Article body

En fin de compte je crois que je suis faite pour faire des films drôles. Le reste ne me va pas très bien.

Brigitte Bardot [1]

Sur les 80 grands succès du cinéma comique français réunis par Pierre Tchernia (1988), pas moins de 79 s’organisent autour d’une star masculine comme Fernandel ou Louis de Funès, d’un duo masculin (Poiret et Serrault, Depardieu et Richard) ou d’une troupe à dominance masculine (Les Branquignols). Les actrices, même les plus brillantes, comme Arletty ou Annie Girardot, apparaissent en tandem avec des hommes ou se fondent dans un groupe (Josiane Balasko dans la troupe du Splendid), quand elles ne sont pas la « moitié » d’un couple dont l’homme est plus connu : Colette Brosset (et Yves Robert), par exemple. Une exception, une seule : Brigitte Bardot. Le film de Bardot sélectionné par Tchernia dans son ouvrage, Babette s’en va-t-en guerre (Christian-Jaque, 1959), est construit pour et autour de Bardot, alors à l’apogée de sa gloire. Même si les choix de Tchernia sont parfois discutables, le fait que Bardot y soit la seule grande star féminine à la tête d’un film à gros budget reflète la réalité du cinéma français. Depuis les années 1990, l’arrivée de comédiennes comme Michèle Laroque, Anne Roumanoff et Valérie Lemercier a certes féminisé la comédie en France mais n’a pas fondamentalement modifié la donne. Les grandes stars comiques capables de « porter » seules un film restent des hommes — entre autres Dany Boon, Gad Elmaleh et Jean Dujardin.

Le présent article a deux ambitions. La première est d’examiner les rapports entre comédie et gender dans le contexte français, et la deuxième est de réévaluer la pertinence culturelle d’une dimension souvent ignorée et pourtant capitale dans la carrière de Brigitte Bardot : la comédie. Ce travail s’inscrit dans la double perspective des études anglo-américaines sur le genre, d’une part, nous pensons notamment aux travaux de Kathleen Rowe sur la comédie (d’inspiration féministe et psychanalytique), et sur les star studies inaugurées par les travaux de Richard Dyer, d’autre part.

Comédie et gender

Très peu d’ouvrages sérieux ont traité du cinéma comique français, un manque d’intérêt qui vient de la faible légitimité culturelle du genre et de sa grande hétérogénéité. Quelques études sont consacrées à la nature du rire, d’autres au burlesque des premiers temps ou aux acteurs-réalisateurs comme Max Linder et Jacques Tati. Toutes cependant occultent la dimension gender du genre (voir par exemple les articles réunis dans Rolot et Ramirez 1997). De même, Kathleen Rowe (1995, p. 41) note que dans le contexte anglo-américain, « la critique culturelle humaniste a presque entièrement négligé la dimension gender de la comédie et du carnavalesque », tandis que la critique féministe s’est peu intéressée au genre comique, contrairement au mélodrame et au film en costumes. Il est vrai que la comédie n’est pas « genrée » en ce qui concerne son public aussi nettement que le mélodrame ou le western, sauf dans le cas de certains sous-genres, comme la comédie romantique. Raphaëlle Moine (2002, p. 100), par exemple, oppose « l’aventure et l’action, les films de gangsters, les westerns et les films de guerre », qui s’adressent à un public masculin, et « les drames, les mélodrames, les comédies romantiques et comédies musicales », qui s’adressent, pour leur part, à un public féminin. Les grandes stars masculines de la comedian comedy (Seidman 1981) comme Fernandel, Bourvil, de Funès ou Boon, de même que les grands succès du type La vache et le prisonnier (Henri Verneuil, 1959), Babette s’en va-t-en guerre, La grande vadrouille (Gérard Oury, 1966) ou Bienvenue chez les Ch’tis (Danny Boon, 2008), s’adressent à un public « familial », donc par définition mixte. Pour décrypter les rapports entre comédie et gender, le ciblage d’un public spécifique ne sera donc pas la piste la plus utile ; nous analyserons plutôt la structure des récits comiques, les rôles offerts aux femmes et la dérision de la sexualité qui caractérise le genre.

Malgré la domination masculine du genre, Rowe, s’inspirant de Northrop Frye, voit la comédie sous un jour globalement positif. Le récit comique est calqué sur un récit oedipien dans lequel, contrairement à la tragédie, la culpabilité se déplace du fils sur le père, ce qui confère aux récits une dimension anti-autorité, voire utopique — le « père » étant souvent figuré dans le récit par la position d’autorité qu’il occupe, les institutions auxquelles il appartient, bref, les normes sociales conservatrices contre lesquelles le « fils » s’insurge. La comédie est ainsi, selon Frye, capable d’exprimer un mouvement vers le renouveau et la transformation sociale, un désir de changement, une volonté de briser des tabous. Cette dimension libératrice s’apparente à celle du carnaval, basé sur l’inversion temporaire de la hiérarchie sociale (Bakhtine 1982).

Le potentiel libérateur du genre est bien entendu lui-même « genré ». Rowe remarque que Frye, et après lui Stanley Cavell (1981), sont restés aveugles au fait que la transformation sociale ou l’utopie proposées par les comédies profitaient largement plus aux hommes qu’aux femmes (Rowe 1995, p. 48-49) ou, en termes psychanalytiques, que « la comédie dans les films narratifs classiques montre le plus souvent l’attaque [du fils] contre le père en prêtant peu d’attention à la mère ou à la fille » (Rowe 1995, p. 45). Le principe féminin est soit incorporé dans les personnages masculins (comiques du type Bourvil), soit incarné par des personnages féminins construits de manière souvent extrêmement misogyne. La figure de la « fille » (ou « fiancée ») est objet d’échange ou de convoitise pour les personnages masculins ; un exemple parfait en est le personnage féminin de Rien à déclarer (Danny Boon, 2011), soeur d’un des deux héros et fiancée de l’autre — objet de discorde puis d’union entre les deux. Quant à la « mère », c’est la femme castratrice, qui fait obstacle aux héros, dans une litanie de stéréotypes : belle-mère acariâtre, vieille fille ridicule, épouse rabat-joie (voir la mère de Dany Boon dans Bienvenue chez les Ch’tis, interprétée par Line Renaud). Les personnages comiques interprétés par Bardot sont aussi en opposition à des personnes ou institutions répressives, mais sa jeunesse et son physique la placent dans des rôles de fille/fiancée, tandis que son statut de star, à partir de Cette sacrée gamine (Michel Boisrond, 1956), lui donne d’emblée un rôle plus important que celui de simple objet d’échange.

Le comique fonctionne globalement sur le décalage ou l’inversion (Lagny 1997, p. 121). Pour les personnages masculins, cette inversion est typiquement sociale — par exemple, les Français planqués de La grande vadrouille deviennent des résistants ; tandis que le Méridional des Ch’tis doit s’adapter aux coutumes du Nord. Chez les personnages féminins, l’inversion prend immédiatement une tournure plus sexuelle. Dans Society and Culture in Early Modern France (1975), Natalie Zemon Davis proposait, dans le contexte du carnaval, le concept de la woman on top (« la femme dominante »), métaphore d’unruly woman, la « femme indocile », qui permet, du moins temporairement, de « changer la répartition du pouvoir dans la société » (Davis 1975, pp. 124-151). La « femme indocile » affirme son désir, mais son corps transgresse souvent les normes classiques de la beauté, notamment par un excès de poids. C’est une femme qui se donne en spectacle de manière « vulgaire », qui parle trop fort — bref, qui occupe l’espace social. Dans le cinéma américain classique, on en trouve une version chez Mae West, qui fait de sa sexualité et de sa domination des hommes un spectacle comique mais glamour. La comédienne Roseanne Barr, star de la série télévisée Roseanne (Matt Williams, 1988-1997), renchérit dans un registre plus extrême, fournissant à Rowe son modèle d’unruly woman (Rowe 1995). En France, on en trouve quelques exemples dans les films burlesques des premiers temps, par exemple l’héroïne du film d’Alice Guy Madame a ses envies (1907) et, plus récemment au cinéma, Josiane Balasko (Les hommes préfèrent les grosses, Jean-Marie Poiré, 1981 ; Ma vie est un enfer et Gazon maudit, Josiane Balasko, 1991 et 1995, etc.), ou, au théâtre et à la télévision, Michèle Bernier.

Le rôle transgressif de la « femme indocile » ne se limite pas aux femmes physiquement hors normes. Il existe dans le cinéma américain une tradition de rôles comiques pour des femmes belles et sexy : les personnages interprétés par Claudette Colbert, Barbara Stanwyck, Katharine Hepburn ou Carole Lombard dans les screwball comedies des années 1930 et 1940, puis Marilyn Monroe et Judy Holliday dans les années 1950. Pour Rowe, ces femmes jouent des rôles complexes, elles sont à la fois « des obstacles au désir, des objets de désir et des sujets du désir qui souvent initient et contrôlent la trajectoire du récit » (Rowe 1995a, p. 49). Si, comme le déplorent fréquemment les critiques, la comédie française n’a pas produit un sous-genre aussi identifiable (ou prestigieux) que la screwball comedy, on trouve néanmoins des actrices qui se spécialisent dans des rôles comiques de femmes autonomes, dans les comédies de boulevard, et cela des années 1930 (Elvire Popesco, Arletty, Gaby Morlay) aux années 1960-1980 (Alice Sapritch, Jacqueline Maillan), ainsi que dans les comédies légères héritées du vaudeville, des années 1930 aux années 1950 (Danielle Darrieux, Edwige Feuillère). Bardot, « jeune sphinx boudeur et de formes parfaites » (Cocteau 1979, p. 69), se rapproche plus de ces actrices que de Balasko ou Roseanne. Réussit-elle à combiner « physique parfait » et rôles de « femme indocile » ?

Dans la tradition carnavalesque, la dérision affecte la sexualité. Chez les comiques masculins, cette dérision prend deux formes : exagération des conquêtes sexuelles d’une part, comportement infantile et régressif de l’autre — les deux tendances peuvent se retrouver chez un même acteur (Fernandel) ou dans un couple où chacun exagère l’une des deux tendances (Gérard Depardieu et Pierre Richard), tandis que d’autres se sont construit une persona infantilisée, plus ou moins asexuée (Tati, Bourvil, de Funès). Les actrices comme West, Roseanne ou Balasko incarnent au contraire un appétit sexuel vorace dans la tradition rabelaisienne. Les actrices plus « sophistiquées », du type Hepburn ou Darrieux, présentent un profil plus chaste, où la sexualité est sublimée dans l’échange verbal avec le partenaire masculin. Rowe, et avant elle Molly Haskell (1977), note que dans le cinéma américain d’après-guerre, la sexualisation grandissante des actrices comiques s’accompagne d’une montée de la misogynie, qui se traduit par le phénomène des « dumb blondes » comme Monroe et Holliday — ces « blondes idiotes » de films tels que Born Yesterday (George Cukor, 1950) et Some Like It Hot (Billy Wilder, 1959), dont la misogynie refait surface de nos jours à travers les « blondes », tout simplement.

Brigitte Bardot émerge en tant que star — blonde à partir d’avril 1956 — plus ou moins à la même époque que Monroe et Holliday. Correspond-elle au modèle des dumb blondes, ou bien se révèle-t-elle une « exception française » ?

Brigitte Bardot : la dimension comique occultée

Les études sur Bardot — d’Edgar Morin (1957) à Simone de Beauvoir (1979) et aux ouvrages plus récents (Rihoit 1986 ; Merck 1994 ; de Baecque 1998 ; Vincendeau 1993 et 2009 ; Burch et Sellier 1996 ; Schwartz 2010) — ont mis l’accent sur sa sexualité transgressive et sa modernité. On s’est beaucoup attardé sur le film qui l’a révélée sur le plan international, Et Dieu… créa la femme (Roger Vadim, 1956), sur ses deux films « Nouvelle Vague », Vie privée (Louis Malle, 1962) et Le mépris (Jean-Luc Godard, 1963) (Sellier et Vincendeau 1998), et sur ses mélodrames « qualité française », En cas de malheur (Claude Autant-Lara, 1958) et La vérité (Henri-Georges Clouzot, 1960). Mais l’histoire du cinéma a tendance à oublier que Bardot fut également la vedette de films comiques.

Bardot a tourné 41 longs métrages [2] et, à partir de Cette sacrée gamine, 28 films dont elle est la vedette : parmi ceux-ci 14, donc la moitié, sont des comédies qui ont réalisé des scores importants ou honorables au box-office. Ses plus gros succès comiques se situent entre 1956 et 1959 ; s’amorce ensuite une période de déclin relatif. Néanmoins, à l’exception de La vérité, qui représente son plus gros score avec 5 690 000 entrées [3], ses films les plus populaires restent des comédies.

Bardot aura une attitude contradictoire envers ses comédies. Elle affirme être heureuse d’en tourner certaines et se reconnaît, à juste titre, un talent comique. Par contre, elle condamne La mariée est trop belle (Pierre Gaspard-Huit, 1956) dans son inimitable jargon en le disant « cucul la praline » (de Givray 1957, p. 45) et n’hésite pas à éreinter La bride sur le cou (Jean Aurel, 1961) en le qualifiant du « plus grand navet du siècle », ou à commenter, à propos des Novices (Guy Casaril, 1970) : « l’idée était bonne, c’est le film qui hélas ne le fut pas ! Mais alors pas du tout ! » (Bardot 1996, p. 285 et 502). Ses déclarations montrent qu’elle aspire — comme beaucoup de comiques — à la légitimité culturelle de films « sérieux » ; par exemple, elle estimait que La vérité « ferait [d’elle] la tragédienne, l’actrice reconnue, enfin la consécration de [sa] carrière » (Bardot 1996, p. 237) et que Viva Maria ! (Louis Malle, 1965) allait lui permettre de « prouver au monde [qu’elle était] mieux que jolie, différente de l’image stéréotypée qui courait les salles de rédaction » (p. 341). Au-delà des mérites relatifs de ces films, il est clair qu’elle intériorise le discours critique dominant. On ne peut s’en étonner quand on lit, aux côtés de nombreux éloges quant à son charme et à sa fraîcheur, les déchaînements de certains critiques. Par exemple, Combat trouve que dans Cette sacrée gamine, Bardot, « au-delà d’un nom sur l’affiche, c’est une maigre pitance » (5 avril 1956) [4]. À propos de Babette s’en va-t-en guerre, Le Canard enchaîné ironise : « Brigitte Bardot renonçant à nous montrer ses attraits, n’a voulu dévoiler cette fois que son talent. On n’a rien vu, hélas ! » (7 octobre 1959), et l’hebdomadaire satirique écrit à propos d’Une ravissante idiote (Édouard Molinaro, 1964) : « On voit Mlle Brigitte Bardot […] bêtifier pendant deux heures avant de montrer ses fesses et ses nichons [5] » (19 mars 1964).

Une « sacrée gamine »

Le bien nommé Cette sacrée gamine (mis en scène par Michel Boisrond sur un scénario de Roger Vadim) inaugure en avril 1956 la série de quatre films qui — avec En effeuillant la marguerite (Marc Allégret), La mariée est trop belle et Et Dieu… créa la femme —, en une année, vont faire de Bardot la plus grande star féminine du cinéma français. Il fixe un aspect crucial de son image en gamine espiègle, sex kitten et ingénue romantique — que Bardot voit comme correspondant à sa nature (« une Brigitte rigolote et détendue qui me ressemblait trait pour trait » [Bardot 1996, p. 112]). Le terrain « gamine » est déjà bien balisé par ses photos de mode dans les magazines féminins, les reportages dans Paris-Match la montrant en starlette au festival de Cannes et son premier rôle [6] dans le film de Bourvil Le trou normand (1952).

Bardot partage l’affiche de Cette sacrée gamine avec un chanteur aujourd’hui oublié, Jean Bretonnière, déjà signalé comme la faiblesse du film par les critiques de l’époque. Le couple vedette est entouré d’une solide distribution (Raymond Bussières, Jean Poiret, Michel Serrault, Françoise Fabian et Darry Cowl), mais Bardot domine aisément cette production en couleurs et cinémascope. Le récit correspond au schéma oedipien de Rowe, qui lui-même recoupe un des grands axes narratifs du cinéma français : les rapports père-fille. Bardot y incarne l’héroïne âgée de 17 ans, nommée Brigitte, qui adore son père mais en est séparée par une intrigue rocambolesque autour d’un cabaret de Pigalle, le Mississippi, où se produit le chanteur Jean Clary (Bretonnière). Brigitte se cache chez Clary, dont elle tombe amoureuse. Celui-ci est fiancé à sa « doctoresse », Lili (Françoise Fabian), une intellectuelle, donc une femme ennuyeuse qui porte des lunettes. Brigitte n’aura de cesse que de séparer Clary et Lili. Elle y parviendra et le film se termine sur l’image d’un bébé né de l’union de Brigitte et Clary. Récit, donc, on ne peut plus oedipien : Brigitte, symboliquement, évince la « mère » (Lili), épouse le « père » (Clary) et devient elle-même maman.

À l’intérieur de cette structure patriarcale, Cette sacrée gamine infantilise à outrance le personnage de Bardot. Alors que l’actrice a 21 ans lors du tournage, les références abondent quant à son statut de petite fille : « c’est encore un bébé » ; « c’est un grand bébé ». Ses joues rondes, sa moue, ses nattes (encore châtaines), son langage (« zut, j’ai dit crotte »), composent l’image d’une collégienne indisciplinée mais si charmante. C’est une poupée que l’on habille et déshabille avec un collant de danseuse, une jupe plissée, un pyjama d’homme trop grand pour elle, des jupes bouffantes. C’est aussi une jeune femme à l’aura sexuelle éblouissante, clairement désignée comme objet du désir masculin dès les premières images : Brigitte en bikini au bord de la piscine de son père est dévorée des yeux par le jardinier qui, dans son émoi, se met à arroser la piscine. Le regard du jardinier est relayé le long du film par celui d’autres hommes libidineux, puis de manière plus esthétisante par une longue scène de rêve : pendant que Lili donne une conférence sur l’inconscient durant laquelle il s’ennuie ferme, Clary rêve de Brigitte exécutant des numéros de danse en tenue légère. La dualité enfant/bombe sexuelle de la sex kitten n’est pas limitée à la comédie ; la question est de savoir de quelle manière et à quelles fins elle est déployée dans les comédies de Bardot.

La scène du rêve est emblématique des ambivalences de la comédie. Inspirée des comédies musicales américaines, elle sert à déployer les talents de danseuse de Bardot et à exposer son physique tout en se moquant de la concupiscence masculine. Le film construit le spectacle du corps de Bardot d’un point de vue masculin, puisqu’il est vu, littéralement, en focalisation interne (l’« inconscient » de Clary), mais en voix off nous entendons des bribes de la conférence de Lili, qui rappelle le spectateur à la réalité et se moque de ce même inconscient (« le désir du subconscient […] le refoulement »). De même, la gamine campée par Bardot est un spectacle dont l’excès comique permet de pointer l’irréalité. À la fin du film, « le grand bébé est devenu une parfaite ménagère », annonce Clary, mais la caméra se déplace pour montrer le fer à repasser qui brûle le tissu et la pièce qui s’emplit de fumée (elle a déjà, plus tôt, incendié l’appartement).

La sex kitten — inhérente à l’image de Bardot à ses débuts — compte parmi les stéréotypes misogynes qui infantilisent la femme en soulignant son statut de dépendance tout en profitant du spectacle érotique qu’elle offre. Mise à la mode sur le plan international par le roman de Nabokov, Lolita (1955), elle a en France un long pedigree qui passe par la femme-enfant surréaliste et les nombreuses figures de (très) jeune fille du cinéma français. En effeuillant la marguerite (mis en scène par Marc Allégret sur un scénario de Vadim) de même est bâti entièrement sur la sex kitten : Agnès (Bardot), une jeune provinciale originaire de Vichy, se révolte contre son père et s’enfuit à Paris. Après de nombreuses péripéties, l’intrigue se résout par un striptease où Bardot apparaît le visage masqué mais le corps bien en évidence. Le titre anglais du film, moins romantique que le français, résume bien le personnage : Mam’selle Striptease. Si ces comédies fonctionnent pleinement dans un registre misogyne sur le plan du récit, le jeu de Bardot modifie cette donne, de trois façons : énergie et mouvement, naturel et insolence, modernité.

Comme on l’a vu, Bardot l’actrice n’est plus une enfant au moment où elle incarne ces lolitas, mais elle garde de l’enfance des traits physiques (les joues rondes, la bouche pulpeuse, les grands yeux, le corps souple et mince, la voix enfantine) et une énergie dévastatrice que le comique cultive. Brigitte plonge dans la piscine, fonce en voiture, démolit tout sur son passage ; elle sème la pagaille en dansant dans un commissariat de police, puis contribue activement à la destruction du Mississippi dans la longue séquence chaotique qui clôt le film. Les comédies de Bardot sauront toutes utiliser sa plasticité et son sens du mouvement et la montrent souvent en train de danser ou de chanter. Si, comme l’avance Rowe, la comédie construit un spectateur actif, Bardot, par son énergie et sa mobilité, sert de figure d’identification à ce spectateur — à l’inverse de ses mélodrames, qui la confinent dans un lieu donné (une chambre, un appartement, une prison) et l’immobilisent jusqu’à la fin tragique : Vie privée, Le mépris, En cas de malheur et La vérité la font mourir ; à la fin de La femme et le pantin (Julien Duvivier, 1959), elle est violemment battue.

Bardot conserve aussi de l’enfance un naturel dans son jeu, très remarqué dès ses débuts. Sa diction « plate » et enfantine, loin du jeu théâtral en vogue avant la Nouvelle Vague, l’a rendue célèbre autant qu’elle a été critiquée. Sa façon « naturelle » de traiter le langage lui permet de faire rire avec des interrogations faussement naïves ainsi que de transcender certaines vulgarités des dialogues (du type « j’ai mal aux fesses »). Bardot possède un sens de la réplique qui fait mouche — à l’écran comme à la ville — et en fait (trois ans à l’avance) la grande soeur de Zazie (le roman de Raymond Queneau, Zazie dans le métro, sort en 1959). Comme Zazie, on peut aussi voir Bardot comme l’emblème de l’« enfant terrible » dans le sens défini par Susan Weiner à propos de Françoise Sagan ou Juliette Gréco. Weiner (2001, p. 1) note qu’en France, « après la libération et avant mai 1968, un nombre sans précédent de jeunes femmes trouvèrent la gloire et la célébrité dans le domaine public », devenant « une force véritable avec laquelle il fallait compter » (p. 85). Comme Sagan en 1954, la jeune Agnès d’En effeuillant la marguerite se révolte contre son milieu bourgeois en publiant un livre à succès. Insolence n’est pas révolte, mais venant d’une jeune fille elle constitue une transgression de la place traditionnellement assignée aux femmes dans la société française des années 1950. Si tous les films de Bardot utilisent son naturel et son insolence, les comédies permettent d’en faire un spectacle percutant, dans des récits où la révolte contre l’autorité (parentale ou autre) ne mène ni à la punition, ni à la tragédie.

La modernité de Bardot est l’autre caractéristique majeure de son image, qui n’est pas non plus confinée aux comédies. Cependant, celles-ci permettent de mettre en scène un monde ludique, dans lequel la jeunesse et l’énergie de Bardot sont en phase avec la modernité. Vanessa Schwartz (2010, p. 149) voit dans Une Parisienne (Michel Boisrond, 1957) un précurseur des films de la Nouvelle Vague, tous étant « concernés par la société contemporaine ; ils montrent régulièrement des objets tels que des postes de télévision, des juke-boxes et des appartements modernes aux décors dernier cri ». Dans les mélodrames, la jeunesse et la modernité de Bardot sont surtout sources de catastrophes pour elle (jusqu’à la mort) et pour les autres : elle détruit le mariage de Gabin dans En cas de malheur et le couple formé par sa soeur (Marie-José Nat) et Gilbert (Sami Frey) dans La vérité. Dans Vie privée et Le mépris, sa modernité, synonyme de culture populaire, est perçue comme vulgaire et hostile à l’art véritable — théâtre dans Vie privée, littérature et cinéma dans Le mépris. Dans ses comédies, en revanche, modernité et jeunesse sont sources de plaisir et de renouveau : écrire un roman dans En effeuillant la marguerite, prendre l’avion dans Une Parisienne, conduire une voiture dans Cette sacrée gamine, « monter » à Paris dans En effeuillant la marguerite, etc.

Une image comique fondée sur l’extrême jeunesse contient sa propre date de péremption. Rapidement, les comédies de Bardot vont la faire évoluer dans la direction de la sex comedy. Ses personnages dans Une Parisienne, Voulez-vous danser avec moi ? (Michel Boisrond, 1959) et La bride sur le cou témoignent de cette nouvelle maturité de deux manières : d’une part son personnage est déjà marié ou dans une relation clairement sexuelle — contrairement aux gamines qui « tombent » amoureuses et ne convolent qu’à la fin du film —, et d’autre part les cadrages et les costumes mettent l’accent, parfois lourdement, sur ses appâts de « femme » (en particulier sa poitrine). En parallèle cependant, en partie dans le but d’élargir son public aux plus jeunes spectateurs, une autre évolution va se dessiner. L’innocence de la gamine se transforme en naïveté, voire en bêtise, et sa sexualité est à la fois mise en veilleuse et tournée en dérision — dessinant le personnage de la dumb blonde, la « blonde idiote ».

« Bé-bécassine » : une dumb blonde à la française ?

Bardot est, à partir d’avril 1956, une blonde dont la chevelure est partie intégrante de son image de star. Cette blondeur, associée à un physique de bombe sexuelle, appelle naturellement la comparaison avec Marilyn Monroe et la dumb blonde, figure brillamment étudiée par Richard Dyer (2004), même si les différences entre les deux stars sont au moins aussi importantes que leur similarités. Babette est l’exemple clé de Bardot en « blonde idiote », tandis qu’Une ravissante idiote, réalisé cinq ans plus tard, est, comme son titre le suggère, une mise en abyme du personnage.

Le stéréotype de la dumb blonde est fondamentalement ancré dans l’idée misogyne que sex-appeal et intelligence sont incompatibles chez une femme. La popularité du rôle montre bien son ancrage dans la misogynie « banale » et Bardot ne manqua pas de remarquer l’amalgame fait entre ses rôles à l’écran et sa personne : « Je passais mes journées à recevoir des journalistes qui essayaient de me coincer à chaque question, étant intimement persuadés que j’étais “une jolie fille complètement idiote” » (Bardot 1996, p. 135). Dyer (2004, p. 167) définit le comique de la dumb blonde comme résidant dans « le contraste entre son innocence et sa puissance sexuelle ». Mais contrairement à Monroe, dont l’image met l’accent sur la vulnérabilité et la disponibilité face aux hommes, Bardot, dans la formule célèbre de Simone de Beauvoir, est « le chasseur autant que la proie » (Beauvoir 1979, p. 369). Si la France catholique des années 1950 vit sous le règne de l’hypocrisie sexuelle, elle se distingue de la culture puritaine des États-Unis. Bardot met l’accent sur son plaisir à elle — image déjà bien ancrée dans le public depuis son personnage de Juliette dans Et Dieu… créa la femme — au moment où elle devient la « blonde idiote » de Babette. Cependant, le désir des producteurs d’élargir son public aux moins de 18 ans les force à tempérer la sexualité de la star. Ainsi, nous la voyons apparaître dans le film en cardigan, ses cheveux blonds coiffés de tresses enfantines. Dans le reste du film, en dehors d’une robe du soir assez sage, elle sera surtout en uniforme. Les critiques ne manquèrent pas de remarquer que « notre Babette nationale est charmante toute habillée » (Noir et blanc, 25 septembre 1959), mais l’uniforme est coupé de manière à mouler ses formes. Babette s’en va-t-en en guerre joue donc sur le contraste entre sexe et innocence au deuxième degré — la bombe sexuelle, déguisée en jeune fille sage, fait rire parce qu’elle est explicitement une bombe sexuelle déguisée en jeune fille sage.

Réalisé par Christian-Jaque, Babette raconte l’histoire d’une bonne à tout faire embarquée par erreur pour l’Angleterre, où elle rejoint le QG de la Résistance et tombe amoureuse du beau lieutenant Gérard de Crécy (Jacques Charrier). Babette est envoyée en France en vue de séduire un général allemand. Elle déjoue les pièges du diabolique chef de la Gestapo, « Papa Schulz » (Francis Blanche), et réussit sa mission tandis que Gérard demande sa main. Sylvie Lindeperg (1997, p. 362-374) rattache Babette au groupe de films qui, sous couvert de comédie anodine, remettent en selle le mythe gaullien de la France résistante, grâce à des héros « résistants malgré eux ». Ce processus idéologique se greffe dans le cas de Babette sur le comique d’inversion sociale d’une part, et celui spécifiquement « genré » de la dumb blonde d’autre part.

Le comique du film étant fondé sur la distance entre la bêtise présumée du personnage et l’importance de sa mission (sauver l’Angleterre), le début met lourdement l’accent sur son ignorance. Babette s’exclame « qui c’est c’lui là ? » à propos du général, double plaisanterie, Bardot et de Gaulle étant à l’époque les deux Français les plus célèbres au monde. Sommée de se rendre utile, elle est aussi nulle dans les tâches ménagères qu’au standard téléphonique ; elle accumule les bourdes, renverse le thé qu’elle est chargée de servir aux officiers britanniques. Plus tard, elle semble ignorer les dangers de la Gestapo. À Schulz/Francis Blanche qui lui demande, avec son célèbre faux accent allemand, « Fous ne foulez pas être vusillée ? », elle répond, d’un ton boudeur, « Ça non, alors ! », comme si sa question était anodine. Provinciale, ignorante et en bas de l’échelle sociale : les critiques de l’époque l’ont naturellement comparée à Bécassine : « Bébécassine agent secret », titre Le Figaro (21 septembre 1959). L’ascension sociale de la « bonniche » qui devient duchesse de Crécy est dans la norme de la comédie à la française, tout en étant genrée puisqu’elle passe par le mariage. Dans un aréopage de personnages masculins qui déclinent divers grades, nationalités et rangs sociaux, elle est (après la scène du début) la seule femme — la femme — et sa mission tient à sa sexualité : elle est choisie parce qu’elle ressemble à Hilda, la maîtresse du général allemand (le sous-texte est que toutes les femmes se valent et que la « blonde idiote » les représente toutes).

Cependant la blonde apparemment idiote parvient à ses fins et se révèle supérieure aux hommes qui l’entourent. Les officiers français sont persuadés qu’elle a une si « petite tête » qu’elle sera incapable d’assumer sa mission. Mais la mise en scène révèle clairement que le point de vue du spectateur est censé s’aligner sur celui de Babette : les officiers sont montrés en silhouette derrière un écran, tandis que Babette les regarde comploter, blessée de la piètre opinion que Gérard a d’elle. La comédie révèle ici son ambiguïté idéologique : si le ressort misogyne du film est le fait qu’elle est intelligente « malgré » son physique ravissant, elle démontre la bêtise des préjugés masculins à son encontre. Et s’il est vrai que Babette finit par épouser Gérard, celui-ci est totalement inefficace et dominé par elle.

Une ravissante idiote, cinq ans plus tard, reproduit la formule en l’exagérant. Cette comédie policière parodique (genre en vogue dans la foulée des James Bond) est basée sur un roman d’Exbrayat de 1962. Bardot y interprète une jeune retoucheuse — et brièvement mannequin — dans une maison de couture londonienne, nommée Penny Lightfeather (littéralement « plume légère »). Sa candeur est signalée par un noeud de velours noir qui retient ses cheveux blonds vaporeux ainsi que par ses tenues sages (jupes au genou, chaussures plates, trench-coats). Harry Compton (Anthony Perkins) lui fait la cour, puis tous deux se trouvent mêlés à une histoire d’espionnage traitée avec maints clins d’oeil à la caméra, littéralement et métaphoriquement (images figées, fermetures à l’iris). Même dans cet univers loufoque, Penny/Bardot est étiquetée comme particulièrement idiote. Harry prononce en voix off « elle est idiote mais tu l’aimes ». Plus tard, un montage « documentaire » propose les témoignages de voisins et collègues sur sa simplicité d’esprit et Bardot joue de sa voix afin de renforcer cette impression — jusqu’au dénouement, où l’on apprend qu’elle est un agent de M15 qui a manipulé tout le monde depuis le début. Comparé à Babette, Une ravissante idiote est à la fois plus explicite sur son statut de parodie et plus ambigu dans son point de vue sur le personnage de Bardot. Le spectateur se doute bien que Penny est moins idiote qu’elle n’en a l’air, d’autant plus qu’elle est entourée d’une galerie d’incapables, y compris Harry. Par ailleurs, le tandem que Bardot forme avec sa grand-mère (Hélène Dieudonné) prend délicieusement le contrepied des couples « infernaux » mère-fille des films noirs des années 1950 [7]. Mais un détail, d’abord inexplicable, montre que le film cherche à « charger » le personnage de Bardot : dans la première moitié du film, le réalisateur Édouard Molinaro a doublé le rire de Bardot d’un rire chevalin, hideux. Son explication, « elle ne le faisait pas bien, donc elle a été doublée pour le rire » (Molinaro 2005), est peu convaincante — simple erreur de jugement ou bien serait-ce que l’image de star de Bardot est trop bien établie pour qu’on puisse croire à ce personnage « idiot » et qu’il a pensé qu’il fallait « en rajouter » ?

Bardot en « ravissante idiote » dans ces deux films montre bien les tiraillements entre le stéréotype et l’image de la star. Alors que ces rôles deviennent de moins en moins crédibles, elle y semble pourtant confinée. Un an après Une ravissante idiote, voici Viva Maria ! et le numéro « Paris striptease ». Nous sommes au Mexique à la Belle Époque et elle chante sur scène avec Jeanne Moreau. Les deux femmes (Maria I et Maria II) portent les mêmes robes décolletées. Elles sont propulsées sur une scène de café-concert, mais Bardot ne sait plus les paroles de la chanson qu’elle doit interpréter. Véritable « gourde », elle est gauche dans ses mouvements, tandis que Moreau, pleine d’assurance, chante tout en l’encourageant. La robe de Bardot craque « accidentellement » et petit à petit les deux femmes commencent un striptease qui produit un tel effet sur la salle qu’un long silence s’installe (le chef d’orchestre est lui-même paralysé), avant que la chanson reprenne. Le numéro se termine en triomphe pour les deux « Maria ». En quelques minutes, la scène illustre les contradictions de Bardot en dumb blonde : l’« idiote » triomphe apparemment malgré elle (et grâce à son amie brune et intelligente), et pourtant, des deux actrices, c’est évidemment Bardot qui devrait être à l’aise dans l’exhibition de son corps, comme elle le montre d’ailleurs en prenant discrètement quelques initiatives : elle baisse une bretelle, déboutonne soudain son corset.

Cinq ans s’écoulent après Viva Maria !, durant lesquels la carrière de Bardot piétine. Elle tourne plusieurs films dans un registre dramatique qui obtiennent des résultats moyens (À coeur joie [Serge Bourguignon, 1967], Histoires extraordinaires [segment réalisé par Louis Malle, 1968], Les femmes [Jean Aurel, 1969]). Le western Shalako (Edward Dmytryk, 1968) a un peu plus de succès grâce à Sean Connery. En 1970, deux comédies, parmi ses derniers films, illustrent différemment les limites de la persona comique de Bardot alors qu’elle approche de la quarantaine. Dans Les novices de Guy Casaril, elle interprète Agnès, une nonne qui s’échappe du couvent. Le hasard lui fait rencontrer « Mona Lisa », une prostituée (Annie Girardot) qui la prend sous sa protection. Le ressort comique de la première moitié du film est que Bardot est si naïve qu’elle ne comprend pas que Mona Lisa est une prostituée, ni ce que ce métier signifie — comme dans la première scène de Babette, où elle confond « maison » (où elle travaillait comme bonne) et « maison » (close). La méprise, déjà moyennement amusante dans Babette, devient lourde dans Les novices. Quand Girardot « forme » Bardot pour qu’elle devienne prostituée à son tour, et que celle-ci imite si gauchement les déhanchements de son amie qu’elle n’aguiche aucun client, on a du mal à rire… Jusqu’en 1959, le comique d’inversion sexuelle (expérience/innocence) fonctionnait grâce à la jeunesse de l’actrice à l’écran — dix ans plus tard, le mécanisme, qui plus est à l’ère de la « libération sexuelle », se bloque. Les novices montre aussi par défaut que, une fois passée sa période de « sacrée gamine » moderne, il devient nécessaire, pour « faire passer » Bardot en dumb blonde, de distancer ses films de la réalité contemporaine dans le temps ou l’espace (la Deuxième Guerre mondiale dans Babette, Londres dans Une ravissante idiote, le Mexique dans Viva Maria !, les Caraïbes dans Boulevard du rhum [Robert Enrico, 1971], le Far West américain dans Les pétroleuses [Christian-Jaque, 1971], le Moyen Âge dans L’histoire très bonne et très joyeuse de Colinot Trousse-Chemise [Nina Companéez, 1973]). Dans Les novices, clairement situé dans la France de 1970, l’irréalité des situations et personnages devient trop gênante.

L’ours et la poupée (réalisé en 1970 par Michel Deville, sur un scénario de Nina Companéez) tente de renouveler l’image comique de Bardot en s’inspirant explicitement de la screwball comedy américaine. Jean-Pierre Cassel est Gaspard (« l’ours »), un homme « nature » qui vit à la campagne avec enfants et animaux (mais pas de femme) et roule en 2 CV ; Bardot incarne Félicia (« la poupée »), une enfant gâtée entourée d’amis snobs et qui roule en Rolls. Elle tombe amoureuse de Gaspard quand sa Rolls emboutit la 2 CV de ce dernier, mais il lui résiste. Comparé aux vulgarités des Novices, L’ours et la poupée est un film léger et délicat, les deux personnages chantent et dansent sur la musique de Rossini dans le jardin de la très jolie maison de Gaspard à la campagne. La scène la plus célèbre du film montre Bardot, très drôle, qui joue « l’homme » (cigarette à la bouche, elle porte une casquette et parle « comme un homme » à Gaspard, qui fait semblant de tricoter et appelle sa maman). Mais la scène est trop explicitement ludique pour faire d’elle une woman on top. Et, contrairement à la screwball comedy où, comme Rowe (1995, p. 171-172) le montre, c’est la femme qui éduque et libère l’homme, ici le contraire se produit. Gaspard « accepte » Félicia à la fin du film parce qu’elle renonce à son monde et adopte son univers à lui : le dernier plan les montre dans un champ au bord d’une rivière dans laquelle Félicia a trempé ses pieds nus. Si L’ours et la poupée se veut une screwball comedy à la française sur le plan stylistique (comme le déclare Companéez [2009]), sur le plan idéologique il confine encore Bardot dans le rôle de la dumb blonde. Dans les années 1950, la « sacrée gamine » était en avance sur son temps ; à l’ère de la libération sexuelle, la « blonde idiote » marque sérieusement le pas.

Comique au féminin : consensus ou transgression ?

Pour Gérard Lenne (1978, p. 171), les audaces sexuelles à l’écran sont « atténuées, voire désamorcées, par le ton de la comédie ». Chez Bardot, la question se pose différemment. La comédie promeut d’abord son personnage de « sacrée gamine », puis après l’explosion de sa persona extrêmement sexuelle dans Et Dieu… créa la femme, le relais est pris par la « blonde idiote » qui, délibérément, cherche à désamorcer son pouvoir sexuel, en partie pour atteindre un plus large public, sans pouvoir vraiment l’occulter. Comme Lenne cependant, beaucoup de critiques ont vu dans les comédies de Bardot un affaiblissement de son pouvoir transgressif ; par exemple, dans Cette sacré gamine, « Brigitte ne fait pas peur » (Rihoit 1986, p. 168) et, a contrario, « quand Brigitte Bardot incarne des personnages provocants, elle meurt généralement à la fin » (S.L.P. 2005, p. 77). Ce point de vue tient d’une vision de la comédie comme genre consensuel. Certes les comédies de Bardot sont des comédies familiales qui donnent prise aux stéréotypes misogynes ; du moins laissent-elles aux personnages incarnés par l’actrice la liberté, le mouvement, la modernité et… la vie. Elles lui permettent les audaces — modestes — de récits anti-autorité. Une formule récurrente la montre poursuivant des hommes qui lui résistent, version comique de Bardot affirmant son propre désir — et souvent arrivant à ses fins (contrairement à ses mélodrames, où elle n’y parvient qu’au prix de la punition et de la mort).

Si les deux grands types de personnages comiques que Bardot a interprétés — la gamine espiègle et la « blonde idiote » — lui ont peu laissé le loisir d’être une woman on top à l’écran, il est bon de se souvenir qu’elle a occupé ce rôle dans la vie. Du milieu des années 1950 au milieu des années 1960, Brigitte Bardot, sacrée gamine, ravissante mais absolument pas idiote, a bel et bien été l’actrice qui a dominé le cinéma français populaire, et cela en grande partie grâce à ses comédies.