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L’archive étoilée

L’attrait pour les archives qu’on constate aujourd’hui au sein des études cinématographiques est comparable en importance à celui qui suivit le tournant de l’historiographie du cinéma marqué par le congrès de Brighton à la fin des années 1970. Mais il ne s’agit pas cette fois d’une nouvelle façon d’aborder l’histoire en reconsidérant ses objets ou ses approches. Ce sont les archives elles-mêmes qui retiennent l’attention, sans que celle-ci soit toujours circonscrite de manière très claire : c’est souvent de « l’archive » en général qu’il est question, ou encore, en termes institutionnels, du « patrimoine ». Les archives ne sont plus réservées aux études génétiques, historiennes ou économiques, mais gagnent aussi le domaine de l’esthétique du cinéma. Il suffit de penser à la redécouverte, dans le contexte de l’histoire des expressions gestuelles et de l’étude de la migration des images (d’abord dans l’espace germanophone, puis en Italie, en France et ailleurs), d’Aby Warburg — et par là du paradigme de la survivance et de l’anachronisme, appliqué par la suite dans le champ de l’audiovisuel —, ainsi qu’à la présence croissante de son atlas mnémosyne sur la scène de l’art contemporain [1]. Dans la mesure où une suggestion combinatoire reste énigmatique, le geste de création des voisinages devient lui-même aujourd’hui auratique : voilà ce que l’historien d’art Wolfgang Ullrich (2013) constate de façon polémique.

Des ouvrages récents révèlent la diversité et la complexité d’un objet d’étude qui s’inscrit au sein d’une transformation culturelle et technique rappelant les mutations de la fin du xixe siècle, elles-mêmes dues à l’émergence de nouvelles techniques de reproduction des images et à leur industrialisation. Si les auteurs d’ouvrages collectifs couvrent souvent un vaste domaine de recherche afin de dresser un état des lieux global (Bordina, Campanini et Mariani 2012, Habib et Marie 2013) ou d’aborder un thème précis — telle la présence de l’humain dans l’archive, témoignant de ce que Berthet et Vernet (2011, p. 13) appellent la « fertilité des archives » —, ils esquissent parfois une analyse de leur propre logique heuristique, rejoignant ainsi l’élan des artistes, des cinéastes et des commissaires d’exposition qui font aujourd’hui de l’archive une sorte de question fondamentale. Un tel souci semble entraîner non seulement une reconsidération des technologies et des savoirs permettant d’établir des rapprochements entre des éléments hétérogènes de l’archive, mais aussi une nouvelle conscience des modes de temporalité, d’historicité et de mémoire propres aux matériaux archivistiques.

Il s’agit, dans ce numéro, de mesurer la dimension épistémologique des archives et de leur transformation : ce qui est ou devient visible (au sens de Michel Foucault) dépend des dispositifs organisant la place, l’institutionnalisation, l’accessibilité et l’expérience de ces archives. Les archives ne sont pas des lieux abstraits ou immatériels (bien que le passage au numérique entraîne, à différents niveaux, divers degrés d’immatérialisation) et ne constituent pas une masse inerte d’énoncés, d’images ou de documents ; au contraire, elles sont vivantes, elles s’organisent et se réorganisent en permanence. Elles font l’objet d’un travail de transformation, d’indexation, de restauration et de conservation, mais aussi d’une discursivité qui régit en partie telle ou telle apparition ou disparition d’un film, voire l’existence même d’un éventuel enregistrement audiovisuel. On ne peut pas ne pas citer ici Jacques Derrida (1995, p. 34), qui souligne l’importance de la pensée des supports de l’archive (ce en quoi il rejoint certaines hypothèses radicales de Friedrich Kittler), en parlant, à propos des technologies numériques, d’un « séisme archival » produisant d’importants effets hypomnésiques : « […] la structure technique de l’archive archivante détermine aussi le contenu archivable dans son surgissement même et dans son rapport à l’avenir. L’archivation produit autant qu’elle enregistre l’événement. » Cela conduit à penser les films non seulement en tant qu’objets fabriqués par leurs auteurs dans le cadre d’un processus de création, mais aussi en tant qu’objets fabriqués (restaurés, remodelés) par le processus même de leur archivation (Doane 2002, p. 222).

L’accumulation de mémoire sur un support externe peut engendrer des effets paradoxaux. On sait que les nouveaux dispositifs audiovisuels (Internet, les jeux vidéo, les bases de données numérisées) ont modifié l’accessibilité, le mode de consultation des archives, mais aussi la malléabilité des matériaux filmiques. Ils instituent un nouveau type d’expérience. Aujourd’hui, le corps du nouvel observateur-spectateur-manipulateur des images de l’histoire du cinéma est conditionné d’une autre façon que le corps de celui qui allait simplement au cinéma et se déplaçait pour consulter des archives. On peut postuler que le chercheur devrait savoir occuper les deux places à la fois (l’ancienne et la nouvelle), voire une troisième place qui serait d’ordre épistémologique et qui permettrait de penser la transformation des dispositifs archivistiques, notamment en ce qui concerne leur accessibilité (régie par le droit, la marchandisation, les divers intérêts des pouvoirs publics et privés), leur quantité (indexation de corpus audiovisuels de plus en plus grands) et leur matérialité (numérisation, localisation, juxtaposition). La question de la hiérarchisation (par des dispositifs de recherche et d’indexation) se pose par exemple par rapport au « Web sémantique ». Elle se pose aussi dès la conception du patrimoine audiovisuel en devenir, porteur de traces pour de futures mémoires et histoires, ou encore face à la création de nouveaux modes de liens (ou d’hyperliens) entre images et ressources. Depuis que le moteur de recherche Google a acheté YouTube, le nombre d’images en mouvement accessibles par une structure dynamique du Web s’est encore accru. Plusieurs auteurs contribuent, dans ce numéro, à la discussion sur la fonction d’Internet, que certains considèrent comme une nouvelle forme d’archive rassemblant et connectant un grand nombre de données et d’images, tandis que d’autres y voient une technique abolissant les signes traditionnels des archives (localisables, centralisées, temporellement structurées).

« L’histoire du cinéma n’existe pas », continuait récemment d’affirmer Jacques Aumont (2011, p. 153), tant à cause de l’hétérogénéité de ses objets et de ses pratiques qu’en raison de la subjectivité de son expérience. Il y aurait donc peut-être des histoires du cinéma, comme le suggère Godard. Mais il faut sans doute prendre la mesure, par ailleurs, de la pratique diversifiée des historiens du cinéma et de la possibilité d’une histoire des formes filmiques et des images elles-mêmes qui s’appuierait davantage sur les archives, y compris non films. Quoi qu’il en soit, la fabrication de l’histoire et des histoires, mais aussi de la théorie et de l’esthétique du cinéma, eu égard aux archives en pleine transformation, nécessite une réflexion fondamentale. Car l’impulsion archivistique, telle qu’elle est théorisée par Mary Ann Doane (2002), implique la prise en compte de la spécificité de l’objet film, qui peut être un objet reproductible, mais aussi endommageable, transformable, remontable au fil de ses usages, à partir de sa sortie en salle ; un film est souvent « pluriel » : il existe en plusieurs versions concurrentes (Marie et Thomas 2008). C’est en ce sens que, pour Doane (2002, p. 222), ce désir d’archive peut se comprendre comme une « tentative d’arrêter le mouvement vertigineux de la reproduction mécanique et électronique » (j’ajouterais : numérique).

Si on peut supposer que le regain d’intérêt porté aux archives naît en partie d’une certaine utopie revitalisée par l’idée d’un réseau global permettant toutes sortes de connexions, il n’en mérite pas moins un questionnement nuancé et documenté de ses aspects théoriques et historiques. Les questions que posent plusieurs des auteurs rassemblés dans ce numéro, dans une perspective heuristique ou épistémologique, sont les suivantes : y a-t-il un rapport entre cet intérêt croissant pour l’archive et les transformations profondes provoquées par le passage au numérique ? Peut-on en sonder l’origine ? Peut-on tracer aussi, plus largement, de nouvelles pistes de recherche axées sur les archives et la pensée des archives ?

Le présent numéro s’ouvre sur une réflexion théorique que Trond Lundemo consacre à la question de la sélection en rapport avec les techniques d’archivage. L’auteur poursuit dans ce texte sa recherche portant sur le dispositif archivistique de la collection d’Albert Kahn, les Archives de la planète, réunissant plusieurs types d’images (photographies et films datant de 1908-1931), numérisées récemment et rendues accessibles par une base de données (Lundemo 2012). La spécificité de ces « archives intermédiales », apparues après la fin de la galaxie Gutenberg, y est comprise grâce à une approche interrogeant leur mode d’inscription. Selon Kittler (1986, p. 104), le phonographe et le cinématographe sont tous deux, comme leur nom l’indique, des systèmes d’inscription, dont la nouveauté se caractérisait avant tout par le pouvoir de conserver le temps, « en tant que mixage des fréquences sonores dans le domaine acoustique, en tant que mouvement d’une séquence d’images distinctes dans le domaine optique ». Dans son « archéologie des médias [2] », d’inspiration à la fois foucaldienne et freudienne, Kittler insiste surtout sur leur matérialité, voire leur technicité. C’est dans cette perspective que Lundemo analyse le déplacement du type de connexions qui se forment au sein des archives du film, par le passage au numérique, tout en insistant sur la différence entre ce qui constitue une base de données et le contenu matériel des archives. Les failles de l’indexation numérique sont immenses, laissant une grande opacité à des objets complexes comme les images audiovisuelles. Lundemo rejoint ainsi les arguments de Giovanna Fossati (2009, p. 105), qui réclame que « la vie archivistique du film » fasse l’objet de débats, que la restauration des films devienne un sujet de réflexion pour les historiens et les théoriciens du cinéma, au même titre que la restauration des oeuvres dans le domaine de l’art. Cela semble d’autant plus indispensable, selon Fossati, qu’un film nécessite, en tant qu’objet fabriqué, une historicisation double : matérielle (dans la mesure où sa « vie » antérieure est marquée par des effets de décomposition) et conceptuelle (dans la mesure où il a été réalisé dans un contexte culturel, technique et historique précis) ; et ainsi cette « vie archivistique » change fondamentalement avec la numérisation. La tâche de trouver des outils d’interrogation adéquats relève désormais des laboratoires de recherches (Carou 2011, p. 168).

C’est dans le champ circonscrit par Fossati (« la vie archivistique » des films) que Sylvie Lindeperg ouvre une piste des plus prometteuses. Dans le cadre de son approche d’historienne, elle trace ce qu’elle appelle « la voie des images » : un véritable défi pour les chercheurs conscients de la dimension matérielle et historicisée de leur objet d’étude, lequel n’est plus le même une fois restauré et qui de toute façon change, en tant qu’objet fabriqué, au fil du temps, aussi bien matériellement qu’en fonction du savoir et de la culture de celui qui le regarde. À partir de son dernier livre (Lindeperg 2013), dont elle présente ici la synthèse et les implications heuristiques, l’auteure analyse le goût de l’archive en tant que symptôme actuel de la télévision et de l’industrie culturelle, en même temps qu’elle fait surgir — à partir d’une série d’études de cas et de micro-analyses où elle s’intéresse avant tout au regard construit au sein même d’un dispositif de destruction et de guerre — le détail (au sens où Daniel Arasse en parle pour la peinture) et ce que Carlo Ginzburg appelle les « fuites de sens ». Lindeperg oppose ainsi à la circulation accélérée des plans d’archives une description qui cherche les arrière-plans et les indices, pour établir ce qu’elle appelle une « histoire du regard » et démontrer la double temporalité de certains films, susceptibles de développer, au fil de l’histoire, une puissance spectrale.

Ma propre contribution à ce numéro est également consacrée à l’idée de la spectralité, suggérée par la forme de certains films d’essai qui travaillent la scène même de l’archive, au sens où ils ne se contentent pas de réutiliser des plans d’archives, mais s’intéressent aux traces du dispositif de production de ces sons et de ces images, et à la longue histoire de leur conservation. Je propose une approche esthétique du rapport entre réflexion et affection dont ces films dotent certains plans retrouvés. En m’appuyant sur des théories de l’histoire, j’analyse, à partir de la distinction foucaldienne entre l’archive et les archives, comment trois films d’essai développent une capacité particulière à faire surgir ce que Reinhart Koselleck (2003) appelle des « couches de temps », c’est-à-dire à montrer les vitesses variables auxquelles tel ou tel plan, tel ou tel son atteint une visibilité ou une audibilité spécifique. Cela me conduit à explorer, dans la création contemporaine, une tendance générale à un devenir fiction des images d’archives.

André Habib s’attache de son côté à dresser l’état des lieux d’un champ de recherches symptomatique, portant sur les films d’archives appartenant au domaine du « cinéma expérimental ». Sa proposition d’une archéologie du found footage déploie d’une manière originale une sorte d’éventail de desiderata dans ce champ où on peut constater, de la part des chercheurs, un certain nombre d’imprécisions et d’erreurs, paradoxalement liées au manque d’attention prêtée à ce qui constitue souvent le coeur de la création des oeuvres en question : leur matérialité. Relevant les opérations techniques et les contextes historiques de certains films classiques de l’avant-garde américaine, Habib montre aussi comment le symptôme du regain d’intérêt pour l’archive passe en partie par la production cinématographique et artistique contemporaine : l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel est devenue l’objet d’une pratique généralisée de remontage et de remixage. De ce point de vue, on peut attribuer à certaines pratiques artistiques et culturelles ce que Hal Foster (2004) a nommé, en hommage à Craig Owens, an archival impulse, une « impulsion archivistique » à laquelle correspond le « mal d’archive » (archive fever), pour reprendre l’expression de Derrida (1995), auquel sont en proie les études mêmes qui s’y consacrent depuis une quinzaine d’années. De cette évaluation découle aussi le constat que si les pratiques cinématographiques et vidéographiques recourant aux archives se multiplient, leurs approches et leurs gestes restent aussi diversifiés que leurs objets. En découle également le statut épistémologique crucial de certains films de l’avant-garde, en dialogue avec les historiens du cinéma. Habib (2013, p. 150) avait d’ailleurs déjà souligné la contemporanéité entre le congrès de Brighton de mai 1978 et le colloque « Researches and Investigations into Film: Its Origins and the Avant-Garde », organisé par John Hanhardt au Whitney Museum en novembre 1979.

L’étude de cas proposée par Charles Musser présente un exemple, pour les États-Unis, du type de recherches revendiquées par Alain Carou. Musser s’intéresse à l’histoire oubliée d’une maison de production indépendante, portant sur ce qu’on appelle depuis les années 1990 des « films orphelins » (orphan films), c’est-à-dire des films abandonnés par leurs producteurs, auteurs ou ayants droit, ou encore écartés des collections des musées et des archives nationales. À partir de l’exemple de Union Films, un collectif de producteurs engagés à gauche qui a produit plus de deux douzaines de documentaires dans l’immédiat après-guerre (entre 1946 et 1953), Musser présente les scènes variées de sa recherche d’historien : un colloque spécialisé à l’origine d’une enquête, des échanges multiples avec des archivistes, des collectionneurs et des conservateurs, l’accès (public) via Internet à certaines collections comme les archives Prelinger (acquises par la Library of Congress) et une quête de documents qui dépasse largement les lieux propres aux archives. Du récit détaillé de cette recherche résulte une évaluation fine de l’utilité et des inconvénients de l’accès aux films sur Internet.

Dans le contexte des médias numériques et d’Internet, la circulation accrue des images préexistantes produit deux résultats opposés du côté des créateurs : d’une part, l’idée de la fin de toute impulsion créatrice, en raison de la perte des origines et de l’originalité — cette dernière constituant, selon Rosalind Krauss (1993), un des mythes des avant-gardes — et, d’autre part, à travers un travail sur le langage historique des images et face à ce retour vers l’histoire de l’art (et du cinéma), le paradigme de la réflexivité qui affecte l’idée même de l’historicité du cinéma. La contribution de Jennifer Wild qui clôt ce numéro montre à la fois l’historicité de cet attrait pour l’archive et la longue histoire des gestes contradictoires des cinéphiles et des collectionneurs-artistes, depuis Ricciotto Canudo, Guillaume Apollinaire et Marcel Duchamp. À partir de ses recherches sur la reprise de l’esthétique de la réception du cinéma (notamment à travers la culture des stars) par le mouvement Dada au cours des années 1920, Wild expose son propre goût de l’archive. Dans la foulée d’Arlette Farge (1989, p. 116-117), pour qui l’archive oppose aux constructions théoriques et abstraites son « poids d’existences et d’événements minuscules incontournables, aiguillonnant le savoir traditionnel d’une “réalité” triviale et flagrante », Wild montre à quel point les collections sont aussi un lieu d’émotion et de pouvoir, y compris quand elles passent par de nouveaux portails, tel le site d’enchères en ligne eBay. Exposant ainsi les logiques de la reproduction et de l’acquisition des archives d’aujourd’hui, l’essai de Wild, en tant que témoignage d’une collectionneuse, donne à l’idée derridienne de « séisme archival », liée à la fonction primordiale de « l’archive archivante », toute sa teneur et sa pertinence.