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Le confort de chacun est fait des dépouilles de l’autre, au point qu’il s’accommode sans difficulté de la pensée de sa disparition.

Clément Rosset (1999, p. 58)

Imaginaire du genre

Polar, fantastique, horreur, thriller : le cinéma européen, depuis le début des années 2000, a redécouvert, en un retour décomplexé, le plaisir simple des genres. Une nouvelle génération de cinéastes, libérés de la lecture distanciée ou de l’érudition cinéphile et révérencieuse ayant caractérisé nombre de productions d’horreur contemporaines, se réclame de l’énergie plus directe d’un cinéma affichant son identité et son projet, souscrivant à nouveau à ses codes et assumant pleinement ses formules. Ces dernières années, les contours d’un cinéma de la néohorreur tendent ainsi à se dessiner dans toute l’Europe, et particulièrement en France, avec le corpus dont il sera ici question, celui des films d’Alexandre Aja (Haute tension, 2003), Kim Chapiron (Sheitan, 2006), Julien Maury et Alexandre Bustillo (À l’intérieur, 2006), Pascal Laugier (Martyrs, 2007-2008), Xavier Gens (Frontière(s), 2007) ou du cinéaste belge Fabrice du Welz (Calvaire, 2004). Caractérisé par l’exhibition hyperréaliste et frontale des violences faites au corps humain, ce cinéma est également, pour un nombre désormais significatif de films, envahi par le motif dominant, parfois exclusif, de la torture, de la dégradation corporelle extrême et de la mutilation. Dans une rhétorique de la surenchère visuelle, et selon une singularité qu’elle place dans la frontalité de son rapport à la violence [1], cette néohorreur revendique surtout une prétention à la radicalité de ses représentations. Mais en fait de retour, ce qui est rappelé est moins un contenu objectif des genres, de leurs formes de récits, de leurs figures ou personnages, qu’un imaginaire des genres.

La référence aux genres permet d’adopter une position mineure qui est une manière de se désengager d’une vision élitiste de la création cinématographique, de s’inventer une place faite à la fois d’une identité forte (l’horreur, le polar, le fantastique) et de toutes les marges subversives que les évaluations critiques concèdent aux genres constitués : jeu de la norme et de la marge, renouvellement envisagé comme « subversion générique », reconnaissance artistique du « contrebandier » contre le simple « artisan », selon l’opposition faite par Scorsese dans son grand récit du mythe hollywoodien [2], et pleine compatibilité des positions auteuristes et d’une appartenance hautement revendiquée à la culture de masse.

Dans l’émergence de cette néohorreur, le genre fonctionne comme un imaginaire parce qu’il n’implique pas de reprendre les termes d’une réécriture serrée des grands thèmes qui en traçaient la continuité. Ce n’est donc pas sur des valeurs imaginaires précises, liées aux contenus des genres, que s’appuie ce nouveau cinéma d’horreur français, mais sur la notion de genre elle-même. Il fonctionne comme une sorte de protocole imaginaire, à la fois référence informelle et répertoire de motifs. Il est la condition nécessaire et suffisante pour développer une idée du cinéma dont la propriété essentielle sera de pouvoir décliner un traitement maximal de la violence, selon des marques thématiques reconnaissables et finalement secondaires, dans un jeu de références et d’hommages explicites ou masqués [3]. Du Welz revendique pour Calvaire le recours à un « survival basique » ; les réalisateurs d’À l’intérieur raffinent sur les nuances des sous-genres de leur culture visuelle : c’est un des enjeux des making of que de construire l’appartenance à un univers cinématographique à la fois varié dans ses hypotextes, mais fermement déterminé dans son objet et ses effets. Les innovations sémantiques et scénaristiques s’en trouvent limitées et l’attention des cinéastes se concentre sur les grandes scènes et les figures, les effets et les motifs. La réécriture métagénérique [4] disparaît au profit d’un dénominateur commun : le spectacle de la violence qui, à lui seul, constitue l’identité du genre. Les avatars trouvent donc dans le recours à des structures nettement marquées une généalogie souvent plus allusive qu’effective, même s’il n’empêche pas certaines références directes à des oeuvres cultes : comme des renvois à Alien de Ridley Scott (1978) ou au film de Jack Clayton Les innocents (1961), chez Maury et Bustillo, ou une référence appuyée chez Xavier Gens au film « séminal » de Tobe Hooper, The Texas Chainsaw Massacre (1974). Mais une séquence comme celle du repas chez Gens [5], nettement inspirée de la mise en scène de Hooper, n’entraîne aucune relecture ludique ou distanciée, au-delà d’une simple configuration commune.

En fondant sa conception du cinéma sur l’identité des genres, la néohorreur adopte une position militante assez convenue dans son opposition à l’ordre supposé des valeurs esthétiques de la censure, des normes du goût qui porteraient sur l’obscénité des images. Depuis le territoire des genres, ce cinéma surjoue l’enjeu d’une liberté de l’image de montrer l’extrême violence en utilisant, à la fois comme moyen et comme symbole, sa représentation directe. L’imaginaire des genres, dans un vertige d’aggravation jubilatoire, plébiscite séries B et séries Z, les productions cultes et les exploits des petits maîtres. Dans une mythologie toujours un peu parano de l’ostracisme dont seraient victimes les « mauvais genres », ce cinéma joue de la reconnaissance qu’assure la connivence des afficionados, quand bien même l’ampleur de leur culture, aujourd’hui, n’est plus, en termes quantitatifs, celle d’une minorité. Néohorreur donc, plutôt que metahorror, selon le titre de l’anthologie composée par Dennis Etchinson en 1992 et qui qualifiait les nouvelles tendances de l’épouvante en littérature à partir de textes dont le fantastique se caractérisait par l’intertextualité, la réécriture parodique, la distanciation, tous signes d’une métatextualité postmoderne qui, désormais, semble caduque.

Le cinéma de Neil Marshall, d’Alexandre Aja ou de Kim Chapiron ignore les dispositifs spéculaires, les mises en abyme et autres marqueurs appuyés de la réflexivité. Leur cinéma s’appuie sur une approche directe et avec la brutalité du genre, que l’on a pu connaître déjà dans la seconde moitié des années soixante-dix, dans le sillage du cinéma de Hooper, de l’Euro-gore, des productions du cinéma d’exploitation. Assumer le genre est donc une façon d’en finir avec l’obligation critique de la distanciation et de l’intelligence parodique pour se confronter chaque fois à la radicalité idéale du propos ; de sortir de l’épuisement des figures sérialisées de l’horreur dont le métacinéma de l’horreur a abusé dans les années quatre-vingt quatre-vingt-dix, jusqu’à leur dévitalisation. C’est la metahorror, que Craven et Carpenter incarnent dans leur manière réflexive et métafictionnelle, du dernier avatar de la série des Freddy (Wes Craven’s New Nightmare) à L’antre de la folie. Mais l’horreur de Laugier ou de Gens boit à une autre source. Chez eux, les sévices et la survie n’ouvrent la voie à aucun jeu, ne visent aucune distance. Même la vulgarité du comique mauvais et le Grand-Guignol chez Chapiron relèvent plus de la cruauté ou de la bêtise que des procédés de la distanciation. Le métacinéma d’horreur des années quatre-vingt-dix jouait sur le paradoxe d’une participation émotionnelle pleinement compatible avec les figures de la distanciation réflexive [6] : à l’inverse, dans cette néohorreur contemporaine, l’exposition du gore vise l’immédiation. Elle tire sa radicalité, en grande partie, de sa relation frontale avec le genre : son désengagement des modalités réflexives, prépondérantes dans la fiction fantastique et d’horreur, n’en constitue pas la limite mais bien au contraire, lui est propice. Le « respect du genre » est indissociable, selon les termes de Maury et Bustillo, d’un « refus de l’ironie [7] ».

Le recours au genre, institué en imaginaire, substitue à la cinéphilie une pratique du cinéma fondée sur la compilation et non sur l’érudition, sur l’anthologie des figures et non sur la continuité des narrations. Après la cablocinéphilie évoquée par de Baecque et Jousse (1996, p. 92) et ses juxtapositions a-chronologiques, c’est une authentique cinéphagie qui se fait jour, revendiquant sa boulimie, son refus des concepts, son renversement des valeurs, nécessairement toujours normatives. Les chroniques que Christophe Lemaire fait paraître en France ces dernières années, dans Crossroads, Brazil ou Rock & Folk, en constituent un bon exemple. Tout voir, tout avaler, tout ingérer selon la seule loi de son désir, sans autre hiérarchie que celle établie par sa subjectivité, jouer de tous les voisinages, les plus incongrus, les plus criards, défendre l’Euro-western et le mondo, Fulci et Max Pecas contre le cinéma d’auteur parisien et tous les monuments culturels institués. Mais surtout, identifier, par ses choix, la question même du cinéma à celle de la violence et de la sexualité la plus crue. La cinéphagie trouve dans le cinéma de la chair violentée, de l’ingestion, dans les motifs de l’organe et des humeurs, de l’excrétion, du cadavre et de la viande, son terrain d’élection. Elle confond, dans l’effet de la série meurtrière, la consommation des corps et des images, selon le régime d’un cinéma qui a fait de la violence son unique sujet. L’accumulation cannibale est le signe de sa passion.

Ce retour n’est donc pas une reprise des formes antérieures décrites dans un cahier des charges, exécuté avec conformité ; ce n’est pas non plus, à l’inverse, une relecture maniériste ou subversive. Son substrat thématique est hérité du fantastique, de l’horreur et du thriller, mais se régénère plus particulièrement dans les motifs du huis clos sadique, du wrong-turn movie, du survival, aujourd’hui du torture movie. Il privilégie également certains régimes narratifs ou figuratifs tels la monstration, l’excès formel, l’hyperréalisme de la chair suppliciée, la commotion du gros plan, le Grand-Guignol organique exposé dans toute sa théâtralité première [8], le suspense viscéral de l’exécution, la clôture dysphorique de la fiction après que les protagonistes ont été décimés. Véritables rituels de jouissance, les sévices et les mises à mort sadiques ont totalement remplacé les arguments fantastiques et même les ressorts narratifs du suspense. Entièrement soumises à la loi de l’accentuation hyperbolique, dans ce retour du genre, les différences entre les formes antérieures et les actuels avatars ne sont pas qualitatives mais quantitatives.

Les néofictions de l’horreur n’offrent nulle échappée : comme dans la tragédie, on ne vient pas voir si le héros s’en sort mais comment il affronte le destin épouvantable que tous, d’avance, connaissent. Ici, on vient pour le pire, voir ce qui, pour sa plus grande terreur, est fait à la chair de l’autre, loin de toute catharsis, dans la répétition de la commotion consentie. On cherche alors à se tenir au plus près de cette médiation paradoxale où la fiction prétend qu’elle n’en serait plus une — médiation ? fiction ? —, sur la frontière où, en une dangereuse proximité, son efficacité pathétique, organique et psychologique deviendrait maximale. C’est là un premier point de contact de cette néohorreur et de la pornographie : la tension vers un cinéma sans distance, concentrant son effet sur un fantasme d’im-médiateté propre à abroger le dispositif au profit d’une toute-puissance de la réponse corporelle ; ici de l’excitation sexuelle, là du dégoût physique. Synchronie de l’horreur, dont la série des films Saw ou le diptyque d’Eli Roth (Hostel) — films américains mais dont l’imaginaire et la géographie sont profondément liés à l’Europe et à son histoire — tracent l’horizon de cette désormais banalité du torture movie : il existe aujourd’hui un corpus suffisant pour dessiner en Europe les contours d’un ensemble générique.

Cartographie, territoires des corps

Le corpus français prend sa place dans le territoire plus vaste d’une Europe de l’horreur qui permet tout à la fois de comprendre la persistance et le cycle de l’horreur comme forme dans le cinéma contemporain, mais aussi les négociations singulières qui s’effectuent entre les metteurs en scène et un imaginaire des genres largement partagé : en Allemagne, avec des thrillers comme Tattoo (Robert Schwintke, 2003) ou Anatomie (Stefan Ruzowtizki, 2003) ; en Espagne, avec une série faste de films fantastiques, ceux de Guillermo Del Toro, L’échine du diable (2001) et Le labyrinthe de Pan (2006), L’orphelinat de Juan Antonio Bayona, La nonne de Luis de la Madrid (2005), des films d’horreur comme [Rec] (Balaguera et Plaza, 2007), des survival comme Les proies (López-Gallego, 2007), ou encore la série de six films d’horreur coproduite par la télévision espagnole en 2006 [9]. Si, en Grande-Bretagne, la comédie noire reprend les routes de la grande farce et de l’excès grotesque dans des productions comme Shaun of the Dead (Edgar Wright, 2003) ou Cottage (Paul Andrew Williams, 2008), c’est certainement avec les films de Neil Marshall (Dog Soldiers, 2002, The Descent, 2005, et Doomsday, 2008) que l’affirmation générique se fait plus franche. Marshall reprend, pour les radicaliser, des configurations éprouvées mais les reformule dans une série de déplacements qui sont autant de renvois ou d’hybridations génériques : Dog Soldiers entrecroise la logique du survival et la fiction du loup-garou, la situation du siège et le motif de la patrouille perdue. Grotte ou highlands écossais, la topographie est insulaire chez Marshall, quand il choisit d’enfermer ces groupes humains dans l’hostilité souterraine des cavernes ou dans la fiction du cottage assiégé. Lycanthropes ou créatures troglodytes, claustrophobie, horreur des profondeurs : son cinéma réactualise, dans l’amplification, des imaginaires anciens et convoqués comme tels. Son utilisation du gore procède de détails, au sens pictural d’une hyperbole visuelle : des stations minimales élues par le rythme du montage, le plus souvent filmées en gros plan. Le découpage participe pleinement de la dynamique d’ensemble de l’action, l’agencement des plans gore est purement rythmique et ignore la stase figurative qui caractérise tant de mises en scène de la néohorreur. L’efficacité horrifiante des plans gore repose sur une perception rythmique des durées et des accents, et tend d’abord à s’intégrer dans une continuité séquentielle, qui ne figure jamais exclusivement sa puissance pour elle-même. Sans se singulariser dans le flux du récit, l’horreur ne se veut pas une épreuve visuelle que le spectateur aurait à affronter dans la durée de la violence hyperréaliste, comme c’est le cas dans les plans longs de Martyrs, pour figurer l’entaille cutanée ou la scarification des anciennes captives [10].

À l’inverse, le corpus des films français qui nous intéresse ici (Aja, Chapiron, Maury et Bustillo, Laugier, Gens, du Welz) semble minimiser la variation sur les héritages pour s’en tenir à une sorte de proposition littérale du genre. Le motif sataniste de Sheitan, Ève, pomme et serpent, Nativité négative, la caractérisation gothique du personnage de Béatrice Dalle dans À l’intérieur, le détour et le monde rural perdu chez du Welz : les films en assument pleinement l’identité jusque dans l’exposition de ses clichés pour se concentrer sur la radicalité de la sauvagerie visuelle et de l’épreuve faite aux corps. Un possible rythme panique de l’action, toujours aimanté par la perspective de la survie ou de la libération, le cède à un allongement du plan et de la séquence, propices à l’extrême brutalité de leur sadisme. La violence est à supporter déployée dans la durée. Le temps long de la souffrance et de l’humiliation impose une frontalité des plans, et la monstration horrifiante suppose la durée de l’explicite. Lorsque dans Calvaire, Bartel (Jacky Berroyer) frappe violemment Marc Stevens (Laurent Lucas) avec la batterie de sa camionnette, étonnamment l’impact est dérobé, et un faux raccord de mouvement coupe l’action pour présenter, plein cadre, la victime ensanglantée, assommée, le visage barré d’une horrible plaie, en un long plan fixe qui expose la conséquence du geste et l’entrée du jeune homme dans le calvaire. Dans cette négociation brutale se perd la dynamique au profit de l’immobilisation des corps et des images. Analogie entre le corps et l’image martyrs : victimes et plans subissent le même sort, immobilisés, brutalisés. Entraver le cours fluide du récit pour imposer la contemplation négative et, dans ces stases, atteindre davantage encore l’oeil du spectateur. Une telle identité dans la dégradation est un des arguments de Calvaire, qui use de divers procédés pour abîmer l’image et blesser l’oeil (filage, mouvement tournant, point de vue zénithal, plans ultra-brefs), un traitement de la matière de l’image qui fait écho à la façon dont Bartel abîme le corps de Marc et l’humilie.

La vieille scénographie de L’auberge rouge domine la plupart de ces histoires, les hôtes sont maléfiques et les rencontres fatales. En quittant les grands axes, les conducteurs se perdent sur des routes de campagne, découvrent des paysages sauvages, désolés, reculés, forêts et marais dans Calvaire, mine abandonnée dans Frontière(s), tous perdent leurs repères citadins pour entrer dans une zone terrifiante dans laquelle ils ne peuvent se diriger : poursuivant sur un chemin forestier la camionnette dans laquelle Alexia a été enlevée, Marie perd le véhicule de vue pour le retrouver dans son rétroviseur. Confusion, désorientation, l’expérience de la violence labyrinthique des lieux conspire à l’épreuve de la victime : plus que ses décors, les lieux sont les agents de l’horreur.

Le territoire est une menace car au coeur même de l’espace hostile ouvert par la bifurcation attend la cellule. L’ancienne persécution gothique se réalise en une structure de coercition et de claustration absolue. Les motifs de la capture et de la clôture déterminent les intrigues tout autant que les mises en scène, immobilisant l’action dans l’attente de la commotion visuelle. La néohorreur française recherche l’épaisseur et la durée, la stase et la répétition afin d’installer un temps insane qui cherche à bloquer la fiction dans le spectacle tétanisé de la violence. Chez Laugier, la durée du martyre fait basculer dans un hors temps qu’expriment, dans la seconde partie du film, les passages à tabac répétés d’Anna ou la série de plans légèrement décadrés de sa nuque et de son crâne rasé. Selon l’argument du film, cette sortie du temps correspond à l’accomplissement extatique du martyr. Telle séquence peut, bien sûr, dans ces films, jouer ici et là sur un rythme de montage rapide et exploiter la rhétorique frénétique de la poursuite, s’accélérer pour épouser la panique de la victime, la fureur du bourreau. Mais ce qui domine, c’est plutôt la tentative de rendre compte d’une durée intérieure, attachée à la perception des victimes.

Les moments montrant les sévices les plus radicaux se détachent des enjeux purement fonctionnels de la tension narrative. Ils s’autonomisent d’autant plus facilement que la dynamique du suspense s’est résorbée dans le spectacle frontal de la cruauté et de l’épreuve de la violence physique. Dans un échange entre Olivier Assayas et Christophe Gans à propos du cinéma d’arts martiaux asiatique, ce dernier précise que le combat n’est pas une pause dans le récit mais que le combat est le récit lui-même (Tesson 2001, p. 114). D’une manière assez analogue, le récit de la néohorreur n’a nul autre lieu que le corps du supplicié ; il ne se déroule plus que dans une débauche de dispositifs et de figures, d’effets de montage et d’hyperboles sonores et visuelles qui, tout à la fois, visent à l’hyperréalisme et à l’irréalisation. Comme d’un terreau causal, le récit part du corps en souffrance et, dans l’exposition figurative, il y ramène le regard au terme d’un trajet semé d’actions et d’événements qui ne trouvent leur raison d’être que dans la commotion, la sidération ou la jouissance. Le fantasme d’immédiation, c’est-à-dire celui d’une réduction de la médiation fictionnelle et iconique, ne va pas sans l’effet de démotivation du sens, tétanisé dans le spectacle de l’extrême violence.

Il est commun de rapporter un degré aussi explicite de violence corporelle à la pornographie. Leur relation réside-t-elle uniquement dans la proximité sans fard de la chair ? Dans l’assujettissement d’un corps au pouvoir de l’autre ? Dans le découpage métonymique qui réduit le corps à ses parties exhibées ? Ne résiderait-elle pas surtout dans la disparition du récit et le désir paradoxal d’une abrogation de la fiction s’effectuant dans son spectacle même ? Un récit incapable de se produire pour lui-même hors les figures sexuelles ou sadiques qui le déterminent ? Une fiction dont la consistance ne se réduit plus qu’à aménager les rapports du bourreau et de la victime, du regard et de l’objet de sa jouissance ou de son effroi : ce qui en régime gothique est la même chose.

Pornographie : quand la chair est là sans autre objet qu’elle-même ? C’est comme si toutes les sections narratives de ces films n’étaient que de longs plans de coupe, des liaisons minimales et à peine motivées ; à moins qu’elles ne soient comme ces cinématiques [11] que les joueurs de console regardent pour passer d’un niveau à un autre du jeu. Comme dans le jeu, le récit conduit d’un moment horrifiant à un autre. Sa nature est seconde, fondamentalement subordonnée au spectacle de l’horreur. L’exaltation figurative passe par la métonymie, la stridence sonore et le râle, l’exhibition organique interne, la violence cutanée, répétition et crescendo : ce cinéma nous laisse nu face à des images qui n’offrent nulle autre motivation que le spectacle de la chair martyre. Comme dans la pornographie, le cinéma de l’horreur frontale vise un pur effet physique, excitation ou dégoût. Il cherche à court-circuiter les déterminations intellectuelles pour révéler ce point de fracture où l’affect physique règne seul. Comme dans la pornographie, l’effet horrifique vise un projet d’immédiation fondé sur l’exaltation d’une réaction incontrôlable du corps, réputée plus intense, plus authentique. Un tel privilège conférerait à cette réponse tout son prix, au-delà de toutes les censures du bon goût, de la conscience et de la morale.

Dans la relation de la pornographie et de l’horreur, la question n’est pas celle de l’interface ambivalente de la sexualité et de la violence, de la chair soumise et de la chair qui possède, de la jouissance et de la répulsion, mais bien plutôt la visée pragmatique de leurs formalismes : mettre le corps vu dans un état figuratif tel que la réponse pathétique du spectateur échappe au contrôle de la pensée et de l’interprétation du discours. Dans l’hébétude du choc ou de la jouissance, substituer à la pensée la seule réponse physiologique. Ce cinéma vise au corps, et c’est là la marque classique de son antirationalisme : l’horreur se vit toujours sous le surplomb de la pensée et de l’esprit, freins et antithèses de l’expérience corporelle, d’autant plus forte qu’elle serait crue, transgressive, obscène et violente. « Frenzy of the visible [12] » ou encore, « l’oeil a ses raisons »… Ce mythe antirationnel repose sur son leurre narratif (pornographique comme horrifique) et sur le retrait de sa fiction dans la seule actualisation du spectacle des corps. Sa demande d’immédiation est pensée comme la voie royale offrant un effet maximal aux images : cela, si on concède que leur seule crudité a effectivement le pouvoir de réduire la distance et que la monstration explicite plutôt que diffère. Au détour de l’insupportable image d’une écorchée (Martyrs), d’un crucifié (Calvaire), d’un amputé (Frontière(s)), voilà retrouvée l’archéologie commune de la pornographie libertine et de la persécution gothique, qu’il est toujours possible de lire comme des formes de réactions libératrices à l’éclairage et à la norme de la Raison et de toute sa cohorte de prescriptions [13]. « Feed the eye », écrivait Cotgrave [14], un lexicographe anglais du xviie siècle, à propos de l’arabesque grotesque et de l’effet visuel qui prolifèrent dans les marges, contrairement au centre de la page où s’érige la seule autorité du sens. Toujours au revers du sérieux de l’horreur guette la complexité vertigineuse de l’émotion grotesque [15].

Enfin, dernier point de contact, mais non le moindre : les images de l’horreur et de la pornographie visent à la satiété. Excitation, tétanie, détumescence. Cinéma de la confrontation scopique, les films de la néohorreur veulent la relâche après la tension, au terme du crescendo, la décharge, pendant que surenchère et répétition dessinent des alternances de climax et de détentes, d’excitation et d’ennui. Blasé puis à nouveau débordé, repu et tendu encore. On peut en sortir fourbu et excédé, spectateur vidé jusqu’à la prochaine fois, au rythme de la pulsion et de l’économie de son retour, à moins que ne domine le cycle de la pure addiction.

Le processus croissant d’explicitation de la violence dans la culture de masse, dans une logique aussi bien mainstream qu’indépendante, a pu conduire à une augmentation de sa prétention mimétique, comme c’est le cas pour le film de guerre, de Spielberg (Saving Private Ryan) à John Woo (Windtalkers), ou encore à l’exploration des scénographies maniéristes, de Demme (The Silence of the Lambs) à Fincher (Seven) et, plus généralement, à une banalisation, dans le cinéma de divertissement grand public, d’un degré de violence corporelle accrue (que l’on songe au sadisme des mises en scène signées Mel Gibson ou à des néopéplums comme Troie ou Gladiator). Le cinéma d’horreur, lui, n’a nul argument extérieur à lui-même et vise une radicalité qui fait de la violence visuelle son propre sujet. L’autonomisation figurative en est à la fois le moyen et la conséquence.

Cependant, s’entendent encore nettement dans ce cinéma des thèmes anciens ou nouvellement relus, des fragments de propositions, par exemple, idéologiques, sexuelles, identitaires. Mais que peuvent-ils encore faire comprendre dans le concert des cris, des vociférations, des râles et des sanglots ?

Milieux sauvages : forêts, campagnes et cellules

Il s’accroche à la perspective française comme un résidu d’ambition naturaliste, une vocation en mode mineur au constat des antagonismes sociaux et à la détermination des milieux. Ces fictions néohorrifiques renoncent certainement à toute velléité d’analyse trop directe au risque d’être didactiques, d’alourdir dans le sérieux d’un engagement la logique subversive et contre-culturelle de l’imaginaire des genres sur lequel elles s’appuient. Elles préfèrent concentrer leur oeil critique sur la confrontation appuyée des mondes sociaux et sur leurs incompatibilités. Sociologie de l’horreur qui révèle la distinction des milieux et creuse la distance et l’incompréhension entre de jeunes sujets urbains (Frontière(s), Sheitan) ou des représentants de la famille bourgeoise (Haute tension) et le clan, borné dans son atavisme, reclus dans une province lointaine, assoupi dans son antre. Cet enfermement d’arriérés, conjugué aux psychoses nées d’un roman familial délirant, sculpte un argument naturaliste de cauchemar dans lequel les monstres, avant d’être des figures de leur milieu, en sont des produits.

Plus que les étudiantes bobos confrontées à la sauvagerie (Haute tension), ce sont surtout les « sauvageons » de banlieue [16] qui désormais vont à la découverte des monstres tapis au fin fond des campagnes, dans le secret des fermes retirées, englués dans les consanguinités coupables (Chapiron et Gens). Sur les écrans français de l’horreur prend corps la fureur du beauf de campagne, cloîtré dans des régions désolées (Calvaire), des marges oubliées (Frontière(s)), cousin de colère et de débilité du redneck. Mais, si ce cinéma enfonce le coin de la violence dans le territoire national, pour qu’en sourde sa part d’arriération, de frustration et d’archaïsme, il ne possède cependant pas une force d’analyse comparable à celle du cinéma américain quand celui-ci révèle les arrière-pays sauvages, les zones oubliées et les familles dégénérées (The Texas Chainsaw Massacre de Tobe Hooper, 1974, The Hills Have Eyes de Wes Craven, 1977, ou même Wrong Turn de Rob Schmidt, 2003).

Décor hâtivement dressé, ce naturalisme reste schématique dans sa tentative de faire surgir le monstre national de son milieu. Pour que la violence horrifique exprime une puissance de révélation critique, il faudrait que ce cinéma se livre à un travail d’exhumation analogue à celui que Jean-Baptiste Thoret (2000) décrit dans le film de Hooper, comme « une expérience américaine du chaos », qu’il prenne le temps d’historiciser les conditions de sa violence et donne plus de consistance à une fable politique qui ne fait, par exemple dans Frontière(s), que s’ébaucher.

Le tueur campé par Philippe Nahon (Haute tension), figure mutique, sadique, prédateur sexuel au terme de la démence (première apparition : une fellation effectuée au moyen d’une tête décollée), bourreau vulgaire et menaçant (dans la séquence de la station-service) n’est au final que le double extériorisé — sous la forme d’un Mister Hyde à la masculinité monstrueuse — de Marie (Cécile de France). Étrange ironie du patronyme de l’actrice : le monstre n’est finalement pas le produit insupportable d’une pathologie nationale. Ce tueur à la salopette crasseuse, aux ongles incrustés de cambouis, parcourant la région dans sa vielle camionnette, est l’émanation la plus intime de la jeune femme, la figure horrifiante d’une homosexualité non assumée. Alexia (Maïwenn Le Besco), l’objet de son fantasme, n’est accessible pour Marie que dans la scénographie effarante de l’horreur radicalisée (faire place nette des attaches familiales par le massacre, sauver de la mort l’objet de sa passion). Image d’une homosexualité féminine mais projetée au travers des stéréotypes les plus violents d’une sexualité masculine : look butch de Marie, piercing, double boucle d’oreille, tee-shirt moulant, bras nus et musclés, jean serré, cheveux courts, une imagerie gay qui l’inscrit dans un rôle où sont déjà enkystées les représentations d’une masculinité négative que Marie expulsera dans l’extrême violence. Ici, la visée critique avorte et, s’écartant du thème des mondes sociaux antagonistes, le film d’Aja bifurque vers une tout autre origine de la violence, celle qu’entraîne, cette fois, la réversibilité des identités sexuelles et l’extériorisation de la pulsion. La fiction du survival laisse alors libre cours à une schize, qui se maintient, jusqu’à sa fin, indiscernable par la structure du film, et qui sature de ses images de violence l’écran intérieur d’une psyché singulière, ravagée et amoureuse (le baiser sanglant des deux jeunes filles ou le plan final de Haute tension). Le choc des mondes n’a finalement pas eu lieu sur le terrain de l’analyse naturaliste des violences et des désirs, et le film nous laisse devant la révélation de l’horreur privée, d’un piège autoscopique et d’un point de vue intenable.

Ce conflit naturaliste a-t-il lieu de façon plus convaincante dans les fictions de Chapiron ou Gens ? Sheitan joue le face-à-face de la banlieue et de la campagne et, dans cette confrontation du « 9-3 » et de la Beauce, le contre-emploi grandiloquent de Vincent Cassel porte avec lui le fantôme de ses incarnations passées, la langue et la violence de La haine, la sauvagerie d’Irréversible (Gaspard Noé, 2002). Il conjugue l’arriération d’un métayer tonitruant à l’autorité d’un châtelain sataniste, il est cet hôte inquiétant que les égarés des wrong turn movies trouvent au terme de leur détour. Toujours ces trajectoires déviées dessinent des paraboles mortelles et, comme dans les Catskills ou les forêts de la Virginie, des monstres sommeillent dans les provinces oubliées. Contraire à celle du serial killer, la fiction du wrong turn movie, en inversant les polarités, retourne la logique du désir, de la culpabilité et de la faute, accusant les erreurs et les comportements des victimes. La mobilité du tueur gène l’enquête locale et rend nécessaire l’intervention d’une structure nationale, le FBI, qui transcende les frontières des États de l’Union. Mais dans le wrong turn movie, où le motif de l’enquête est absent, ce sont les victimes qui viennent jusqu’aux tueurs, qui s’égarent et pénètrent leur monde, et personne ne les cherche. L’erreur est donc leur fait, et se prête à toutes les interprétations en creux : leur culpabilité ou leur désir inconscient de l’épreuve. Ils sont étrangers à un ordre naturel qu’ils ignorent et qu’ils méprisent le plus souvent avec l’arrogance de leur point de vue de citadins. Le scénario ménage toujours — et d’autant plus quand le groupe des victimes dessine les nuances d’une microsociété — la possibilité désagréable pour le spectateur de découvrir une certaine logique à leur souffrance.

L’expérience de l’ensauvagement est, de façon privilégiée, réservée à de jeunes adultes. Leur groupe incarne un milieu aux liens déterminés par l’amitié, le sexe, la drogue, la fête, voire la délinquance (Frontière(s)), présenté comme un monde en soi. Leur commune appartenance à un moment de la vie les exclut du monde commun, celui des adultes, auquel appartiennent d’ordinaire les déments qui les brutalisent. Livrés à une telle violence, sont-ils simples victimes, punis ou initiés ? L’épreuve du détour commande d’en revenir au « droit chemin », qui conduit hors de la tanière du monstre, à la rédemption des erreurs anciennes (curiosité, insouciance, excès de drogue, d’alcool et de sexualité), et foncièrement à l’âge adulte. Mais, dans son projet radical, la néohorreur française laisse peu de survivants. La surenchère visuelle va au terme de son propos et sacrifie toute velléité de happy end. C’est l’hécatombe, et s’il y a des rescapés, ils sont hagards, le pire les attend : ce plan final de Frontière(s) où la jeune beur survivante tombe sur un barrage de police dans une France désormais livrée à l’extrême droite. Et toujours, les travellings filent le long de troncs qui barrent le cadre et scandent la course terrifiée dans cette séquence, commune à tous ces films, les poursuivi(e)s hurlant dans les forêts, le tueur fou sur les talons, chutant, titubant de panique, dans ce dédale végétal qui, s’il reproduit l’ancienne topographie des labyrinthes gothiques, fait surtout ressentir aux jeunes éprouvé(e)s que leur banlieue de béton n’est jungle que par métaphore. L’ensauvagement passe toujours par cette épreuve du monde naturel, ancien, inhospitalier, il révèle au citadin sa nudité mais aussi sa nullité, dès lors qu’il s’aventure dans les espaces inconnus et qu’il rejoint des temps anciens.

Dépouilles, poupées, souillure

Des poupées : ce motif occupe, de façon obsédante, les décors de l’horreur. Il conjugue le fantasme du corps-objet et de la manipulation mécaniste du vivant, il articule à la folie des adultes le trauma originaire des univers d’enfance, il ouvre les antres de l’horreur à la compulsion de répétition et à la collection de pièces et de parties. En une exploration angoissée, les futures victimes découvrent des ateliers, des débarras, parcourent d’anciennes chambres d’enfant où s’entassent des fragments à monter et démonter, des jouets cassés et menaçants, alors que nous anticipons, dans les spectacles des miniatures de porcelaine ou de celluloïd, leur devenir martyr. Le motif traverse toute l’histoire de l’horreur visuelle et plonge aux sources mêmes de la culture fantastique — automate, musée de cire, homoncule, homme fabriqué —, mais l’horreur contemporaine est saturée de baigneurs démembrés, de poupons énucléés, de marionnettes, de masques, de mannequins de couturières ou de crash test.

Dans Sheitan, la scène se dédouble : dans l’atelier du père s’étalent les outils pour bricoler les poupées, étau, bocaux de pièces détachées, membres éparpillés, comme dans le capharnaüm d’un costumier dont les modèles seraient absents ; au grenier est rassemblée une collection de masques, de marionnettes à fils et de mannequins costumés. Les protagonistes s’enfoncent dans la profondeur de champ : au premier plan, bord droit du cadre, pend un visage, masque de faïence ou de cellulo, brisé horizontalement sous le nez, le regard vide. Sheitan raconte la fabrication d’un monstrueux cadeau de Noël, un hochet diabolique pourvu d’une paire d’yeux humains. Un plan présente la victime, les orbites recousues et sanguinolentes avec, à ses côtés, le jouet grotesque : les corps, les organes ou les membres sont des pièces d’un assemblage possible. L’antre où le tueur accumule ses trophées, la demeure familiale, l’atelier composent une scène imaginaire en attente de la pièce manquante (un corps, un groupe, une situation) qui autorise la scénographie démente du fantasme. Ce n’est pas le monde de Dolls (Stuart Gordon, 1987) ou de Chucky (Child’s Play, Tom Holland, 1988), car ici le processus est inverse : l’inanimé n’acquiert pas une vie mauvaise mais le sujet humain fait, dans l’horreur et la mutilation, l’expérience d’un devenir figure, sa souffrance actualisant sa métamorphose.

La violence extrême remodèle les corps, leur attribuant des identités ou des fonctions (être viande, être épouse, esclave, mère porteuse, etc.) pouvant être anticipées selon des jeux d’indices placés dans le décor. Baigneurs hydrocéphales, poupons dénudés, amputés, modèles sinistres qui évoquent l’étrangeté des poupées de Hans Bellmer. Mais cette reconfiguration sanglante des corps, à l’inverse des poupées de Bellmer, n’est que violence, fureur et chair ouverte. Elle reste muette quant au désir de l’oeil et aux apories de la jouissance. Ses surfaces sont sans questions, peut-être parce que, dans le respect du genre qu’elle proclame et dans son refus de l’ironie, la néohorreur s’est détournée de ce qui faisait le prix des traditions horrifiques ancrées dans le grotesque et le carnavalesque : le trouble et le malaise liés à l’ambivalence, la convocation de mon désir en un lieu qui m’éprouve tout autant qu’il m’attire. De cela, finalement, la commotion protège et la répulsion détourne.

Le martyre est représenté, dans ces films, comme une métamorphose négative réalisée à même la peau ; cette mue horrifique est reprise, dans la plupart des films, jusqu’à produire des identités strictes de motifs : les scènes de tonte de Calvaire et de Frontière(s) comme rituel de soumission et de dépersonnalisation, la plaie au visage que subissent nombre de personnages (À l’intérieur, par exemple) ; mais, ce qui scelle la mue du personnage, c’est surtout une sorte de processus lustral inversé, l’immersion ou le bain dans un liquide ou une matière, sang, boue, excrément, nourriture. Baptême de fange et de sang : dans Frontière(s), Karina Testa pour s’échapper doit creuser son passage sous un grillage qui la sépare d’un troupeau de porcs ; sous le montant grillagé, se crée une flaque de boue et d’excréments, liquide lourd, visqueux, dans lequel elle doit s’immerger et ramper le temps de s’extraire de l’enclos dans lequel elle abandonne son ami enchaîné au mur. Elle disparaît dans le bain d’immondices et en ressort entièrement recouverte, comme d’une peau issue de la bauge et par laquelle commence sa mue. Comme ces masques de sang noir qui recouvrent Marie et Alexia, dans Haute tension, à l’instant de leur baiser mortel, la souillure des porcs se coagule sur Yasmina. Plus loin, elle est entièrement couverte du sang d’un de ses bourreaux, puis de la cervelle d’un autre, et dans sa robe passée pour des noces de cauchemar, elle est désormais une mariée sanglante qui titube vers la sortie du film, avant un ultime combat avec Estelle Lefébure dans la fange de la ferme. À la fin, une pluie libératrice lave la jeune femme des matières accumulées. Immergée, recouverte, la victime est désormais engluée dans cette nouvelle enveloppe qui fait d’elle, pour ses bourreaux, un objet (poupée) et une matière (un corps réduit à la chair et à l’épanchement des humeurs).

Quelles que soient les plaies ou les pénétrations qui l’affectent, le corps de la néohorreur est sans volume, sans intérieur, il est traité comme une surface sur laquelle des états inouïs ou paroxystiques viennent s’inscrire, se découper. La blessure ne révèle rien du sujet lui-même, tant la mise en scène est entièrement tournée vers l’expulsion, l’écoulement, le geyser du sang qui macule le monde et repeint les intérieurs aux couleurs de l’horreur [17]. La rêverie organique d’un accès par l’horreur à une vérité intérieure, à une forme d’altérité née de la violence, n’est plus celle de la néohorreur. Les motifs cronenberguiens de l’intérieur n’ont plus cours dans ce cinéma. La plaie ou la béance n’ouvrent sur rien, tout se concentre à la surface et remonte au visage, seuls le cri et les humeurs s’échappent et la peau se recouvre le plus souvent de taches et de scories, d’un voile sanglant ou immonde, terre, boue, merde, huile, essence. Les visages sont écrasés, broyés sous les coups, les membres sont séparés, les corps déchirés, l’enveloppe éclate ; dans Frontière(s), un personnage est cuit et son visage n’est que plus que la viande que son boucher finit par abattre. Les motifs animaux saturent ces films, les victimes sont nourriture, bétail ; dans Calvaire, les porcs sont tels des chiens de chasse, une truie est violée par les villageois. On peut juger l’utilisation de ce bestiaire intenable ou banale, trouver ces mises en scène insoutenables ou pas, se contenter de la stricte motivation générique que postule ce cinéma ou continuer à exiger de lui des raisons et des récits que ses figures ont pourtant écartés : toujours est-il que son pouvoir d’agression visuelle réside tout autant dans ses atteintes au corps que dans la façon dont il sculpte ces devenirs martyrs. Dans l’horizon bloqué du gros plan, semble pointer une sorte de transfiguration de la chair, visible à même les masques horrifiants de sa métamorphose.

Le bain de sang, dans Frontière(s), dans À l’intérieur et dans Haute tension est littéral, les héroïnes, au sommet de l’hystérie, sont entièrement nimbées : Maïween Le Besco, hurlante, au fond de l’habitacle d’une voiture, la moindre parcelle de peau, les cheveux, totalement recouverts de sang. L’écran devient rouge, le point de vue est subjectif, le monde de la panique se voile de sang. La néohorreur est toujours en quête de littéralité, y voyant un trajet possible vers la commotion et l’immédiation. Et quand l’objectif de l’appareil est maculé d’une projection d’humeur, ce n’est pas en un geste réflexif mais bien dans l’effet d’une contamination voulue des espaces. Comme toutes les poétiques de l’excès, celle de la néohorreur oscille entre l’irréalisation de son régime figuratif et le rêve de sa réalisation extrême : l’aboutissement des figures en une émotion du littéral qui finirait de faire voler en éclats les écrans de la médiation. C’est Laugier sûrement qui pousse le plus loin cette oscillation, lorsqu’à la fin de son film, une forme de consentement pacifié, extatique, semble apparaître chez la victime : en une même image sont réunies l’extrême figure de l’écorché et la proximité horrifiante d’une humanité qui s’achève et, selon l’argument du film, se réalise au terme du martyre. Le film se clôt sur l’image d’un corps écorché flottant dans l’eau bleutée d’une solution chimique évoquant aussi l’accueil céleste d’un au-delà, d’un point atteint au-delà des figures et du corps.

La néohorreur est sans autre objet que ses figures, sa violence échoue et ne parvient pas à défier la pensée pour parier sur le choc ; elle a fait le deuil de la terrifiante puissance de la parole — comme celle des narratrices de Pasolini dans Salo — pour ne s’en tenir qu’aux seuls cris, à un concert de râles et de vociférations. La démotivation n’est pas sa limite mais son point de départ. La dépouille des genres installe un horizon muet dont le silence garantit l’efficacité du spectacle.