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Dans The Searchers (La prisonnière du désert, John Ford, 1956), des Indiens, après avoir massacré la famille Edwards, enlèvent la plus jeune des filles, Debbie (Natalie Wood). Ethan (John Wayne) et Martin (Jeffrey Hunter), un jeune métis — l’oncle et le frère adoptif de la disparue —, se lancent dans une poursuite qui, durant cinq années, les mène à travers l’Amérique pour la retrouver. Comme rendu fou à l’idée que sa nièce soit devenue la femme d’un Indien, le chef Cicatriz (Henry Brandon) — aussi connu sous le nom de Scar —, Ethan semble décidé à la tuer. Lors de l’attaque du camp indien, Ethan, après avoir scalpé Cicatriz, retrouve Debbie et, finalement, la ramène dans le monde des Blancs. Le film s’achève sur un des plans les plus célèbres de l’histoire du cinéma, un des plus beaux aussi. Ethan se retourne et, dans un surcadrage solaire, s’enfonce dans la profondeur de champ. Jean-Louis Leutrat (1990) évoquait à propos de cette scène le devenir minéral d’Ethan parmi les monuments de pierre du Ford County.

Dans The Unforgiven (Le vent de la plaine, John Huston, 1960), Rachel (Audrey Hepburn), élevée dans une famille blanche, découvre son origine indienne. La vérité a éclaté avec le retour d’une figure surgie du désert et du passé, un cavalier sudiste qui est venu réclamer vengeance contre la famille Zachary, responsable de la mort de son fils, et qui a révélé, avant d’être lynché, la naissance indienne de Rachel. La question de son origine se précisant, l’attirance que Rachel ressentait pour l’aîné de ses frères, Ben (Burt Lancaster), hors l’interdit de l’inceste, devient possible. Ben lui-même, dans les ultimes instants de l’attaque, la considère d’un regard qu’il s’était interdit toutes ces années.

Dans The Missing (Les disparues, Ron Howard, 2003), Maggie (Cate Blanchett) voit revenir son père qui l’avait abandonnée enfant pour aller vivre parmi les Indiens. Sourde à son désir de renouer les liens, elle le renvoie. Quelques jours plus tard, sa fille aînée est enlevée par des Indiens se livrant à la traite des blanches. Elle demande à son père de payer sa dette en l’aidant à la retrouver. Elle l’accompagne avec Dot, sa fille cadette, qui a échappé au raid. Le père, Samuel Jones (Tommy Lee Jones) use du savoir acquis chez les Indiens pour pister les comancheros, et expose à sa fille, au cours de la poursuite, son nouveau mode de vie. Les jeunes filles seront sauvées, le père se sacrifiera pour sa famille retrouvée et le lien aura été refondé dans la quête de la fille et du père pour retrouver la disparue.

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Pas plus The Unforgiven que The Missing ne sont des remakes de The Searchers s’explicitant dans leur paratexte ou l’identité de leurs intrigues. Cependant, leurs résumés font entendre qu’ils partagent avec le monument fordien des traits thématiques les rattachant à l’exploration des secrets de famille, des amours interdites et du métissage (ou de la « miscégénation ») : tout d’abord, une poursuite s’effectuant à l’horizon redouté du viol et des noces impures, ce que Ford aborde à travers la violence de la névrose d’Ethan ; ensuite, le désir incestueux refoulé du frère aîné chez Huston ; enfin, pour l’aînée enlevée chez Howard, la traite comme violence sexuelle majeure.

Mais à considérer les arguments de ces films, motifs repris et déplacés, symétries et chiasmes chez les personnages manifestent une intense circulation figurale entre eux. Ce n’est pas dans son acception rhétorique qu’il faut entendre ici la notion de « figure », ni dans les acceptions développées, depuis les années 1990, dans les études cinématographiques [1], mais au sens que Martin Lefebvre (1997) lui donne : un réseau, un maillage, un « système de relations » — si j’effectue une modulation genettienne de son propos. Ce réseau, le spectateur l’élabore à partir, mais aussi résolument au-delà, de ces marqueurs objectifs de relation d’une oeuvre avec d’autres que sont la citation, l’allusion, la transformation, l’imitation, telles que les décrit Gérard Genette (1982).

La notion de figure permet de penser des liens entre les oeuvres hors des questions strictes de la transtextualité. Cette précision est décisive pour une réflexion sur une modalité secrète du remake. Les opérations transtextuelles supposent une conscience active de leurs procédés et une intention poétique marquée, toutes deux conditionnant explicitement un vouloir faire à nouveau ou « nouvellement ». Or, sans exclure que les pratiques transtextuelles de production des oeuvres opèrent bien entre elles, la figure, selon Lefebvre (1997, p. 117), ne se situe tout simplement pas sur le même plan :

La figure […] n’a rien d’immanentiste, elle n’est pas une propriété filmique, mais relève plutôt d’une relation entre un film […] et un spectateur — relation dont la particularité est qu’elle s’ouvre sur le domaine de l’imaginaire [2].

L’imaginaire s’entend ici comme un ensemble de contenus auquel en appelle ouvertement la figure dans l’activité que Lefebvre désigne sous le nom de « spectature » : subjectivité du spectateur, mémoire visuelle et culturelle, imagination et activité inconsciente. L’érudition, les intertextualités objectives, les conditions de l’architextualité générique ne sont, bien sûr, pas étrangères à la façon dont se mobilise l’imagination du spectateur. Mais elles ne sont des conditions ni nécessaires ni suffisantes : ou plutôt, si elles n’interdisent pas le jeu figural, elles ne le conditionnent pas non plus strictement, et surtout pas exclusivement. Tout au plus la reconnaissance amorce-t-elle ou accélère-t-elle ce travail de l’imaginaire et de la mémoire : ce qui se maintient dans l’oubli du flux de films, d’images, de fictions.

Lefebvre (1997, p. 38) appelle « figure » l’agencement subjectif des impressions laissées par le film sur la mémoire du spectateur, dont elles mobilisent l’activité imaginaire : la figure est « une memoria filmique » ; c’est « ce qu’on conserve d’un film, tel que ce résidu se manifeste par un ensemble de signes ouverts sur l’imaginaire ». Ce mot de « résidu » peut renvoyer à la notion d’énigmatique telle que l’envisage Jean Bessière (1993) : non pas un secret, une énigme, son chiffre et sa résolution ou l’aporie de celle-ci, mais bien ce qui relève du « reste », d’un irréductible que n’épuisent ni la clôture formelle de l’oeuvre, ni son programme narratif accompli, ni même la lisibilité partielle ou totale de son allégorie.

Partant donc de la figure et du jeu qu’elle induit entre l’imaginaire et la mémoire, trois niveaux de questions s’imposent dès lors que je postule un lien entre les éléments d’un ensemble de films qui refont à nouveaux frais certaines données constitutives d’un film matrice.

1. Une pensée de la figure

La relation entre films demande à être envisagée à partir d’une conception de la figure et de l’imaginaire qui ne présuppose pas nécessairement d’ancrage intertextuel et d’intentionnalité de la reprise, ni de continuité tirée de l’érudition. Une telle approche ne s’oppose pas non plus à ce que ces dimensions soient des opérateurs figuraux efficaces. Elles sont d’ordinaire mobilisées dans une relation informée, à quelque degré que ce soit, du spectateur aux films. Comment d’ailleurs les congédier totalement ? Si Lefebvre décrit l’acte de spectature comme cette réactivation de la mémoire du spectateur, la mémoire générique, culturelle, associative dans le champ subjectif de son érudition est un des plans majeurs de cette impression. En tant qu’univers partagé, le monde du western trace, par la continuité du genre, des jeux de relations entre les films. Sur le simple plan des thèmes et des intrigues, des situations et des éléments formels en reformulation constante, l’identité générique offre un sous-texte largement disponible. Ce matériau interfilmique s’active selon la compétence générique du spectateur : compétence intragénérique ou régime d’analogies et de reconnaissances plus lâches sont au principe des interfilmicités chronologiquement motivées tout comme des circulations anachroniques. Il appartient aux axiologies critiques de reconnaître ou non leur pertinence, ce qui n’est pas le problème d’une spectature non critique. Quant à la validité de cet imaginaire figural, une spectature critique peut l’étayer sur des formes de raisonnements relativement à la mémoire, à la subjectivation, à la rétrolecture ou à la lecture anachronique, aux contiguïtés des musées imaginaires ou à toute forme de régime esthétique privilégiant l’émancipation figurale par rapport à la donnée narrative.

2. L’interprétation de la relation portée par la figure

La relation figurale n’est donc pas une simple reformulation thématique d’un hypotexte fondateur (The Searchers) qu’effectueraient deux scénarios postérieurs. Il s’agit d’une circulation de motifs et d’échos — que j’appelle « figures de sang » — déclinés autour du secret de famille, de l’amour interdit et de la miscégénation. Lefebvre insiste sur un point important : se distinguant essentiellement de l’élément purement thématique qui est repris en claire conscience de la réécriture, la figure ne peut se confondre avec des éléments formulaires ou stéréotypés. Cette distinction est ici d’autant plus féconde qu’un niveau immédiat du remake est d’opérer dans les limites d’un effet de reconnaissance générique, ici le western, déterminé par des traits sémantiques aisément lisibles par le spectateur. Or, pour être l’expression d’une relation subjectivée, la figure ne peut se réduire aux constituants génériques formulaires. Dans l’hypothèse du lien entre les films de Ford, de Huston et de Howard, je suis ici Lefebvre (1997, p. 38) : « La figure est au départ tout le contraire du stéréotype ou du cliché, qui sont des structures de contenu qui jouissent d’une grande stabilité, et dont la vie imaginaire est réglée d’avance, par le souvenir ». Ce n’est donc pas l’adéquation à un ensemble de significations préalablement établies par l’univers partagé du genre que je vise, mais bien l’inactualisé d’un sens construit à partir de la reconnaissance ou de l’établissement neuf d’un lien.

3. Dimension figurale et remake secret

En quoi l’insistance sur la dimension figurale comme mode de liaison spectatoriel des oeuvres entre elles intéresse-t-elle l’hypothèse du remake secret ? C’est-à-dire celle d’un film qui n’avoue pas, sinon obliquement, son lien d’origine ; voire, cas plus intéressant, d’un film qui n’a éventuellement pas d’autre lien avec une oeuvre antérieure que celui que j’élabore par l’imaginaire, « le démon de l’analogie » ou « l’air de famille ». Des termes réputés subjectifs, et qui ne sont pas ici des métaphores faibles mais, littéralement, des modalités du sens élaborées par un spectateur dans un régime relationnel que lui seul détermine. Et cela, quelle que soit par ailleurs l’objectivation que l’on peut faire ou non de la relation transtextuelle. En ce sens, un remake secret, comme la figure selon Lefebvre, relève de l’interprétation d’une fiction seconde par le spectateur aux conditions d’une fiction première, à travers son prisme qu’il élabore plus ou moins systématiquement.

C’est le contraire d’une rétrolecture reposant sur les propositions célèbres développées par Borges à la fin de Pierre Ménard, auteur du Quichotte. Ici, la lecture suit bien l’ordre de la préséance de l’origine dont l’avatar est le moment second, mais partage cependant avec l’anachronisme ménardien l’exigence et la restriction de sa focale au point de penser la fiction seconde dans les termes nés de la fiction première. De même qu’il faut imaginer chez Borges, dans le temps de « l’anachronisme délibéré » (Borges 1939, p. 77), Cervantès lecteur de Kafka (Genette 1966, p. 123), il faut « imaginer » le dialogue secret que Huston tient avec Ford ou celui que, cinquante ans plus tard, Howard reprend avec cette matière. L’exactitude factuelle de ce dialogue est une question relative à l’histoire des influences, à l’intentionnalité qui préside à la reprise, pour autant que l’on puisse en juger, ou à la conviction critique d’une interprétation intertextuelle qui se démontre pour s’avérer positivement. Or ce n’est pas à ces modalités de lecture objectivante que je m’intéresse ici, mais bien à la part d’imaginaire et de mémoire, d’appropriation et de subjectivation que manifeste la spectature. Le qualificatif « secret », dans l’expression remake secret, pourrait alors, dans la perspective du rapport entre ces trois films, signifier : qui fait éprouver sa possibilité sans pour autant s’expliciter ni par le jeu de la référentialité, ni par celui de l’hermétisme. La proposition du remake secret se mesure donc aussi dans l’écho des analyses qui voient dans tel objet un opérateur de lecture pour un autre (texte, film, tableau, etc.).

L’enquête pour fonder en raison la relation entre ces films peut être aussi attentive qu’on le veut, la question de la figure ne se tient pas là, pas plus que celle du remake secret. En leur principe même tous deux pourraient bien aller jusqu’à l’idée d’une construction, c’est-à-dire de l’invention pure des liens entre les oeuvres, dimension qu’invite à considérer le recours à la notion d’imaginaire. C’est la raison pour laquelle, devant le risque de dispersion qu’induit cette subjectivation, j’ai choisi d’évoquer, comme relation de remake secret, des films qui thématisent, à un premier niveau relativement explicite, la question du secret et de l’origine. Tous trois interrogent la question du lien (familial, amoureux, filial) et, en abyme, manifestent l’enjeu même de leur relation : influence et filiation, engendrement ou dialogue, pure relation subjective imaginaire/imaginée, continuité des questions et autonomisation des figures.

Les romans d’Alan LeMay The Searchers (1954) et The Unforgiven (1957) ont été adaptés immédiatement après leur parution par Ford (en 1956) et Huston (en 1960). Cette synchronie rend sensible aux yeux de la critique la ressemblance entre les deux oeuvres, jusqu’à envisager la seconde comme la reformulation à l’envers du thème de la première. Mais, dans ce jeu d’inversion, le secret ne réside-t-il que dans la question de l’enfant enlevée (Debbie) et de l’enfant accueillie (Rachel), de l’enfant souillée par la sexualité de l’Indien et de la soeur désirée qui ne devient accessible qu’une fois l’origine révélée ? L’inversion n’est qu’une des métaphores possibles du lien entre les deux films : l’expansion pourrait en être une autre. Dans The Searchers, la scène de l’attaque de la ferme des Edwards constitue l’ellipse par laquelle l’horreur se manifeste (le viol et le meurtre de la mère, Martha, et l’assassinat du père, Aaron, et de leur fils Ben), quand dans The Unforgiven, toute la fin du film se passe aux côtés des Zachary dans la maison assiégée, une maison en tout point semblable à celle des Edwards faite d’adobes et de bois. L’érudition générique ou l’envie d’objectiver au mieux les liens entre les films se préoccupe légitimement des continuités et des déplacements entre les oeuvres. Mais ce n’est là qu’un mode possible de la reconnaissance. Le western est certainement un monde partagé, mais on ne peut limiter à ces seules conditions le travail de l’émergence et du retour figuraux, qui demandent à être portés sur un plan où la question de l’interprétation n’est précisément pas celle d’un secret enfin percé au terme de la quête. « [C]’est au spectateur que revient de construire l’argument du film, et […] ce dernier, quel qu’il soit, ne saurait être entendu comme donné d’avance », écrit Lefebvre (1997, p. 33).

Quel est alors l’argument de The Searchers ? Le racisme, l’errance, la sexualité muette retournée contre soi, la paternité, l’accès au symbolique ? Lequel dira plus justement l’objet du film ? Selon l’investissement (de l’)imaginaire dont il fait l’objet, chacun de ces termes configure différemment les autres. Repris à distance, chacun potentialise le travail de la figure et opère, en retour, des avatars vers l’origine que je leur donne.

La figure n’est pas le contenu du film et ne prétend pas l’être. Il ne s’agit pas ici de chercher quelque signification indirecte, cachée ou dissimulée (par Dieu, Hitchcock, le Destin, etc.) et qui serait une propriété du film : la figure ne constitue pas une découverte du sens : c’est plutôt faute d’un meilleur terme, une émergence de sens

Lefebvre 1997, p. 61

Qu’émerge-t-il de la façon dont Huston et Howard poursuivent en les reprenant secrètement les questions soulevées dans la forme première ? Je proposerai donc, pour compléter le jeu des propositions théoriques avancées jusqu’ici, une série de notations qui exposent certains éléments de la relation de reprise entre l’original et ses avatars, et qui contribuent à faire émerger le sens figural de ces fictions, faute d’un meilleur terme.

Si, dans l’émergence du lien, la question de la préséance des oeuvres demeure, l’envisager selon le motif du secret relève d’un plan imaginaire et herméneutique différent d’une chronologie transtextuelle. Selon la définition qu’en donne Genette (1982), la relation transtextuelle d’imitation ou de transformation est telle que le texte B n’aurait pas pu exister sans le texte A. Les films de Huston et de Howard auraient-ils pu exister sans celui de Ford ? Je n’en sais rien et ne peux que parier sur ma cinéphilie ou mon érudition positive quant au contexte de production des films. Mais je reste là au seuil de l’enjeu herméneutique et émotionnel de la figure. En revanche, je sais — de ce savoir « d’homme ordinaire du cinéma », dirait Jean Louis Schefer (1980), de ce savoir fait de mémoire et né de mon musée imaginaire, dirait Lefebvre (1997) — que, dès lors que The Searchers constitue pour moi la référence originelle du travail figural, il ne m’est tout simplement plus possible de voir les films de Huston et de Howard sans le monument fordien et la reprise secrète qu’ils en opèrent peut-être… que j’en opère, c’est certain. D’ailleurs, eu égard à la position qu’occupe pour moi The Searchers dans mon ordinaire du cinéma, puis-je voir un seul western sans le spectre de celui-là ? Ainsi de ces tombes eastwoodiennes à l’ouverture de Unforgiven (Impitoyable, Clint Eastwood, 1992), de la tombe de son fils sur laquelle s’effondre Josey Wales dans The Outlaw Josey Wales (Josey Wales hors-la-loi, Clint Eastwood, 1976), qui ouvrent à toute la théorie des scènes de tombes fordiennes. Obsession figurale ? Spectre intime d’une question que m’adresse le cinéma ? Que je m’adresse par son moyen ?

Quelle que soit alors l’intention qui y préside — celle du metteur en scène, du spectateur, de l’interprète —, l’hypothèse du remake secret suppose d’actualiser une relation entre les films déterminant leurs effets de sens à mesure que la portée de leurs rapports s’élabore et s’étend en réseau figural. Afin de marquer les formes que peuvent prendre ces actualisations, je retiendrai trois points précis qui entrent en jeu dans ces « figures de sang » circulant entre les trois films.

1. La question indienne

Leurs arguments échappent nettement à la perspective dans laquelle pourraient être lues leur modernité (Ford pour le formalisme et l’aura crépusculaire), leur émancipation des formes hollywoodiennes (pour Huston) ou leur actualité (le film de Howard). Différemment, ils transcendent tous trois un point de vue trop simplement pro-indien tel qu’il apparaît dans le « sur-western » (Bazin 1955, p. 231), dans son devenir crépusculaire et critique, et plus encore dans ses versions écologistes et progressistes depuis les années 1970. Ce point de vue est illustré dans des westerns comme The Big Sky (La captive aux yeux clairs) de Howard Hawks tourné en 1952, soit quatre ans avant The Searchers, ou Apache (Bronco Apache) de Robert Aldrich, sorti en 1954, soit deux ans avant (ces dates pour ne pas reléguer les films de Ford et de Huston dans un âge classique qui ne serait pas le leur). Cette sensibilité pro-indienne est évidemment présente : la folie raciste d’Ethan, l’injustice sur le fond de la position adoptée par la famille blanche de Rachel, le choix assumé par Samuel Jones de vouloir être Indien contre ses propres race et origine. Mais cette perspective se trouve déplacée au profit de dimensions plus ambivalentes mettant en oeuvre la question du secret familial ou amoureux, ainsi que de leurs manifestations formelles.

2. L’amour interdit

Dans The Searchers, l’amour secret qu’Ethan porte à Martha, l’épouse de son frère Aaron, est décisif dans l’interprétation du film et de son esthétique. Bien des signes révèlent que cet amour impossible est réciproque et tenu secret de longue date. Scène originaire où le drame prend sa source, il détermine la trajectoire d’Ethan et suppose le dépassement de la vengeance meurtrière et de la psychose née de l’inaccessibilité puis de la perte de l’épouse idéale. Sublimer l’image insupportable de sa chair souillée en un autre type d’amour. Passer de l’amour refoulé pour le corps aimé et interdit à celui, paternel, que l’on éprouve en dehors de la chair et dans l’effet de reconnaissance : lorsque Ethan — sur le point de la tuer, peut-on penser — soulève contre le jour le corps de Debbie, il la reconnaît. Belle analyse du cinéaste Jean-Claude Brisseau (1990, p. 105), à propos de Ford et de l’ouverture de The Searchers, qui souligne à quel point cet amour détermine tout le film :

Quand John Wayne arrive, la première chose que fait la femme du frère, tellement elle est éblouie par lui, c’est de s’éloigner de lui sans lui tourner le dos. Il suffit de ne regarder, pendant les vingt premières minutes, que John Wayne et la femme du frère et on verra qu’il était amoureux de cette femme qui a finalement épousé son frère mais il est resté entre eux, depuis des années, un amour interdit, impossible. […] Ça détermine toute la signification de sa longue poursuite acharnée, de son retour au désert à la fin parce qu’il est à la poursuite de la fille de la femme qui est le grand amour de sa vie […] C’est ça le sujet du film. C’est la spécialité de John Wayne, ces histoires d’amour qui durent quinze ou vingt ans, comme dans Rio Grande. Dès le début, quand la femme revient au camp, on sent tout de suite que ce sont des personnages qui s’aiment depuis vingt ans et Ford sait très bien filmer ça, le faire ressentir sans avoir à expliquer quoi que ce soit ou se servir du scénario.

Le secret de famille n’est pas un événement survenu et non raconté, mais plutôt ce qui survit à son défaut de symbolisation par la génération précédente [3] : dans The Searchers, l’amour interdit du frère et de sa belle-soeur (et l’hypothèse entendue parfois que Debbie soit le fruit de cet amour [4]) ; dans The Unforgiven, le secret des origines et de la naissance indienne dont la révélation lève l’interdit que le frère puisse aimer sa soeur ; dans The Missing, la reconstitution du lien entre le père et sa fille s’approchant alors de l’énigme que constitue pour tout enfant la figure de ses origines.

Renvoyant au titre original de LeMay, le pluriel exprime, dans l’imaginaire fordien, un lien existant à l’origine de la fiction. C’est cela que manque la traduction française qui passe avec le singulier à côté de ce que le pluriel suggère quant à la communauté ou aux liens : la traduction de The Searchers par La prisonnière du désert, comme celle de Three Godfathers (John Ford, 1948) par Le fils du désert, déplace la question de l’identité au profit de l’objet désiré et recherché, donne la solution quand l’original posait la question. Par les thèmes du groupe masculin ou de la paternité, Ford raconte la constitution d’un lien offert pour être contrarié : ainsi Ethan veut faire de son neveu son légataire universel, offrant au métis la reconnaissance déniée à Debbie, l’enfant blanche devenue épouse indienne ; quant à Three Godfathers, il construit une assomption paternelle que Robert Hightower (John Wayne) est prêt à assumer jusqu’au sacrifice de sa propre vie et ensuite de sa liberté — même si le dénouement de comédie balaie la sombre perspective de l’emprisonnement.

3. La miscégénation

Dans la version de 1930 du code Hays, le point 6 de la section II se lit comme suit : « Miscegenation (sex relationships between the white and black races) is forbidden ». Après les différents coups de boutoir des années 1950 et 1960 contre les interdits portant sur les représentations de la violence physique, de la motivation criminelle et de la sexualité, c’est celui des relations sexuelles interraciales qui reste le bastion le plus défendu et sur lequel l’interdit ne faiblit pas. On mesure alors, en 1956, la violence symbolique mais également politique de ce que Ford représente dans The Searchers. L’étymologie du mot, miscere (mêler, mélanger) et genus (la race), évoque ce qui est aujourd’hui envisagé de façon positive sous le terme de métissage : mais la miscégénation définie comme « marriage, cohabitation, or sexual intercourse between a white person and a member of another race [5] » montre bien que l’horreur du mélange et la perte de la pureté ne concernent que le genus occidental et caucasien. Les scénarios tirés des romans de LeMay abordent frontalement la question : chez Ford, le viol de Martha, la femme aimée, jamais possédée, dont le corps violenté demeure dans le contrechamp, son image à jamais portée par Ethan, puis celui de Lucy (la soeur de Debbie, enlevée elle aussi au début du film) à qui Ethan donne pour linceul le manteau sudiste que Martha caressait rêveusement de la main avant que le posse ne se mette en route.

Après la découverte du corps de Lucy, Ethan retrouve ses deux compagnons, dont l’un est le fiancé, l’autre le frère de la jeune fille. Ethan lâche quelques mots, fouille violemment le sable à coups de poignard. Martin remarque qu’Ethan a perdu sa capote sudiste. Le fiancé, Brad (Harry Carey Junior), qui croit avoir vu Lucy autour du feu, dans un campement indien, exhorte à l’attaque. Ethan doit alors dire la mort de la jeune fille et la sépulture qu’il lui a donnée après l’avoir enveloppée dans sa capote. Ford insiste sur l’inexprimable, ce qui n’a ni mot, ni image et qui, dans l’intense jeu symbolique du film (la tapisserie indienne, les mesas dont les valeurs plastiques peuvent symboliser la mère et la fille, les traces du devenir indien des femmes blanches, etc.), ne peut être montré, mais qui cependant se révèle comme la source intense de la fureur — les coups de couteau — et de la névrose — l’idéal du silence qui cède sous la violence de l’obsession : « What do you want me to do ? Draw you a picture ? Spell it out ? Don’t ever ask me. As long as you live, don’t ever ask me more » — littéralement, d’en faire une image, un mot.

Plus loin dans le film, la fureur ou la folie s’exprime dans le regard d’Ethan face à une jeune captive libérée tenant dans ses bras la poupée de Debbie. La captive ne devrait pas avoir dépassé la vingtaine ; le choix d’une actrice nettement plus âgée littéralise à l’image, au mépris de toute vraisemblance référentielle, la figure qui obsède Ethan : une enfant devenue femme. La fureur d’Ethan semble augmenter à mesure que la plainte de la captive évoque, mêlées, la douleur, la folie, la jouissance. Dans son obsession de la miscégénation, quel est pour Ethan le plus insupportable gémissement ? Enfin Debbie, désormais l’épouse d’un chef indien et perdue à jamais comme image ou vestige de la femme aimée, Martha : Debbie, par sa souillure, à jamais insubstituable à l’image vue par Ethan, seul au seuil de la ferme incendiée ; Ford en stylise à l’extrême la violence par le surcadrage et le contre-jour, et, surtout, au moyen d’une image suscitant un point de vue spectral qui serait celui de la femme morte.

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Les trois films thématisent le secret de famille en le rattachant à une dimension formelle qui développe un jeu extrêmement précis sur le montrable et l’immontrable, sur les formes de symbolisation et d’expression de ce qui ne peut être vu ou supporté. Sont alors tressées ensemble les questions de la mort et de la sexualité, du refoulement, du fantasme ou des origines à taire — dimension spectrale du cavalier sudiste porteur, chez Huston, de la vérité sur le passé. Comme celle de Lefebvre porte sur le circuit cannibale dans Psycho (Psychose, Alfred Hitchcock, 1960) ma figure repose sur l’expression de l’horrifiant — pour les personnages, pour les spectateurs — et de ses formes visuelles : que cet horrifiant soit un corps, une idée, un spectre. Ce qui ne peut se dire doit donc se montrer, pour jouer de la formule célèbre de Wittgenstein, dont on dit qu’il aimait beaucoup les westerns.

Ma figure prospère sur le jeu des interdits — mélange des races, sexualité et refoulement, secret de famille — et me fait lire, dans la continuité de l’hypothèse du remake secret, une intense circulation thématique, générique et figurale entre les trois films. Cette circulation s’actualise formellement dans la question de la distinction entre le montrable et le visible, c’est-à-dire entre ce qui ne parvient pas à trouver sa figure et ce qui se rend visible de toutes les façons, en dépit des prudences et des effets de doubles, y compris au coeur même des images qui veulent dérober l’insupportable. C’est si l’on veut ce que Francis Jacques et Jean-Louis Leutrat (1998) appellent « l’autre visible » ou que Clément Rosset (1976) définit, par opposition aux illusions qu’offrent les doubles, comme le réel et son « idiotie ». De telles actualisations formelles apparaissent dans les trois scènes suivantes.

1. Dans The Unforgiven, la poursuite du cavalier Kelsey dans la tempête de sable exprime — par l’impossibilité de le discerner dans l’espace rendu indéterminé par le vent et le sable, par les trajectoires latérales contraires des corps — la volonté de conserver le secret de famille (Ben Zachary : « les Kelsey ne meurent pas, on les tue ») tout autant que la possibilité de son retour. Ramenée à la limite d’une séquence, cette errance condense toute la longue quête d’Ethan et de Martin dans The Searchers. Elle identifie le désir de violence qu’exprime Ben au travail intérieur qui s’opère en Ethan, mais qui reste cependant indiciaire et informulé tant que celui-ci ne tourne pas son arme ouvertement contre Debbie. Si, comme Brisseau, nous conjecturons ce secret dès le début, c’est son empreinte sur la conscience ravagée et hantée d’Ethan qui est alors notre question. Au contraire, appeler la violence comme préservation du secret est pour Ben la condition pour que soient encore retardés le temps de sa révélation et l’ouverture d’une perspective transgressive. Si tous savent que Rachel est une Indienne, alors elle n’est pas la soeur de Ben, et leur amour ne saurait être incestueux.

2. La mise en scène du récit que fait Kelsey, la corde au cou, est significative. Les pères sont absents, partis pour une expédition qui tourne au massacre. Kelsey évoque l’épuisement des hommes à tuer, déployant en cela la concentration fordienne de l’attaque du village indien par les soldats, ainsi que l’ellipse faite du scalp de Cicatriz par Ethan. L’intensité hagarde du regard de ce dernier, au sortir de la tente, entre en résonance avec l’oeil terrifiant du narrateur Kelsey. S’insinue alors cette incroyable question qui hante The Searchers : comment un homme possédant le savoir indien d’Ethan a-t-il pu tomber dans un piège aussi grossier et se laisser attirer par une manoeuvre des Comanches loin des fermes à protéger ? Chez Huston aussi il s’agit d’enfants perdus, enlevés, remplacés : échanger l’enfant trouvée, Rachel, mais vécue comme enfant blanche, contre le fils capturé de Kelsey. Un fils prénommé Aaron, comme le frère d’Ethan dans The Searchers, ce frère impuissant à défendre sa famille contre l’attaque des Indiens. Considérant son père, le fils confie, chez Ford, à sa mère : « I wish uncle Ethan was here, ma ! » Et elle donc ! Ne l’a-t-elle pas toujours souhaitée cette présence, au point que l’incandescence de ce désir secret soit telle qu’Ethan, à peine arrivé, saisisse la première occasion de quitter la ferme, exposant sans sa protection sa famille et Martha.

Chez Huston, l’assemblée fixe le visage de Kelsey pendu. Champs-contrechamps, angles de prise de vue, regards terrifiés ou captifs font du cavalier pendu le point centrifuge qui aimante la composition des plans. Dans l’effet du hors-champ, pour nous, son visage se projette sur celui des spectateurs diégétiques de la pendaison qui, l’instant d’avant, constituaient son auditoire. L’insupportable vérité de son discours pousse à l’interrompre, comme l’insupportable image d’un visage possible de la vérité reste infigurable à l’écran. Limite imposée par le code de production interdisant en 1960 d’exposer le visage supplicié ? Ce ne serait à la rigueur qu’expliquer la composition des images, mais pas l’effet de leur montage, ni la circulation qu’elles établissent avec ce qui peine à se formuler : désir charnel et désir de mort comme fonds véritables du secret de famille. La pendaison et le récit de Kelsey retrouvent la scène éminemment fordienne de la communauté, ces moments où, devant le regard de tous, les enjeux se formulent ouvertement. Ford en fait des stations bouleversantes, mais congédiées par la colère d’Ethan (« Put an Amen to it ! » lance-t-il lors de l’enterrement des victimes du raid), ou festives, comme celles de la communauté assemblée dans la séquence du bal (lors du mariage qui a lieu vers la fin du film). Du premier plan s’ouvrant sur le désert au dernier plan refermant la fiction sur un surcadrage solaire dans lequel s’enfonce Ethan, le film de Ford est une longue réflexion figurale sur les limites de l’apparaître, ce qui peut se voir et se montrer, ce qui peut se tenir dans le cadre ou excède l’image. C’est précisément la prégnance de la dimension figurale qui amenait le grand critique fordien Lindsay Anderson (1981) à peu goûter l’ouverture de The Searchers, qu’il jugeait formaliste et démonstrative [6], quand la modernité cinématographique (Godard, Wenders, Scorsese) allait y trouver une de ses références majeures.

3. L’hypothèse du remake secret de The Searchers s’étoile dans les films de Huston et de Howard au moyen d’un maillage figural qui relie certains instants, motifs ou scènes, cadrages ou plans. Caractéristique de son actualisation formelle, une séquence de The Missing dans laquelle s’exprime cette « poétique d’investissement obsessionnel » évoquée par Marie Martin [7] qui est à l’oeuvre dans le film second. Investissement de celui qui filme et reprend, mais « investissement » et « obsession » aussi logés dans le regard du spectateur. Regard déterminé mais ouvert également, sans cesse rechargé par ce qui le polarise pourtant et se nourrit de la circulation figurale au-delà des termes propres à une oeuvre.

Brake Baldwin (Aaron Eckhart) quitte le ranch en compagnie du vacher Emiliano et des deux filles de Maggie pour aller marquer les veaux, mais ne rentre pas au soir. Partie à leur recherche, Maggie arrive sur les lieux de l’embuscade tendue par les Indiens comme Ethan arrivait à la ferme des Edwards. Comme lui, elle découvre ce qui ne peut être vu sans horreur. Différences et décalages servent davantage encore le retour d’une scène première traumatique et antérieure, en affirmant paradoxalement, par l’effet de ce spectre, une singularité possible du film second, laquelle surgit du dialogue avec l’image première et le jeu figural auquel elle renvoie. Dans The Missing s’impose la question d’un immontrable qui pourtant s’actualise dans le plan sous l’espèce de l’entaille, un insupportable à voir semblable à celui qu’affrontait Ethan au seuil de la ferme.

Tout en renvoyant au point de vue de Maggie, les panoramiques filés expriment la difficulté à saisir la totalité de la situation. Le moment venu, le point de vue ne se traitera plus dans l’échange du champ-contrechamp, mais par l’espace profond et commun du plan, entre l’apparaître du visage de Brake au premier plan, la rotation qui le dérobe et le cri de Maggie dans l’arrière-plan. Le corps masculin dénudé et criblé de flèches d’Emiliano expose la représentation du cadavre que Ford dérobait, explicitant la violence indienne. Son cadavre introduit une figure possible de la visibilité. Changeant le régime figural, ce corps martyr détourne de l’indétermination des hors-champs, des contre-jours ou de la fumée qui envahissait le plan chez Ford. Une fumée dont Ethan s’extrayait en hurlant à trois reprises, à l’exclusion de tout autre, le nom de Martha. La fumée noire et massive a laissé la place à un mince filet de fumée blanche montant d’un objet indiscernable dans la distance, un objet suspendu et dont la vache écorchée, dépassée plus tôt, ne permet pas vraiment d’anticiper la nature à ce stade, ni pour Maggie, ni pour le spectateur. Sur le sol, comme la robe bleue de Martha, comme la poupée de Debbie, les vêtements de Brake, mais aussi le beau chapeau que Lilly, la fille aînée, arborait à son départ de la ferme.

Le sac de peau dans lequel Brake a été cuit ne tourne tout d’abord pas sur lui-même. Ce n’est que lorsque le regard de Maggie s’y attache que l’on change d’axe et que débute sa rotation. Tel un pendule de Foucault, le sac marque que le monde en cet instant tourne bien sur lui-même, que l’irréparable ne peut être défait (figure statique du sac) mais que le monde de Maggie sera assurément relancé (figure de la rotation). Au-delà de l’horreur qu’il expulse, le cri de Maggie, dans un même mouvement, annonce sa présence à Dot, sa fille cadette, qui sort alors des fourrés. L’action tragique peut reprendre dans la fable de la poursuite et de la disparue, « as sure as the turning of the Earth » — selon la formule qu’Ethan ne cesse de répéter à Martin, l’ordre immuable du mouvement du globe constituant à ses yeux la métaphore de sa détermination.

L’horreur relève ici de l’explicite contemporain de la violence, libéré des limitations formelles du classicisme, et, pour des raisons éthiques aussi bien qu’esthétiques, on peut préférer la suggestion fordienne à la monstration de Howard. Mais ce serait s’en tenir à la question classique en esthétique de l’expression des passions et de l’efficacité réputée supérieure de la suggestion sur l’exposition, de la retenue sur la dépense. Plus intéressante, la question du dispositif commun — aussi chez Huston, si l’on songe à la mise en scène tournant autour du visage du pendu et jouant également des figures de la verticalité et de la rotation. Howard reprend secrètement la scène de Ford en ce que leur mise en tension impose la question de la hantise du visible, du savoir du trauma qui anticipe de quelques instants sa réalisation visuelle. L’actualisation de ce lien amène à éprouver la prescience du pire et son mode d’apparaître. Si la gueule d’ombre dominait chez Ford — le surcadrage récurrent du film, hypostasié au seuil de la ferme —, c’est ici la faille, la béance, la cicatrice, le sac et le repli foetal dans lequel se trouve encapsulé le corps de Brake, l’invagination mortifère, une autre série figurale qui se déploie à partir du dialogue des séquences.

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La poétique de la reprise ici développée s’est constituée autour de la question du secret de famille, de la violence de la sexualité et du refoulement. Il serait cependant tout à fait possible d’en repenser les termes à partir de la catégorie de trauma ou du concept de « plasticité destructrice » élaboré par Catherine Malabou (2009). Comment la reformulation par le trauma commanderait-elle des organisations plastiques refaites (remake) à partir de trajectoires communes ou tremblées — ici la quête, la poursuite, le retour ? Il n’y a pas de remake secret qui ne se fonde sur une expérience violente, traumatique, honteuse ou obsessionnelle éprouvée à partir du film premier, de ses arguments et de ses images. Ce serait là, de fait, la spécificité problématique de la notion : la faille sur laquelle la reprise cachée se construit fait fond de traumatisme. La négativité produit des associations signifiantes, jouant d’une sémiosis faite de dévoilements partiels et d’échos, délaissant le jeu érudit des références, les identifications ou les traductions. Au-delà de ses signifiés psychologique et métaphorique, cette faille n’entraîne-t-elle pas à nouveau le regard et l’activité imaginaire vers d’autres figures tout aussi prêtes à émerger à partir des films retenus ici : la couture par laquelle s’aperçoit le visage de Brake, le nom du chef indien Cicatriz/Scar, le coup de couteau donné dans le sable par Ethan, les robes et les tissus déchirés, ou la ligne brisée du tapis navajo, figure qui gouvernait la belle lecture que Leutrat (1990) proposait de The Searchers ? Ces configurations ne se substituent pas l’une à l’autre, ne se recouvrent pas en s’effaçant mutuellement. Elles proposent, dans l’objectivité du remake ou dans la construction subjective et secrète qui l’anime, un feuilletage fait tout à la fois de mémoire et d’imagination, de savoir et d’invention. Cela que l’on peut appeler aussi une fiction — fût-elle une fiction critique.