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L’ouvrage de Françoise Naudillon et Jean Ouédraogo compile douze communications présentées lors d’un colloque international intitulé Afrique, cinéma et littérature, tenu à Concordia University, à Montréal, en avril 2008. Il a été coordonné par Françoise Naudillon, qui avait codirigé avec Janusz Przychodzen et Sathya Rao une publication collective sur les cinémas africains en 2006, L’Afrique fait son cinéma, et Jean Ouédraogo, qui a signé plusieurs textes sur ce même sujet, notamment Cinéma et littérature du Burkina Faso. De la singularité à l’universalité (2005) et Figuration et mémoire dans les cinémas africains (2010).

Cet ouvrage s’inscrit dans la lignée de plusieurs publications offrant un regard comparé entre l’écrit et l’image en Afrique francophone [1], sujet qui a déjà été abordé dans les études littéraires et cinématographiques [2], mais qui est ici prétexte à une réflexion sur le processus de construction de l’identité. Cette quête identitaire serait un voyage aussi spirituel que physique, puisqu’il est à la fois recherche sur soi et déplacement du corps.

L’intérêt de cette publication est ainsi de raconter ces expériences migratoires choisies ou subies du point de vue des populations africaines qui se dirigent vers les continents européen ou nord-américain. Dès les premières lignes, cet objectif est énoncé :

[…] les comparaisons dans la mise en scène des rencontres et des errances, des conflits et des solidarités, des transformations et des hybridités [sont] le sujet de cet ouvrage

p. 6

L’originalité de cet ouvrage réside aussi dans l’angle d’analyse adopté, car les articles s’intéressent aux récits des voyages évoqués plus haut davantage qu’à leur mise en forme romanesque ou cinématographique. En citant régulièrement des extraits de romans et en transcrivant des scènes dialoguées, les auteurs immergent le lecteur au coeur du vécu des migrants, qu’ils soient réels ou fictifs. Ainsi, plusieurs niveaux d’analyse sont proposés, de l’expérience migratoire de l’artiste lui-même se racontant à celle de ses personnages, avec laquelle la première se confond peu à peu. On s’intéresse également à leurs parcours, dans lesquels le lecteur pourra aussi se reconnaître.

Comme pour mieux démontrer la place importante qu’occupe ce thème de la migration chez les artistes africains francophones, l’ouvrage s’ouvre sur une recension non exhaustive de trente-quatre courts et longs métrages, égrainés sous la plume de la réalisatrice Monique Crouillère. En s’appuyant sur leur synopsis, elle lie ces films non par leur chronologie mais pas leur sujet, celui du fantasme de l’ailleurs, des aléas d’un voyage extranational souvent sans retour. Au fil des pages, en effet, la question de la place de l’Afrique dans le contexte de la mondialisation se dessine par la confrontation des espaces géographiques et symboliques autour et à l’intérieur desquels se construisent et se reconstruisent les identités (p. 10). Cette énumération souligne ainsi la diversité des perspectives, car la construction identitaire est un processus mouvant et personnel. Il existerait donc autant de parcours migratoires que d’individus, que l’on pourrait raconter à l’infini.

Images de l’exil

Le voyage, surtout transposé au cinéma et dans la littérature, pourrait être romancé et faire état de la beauté des paysages et des rencontres. Or, les oeuvres des auteurs africains francophones étudiés ici s’appuient sur une réalité qu’ils ont souvent eux-mêmes expérimentée et qui n’est pas toujours idyllique. Fort de son expérience d’immigré, l’écrivain ou le réalisateur semble mettre en garde le candidat à l’exil. Il lui raconte que le voyage qu’il compte entreprendre peut ne le mener nulle part. De romancier ou de cinéaste, l’artiste se fait ainsi pédagogue et livre des oeuvres didactiques, teintées d’éléments autobiographiques, car partir n’est jamais sans conséquences, positives ou négatives. C’est ce qu’expose Sathya Rao, qui revient sur les discussions théoriques autour de la notion d’exil en illustrant son propos avec « deux regards singuliers » (p. 109) : les films L’afrance (2002) d’Alain Gomis et Inch’Allah dimanche (2001) de Yamina Benguigui. Placé au centre de l’ouvrage, cet exposé s’appuie sur les travaux de Foucault et de Deleuze pour définir l’exil comme « un réaménagement du territoire imaginaire dans lequel il survient » (p. 104). Ce « déplacement » inscrit ainsi l’individu au centre du processus migratoire. Dans les oeuvres africaines francophones, le personnage qui part est souvent seul. Mais qui part ? Pourquoi décide-t-on de s’en aller ? Migrer est-il une fuite ou un salut ? L’exil est-il vraiment une quête ou entraîne-t-il une perte identitaire ? Qu’il soit réel ou imaginaire, le voyage ne se fait pas sans but, sinon il est errance et conduit à la marginalité (Kane 2004). Les candidats à l’exil justifient ainsi leur désir de partir par la confrontation avec un problème inextricable que seul l’exil permettra de résoudre. Ces contraintes peuvent être d’abord d’ordre économique ou culturel et laissent alors souvent ces derniers avec l’idée d’un retour possible à plus ou moins long terme. Il faudrait donc parler d’exil au pluriel, tant les parcours racontés dans les oeuvres des réalisateurs et des écrivains africains francophones sont variés. C’est la mondialisation, terme désignant les échanges économiques entre les États, qui pousse d’abord les travailleurs à se déplacer, comme l’explique l’article signé par Jean Ouédraogo. L’auteur établit ici une comparaison du processus migratoire décrit dans le cinéma et la littérature burkinabés à partir de l’exemple du roman Le retour au village (Noaga 1978) et du film Paweogo (Kollo Sanou, L’émigrant, 1984) :

Les protagonistes, entraînés dans leur quête de bonheur et de répit, au-delà des frontières strictement nationales, inscrivent leur sortie du territoire dans le prolongement de l’exode rural

p. 32

Les deux oeuvres étudiées rendent compte de la difficulté à s’adapter à une autre culture, même lorsqu’il s’agit de la culture d’un pays proche géographiquement du sien, comme l’est le Burkina Faso de la Côte d’Ivoire, par exemple. Les circonstances économiques, le besoin de gagner de l’argent à tout prix, poussent aussi à des actes extrêmes comme le mariage par intérêt (p. 127). Dans son analyse du roman Partir (2006) de Tahar Ben Jelloun et du film Comment conquérir l’Amérique en une nuit (2004) de Dany Laferrière, Philippe Basabose compare ainsi l’exil à une maladie sociale :

[…] sur la carte du monde représenté dans Partir et Conquérir se lit un espace de voies qui s’entrecroisent à l’infini et fonctionnent comme des symptômes d’un univers qui, tout à la fois, se décentre et s’unit dans le processus de la mondialisation

p. 136

La migration aurait, selon lui, une origine sociale et non plus seulement individuelle. Ce serait l’environnement économique qui influencerait l’individu et le contraindrait à l’exil, soit parce qu’il est contaminé par l’extérieur, soit parce qu’il ne peut plus être lui-même au sein de son pays. L’individu malade chercherait dans le départ un remède à sa crise existentielle.

La complexité des rapports entre « ici » et « là-bas » et la confrontation entre le départ et la découverte sont l’objet de l’article de Yolaine Parisot, qui propose un (surprenant) détour par Haïti dans cet ouvrage principalement consacré à l’Afrique francophone. Car la littérature et le cinéma haïtiens nous interpellent aussi quant à cette interaction entre les hommes et les cultures :

La scénographie de la migration renvoie à une triple problématique de l’adaptation littéraire au cinéma, puis, la configuration des genres et enfin l’articulation mondial/local

p. 141

Si l’artiste se pose en médiateur de ce débat sur la migration, il écrit et il filme aussi en prenant du recul par rapport à cette question. Il dédramatise les expériences malheureuses par l’humour, le rire et la dérision, même si derrière ces parcours individuels transparaît un mal-être social plus global [3]. C’est ainsi le cas du long métrage Prends 10 000 balles et casse-toi (1982) de Mahmoud Zemmouri, étudié ici par Mehana Amrani. En effet, ce film

[…] ne se limite pas à rire de soi, mais procède aussi à la mise à nu des discours politiques sur le retour des immigrés en Algérie

p. 159

Partir ou revenir est aussi un moyen d’échapper à la précarité sociale, et non seulement économique. Névine El Nossery analyse le « parcours convoité et conscient, et donc assumé » (p. 171) des personnages féminins dans les romans de Malika Mokeddem. Ces héroïnes s’enfuient pour échapper à un destin qui ne leur convient pas et trouvent refuge dans un exil sans fin. La question n’est pas « où aller ? », mais « pourquoi partir ? ». La destination n’est pas le but mais le point de départ : « L’errance permet ainsi aux femmes de soigner leur blessure, de mieux comprendre leur raison d’être et de renaître à elles-mêmes » (p. 179). L’exil n’est plus alors provoqué seulement par l’environnement, mais est un choix personnel, une épreuve que l’on s’impose pour se construire et s’affirmer en tant qu’être social.

La raison du départ peut aussi être politique. L’inconscience des dictateurs africains, dont la cruauté et l’inaptitude à résoudre les conflits économiques et sociaux sont responsables de la migration de leurs concitoyens, en est un exemple. Bien que le lien entre l’article de François-Emmanuel Boucher et le reste de l’ouvrage ne soit pas évident au premier abord, ce dernier décrypte la conception du documentaire de Werner Herzog sur Jean-Bedel Bokassa (Écho d’un sombre empire, 1990). Il détaille le processus de construction cinématographique ayant permis de montrer comment la violence, c’est-à-dire cette « folie » (p. 195) des dirigeants africains envers leur peuple, peut forcer au départ qui, ultimement, provoque la fuite.

Bien que le voyage soit souvent accompli, les frontières franchies sont surtout symboliques. Ainsi, la réalisatrice Marie Binet part à la recherche de son identité dans son documentaire Noir comment ? (2002). Françoise Naudillon qualifie ce voyage au coeur de la mémoire d’une famille martiniquaise de « migration génétique » :

Plus subtilement, la traversée des apparences révèle le tabou génétique qui hante l’île de la Martinique et les séquelles de l’esclavage qui gangrènent les rapports sociaux et raciaux

p. 206

D’une quête identitaire individuelle, on glisse donc progressivement vers la découverte de l’altérité. En effet, on ne peut se construire individuellement que par la confrontation, pacifique ou non, avec l’autre. Il faut aller à sa rencontre s’il ne vient pas à la nôtre.

Mirages de la migration

Si les oeuvres des artistes africains francophones sont aussi autobiographiques que didactiques, elles n’en restent pas moins militantes. Ainsi, Stéphanie Bérard revient sur l’un des premiers films de Sembène Ousmane, La Noire de… (1966), qu’elle considère comme peu étudié. Or, Sembène Ousmane est de loin l’un des réalisateurs africains à qui les universitaires ont consacré le plus d’ouvrages et d’articles ! Son film, comme la nouvelle Voltaïque (Ousmane 1962) dont il est tiré, est par exemple au coeur des travaux de Patrick L. Day (2008), de Sheila Petty (2000), de Françoise Pfaff (1984) ou encore de Sada Niang (1996), entre autres, qui voyaient déjà dans ce long métrage une métaphore des relations entre la France et l’Afrique.

Les intentions du réalisateur sénégalais sont claires et son engagement reste total dans la dénonciation de l’exploitation par l’Occident ainsi que dans l’exhortation à la poursuite de la lutte pour l’émancipation de l’Afrique

p. 64

Dans les oeuvres des artistes africains francophones, la migration n’est toutefois pas seulement représentée par les voyages des hommes, elle l’est aussi par les objets et les lieux. Ainsi, Clément Dessy évoque la fascination exercée par la ville de Paris sur les immigrés. Avant les indépendances africaines, cette attraction pour la « Ville lumière » était liée à ses innovations culturelles et technologiques. Dans son analyse particulièrement fine des récits qu’il étudie, Dessy souligne par exemple que les descriptions de la métropole reviennent comme des leitmotivs dans les textes et les images des artistes africains. La géométrie de l’architecture parisienne fascine autant qu’elle l’isole :

Les effets de distanciation ressentis par le voyageur africain marginalisent sa condition et achèvent de l’isoler dans le sentiment de sa différence

p. 80

L’habitat est aussi au centre de l’article signé par Céline Barrère. Celle-ci revient longuement sur les descriptions des lieux de passage des migrants dans les oeuvres de la littérature africaine, et particulièrement dans deux romans de l’écrivain congolais Henri Lopes : Le chercheur d’Afriques (1990) et Le lys et le flamboyant (1997). Ces lieux sont tour à tour ces espaces sécurisants et intimes, mais aussi les témoins de l’instabilité permanente et de la précarité des nouveaux arrivés :

Entre dispersion et recomposition identitaire, entre nostalgie et dépaysement, la chambre peut être assimilée à une figure poétique de l’éclatement et de la dissémination

p. 97

Dans ces chambres, les migrants découvrent en effet l’individualisme des sociétés modernes.

Au-delà des clichés coloniaux, les romans de Lopes mettent en scène un espace urbain et social fortement marqué par son contexte historique troublé et tendu : celui des dernières années de la colonisation et du début des Indépendances. Le territoire parisien est le miroir du passage d’une urbanité coloniale à une urbanité nationale

p. 95

Ainsi, alors qu’ils sont venus à la rencontre de l’autre, les migrants se retrouvent confrontés à eux-mêmes.

Images et mirages des migrations dans les littératures et les cinémas d’Afrique francophone offre plusieurs perspectives sur les représentations de l’immigration et de l’émigration dans les littératures et les cinémas africains. L’exil peut être une quête personnelle, une sorte de voyage initiatique dont l’issue est une découverte de soi. L’immigration peut aussi être rencontre de l’autre par le mouvement du corps et des objets. Le mirage de ces déplacements spirituels ou physiques résiderait dans la mise en scène romanesque ou cinématographique. Malgré l’intérêt certain du croisement de ces approches pour former ce recueil, on peut toutefois regretter la brièveté des exposés et de leur argumentation, de même que la récurrence des oeuvres abordées dans ces articles et leur absence d’originalité. Non seulement la majorité des oeuvres étudiées ici ont déjà fait l’objet de plusieurs publications académiques, mais l’ouvrage pourrait donner l’impression fausse que les artistes africains ne produiraient plus d’oeuvres nouvelles et intéressantes pour le chercheur. Pourtant, en surfant sur Internet, il est désormais possible de lire, de visionner et d’acheter une multitude d’oeuvres africaines récentes qui témoignent de la vitalité artistique de ce continent que l’on tente trop souvent de figer. Plutôt que d’envisager l’Afrique dans le contexte de la mondialisation, terme économique et réducteur, je préfère affirmer que l’Afrique se trouve au coeur de la « globalisation », c’est-à-dire des rapprochements et des échanges transnationaux entre les individus et les espaces géographiques physiques ou virtuels, et que ces rapprochements et ces échanges ne fonctionnent pas seulement à sens unique. Même si la migration s’effectue majoritairement de l’Afrique vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, il aurait été pertinent aussi de se pencher sur la migration inverse, c’est-à-dire celle des Européens ou des Américains vers l’Afrique, déplacements qui inspirent aussi les écrivains et les réalisateurs de l’Afrique francophone et de ses diasporas [4]. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage apporte de nouveaux éclairages sur l’interculturalité des artistes africains et celle de leurs oeuvres cinématographiques et romanesques.