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L’ouvrage de Guillaume Soulez a pour objet le lien qui nous relie aux récits audiovisuels que nous regardons quotidiennement, ce lien fragile et toujours renégocié, fait de compréhension, d’interprétation et d’affect. Son titre joue sur deux sens du verbe « parler » : il arrive qu’un film nous parle au sens propre par le biais de certains procédés comme l’aparté ou la voix off, et il arrive aussi qu’il nous parle au sens figuré parce qu’il remue des questions qui nous tiennent particulièrement à coeur. Dans les deux cas, il nous revient de prendre position au regard de ce discours, et c’est cette prise de position qui fait l’objet du livre, dans une perspective pragmatique puisque l’élaboration de notre réaction face aux stratégies de production de sens déployées par le film est considérée comme dépendante du contexte de visionnement. Cette élaboration personnelle, sinon intime, est appelée ici délibération. Ce qui donne lieu à une délibération, donc, c’est l’efficacité et l’actualité du film, et plus précisément la façon qu’a sa forme de décrire des enjeux sociopolitiques qui nous touchent ou simplement nous concernent. L’originalité « ni… ni » du propos du livre, dès lors, se fait patente : ni une approche immanentiste, qui décontextualise le film pour n’en extraire qu’une suite de figures, ni une approche « contenuiste », qui réduit la négociation aux seuls thèmes abordés ou, au mieux, à l’utilité du film. Par ailleurs, parler de « film » ou de « cinéma » à propos de ce livre est un abus de langage, car son objet est plus vaste : on y passe de Godard au journal télévisé du soir, et toutes sortes d’objets audiovisuels y sont convoqués.

Pour mener à bien cette approche de symétrisation — car il s’agit bien de poser en face de la médiation (bien connue) entre le film et le monde, la médiation (moins étudiée) entre les figures du film et ce que peut en faire le spectateur —, l’auteur utilise les ressources de la rhétorique. Les films, en effet, ont « quelque chose de persuasif » (p. 20), par lequel ils prennent position dans l’espace public, non pas à propos de ce qu’est réellement le monde, mais à propos de ce que « la majorité des gens croient être le réel » (Todorov, cité p. 19). Pour ce faire, le cinéma joue sur les trois registres aristotéliciens : le logos (les arguments soutenant la cause défendue), l’ethos (l’attitude morale des signataires du film) et le pathos (ce qui est susceptible d’être ressenti, avec une certaine affectivité, par les spectateurs). Non seulement ce point de départ, défini par Soulez au début de son ouvrage, permet de passer outre au sempiternel combat des deux hypergenres antagonistes fiction et documentaire, mais il permet aussi d’affiner la dichotomie lecture fictionnalisante/ lecture documentarisante mise en place par Roger Odin (2000). Un nouveau duo oppose désormais la lecture fictionnalisante aboutie, qui nous fait oublier les conditions de la représentation et nous détache du contexte sociopolitique présent, à la lecture rhétorique sans mimésis poétique, qui surgit par exemple lorsque l’auteur d’un reportage télévisé nous parle directement, et que s’envole du même coup la dimension mimétique-représentationnelle. Cette dichotomie permet d’introduire, à la place de la notion trop rigide de contrat de communication, l’idée de « régime de crédibilité non contractuel », plus conforme au fait que « l’auditoire […] reste […] en éveil quant à la relation discursive elle-même » (p. 81).

Les occasions ne manquent d’ailleurs pas, et Soulez en étudie quelques-unes, de changer de régime en cours de route, notamment quand se présente une brèche rhétorique. Dans Une femme est une femme (1961), Jean-Luc Godard a conservé ce qui a tout l’air d’une prise ratée, qui nous renvoie au contexte du tournage : « Non, ça ne va pas… », soupire Anna Karina, manifestement à propos de son propre jeu. Dans Jules et Jim (François Truffaut, 1962), dans un autre registre rhétorique, c’est Jeanne Moreau qui déclare — et cette fois ce n’est pas un accident : « À mon avis c’est trop beau pour eux, mais tant pis, on ne choisit pas son public. » Dans les deux cas, il y a une invitation à « quitter le récit » au profit d’une lecture rhétorique « log[ée] dans les plis du tissage poétique » (p. 108). L’outil de la brèche rhétorique est donc un peu plus facile à manier, du moins au cinéma, que celui de la métalepse : la brèche, outil centré sur le spectateur, lance une invitation, tandis que la métalepse, centrée sur le récit, semble ouvrir mécaniquement un monde englobant le précédent [1]. Les occasions ne manquent pas non plus de pratiquer la lecture rhétorique simplement parce que le film nous le demande ; c’est le cas lorsqu’il construit une « scène rhétorique » par le biais de l’histoire qu’il raconte (procès d’assises, harangues…), ou bien lorsqu’il sollicite une « lecture rhétorique supplémentaire » (un terme proposé en son temps par Christian Metz [p. 165]), lecture qui n’interrompt pas la lecture poétique, par exemple lorsque Angela, dans Une femme est une femme, demande : « Pourquoi c’est toujours les femmes qui souffrent ? » (p. 160).

Alors même que le champ académique croule sous les études de poétique visuelle, la dimension la plus difficile à traiter, reconnaît l’auteur, est celle de la rhétorique visuelle. La plupart des études prétendant traiter de la « rhétorique publicitaire » (p. 65), par exemple, ne s’écartent pas de la poétique, en réalité. On trouvera ici une analyse de la dimension rhétorique de la monstration filmique, ce « faire voir » qui est en général étudié du point de vue poétique ou narratologique, notamment à travers une figure courante des faits-divers et des films policiers, celle du flagrant délit. Selon qu’elle se trouve dans un long-métrage de fiction, une série télé ou un documentaire, cette figure nous apparaît différemment, et la façon dont on nous la montre détermine en partie la lecture rhétorique. Délits flagrants (1994), le film de Raymond Depardon, réfléchit ainsi ouvertement à ce lien entre l’angle de vue et l’avis éthique, se présentant comme une « autopsie audiovisuelle » propre à laisser émerger l’opinion du spectateur quant à savoir si elle est une dénonciation des injustices induites par la machinerie judiciaire française ou « un “constat” qui rend lucide sur le fonctionnement de la justice sans critiquer nécessairement le principe de cette procédure elle-même » (p. 187-188).

Peut-être l’auteur a-t-il senti qu’il s’exposait au reproche d’avoir choisi des exemples ad hoc pour appuyer la construction de sa « machine » au sens de Christian Metz (1977) [2], en l’occurrence des films élaborés expressément pour faire naître de la délibération, comme ceux de Godard, Marker, Depardon ou Wiseman. C’est pourquoi il va aussi convoquer des émissions de télévision ou une série comme Navarro (Tito Topin, 1989-2006). On ne peut que l’encourager à pousser plus avant dans cette voie, pour aller explorer le terrain des films « grand public », d’autant que depuis plusieurs années, les récits postmodernes, blockbusters compris, bombardent leurs publics de clins d’oeil réflexifs, intermimétiques et ludiques, propres à ouvrir quantité de « brèches rhétoriques ». Les dessins animés à l’adresse de la jeunesse, à ce titre, ont désormais cessé d’être ces « conte[s] disneyen[s] classique[s] qui cherche[nt] à exclure tout espace public de délibération explicite » dont parle l’auteur (p. 77), leurs concepteurs ayant en point de mire des spectateurs jeunes mais déjà experts en matière de récits audiovisuels.

L’utilisation par Soulez d’une terminologie hellénique pourrait faire croire aux lecteurs de son livre qu’il leur propose un de ces systèmes dépourvus de passerelles que fustigeait Christian Metz peu avant sa disparition, systèmes clos et autosuffisants auxquels on ne saurait emprunter un concept pour le réinscrire au sein d’un bricolage théorique (Marie et Vernet 1990, p. 190). Mais ces termes peu courants dans le champ du cinéma désignent des concepts, au contraire, hautement empruntables. Les passerelles les plus évidentes qui se cachent sous la terminologie hellénique, ici, permettent d’abord d’accéder à la sémio-pragmatique de Roger Odin. Car la rhétorique est en elle-même une théorie pragmatique — Aristote (cité p. 70) ne disait-il pas que « c’est à l’auditeur que se rapporte la fin du discours » — et la lecture rhétorique, une « organisation de la production de sens » (p. 132). Dans son dernier livre, Roger Odin (2011) montre ainsi qu’il n’y a jamais de communication proprement dite entre les pôles de l’émission et de la réception, mais plutôt une double production, laquelle a tout d’un échange de points de vue, donc d’une délibération. Une autre passerelle, sans doute moins évidente, mène droit à la socio-anthropologie de l’expertise, comme celle qu’élabore Jean-Marc Leveratto (2006) pour décrire la construction progressive du sens du film et de l’intérêt éthique qu’il peut avoir [3]. Le « répertoire » qui sert à « mettre en forme la réaction d’un spectateur, en lien avec un collectif de références » (p. 230) correspond par ailleurs, dans cette perspective socio-anthropologique, à la notion de « communauté cinéphile » (Jullier et Leveratto 2010). Les tenants de la sémiotique triadique, ensuite, s’y retrouveront eux aussi sans peine, car le « tiers pragmatique […] qui place l’orateur dans la perspective de l’auditoire (et non le contraire) » (p. 131-132) est une entité qui rend des services heuristiques proches de l’interprétant peircien. Enfin, les sympathisants d’une sociologie de l’éthique telle que la pratique Luc Boltanski entreront sans peine dans le livre, puisque la notion d’« auditoire universel » développée par Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca (1958), que mobilise l’auteur, rend les mêmes services théoriques que le « sens ordinaire de la justice » cher à Boltanski… Au pire, un chercheur étranger à toutes ces approches aura des chances, à la lecture du livre, de prendre conscience d’une dimension de l’expérience cinématographique à laquelle il n’avait peut-être pas prêté attention jusqu’ici, en l’occurrence la délibération, qu’il pourra décrire ensuite avec ses propres paradigmes.

En ce qui concerne les théories du cinéma, la parution de ce livre de Guillaume Soulez après celui de Roger Odin confirme la bonne santé d’une approche médiane, cherchant, pour aller vite, à faire la jonction entre le texte et le contexte. Cette approche est pour l’instant minoritaire, et ce à deux échelles :

— à l’échelle nationale, dans un paysage académique français où les études de cinéma semblent marquer une sorte de stagnation conceptuelle après que les avancées structuralistes des années 1960 à 1980 (filmolinguistique, sémiologie, narratologie), puis celles de la French Theory (théorie du dispositif, regards foucaldiens, derridiens et deleuziens), ont reflué au profit des pôles de l’esthétique et de l’histoire [4]. Noël Burch (2007, p. 71) décrit d’ailleurs ce reflux avec une certaine aigreur, parlant de ces étudiants étrangers qui :

[…] débarquent à Paris pour respirer le même air que Bazin et Metz (ou Foucault et Barthes !) et trouvent que leurs professeurs n’ont rien à leur dire […] ;

— à l’échelle internationale, où la séparation entre approches immanentistes et « contenuistes » est très marquée. Du côté des premières, le texte se suffit à lui-même, il décide seul (au pire, avec l’aide des déclarations et/ou des autres oeuvres de son signataire) de sa signification ; de l’autre, c’est l’usager qui décide seul — le spectateur est libre d’en faire ce qu’il veut, devenant un perverse spectator au sens de Janet Staiger (2000), sans être le moins du monde gêné par ce que peuvent avoir de déterministes les données de l’écran.

Au contraire, l’approche qu’on pourrait qualifier de « co-constructionniste » refuse d’abandonner les contraintes du texte aussi bien que celles du contexte, et permet de décrire un peu plus subtilement ce qui se passe « pour de bon » dans une « situation » cinématographique au sens d’Erving Goffman, c’est-à-dire une tranche de vie où tout compte, et pas seulement ce qui se trouve sur l’écran. Ainsi est-on un peu plus à même de comprendre que plusieurs lectures concurrentes d’un même film coexistent au sein de ses publics. Non seulement les lectures qu’un changement d’époque sépare quand il s’agit d’une oeuvre ancienne, mais aussi celles que des différences d’attitude et d’intention séparent : chez les universitaires, les lectures immanentistes et contenuistes, par exemple, et chez les cinéphiles les lectures poétiques (centrées sur la réussite artistique de l’auteur-démiurge) et les lectures que privilégie l’ouvrage de Soulez, c’est-à-dire les lectures rhétoriques (qui nous font juger de la validité du point de vue de l’auteur sur l’objet dont il parle). Mieux, le livre explique comment des lectures basées sur le même régime peuvent cohabiter sans s’exclure, par exemple dans le cas d’Une femme est une femme, où face à Geneviève Sellier (2005) montrant que le film développe un point de vue misogyne, Soulez voit un récit qui pose un regard humoristique sur la « performance de genre » au sens de Judith Butler (p. 123).

Bref, laisser un peu de côté, en tant que simples spectateurs, notre attachement à la conception poétique des images (et notamment l’encombrante « ressemblance mimétique »), pour nous rappeler que « la forme audiovisuelle témoigne elle-même d’une prise en charge rhétorique », ne peut que nous être bénéfique. Libérer le « potentiel délibératif » des images, donc, c’est les sortir de leur « carcan […] poétique » (p. 220). Dans le champ académique au moins, si tant est que la tâche de la science soit de décrire le monde, la théorie du cinéma perdrait peut-être en charme littéraire à l’application d’un tel programme de libération, mais y gagnerait en scientificité. Si les critiques de cinéma, professionnels ou amateurs, peuvent se permettre d’affirmer que « le film signifie X », ce n’est pas le cas des universitaires qui s’expriment dans le champ académique. Des livres comme celui de Soulez nous rappellent que « le film », loin de constituer un texte clos, est un ensemble formé d’un agglomérat de paratextes et de savoirs annexes (le livre prend l’exemple des déclarations de Godard et de Depardon dans l’espace médiatique, qui infléchissent les lectures possibles de leurs films), et que la « signification » est l’objet d’une délibération soumise à toutes sortes d’influences, et par là même susceptible de se prolonger indéfiniment, dans toutes sortes de conversations et de changements d’avis. On voit bien, d’ailleurs, dans l’étude de lettres de lecteurs de Télérama et de Studio menée dans un des chapitres du livre, « ce que l’espace public fait au film » (p. 117), toute une logique délibérative se trouvant mise en oeuvre par les spectateurs qui écrivent leur avis, s’opposent ou se répondent. En ce sens, même à l’échelle individuelle, la « saisie globale du film […] est le fruit d’un mélange de lectures » (p. 114). À la manière de Michel de Certeau, il est donc plus prudent d’écrire que le film, constitué et vu d’une certaine façon, « peut signifier X » — une précaution que l’on trouvera ici à plus d’une page.