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Une posture matrice

Dans l’art de l’acteur, la gestuelle emphatique de la déploration — mains portées aux parties supérieures de la tête (tempes, front, sommet du crâne) —, accompagnée de cris ou de lamentations [2], bénéficie d’une fortune expressive toute particulière, qui se mesure aussi à son usage répété en dehors des arts de la scène ou de l’écran, dans le domaine du photojournalisme par exemple, comme en atteste l’utilisation récurrente des mêmes gestes de l’abattement, dans la presse occidentale, pour illustrer le profond accablement aussi bien des sportifs défaits que des victimes de guerre [3].

Au cinéma, un cas issu d’un célèbre film des années 1920, mais découvert très récemment, est particulièrement éloquent : à la fin de La vengeance de Kriemhild (Kriemhilds Rache), deuxième partie du diptyque Les Nibelungen (Die Nibelungen, Fritz Lang, 1924), l’héroïne meurt sur les marches du palais de son époux Etzel, roi des Huns (interprété par Rudolf Klein-Rogge [4]). Dans la version DVD éditée par MK2 en 2007, un plan court montre le malheureux survivant assis, atterré, à côté du cadavre de sa bien-aimée. Mais la version restaurée par la Fondation Friedrich-Wilhelm-Murnau [5] en 2010 (diffusée sur la chaîne franco-allemande Arte en octobre 2011) révèle l’ajout de plusieurs chutes à cette séquence : notamment un plan d’Hildebrand transperçant Kriemhild de son épée (plan dont l’absence dans la version initiale tronquée rendait peu lisible la scène) et surtout un plan plus long où l’on voit le Hun, assis à côté du corps, appeler à l’aide en regardant autour de lui, puis hurler au ciel en renversant la tête en arrière tout en se pressant les tempes des deux mains (fig. 1 [6]), avant de redresser le visage face caméra, les bras ballants en signe de résignation (adoptant ainsi l’attitude visible dans la version MK2, qui correspondait en fait à la fin du même plan, amputé de toute sa première partie).

La séquence ainsi restaurée fait anachroniquement écho à toutes ces scènes bien ultérieures, de films de guerre américains particulièrement, où un personnage, agenouillé dans une posture de pseudo-pietà auprès d’un compagnon mortellement blessé, appelle désespérément à l’aide ; mais elle évoque surtout, à une distance de sept décennies, la fin du Parrain 3 (The Godfather : part III, Francis Ford Coppola, 1990), où Michael Corleone (Al Pacino) s’effondre à côté du cadavre de sa fille qui vient d’être abattue sur les marches de l’opéra de Palerme, puis se tourne face caméra en se couvrant le visage des deux mains, avant de crier à la mort vers le ciel, en faisant glisser ses mains de part et d’autre de son visage [7] (fig. 2).

Nous vient alors à l’esprit la fameuse et provocatrice théorie du « plagiat par anticipation » énoncée par Pierre Bayard (2009, p. 47) qui :

[l]isant Maupassant depuis Proust, […] ne li[t] plus véritablement Maupassant, ou seulement Maupassant, mais un autre texte qui, tout en étant resté le même, est devenu différent. […]

[Car] le texte second, celui de Proust, fait […] surgir un texte nouveau dans le premier texte, celui de Maupassant, qui ne s’y trouverait pas si Proust n’avait pas existé.

Figure 1

La vengeance de Kriemhild (Fritz Lang, 1924), version restaurée.

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Figure 2

Le parrain 3 (Francis F. Coppola, 1990).

© Paramount Pictures

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De la même manière, revoyant Lang après Coppola, nous créons un « troisième texte » qui connote le jeu expressionniste de Klein-Rogge de toute la force tragique du jeu de Pacino, et nous relions par-delà les temps et les cinématographies, à travers la proximité de deux configurations visuelles, les trajectoires artistiques de l’Allemand des années 1920 et de l’Italo-Américain des années 1990.

Ce lien entre les deux oeuvres s’explique surtout par l’emprise d’une tradition iconographique commune, issue du théâtre classique et de la peinture romantique des xviiie et xixe siècles, qui semble influencer les cinéastes, quelle que soit leur époque.

Un geste codifié du théâtre classique

L’expression du désespoir qui, comme le souligne Jacques Aumont (2006, p. 21), se traduit dans le cinéma muet « par les deux mains portées au niveau des tempes (surtout chez les femmes) » deviendra très vite un cliché gestuel employé indifféremment par les actrices ou les acteurs. Hérité de la gestique traditionnelle du théâtre classique, ce geste appartient à ce « répertoire d’attitudes le plus souvent tragiques où l’excès s’expose et l’extase gouverne » (Banu 2002, p. 169) exploité sur scène par l’archétype de la tragédienne du xixe siècle, Sarah Bernhardt, qui :

[d]u théâtre […] cherchait à magnifier l’expression afin d’atteindre et de proposer toujours les états de l’extrême. Cela engendre une rhétorique que la comédienne déploya sans réserve ni économie, au risque même de la galvauder : bras écartés, yeux rivés vers une divinité placée dans un au-delà fictif et constamment prise pour partenaire

Banu 1995, p. 39

La posture adoptée par Klein-Rogge à la fin des Nibelungen restitue presque trait pour trait l’une des attitudes proposées par la tragédienne dans une scène de La Tosca, de Victorien Sardou (1887), immortalisée par les photographies de Nadar : agenouillée auprès d’un cadavre, Sarah Bernhardt lève la tête vers le ciel en posant les deux mains sur ses oreilles, ses coudes bien relevés formant deux triangles de part et d’autre de son corps [8] (fig. 3).

Figure 3

Sarah Bernhardt dans La Tosca, photographiée par Nadar (1887).

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Une posture qui renvoie bien « à l’historicité d’une ethnographie théâtrale », ainsi qu’à « des codes de jeu propres à une actrice de la fin du siècle » et qui « la rattachent à une esthétique d’époque » (Banu 2002, p. 167) ; mais une posture qui semble déjà à ce moment-là perçue comme ultra-codifiée (« galvaud[ée] » nous dit Banu), si on considère comme un aveu de non-conformité aux attentes de la commande le fait que cette image n’a pas été retenue par le photographe (comme en témoigne la biffure indiquant à même le négatif son statut de rebut). C’est peut-être là que se joue la distinction théorisée par Georges Banu entre « les poses de la star » et « les postures de l’interprète » : l’outrance de la posture de l’actrice, admirée dans le temps éphémère du spectacle, ne convient plus au sein du dispositif promotionnel au service d’une icône dont les poses doivent perpétuer la légende atemporelle.

Pourtant, le cinéma ne cessera de revenir à cette posture, comme dans Afgrunden (L’abîme, 1910), premier film tourné par le pionnier du cinéma danois Urban Gad, où Asta Nielsen, dans la scène où le personnage de Magda vient de poignarder son amant infidèle, reproduit la même gestuelle que Sarah Bernhardt (fig. 4) ; ce qui contredit au passage la thèse défendue par Rémy Pithon (2008, p. 161), selon laquelle la tradition scandinave du mélodrame, dont l’actrice danoise est la figure de proue, frappe par « son refus des conventions dramatiques », Nielsen se rapprochant davantage ici de cette « autre grande école du mélodrame, celle qui dominait dans les mêmes années la production italienne, où les actrices adoptaient une sorte de ralenti des mouvements, dans des mises en scène inspirées de la tradition de l’opéra du xixe siècle ».

Figure 4

Afgrunden (Urban Gad, 1910).

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Comme le confirme l’historien du théâtre Olivier Goetz (2012, p. 141) à propos du film de Fritz Lang, de telles « ondulations pathétiques […] ressortissent, indéniablement, au mélodrame théâtral appartenant à un passé récent dont les artistes de 1920 conservent, de toute évidence, une vive mémoire visuelle et corporelle ». Une « mémoire visuelle et corporelle » partagée également par les écrivains, tel Gustave Flaubert (1877, p. 183) décrivant l’attitude d’Hérode Antipas à la fin d’Hérodias : « et il ne resta plus dans la salle qu’Antipas, les mains contre ses tempes, et regardant toujours la tête coupée [de Jean-Baptiste] ».

L’acteur de cinéma permet quant à lui de conserver durablement et de restituer pleinement ce patrimoine gestuel, jusqu’alors simplement décrit, reproduit ou saisi de façon incomplète par la littérature ou les arts visuels, grâce à l’enregistrement du mouvement à la fois par l’intermédiaire de son propre substrat corporel et sur le support matériel du film.

Le geste de porter les deux mains à la tête est utilisé dans des situations de trouble psychologique intense qui précèdent une décharge émotionnelle (cri, action violente, etc.). Pour Vsevolod Poudovkine (1956, p. 52), « le fait de se prendre la tête à deux mains de désespoir » est le « geste expressif » par excellence. Tout au début du xxe siècle, les théoriciens de la codification gestuelle prennent en compte cette accentuation de l’émotion dans leurs répertoires gestuels respectifs. Ainsi, pour Charles Aubert (1901, p. 59-60) :

Une main enserrant la tête un peu renversée, l’autre bras allongé, s’éloignant un peu du corps […] : Que faire ? Que devenir ? Ma tête éclate ! C’est à devenir fou ! Tout est perdu ! Désespoir.

Les deux mains enserrant la tête […] : Mêmes expressions que les précédentes, mais beaucoup plus accentuées.

Les deux mains ouvertes ou fermées comprimant les tempes, la tête très renversée […] : Les mêmes expressions portées à leur maximum d’intensité.

Quant à Édouard Cuyer (1902, p. 254-255), il précise que :

[l]es deux mains appliquées par leur paume sur les parties latérales de la tête expriment l’épouvante ; si elles sont placées un peu plus haut, la tête étant alors renversée en arrière, c’est un geste de désespoir.

Aujourd’hui encore, un Dictionnaire des gestes comme celui de François Caradec (2005, p. 52) continue d’indiquer que se tenir la tête à deux mains est un « geste théâtral de désespoir et d’angoisse » et que poser « les deux mains […] sur la tête, le corps penché en avant comme si on allait tomber », est consciemment perçu comme un « geste d’éloquence oratoire » qui signifie un « désespoir profond ».

Codifiés par une longue tradition iconographique, de tels gestes offrent donc une lecture immédiate et tendent à devenir de véritables formules figées, utilisées pour leur forte portée esthétique (leur forme stylisée accentuant la valence plastique de plans soigneusement composés pour accueillir leur surgissement), mais également pour leur puissance rhétorique (leur survenance attendue à certains moments clés de l’organisation sémantique du film les transformant en véritables tropes visuels).

Un cliché gestuel devenu formule de montage

On retrouve ainsi cette posture de la déploration sur les marches d’un autre escalier, quelques mois après la sortie du film de Fritz Lang, et dans un autre pays : l’URSS. Dans un plan très court du Cuirassé Potemkine (Bronenosets Potyomkin, Sergueï Eisenstein, 1925), un petit garçon regardant face caméra, les deux mains sur les tempes, est assis à côté d’un cadavre (fig. 5) — posture d’enfant qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la toile de Munch intitulée La mère morte (1900) ; dans le film d’Eisenstein, l’attitude gauche du gamin et son regard caméra sont ceux d’un acteur non professionnel tentant docilement de prendre la pose demandée par le cinéaste, ce qui aboutit à un manque patent de stylisation et d’emphase (l’enfant ne hurle pas sa douleur en levant la tête aux cieux), mais la posture de la déploration n’en est pas moins clairement esquissée [9].

Figure 5

Le cuirassé Potemkine (Sergueï Eisenstein, 1925).

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Par la suite, au cinéma, cette posture viendra régulièrement ponctuer un montage rapide d’actions pour transmettre toute la détresse et la violence d’une situation dramatique, le temps d’un simple plan sur un personnage, souvent secondaire et souvent un enfant. Par exemple, dans La porte du paradis (Heaven’s Gate, Michael Cimino, 1980), pendant que les immigrés d’Europe de l’Est, divisés en deux clans, se déchirent entre ceux qui veulent prendre les armes et ceux qui souhaitent coopérer avec l’association des éleveurs, deux inserts cristallisent la dimension tragique de la situation : une petite fille crie la bouche grande ouverte et porte les deux mains à ses tempes et à ses joues (fig. 6).

Figure 6

La porte du paradis (Michael Cimino, 1980).

© Partisan Productions

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La nature purement rhétorique de ce plan et de la posture de la fillette est renforcée par l’autonomie, par rapport au récit, d’une image opportunément utilisée pour créer un effet calculé : comme dans le cas de La vengeance de Kriemhild, ce plan n’apparaît que dans l’une des versions du film (qui a connu plusieurs montages en raison d’une distribution chaotique) ; mais c’est de la version longue qu’il est absent dans ce cas-ci, comme si le monteur de la version courte (qu’il s’agisse du réalisateur lui-même ou des producteurs, peu importe ici) avait visé la synthèse et voulu aller au plus efficace en ayant recours à une imagerie consacrée. Une image autonome qui, puisqu’elle renvoie directement à un imaginaire commun figé, aux contours plastiques invariants (le cri, les mains sur les tempes), transcendant époques et cinématographies, peut indifféremment se retrouver dans un film épique des années 1920, un western des années 1970 ou un film de gangsters des années 1990, mais toujours dans des situations diégétiques similaires (deuil ou péril de mort).

Ce phénomène d’interchangeabilité figurative est explicité par Marguerite Yourcenar (1989, p. 28) :

Une génération assiste au sac de Rome, une autre au siège de Paris ou à celui de Stalingrad, une autre au pillage du Palais d’Été : la prise de Troie unifie en une seule image cette série d’instantanés tragiques, foyer central d’un incendie qui fait rage sur l’histoire, et la lamentation de toutes les vieilles mères que la chronique n’a pas eu le temps d’écouter crier trouve une voix dans la bouche édentée d’Hécube. Chaque fille de Londres ou de Rotterdam cherchant son frère mort sous les débris de maisons bombardées nous rassure sur l’authenticité d’Antigone.

Ainsi les « instantanés tragiques » de deux oeuvres aussi éloignées dans le temps et dans leur esthétique que le maniéré Hier, aujourd’hui et pour toujours… (For the Boys, Mark Rydell, 1991) — grosse production hollywoodienne dotée d’une séquence de bombardement pendant la guerre du Vietnam (fig. 7) — et La silhouette sinon l’ombre (2003) — essai vidéo du poète français d’origine chinoise et Prix Nobel de littérature Gao Xingjian (fig. 8) — permettent-ils d’« unifie[r] » à leur tour, au sein de chaque oeuvre, deux séquences similaires construites autour d’une succession rapide de plans, desquels se détache l’image fugace d’un enfant exprimant toute l’horreur de la mort en criant et en portant les mains à ses tempes dans une posture de tragédien.

Figure 7

Hier, aujourd’hui et pour toujours… (Mark Rydell, 1991).

© All Girl Productions

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Figure 8

La silhouette sinon l’ombre (Gao Xingjian, 2003).

© Théâtre Gymnase / Triangle Méditerranée

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Ce geste codifié est devenu un véritable « geste-épithète » du chagrin, au sens de l’image-épithète proposée par Florence Dupont (1990, p. 62), qui s’inspire des « séquences formulaires » d’Homère :

Ces formules, librement combinées ou bien formant des séquences toutes faites de plusieurs vers, sont des sortes de modules formulaires, des unités culturelles minimales, insécables comme des atomes. Ainsi, le vers : « Quand on eut satisfait la soif et la faim », n’a qu’une seule forme et qu’un seul sens : il indique qu’est conclue la première séquence du banquet et que s’ouvre la suivante. Tout banquet est fabriqué par un montage de vers formulaires — souvent fait d’avance, si bien qu’on peut isoler, par exemple, un module « repas ». Il en est de même de l’arrivée et du départ des navires, du sommeil, etc.

Dans la lignée du « principe d’attitudes et d’attributs fixes » (Panofsky 1947, p. 130) à l’oeuvre dans le cinéma muet, de tels « clichés-images » persistent dans le genre mélodramatique, bien au-delà du cinéma muet (Bourget 1982 ; Bourget 1985, p. 181-195).

Gestuelle tragique et jeu plastique

Certains thèmes prisés par le cinéma sont très proches de ceux d’un Ary Scheffer : « oppression, angoisse, incertitude, solitude, conflits intérieurs, perte d’êtres chers » sont des « sujets élevés » que le peintre romantique de la première moitié du xixe siècle traite avec emphase, en optant pour une « approche théâtrale des gestes, expressions et compositions » (Ewals 1996, p. 10-12). La peinture romantique importe la théâtralité des arts de la scène, comme le théâtre a pu adopter ce que Ben Brewster et Lea Jacobs (1997) ont qualifié de pictorial style, une forme de jeu « pictural » remontant au moins aux prologues des tragédies de Sénèque, où les acteurs qui interprètent de façon muette des passions et dont la « posture empruntée aux arts plastiques est silencieusement éloquente » hésitent « entre la pétrification et le jeu, entre la sculpture et le théâtre, entre l’allégorie et le récit » (Dupont 1995, p. 126).

Théâtralité et plasticité échangent donc leurs motifs et s’appuient l’une et l’autre sur une forme d’éloquence silencieuse qui transfère principalement à la posture de l’acteur la charge expressive recherchée. La liaison de l’éloquence au silence renvoie aussi bien aux films muets de Lang et d’Eisenstein dans les années 1920 qu’aux effets de ralentis ou de masquage du son chez Rydell ou Coppola dans les années 1990.

À l’orée des années 1920, le jeu de Séverin-Mars au cinéma, constitué de ce que Jack Conrad (1926, p. 316) appelait des « instantanés dramatiques », a ainsi pu être considéré comme pure forme plastique : « une mimique synthétique, où les sentiments et les passions, les sensations et les pensées étaient ramenés à leurs attitudes essentielles, à quelques gestes stylisés de psychologie plastique » (p. 315). La stylisation gestuelle de ce « cinémime » dans La roue (Abel Gance, 1923), où « telle attitude symbolise toute la colère, telle autre toute la passion, telle autre tout le désespoir » (p. 317), pouvait confiner à l’allégorie, comme « dans les plus belles oeuvres de la peinture et de la statuaire, sur certains bas-reliefs ou dans les figures des cathédrales » (p. 316).

Les liens entre les ressources expressives du théâtre et celles de l’art pictural avaient déjà été mis en lumière par Diderot (1758, p. 385-386), pour qui « le spectateur est au théâtre comme devant une toile, où des tableaux divers se succéderaient par enchantement » et « [l]a pantomime est le tableau qui existait dans l’imagination du poëte, lorsqu’il écrivait ; et qu’il voudrait que la scène montrât à chaque instant lorsqu’on le joue ». Prolongeant pour partie l’esthétique du tableau vivant défendue par Diderot (1757, p. 94) — « [u]ne disposition [des] personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile » —, de tels gestes stylisés permettent de ponctuer un pic dramatique, comme lorsqu’au théâtre un héros de tragédie « s’immobilise dans une image finale, comme sur un tableau » (Dupont 1995, p. 57) ; ce dont sont pleinement conscients les pédagogues du jeu :

[…] nous prévenons les metteurs en scène que, dans toute oeuvre mimée, il y a, par endroits, des instants de scène qu’on pourrait appeler des instants capitaux, soit à cause de l’intensité de l’action, soit par l’importance qui résulte de l’ensemble des attitudes de tous les personnages ; — qu’il est bon de distinguer ces instants afin de les faire valoir, et que, pour y réussir, il suffit de transformer la tenue ordinaire du geste en une sorte de point d’orgue, c’est-à-dire d’augmenter de quelques secondes la tenue ordinaire du dernier geste de chacun, ce qui nous donnera, pour un moment très court, un véritable tableau vivant

Aubert 1901, p. 232 ; c’est l’auteur qui souligne

Dans une telle esthétique, fondée sur un principe non pas « d’interruption » (Diaz 2009, p. 44), mais de « ponctuation pathétique » (Bourget 1985, p. 183) de l’action dramatique, les acteurs de cinéma (de la star au figurant, du muet à nos jours) peuvent être les vecteurs d’une telle « psychologie plastique »[10], en ayant recours à une iconographie gestuelle pour fixer l’essence dramatique d’une scène au moyen de procédés puisés dans l’art du mime, de la peinture ou de la sculpture.

Ce style de jeu ne se confond donc pas avec un certain genre de spectacle basé sur des successions de postures artistiques imitant des oeuvres d’art classiques, telles les attitudes d’une lady Hamilton à la fin du xviiie siècle en Angleterre (Gram Holmström 1967) ou le statue posing de Genevieve Stebbins (1886) à la fin du xixe siècle aux États-Unis. La stylisation du geste relève ici davantage du recours conscient à une forme préconçue qu’il s’agit de mettre en valeur en ralentissant le rythme naturel du mouvement que d’un travail plastique sur la fixité et l’art de l’enchaînement des gestes.

Si le trait est forcé dans les scènes faisant appel à l’émotion du spectateur, c’est que nous savons, au moins depuis Lessing (1766, p. 47), que « tout ce qui est stoïque est antithéâtral » et que « notre pitié est toujours proportionnée à la souffrance que manifeste le personnage qui nous intéresse ». La douleur est un spectacle qui acquiert à ce titre une grande valeur esthétique (Coudreuse 2001, p. 109). Même l’acteur réaliste est ainsi amené à troquer sa partition mimétique contre une composition stylisée afin de pouvoir représenter une « valeur idéale ; il suffit [pour ce faire] que l’acteur “détache” la production de cette valeur, la rende sensible, visible intellectuellement, par l’excès même de ses versions : l’expression signifie alors une idée — ce pour quoi elle est excessive —, non une nature » (Barthes 1973, p. 337).

Cette esthétique de l’« excès » et du « détachement » est au coeur de l’esthétique de la tragédie au théâtre, où le cri de douleur du héros, pour être efficace, doit s’exprimer avec « excès » ou « étrangeté », lui faisant ainsi quitter le monde de l’humain pour atteindre une dimension inhumaine, monstrueuse (Dupont 1995, p. 15). Mutisme, ralentis et recours à des figures ultra-codifiées participent au cinéma de cet excès et de cette étrangeté de l’expression. En s’inscrivant dans une durée qui « produit une sorte de fixation de l’être qui se cristallise dans la pose » (Banu 2002, p. 167), la posture de la déploration ici étudiée correspond à ce « moment supérieur sur le plan théâtral » que représente selon Bernard Guittet (1996, p. 54) le jeu tragique, où le geste remplace le dialogue en faisant référence, tout en la stylisant, à une matrice thématique et iconographique immémoriale, dans « une tentative d’éternisation de l’émotion » (p. 72) qui rejoint la « valeur idéale » barthésienne.

Une Pathosformel actorale ? Vers une anthropologie du jeu de l’acteur au cinéma

La figure de la déploration au cinéma reste fidèle à cette « dramaturgie de signes clairs, lisibles », qui fondait l’esthétique du tableau au théâtre en donnant « une représentation visuelle des émotions et états d’esprit afin que chaque spectateur les lise et les comprenne » (Brooks et Faten Sfar 2011, p. 16).

À l’instar des artistes modernes du xve siècle qui « se sont inspirés de l’Antiquité pour lui emprunter moins une conception du Beau idéal que des modèles d’expression pathétique » (Michaud 1998, p. 141), les cinéastes de tendance réaliste ont, pour décupler l’expressivité de thématiques déjà porteuses d’enjeux dramatiques intenses, ponctuellement recours à des modes d’expression préconçus partagés par les arts visuels et les arts de la scène, et qui ont fait leurs preuves ; ils n’ont, comme le « poète tragique » de Jean Emelina (1998, p. 24) :

[…] qu’à puiser à [leur] guise dans un vaste fonds mythique ou historique et à l’ordonner selon les règles de l’« art ». […] Les « grands sentiments », les « pièces sérieuses » ont leurs terres d’élection, elles produisent facilement leurs effets […] Certes, l’efficacité n’est pas garantie, mais il [le poète tragique] est porté par un sujet émouvant en soi, souvent familier aux spectateurs, lourd de résonances socioculturelles, et dont il dispose avant même de prendre la plume.

La récurrence d’un tel motif « lourd de résonances socioculturelles » renvoie ainsi au concept de Pathosformel d’Aby Warburg, qui « désigne l’indissoluble intrication d’une charge émotive et d’une formule iconographique » (Agamben 1984, p. 11). Appliquant la méthode iconologique au cinéma, Luc Vancheri (2013, p. 37) rappelle qu’il s’agit de « prêter attention à la manière dont certaines pensées, certains affects, conservent de leur vie figurative passée une efficacité toute contemporaine, de se faire attentif à ces survivances iconographiques qui confèrent à un mouvement pathétique une charge signifiante toujours active, fût-elle coupée de son écologie fictionnelle ».

Ces « survivances iconographiques », lorsqu’elles sont prises en charge par le jeu de l’acteur, semblent constituer une sorte de Pathosformel actorale, qui invite à prolonger les stimulantes passerelles esthétiques entre les études actorales et l’iconologie, en s’inspirant notamment de l’« anthropologie théâtrale » telle que l’ont développée Eugenio Barba et Nicola Savarese pour les arts de la scène. Bien que distincte de l’anthropologie culturelle ou de l’anthropologie du spectacle et définie comme étant « l’étude du comportement de l’être humain quand il utilise sa présence physique et mentale, selon des principes qui ne sont pas ceux de la vie quotidienne, dans une situation de représentation organisée » (Barba et Savarese 1985, p. 13), l’anthropologie théâtrale se focalise elle aussi sur des motifs anatomiques interculturels comme par exemple la physiologie et la codification des mains (p. 134-147) ou encore le célèbre « hurlement muet » (p. 248) inventé par Helene Weigel lors d’une représentation de Mère Courage et ses enfants, de Bertolt Brecht, dans les années 1940 [11] — nouvelle occurrence emblématique de cette « lamentation de toutes les vieilles mères que la chronique n’a pas eu le temps d’écouter crier [et qui] trouve une voix dans la bouche édentée d’Hécube » dont parle Yourcenar dans l’extrait cité plus haut.

Cette approche empirique de la problématique de l’acteur, dans laquelle nous nous inscrivons, s’intéresse à l’ensemble des mouvements expressifs du corps en scène (postures, jeux de physionomie, gestes), sans pour autant nier le dispositif cinématographique qui les accueille, dans la perspective ouverte par Patrice Pavis (1996, p. 65) dans son Analyse des spectacles :

L’« explication de gestes », en se concentrant sur la « chaîne posturo-mimo-gestuelle », considère celle-ci comme un système, certes non isolable et extractible de l’ensemble de la représentation, mais du moins cohérent et analysable selon ses propres unités. En partant de l’« explication de gestes » (au sens où l’on parle d’« explication de texte » qui analyse le détail de la facture du texte), on escompte repérer de manière empirique quelques fonctionnements typiques du geste au théâtre et se servir librement des théories du geste dans la vie quotidienne, celle qui n’a (encore) rien d’artistique, pour examiner comment l’acteur utilise des comportements gestuels dans la construction de son personnage.

En nous inspirant, au sein des études cinématographiques, de certaines des problématiques de l’anthropologie théâtrale (au sens d’anthropologie du jeu de l’acteur au cinéma, le terme théâtral renvoyant ici non pas au théâtre mais à l’acteur [12]) à travers une telle « explication de gestes » à partir de ce motif éloquent de la déploration [13], il s’agissait pour nous ici d’étudier de façon contrastive et empirique la permanence de certaines généalogies figuratives et le retour récurrent de stéréotypes visuels, afin de contribuer à une histoire stylistique et méthodologique des formes actorales et des techniques de jeu au cinéma.