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De nombreux auteurs ont souligné la coïncidence entre la naissance de la psychanalyse et celle du cinéma. Comme le rappelle Barbara Creed (1998, p. 77) : « Psychoanalysis and the cinema were born at the end of the nineteenth century. They share a common historical, social, and cultural background shaped by the forces of modernity. » Au fil des décennies, et à mesure que l’étude du cinéma a pris de l’importance, les discours critiques et théoriques se sont naturellement tournés à plusieurs reprises vers la psychanalyse afin de mieux comprendre l’expérience qu’offre le cinéma à son spectateur. Or, on ne retient généralement de la psychanalyse du cinéma que son orientation lacanienne, née au cours des années 1970 — moment où certains penseurs se tournent résolument vers les réflexions de Jacques Lacan, dont le séminaire annuel vise à relire Freud à la lumière du structuralisme (Saussure, Lévi-Strauss, Jakobson [1]). Ce courant lacanien prend de l’ampleur, produisant des réflexions théoriques qui présentent le cinéma comme un « dispositif » idéologique (Baudry 1975) façonnant un « signifiant imaginaire » (Metz 1977) où le spectateur — par ailleurs considéré comme foncièrement masculin, guidé par un voyeurisme lui fournissant un « plaisir visuel » objectivant (Mulvey 1975) — se pose dans le cadre d’une dynamique identificatoire comme sujet « tout-percevant » (Metz 1977). Au coeur de cette théorie lacanienne du cinéma se manifeste l’influence de ce que Lacan (1949) a appelé le « stade du miroir » ; ce concept relatif à la formation du moi par le biais de l’image spéculaire suggère qu’au moment où l’enfant se perçoit dans le miroir, sa vision lui permet d’imaginer une maîtrise qu’il ne possède pas encore sur son corps ; les théoriciens lacaniens du cinéma ont largement fondé leur approche sur cette dimension imaginaire de la spectature filmique [2], voyant le dispositif cinématographique comme une illusion servant à rendre invisible la structure symbolique (et idéologique) sous-jacente. Bref, la psychanalyse de Lacan joue un rôle central dans la théorie du cinéma pendant plus de vingt ans. Vers la fin des années 1980, le mouvement s’essouffle et perd du terrain ; des paradigmes théoriques et conceptuels sont proposés pour le remplacer et l’approche est déclarée défunte en 1996 par David Bordwell et Noël Carroll dans l’ouvrage collectif intitulé Post-Theory: Reconstructing Film Studies publié sous leur direction.

Il s’avère toutefois que les premiers penseurs lacaniens du cinéma ont omis une part importante — et tardive — de la contribution de Lacan à la psychanalyse, comme l’a fait remarquer Slavoj Žižek (1989, p. 7) en affirmant que « [t]he Lacan who served as a point of reference for these theories […] was the Lacan before the break ». La rupture à laquelle Žižek fait ici allusion renvoie à une transition dans la pensée de Lacan : alors que ses premiers séminaires se centrent sur la relation entre l’imaginaire et le symbolique, les séminaires ultérieurs s’attardent avant tout à la tension entre le symbolique et le Réel, cet espace traumatique qui se situe au-delà de la signification. L’attention accordée à cette problématique par Žižek dès la fin des années 1980 amène plusieurs penseurs anglo-saxons à procéder à des relectures de Lacan, inaugurant de ce fait les études cinématographiques lacaniennes contemporaines. Alors que la psychanalyse demeure à ce jour largement oubliée au sein des universités et des cercles du savoir francophones, qui la considèrent généralement comme désuète, l’approche lacanienne contemporaine réfute une part importante des théories développées au cours des années 1970 et 1980. Déjà en 1988, dans le cadre d’un colloque intitulé « Théorie du cinéma et crise dans la théorie [3] », Joan Copjec (1989, p. 28) signale ce qu’elle « pense être la principale idée fausse induite par [ces] théorie[s] » — soit le fait de concevoir « l’écran comme un miroir […] dans l’ignorance et aux dépens d’une vue plus radicale de Lacan, selon laquelle le miroir est conçu comme écran » — et soutient que la psychanalyse lacanienne du cinéma, avec son spectateur tout-percevant posé dans un contexte quasi panoptique, a théorisé un regard davantage foucaldien que lacanien [4] : en raison d’« une mauvaise interprétation précoce de Lacan », affirme-t-elle, « la théorie du film a opéré une sorte de “foucaldisation” de la théorie lacanienne » (p. 31). Par ailleurs, si on prend en considération l’importance du Réel dans l’expérience subjective, le regard devient non pas un outil de maîtrise d’un objet (spéculaire ou écranique), mais plutôt un objet a, c’est-à-dire un objet-cause du désir qui marque l’incomplétude du sujet tel qu’il se pose dans l’ordre symbolique. Cette perspective, où le regard devient le lieu d’inscription d’une absence qui se situe au coeur de l’acte de spectature filmique, conduit à une reconsidération approfondie de l’ensemble des notions associées à la psychanalyse du cinéma et permet une approche beaucoup plus politique et engagée du septième art [5].

La légitimation du paradigme lacanien se trouve conséquemment au centre des préoccupations de ce dossier. En ce qui concerne les critiques formulées à l’encontre de la théorie lacanienne du cinéma par Bordwell et Carroll (1996), Todd McGowan (2003, p. 28) — dans la foulée du « what if one should finally give Lacan himself a chance ? » par lequel y a pour sa part répondu Žižek (2001, p. 2) — soutient que « [t]he proper response […] is to expand Lacanian analysis of the cinema — making it even more Lacanian ». L’attention accordée au Réel lacanien et la prise en considération inévitable du regard en tant qu’objet a amènent certains penseurs à militer pour une psychanalyse renouvelée du cinéma. Cette psychanalyse contemporaine du cinéma doit selon eux se centrer sur le rôle de l’objet a comme catalyseur du désir et du manque. Dans cette perspective, le regard se manifeste dans ce qui échappe au sujet dans l’image : à l’instar du crâne anamorphique qui dérange l’observation de la toile Les ambassadeurs (1533) de Hans Holbein le Jeune, le regard lacanien se révèle dans l’absence de maîtrise à travers la vision [6]. C’est le point à partir duquel l’objet observe le sujet. Ainsi, par le biais de l’absence de maîtrise qui accompagne le regard en tant qu’objet a, le cinéma ne se limite pas à la diffusion d’une idéologie ou à un acte identificatoire, comme le suggèrent certains théoriciens lacaniens des années 1970 ; au contraire, le cinéma possède — du point de vue des études lacaniennes contemporaines — la capacité radicale de convoquer le spectateur à une rencontre traumatique avec le Réel, cet angle mort où l’idéologie et la subjectivité perdent de leur sens et de leur emprise. Ainsi, lorsque Žižek (2011, p. 9) rappelle que « [p]our Lacan, la psychanalyse en son sens le plus fondamental n’est aucunement une théorie et une technique pour traiter les troubles psychiques, c’est une théorie et une pratique qui confrontent les individus avec la dimension la plus radicale de l’existence humaine », il recentre l’attention sur l’essentiel de la pensée lacanienne et sur sa pertinence pour les études cinématographiques. À une époque où le cinéma se redéfinit, tant dans sa forme et dans sa pratique que dans ses modes de diffusion et de réception, le paradigme lacanien contemporain se révèle parfaitement apte à participer aux réflexions et aux débats entourant le cinéma et les études cinématographiques.

Ce dossier vise à explorer certains enjeux psychanalytiques liés aux études cinématographiques actuelles. Les chercheurs ayant accepté d’y contribuer représentent une nouvelle génération de penseurs, francophones et anglophones, qui s’intéressent à des problématiques lacaniennes contemporaines permettant de prendre en compte les dimensions sociale, philosophique, politique et subjective de la spectature filmique. Par leur variété et leur nombre, les sujets ici présentés témoignent de la vitalité du paradigme lacanien au sein des études cinématographiques contemporaines. Les articles qui suivent abordent notamment le réalisme documentaire et le Réel (Jennifer Friedlander), la représentation filmique du Réel de la différence sexuelle (Matthew Flisfeder), le désir et le fantasme au cinéma (Louis-Paul Willis), et le nihilisme comme « sinthome » (Francis Gauvin).