrecoupées de plans tournés en studio. Alors que les ruines s’effacent peu à peu de la réalité allemande, c’est bien souvent par le truchement du document d’archives, qui en conserve la mémoire, qu’elles referont surface, parfois bien des années plus tard, une fois que le passage du temps leur aura accordé une nouvelle valeur historique.

Épilogue, ou « la beauté des ruines »

Avant de conclure, nous nous permettons un saut dans le temps, afin de fournir un exemple probant — faute d’un exposé exhaustif — de ce traitement de la ruine comme « archives ». Il s’agit d’une brève scène, au milieu du troisième épisode de la série d’Edgar Reitz, Zweite Heimat, sortie en 1993. L’action se situe à Munich, au début des années 1960. Evelyn a quitté sa campagne pour Munich où réside sa tante, Fräulein Cerphal. Riche héritière, la tante vit dans la maison familiale où elle accueille, loge et entretient la communauté d’artistes munichois, poètes, cinéastes, intellectuels et musiciens (dont Hermann, protagoniste principal de la série). Evelyn est à Munich pour obtenir des renseignements sur ses origines. Pendant toute son enfance, un secret de famille l’avait préservée de la vérité. Aux funérailles de son père, peu de temps auparavant, elle a appris que celle que, depuis son enfance, elle avait cru être sa mère n’était pas sa véritable mère. Elle décide donc d’exhumer ce passé enfoui et d’interroger, pour commencer, la vieille cuisinière de la maison Cerphal. Cette dernière lui apprend que sa mère s’appelait Lieselotte, une jeune fille de classe populaire dont s’était amouraché Arno, le père d’Evelyn, alors soldat, combattant sur le front russe. La famille désapprouvait cette union et fit tout pour y mettre un terme. Rien n’y fit, et Lieselotte tomba enceinte. Peu de temps après la naissance d’Evelyne débutèrent les raids aériens sur Munich et Lieselotte, tout comme six mille autres habitants de la ville, mourut durant les bombardements.

En quoi cette petite histoire peut-elle nous intéresser ? Précisément parce que, durant la récapitulation chronologique de cette « micro-histoire », des plans montés en alternance montrent la bohème munichoise qui assiste, dans une autre pièce, à la projection d’un film (une « anti-premiere » pour un « anti-filme », annoncera le cinéaste) tourné par un groupe de jeunes cinéastes prometteurs, clairement associés à la génération du « nouveau cinéma allemand » (ils tapisseront la ville avec des autocollants proclamant Papas Kino ist tot). Le film projeté a pour thème… les ruines de l’opéra de Munich [23]. Jadis un des fleurons de la ville, lieu où furent présentées pour la première fois certaines oeuvres de Wagner et de Strauss, l’opéra fut détruit par des bombes incendiaires en 1943. Le film (en noir et blanc) nous présente une série de plans, en plongée ou en contre-plongée, montrant le squelette de l’opéra éventré, ses fils de fer torsadés, sa charpente crénelée barrant un ciel criblé de nuages et rendu encore plus dramatique par l’air wagnérien et la voix off de la bande son. Ainsi, à mesure que se déroule le fil de la mémoire familiale d’Evelyn, la bobine de film fait défiler quelques fragments de l’histoire munichoise. Le montage de Reitz est précis ; au moment où la cuisinière s’écrit : « Il était interdit pour nous d’en parler », il enchaîne avec un plan de l’opéra en ruine, suivi du récit du bombardement de 1943 (figures 13-14). De l’un comme de l’autre, on ne pouvait parler. Deux couches de la ville se superposent dans cette courte scène et, pourrait-on dire, se « co-révèlent » dans leur simultanéité historique. Le témoignage oral est relayé et appuyé par l’image visuelle, la micro-histoire rejoint la macro-histoire (et vice versa). La mémoire individuelle recoupe, point par point, l’histoire collective, et dans les deux cas il s’agit d’une exhumation : des fragments du passé, longtemps enfouis, et dont « on ne devait pas parler », refont surface. C’est après tout la génération des années 1960 qui entamera ce nécessaire retour sur l’histoire récente de l’Allemagne, en demandant à la génération des parents qu’elle lui rende des comptes. Ce retour sur l’histoire se manifeste, dans l’économie du film de Reitz, à travers une « poétique des ruines » et ce que l’on pourrait appeler une « pédagogie des décombres » : en effet, la caméra accentue la beauté plastique de ces ruines aux accents romantiques, trônant au centre de la ville, les jeux de lumière qu’elles permettent de mettre en valeur, mais aussi le temps (la longue comme la courte durée) qu’elle permettent de « mobiliser » ; mais ces ruines sont aussi des décombres, signes de la défaite, de la mémoire endeuillée, de l’horreur de la guerre [24]. Ces ruines sont en quelque sorte des archives, et ce d’au moins deux manières : elles sont un lieu à partir duquel l’histoire se trouve réanimée (des archives encore « vivantes » dans la diégèse du film, donc au tout début des années 1960), mais elles sont aussi un « matériau d’archives » — dans le cadre du film de 1993 — au sens le plus strict (l’opéra fut détruit puis reconstruit en 1963, donc peu de temps après le tournage du « film dans le film »). Ce court film, réalisé par Reitz à la fin des années 1950, constitue une autocitation et une mise en abyme hautement significative à l’intérieur de Zweite Heimat : il est en somme lui-même une archive (personnelle et collective) et une ruine. Le film conserve la trace, il garde la mémoire de ce qui fut, et ce de façon d’autant plus poignante qu’il est « reprojeté » dans Zweite Heimat, en 1993, au lendemain de la chute du Mur (une autre histoire de ruine) — lui-même élevé en 1961, au moment où se déroule l’action du film.

Figure 13

Zweite Heimat (Edgar Reitz, 1993) © Facets Multimedia.

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Après la projection du film sur les ruines de l’opéra de Munich, dans le jardin de la résidence Cerphal, l’un des cinéastes explique, en déclamant un vers : « “Nous avons été éduqués par la beauté des ruines.” C’est tiré d’un poème de Pasternak. […] Ça exprime exactement notre sentiment. » Arrivés au terme de ce parcours, il nous est peut-être possible d’ajouter qu’à travers le prisme des ruines, qu’elles soient décombres, chantiers ou archives, il nous est permis d’entr’apercevoir le tableau fragmenté d’une mémoire de l’Allemagne ; ou, à tout le moins, de rendre compte d’une part incontournable de sa médiation cinématographique.