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À l’heure où l’objet-cinéma se dilue de plus en plus dans le grand tout du multimédia et de l’audiovisuel [1], on peut se demander si l’historiographie des discours sur le son au cinéma ne pourrait être un point de départ heuristique pour penser sur nouveaux frais la « révolution » numérique en tant qu’elle est aussi sonore (on a tendance à la réduire à l’image). D’une certaine manière, le numérique nous invite à repenser les mutations technologiques antérieures (les débuts du cinéma, les technologies de synthèse sonore, l’arrivée du parlant, de la bande magnétique, de la télévision, du son synchrone ou de la musique rock) pour voir si celles-ci ne pourraient pas nous aider à modéliser ce qui se passe aujourd’hui.

Le présent numéro s’inscrit dans le prolongement du colloque international Impact des innovations technologiques sur l’historiographie et la théorie du cinéma, organisé en 2011 par André Gaudreault et Martin Lefebvre à la Cinémathèque québécoise. Réunissant des auteurs européens et nord-américains, de jeunes chercheurs et des spécialistes renommés, il se donne comme objectif de suivre de nouvelles pistes sur le son afin de renouveler l’histoire et la théorie du cinéma sonore et, partant, ce qu’on peut penser du « cinéma » en général. Prenant comme objet le son aussi bien dans toutes ses manifestations (bruits, musique, voix) que dans ses usages (enregistrement, accompagnement, improvisation, etc.), les contributions se répartissent selon cinq axes principaux : faire l’historiographie des discours sur le cinéma comme phénomène audiovisuel pour comprendre les impensés des théoriciens et des critiques sur le son ; comprendre l’incidence de la technologie sur ces discours et sur leur réception, notamment en voyant comment certains problèmes techniques permettent, selon les mots de Rick Altman, une « crisis historiography » ; penser ensemble les techniques et l’esthétique ; produire des études comparatives du cinéma avec d’autres pratiques sonores (phonographie, son synthétique, radio, télévision en direct, musique rock, etc.) d’un point de vue historique et théorique ; et opérer un retour réflexif pour déterminer si, ontologiquement, on ne peut définir autrement le phénomène filmique à partir de ces nouvelles pistes sonores. Cet examen nous permettra, nous en faisons l’hypothèse, de nous interroger sur le cinéma avec une ouïe renouvelée.

Depuis les travaux séminaux de Michel Chion et de Rick Altman, les études sur le son se sont considérablement développées, à travers les recherches de Germain Lacasse, Jean Châteauvert, Giusy Pisano, Martin Barnier, Laurent Jullier, Alain Boillat, Annabel Cohen, Steve Wurtzler, Donald Crafton, James Lastra, Tony Grajeda, Jay Beck et d’autres. Plusieurs chantiers ont permis de baliser un nombre important de questions nouvelles ou revisitées (archéologie de l’enregistrement, voix over, son des premiers temps, arrivée du parlant, bonimenteur, oralité, musique, cinéma direct, son numérique, etc.). La revue Cinémas a publié deux numéros remarquables sur le son, qui portaient sur des questions spécifiques : « Cinéma et musicalité », sous la responsabilité de François Jost et Réal La Rochelle, à l’automne 1992, et « Cinéma et oralité. Le bonimenteur et ses avatars », sous la responsabilité de Germain Lacasse, Vincent Bouchard et Gwenn Scheppler, à l’automne 2009. Néanmoins, aucun numéro de la revue n’a porté sur le son en général, d’un point de vue théorique, historique ou historiographique, bien qu’on trouve évidemment plusieurs articles ponctuels sur le sujet. Aucun numéro n’a étudié l’évolution technologique du son au cinéma, notamment en rapport avec l’esthétique et la théorie. Dans l’important numéro de Cinémas « La théorie du cinéma, enfin en crise », sous la responsabilité de Roger Odin, auy printemps 2007, on ne trouvait aucun article portant spécifiquement sur le son au cinéma, bien que ce soit, sans conteste, l’une des problématiques qui ont provoqué la « crise » que traversent les études cinématographiques, l’un des vecteurs du renouvellement de la théorie et de l’histoire du cinéma.

En 1999, la regrettée revue franco-américaine Iris a publié un numéro intitulé « Le son au cinéma, état de la recherche ». Depuis lors, aucune revue scientifique francophone n’a fait le point sur cet aspect. On peut noter que la revue suisse Décadrages s’est penchée avec sérieux sur un aspect particulier du son, le doublage et les versions multiples, en 2013. Dans le numéro d’hiver 2011 de la revue de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 1895, un article est consacré aux ingénieurs du son (par Martin Barnier) et un autre, aux compositeurs de musique de film (par Séverine Abhervé), mais les travaux sur le son restent rares dans cette revue d’histoire du cinéma, mis à part le numéro d’octobre 2002, intitulé « Musique ! ». Les thèses en français sur le son ne sont pas nombreuses. On note que quelques colloques ou séminaires reflètent un intérêt épisodique pour la question (notamment le colloque international Le son au cinéma, dirigé par Esther Heboyan, Françoise Heitz, Patrick Louguet et Patrick Vienne à l’Université d’Artois, en novembre 2008 [Heboyan et al. 2010] et le colloque international La mise en scène théâtrale et les formes audio-visuelles, dirigé par Jean-Marc Larrue et Giusy Pisano au Centre culturel de Cerisy, en juin 2013). Parfois, il s’agit d’étudier un seul élément des pistes son des films, surtout la musique (Mouëllic 2000; Masson et Mouëllic 2003 ; Guido 2007). Un ingénieur du son, Daniel Deshays (2006 et 2010), publie ses recherches de façon un peu isolée. Des projets commencent à émerger, croisant les approches sur le théâtre, la phonographie, la radio et le cinéma. Au Québec, à part les travaux de Réal La Rochelle sur le cinéma et l’opéra et ceux, plus récents, du groupe de recherche « Cinéma et oralité » (Germain Lacasse, Vincent Bouchard et Gwenn Scheppler) [2], les études sur le son ne sont pas légion. Néanmoins Serge Cardinal a mis sur pied un laboratoire de recherche-création : « La création sonore », au sein de l’Université de Montréal. Faisant intervenir différents spécialistes, Serge Cardinal y développe une poïétique de la création sonore, une archéologie audiovisuelle et une poétique de l’audio-visuel. De son côté, Jean-Pierre Sirois-Trahan commence à publier les résultats de ses recherches sur le rock et le cinéma (un numéro de Nouvelles Vues dirigé par Eric Fillion et Sirois-Trahan y sera consacré au printemps 2014) [3]. En Suisse, on peut compter, entre autres, l’ouvrage Du bonimenteur à la voix-over. Voix-attraction et voix-narration au cinéma d’Alain Boillat (2007) ; en Belgique, l’ouvrage Le son en perspective. Nouvelles recherches de Didier Huvelle et Dominique Nasta (2004) et la thèse d’Édouard Arnoldy (2004), qui replace la généralisation du son dans la perspective de l’histoire culturelle.

Plus intégrée, moins épisodique, la recherche anglophone sur le son se développe plus rapidement. Des revues spécialisées ont été créées récemment. Liverpool University Press édite Music, Sound and the Moving Image depuis 2007, avec des numéros thématiques, parfois consacrés à un pays. Un autre éditeur anglais, Intellect, publie The Soundtrack depuis 2008 ; musiques, paroles et bruits y sont analysés selon des approches variées. En 2007, la revue en ligne Offscreen a consacré un numéro double au son. La même année, Steve Wurtzler publiait ses recherches sur l’origine industrielle et financière du son au cinéma et dans les autres médias. En 2008 est sorti un volume dirigé par Jay Beck et Tony Grajeda : Lowering the Boom. Critical Studies in Film Sound. De plus, de nombreux blogues et sites Web sont consacrés au son, mais de façon plutôt technique, comme filmsound.org. En allemand, le livre de Barbara Flückiger, Sound Design. Die virtuelle Klangwelt des Films, fait autorité depuis 2001, mais cette chercheuse suisse s’est depuis orientée vers les effets spéciaux et les études visuelles. Principalement consacré au son, le colloque international Sonic Futures: Soundscapes and the Languages of Screen Media du European Network for Cinema and Media Studies, tenu à la London University en juin 2011, a permis à de nombreux chercheurs de partager les résultats de leurs travaux sur ce point.

Notons que du point de vue de l’histoire du son et de ses techniques, le 5e colloque de DOMITOR, intitulé The Sounds of Early Cinema, qui s’est tenu à la Library of Congress à Washington, D.C., en 1998, sous la direction de Rick Altman et Richard Abel, avait permis de faire avancer l’étude sur le son avant 1920. La publication des actes dans un numéro spécial de Film History (1999), puis dans un ouvrage collectif (Abel et Altman 2001), a encouragé ce type de recherches. C’est dans cette direction qu’Altman a continué avec Silent Film Sound (2004), ouvrage consacré aux accompagnements sonores dans le cinéma américain. Martin Barnier a poursuivi dans la même veine, en portant son attention sur les salles françaises avec Bruits, cris, musiques de films (2010). Le son au cinéma n’est plus seulement étudié dans son rapport à l’image, tel que l’analyse esthétique peut le faire, mais également dans toutes ses dimensions de « présence acoustique » dans la salle, avant même la généralisation du parlant. En 2004, Giusy Pisano a publié un ouvrage important sur l’archéologie sonore qui a permis de constater qu’à l’instar de l’image en mouvement, le son au cinéma avait sa source bien en amont de l’invention du Cinématographe Lumière. Cette mise en perspective est à mettre en parallèle avec le travail de Jonathan Sterne, qui a observé de façon globale l’histoire de la reproduction des sons avec The Audible Past. Cultural Origins of Sound Reproduction, en 2003.

Espérant contribuer au développement des études sur le son, l’ensemble des articles du présent dossier porte sur la question de la technologie du son. Il nous a semblé que c’est précisément par cette question, ressaisie par une pensée qui l’historicise radicalement, que nous pourrons faire bouger les certitudes sur le sujet. À tout seigneur tout honneur, nous avons demandé à Rick Altman de revenir justement sur la notion même de technologie. Il en a profité pour ébranler ce concept confortable pour les nouveaux historiens. Pour lui, la technologie est une série de signes qui diffèrent selon les groupes d’utilisateurs et les époques. Dans « Establishing Sound », il analyse le film sonore méconnu, et pourtant important, intitulé The First Auto (1927), un talkie sorti trois mois et demi avant The Jazz Singer, et faisant appel au même procédé Vitaphone. Altman montre comment fut comprise la notion de son synchrone à l’époque. Son analyse développe celle qu’il avait présentée sur ce même film lors d’une conférence à la Cinémathèque française (Altman 1992). Il en ressort que la compréhension des premiers films parlants ne peut se faire qu’avec de nouveaux outils théoriques. L’analyse concrète du synchronisme, dans un contexte donné, nous oblige à forger des concepts descriptifs qui remettent en question les certitudes établies. Altman revisite ainsi la notion de continuité et la relation son-image selon que celles-ci se réfèrent au plan ou à la scène.

Ayant pour point nodal cette même rupture du parlant, et observant ce qui se déroule en amont et en aval, l’article de Martin Barnier, « Réception critique et historique des technologies du son au cinéma », analyse d’abord différents discours (journalistiques, corporatifs, etc.) sur des technologies sonores diverses. Barnier arrive à la conclusion que chaque type de discours ainsi que chaque époque construisent différentes relations entre les images en mouvement et les sons enregistrés, synchrones le plus souvent. On a fini par appeler cet ensemble audiovisuel « cinéma parlant » quand son corollaire, le terme « muet », est apparu. Avant, il y avait tout simplement le « cinéma », le plus souvent sonore, parfois déjà synchrone, et l’arrivée définitive du parlant a essentialisé ce « cinéma muet », vu comme un continent englouti dont on gardera longtemps la nostalgie. L’auteur met en parallèle (comme le montage du même nom) deux moments opposés quant à leurs discours respectifs : l’arrivée du synchronisme film-disque (jusqu’en 1910), vue comme un progrès, et l’arrivée du parlant (à la fin des années 1920), vue comme une régression. Une invention n’est jamais, au début, qu’une curiosité ou, à tout le moins, une nouveauté. « La nouveauté, la nouveauté, mais c’est vieux comme le monde ça, la nouveauté », disait-on dans Les enfants du paradis (Marcel Carné, 1945). C’est quand elles fonctionnent et s’imposent (par leurs qualités ou leur promotion) que les différentes innovations sont passées au crible par les discours rétrospectifs — où se rencontrent discours historiques et intérêts individuels ou nationalistes — auxquels se mêlent des considérations autres (mémorielles, patrimoniales, esthétiques, etc.). L’auteur montre ensuite combien les historiens généralistes (Sadoul, Mitry et les autres) qui ont vécu le passage du muet au parlant l’ont ressenti comme un recul. À l’inverse, les historiens nés après 1930 l’ont regardé avec plus de détachement, tout en complexifiant les façons d’appréhender le son, en spécialisant méthodes et objets, en relevant de nouveaux problèmes. Il y a là une leçon à tirer quant à notre compréhension du numérique.

En étudiant les périodes longues, en réinscrivant un événement dans un continuum stratifié, on s’aperçoit rapidement que faire l’histoire du son, c’est évaluer différentes vitesses avec des effets d’accélération, de retour en arrière, de bifurcation, de parallélisme, qui caractérisent l’histoire des techniques. Paradoxalement, on peut mieux entendre les continuités historiques en mettant l’accent sur les ruptures de rythme. L’article suivant, « Improvisation et son direct. Entre théories du son et mutations technologiques », est une bonne illustration de ce principe. Spécialiste du jazz et de l’improvisation au cinéma, Gilles Mouëllic analyse la notion de direct, en particulier dans la fiction. Remontant bien avant l’avènement du « cinéma direct », ou plutôt du « cinéma léger et synchrone » (Bouchard 2012), au tournant des années 1960, il considère le travail de Renoir quant à ces questions. Le grand intérêt de sa démarche est de faire entrer en résonance les expériences de radiophonie et de télévision en direct, de captation des musiques improvisées et de prise de son synchrone au cinéma. Devant les bandes son et image conçues comme du « théâtre filmé » et dont le synchronisme pesait de toute sa force d’inertie sur le montage, Eisenstein, Poudovkine et Alexandroff avaient défendu leur concept de « non-coïncidence ». Montrant au contraire que la « fragilité » du son synchrone a généré une série d’expériences productives permettant de s’éloigner, par d’autres voies que celle des Russes, de la stricte coïncidence tant honnie par eux, Mouëllic analyse plusieurs oeuvres télévisuelles et filmiques (Averty, Rozier, Altman, Rivette, etc.) qui renouvellent les données d’un rapport libre entre sons et images, à commencer par l’une des oeuvres de Renoir. Par son exemplarité, la poétique de l’auteur de La règle du jeu (1939) a eu une influence profonde sur les esthétiques modernes au tournant des années 1960, alors que le direct se généralise, notamment au sein de la Nouvelle Vague, dont Renoir était le « patron » (dixit Jacques Rivette). Mouëllic montre que les nouveautés esthétiques et techniques naissent souvent à la confluence des pratiques artistiques et des médias, en l’occurrence ici la radio, le jazz, la télévision naissante et le cinéma.

Alors que Mouëllic insiste sur l’importance de la prise de son en direct des improvisations musicales, Jean-Pierre Sirois-Trahan se penche, dans « Phonographie, cinéma et musique rock. Autour d’un impensé théorique chez Walter Benjamin », sur le travail minutieux de mixage et de montage des couches de son successives dans les studios où sont nés les albums rock. Au sein de ce dossier résolument intermédial, cette proposition fait l’analyse des méthodes et techniques d’enregistrement de la musique, et ce, afin de les comparer aux pratiques cinématographiques. La recherche de Mouëllic sur le son direct captant l’improvisation est donc augmentée par le travail de Sirois-Trahan sur le son enregistré en studio. Ce dernier met en lumière l’importance mésestimée de l’invention du magnétophone et de la bande magnétique, capitale à la fois pour le radio-roman, le cinéma direct, la musique concrète et la constitution du rock comme pratique artistique. À l’aide de cette nouvelle technique, le travail de composition sonore du « metteur en disque » est comparé aux choix faits par le réalisateur de films avec son équipe. L’auteur différencie ce qui relève de la captation, de la reproduction, de la duplication de masse et du montage/mixage. Il revient sur les premières idées d’association mécanique son-image et propose un parallèle efficace entre le langage des studios de rock (overdubbing, slicing) et la pensée de Walter Benjamin appliquée au cinéma. Au centre de sa réflexion se trouvent les questions du phonomontage et de l’oeuvre enregistrée. Pour lui, l’album rock est une « construction » du réalisateur de disques (dépassant le simple directeur artistique, présent dès les années 1900), comme le film est la construction d’une instance réalisante. Ces oeuvres collectives peuvent mieux se comprendre si on les replace dans cette perspective d’oeuvres construites. Les propositions théoriques de Benjamin sur l’oeuvre reproduite techniquement (incluant donc l’oeuvre de cinéma) sont propres à nourrir la pensée sur la création de disques rock aussi bien que sur le rôle sociétal des films et du rock.

Il s’agit aussi de comprendre comment, en s’éloignant de plus en plus de l’idée de réalisme sonore, on s’approche de la création phonographique ; les enregistrements mimétiques ne sont plus qu’un des éléments de la construction. Cette idée est au centre du questionnement de Maurizio Corbella et Anna Katharina Windisch dans « Sound Synthesis, Representation and Narrative Cinema in the Transition to Sound (1926-1935) », où les deux auteurs montrent de quelle façon la création d’instruments prévus à la base pour synthétiser les orchestres existants a donné naissance à des sons inconnus, totalement nouveaux. Ceux qui recherchaient un « réalisme sonore » ont finalement créé les sons des mondes fantastiques au cinéma ! Au-delà de l’enregistrement et de la reproduction de fragments du réel en tant qu’il est sonore, il ne faut donc pas oublier la création et la production de sons. Les instruments de musique électroacoustiques propres à brosser de nouveaux paysages sonores, ancêtres des synthétiseurs numériques d’aujourd’hui, sont rarement étudiés en lien avec l’histoire du cinéma. Dès les années 1900, ces premiers instruments inventés pour la synthèse, comme le Telharmonium, le Theremin et les ondes Martenot [4], effraient ou impressionnent par leur capacité à créer des sons littéralement « inouïs ». Créant un monde virtuel par le son, ces instruments accompagnent des projections de films dès les années 1920. Lors de la généralisation du parlant, et plus tard dans les années 1950, ces sons de synthèse sont associés à des genres cinématographiques particuliers, principalement la science-fiction et l’horreur, justement en raison du sentiment d’inquiétante étrangeté (eerie feeling) qu’ils instillent. Pour faire un parallèle avec l’article de Sirois-Trahan, ajoutons que ces « machines à sons » furent intégrées rapidement aux musiques populaires, par exemple dans Ne me quitte pas (1959) de Jacques Brel, en France, Good Vibrations (1966) des Beach Boys, aux États-Unis et Claude Léveillée à Paris. Volume 2 (1966), au Québec. Corbella et Windisch retrouvent également la trace des premières voix de synthèse (1931-1932) qui, elles aussi, effraient les journalistes témoins des démonstrations. Une fois de plus, la technologie du son permet de remettre en cause les habitudes d’écoute et les critères de « réalisme sonore » ou d’espace sonore.

La virtualisation du cinéma qu’induit le numérique marque les processus de création, de production et de projection depuis quelques années. On oublie souvent que, bien avant la projection d’images numériques, le son numérique existait déjà au cinéma il y a quelque trente ans. Pour importante qu’elle soit, cette révolution peut nous obnubiler au point de nous amener à faire fi de formations et processus plus singuliers ou discrets qui n’en sont pas moins importants pour qui veut entendre l’orchestration plutôt que les seuls soli. Dans ce numéro, nous avons voulu rester en deçà de la révolution numérique pour questionner ces phénomènes qui, dans l’histoire du cinéma, sont restés méconnus, ou n’ont pas été suffisamment pris en compte, au nom d’une vision essentialiste du cinéma.

Grâce à des réflexions sur les façons de produire le son, de le synthétiser, de l’enregistrer ou de le reproduire, notre dossier permettra, nous l’espérons, de relire l’histoire du cinéma, de « réécouter » ses manifestations. On le verra, ses expérimentations les plus pointues débouchent souvent sur un « art de masse » (cinématographique ou discographique). Les institutions, genres ou séries culturelles, qui semblent encore très figés, immuables pour certains, nous paraissent surtout malléables et influencés par des techniques nouvelles, des inventions d’instruments improbables et des jeux sur les sons. En écoutant les enregistrements audiovisuels, on comprend le cinéma autrement. Tout en pratiquant une recontextualisation précise, les contributions de ce dossier imposent des sauts dans le temps, brisent des agencements trop simples, soulignant ainsi les crises historiographiques qui sont un défi à notre entendement du cinéma.