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En travaillant sur la figure de Hitler, Hans Jürgen Syberberg souhaitait élever le « travail du deuil » (Trauerarbeit) au rang d’art.

Dans l’obscurité de l’espace clos et mis à nu du « studio noir de notre imagination » (Syberberg 1978a, p. 12), qui prend parfois les allures d’une chambre d’enfant hantée par des jouets maléfiques, évoluent les différentes facettes d’un même personnage-narrateur qui monologue tout en marchant sur la scène avec lenteur, le long des murs où apparaissent les images cauchemardesques du passé nazi et les représentations d’un monde mythique à jamais perdu et détourné par le IIIe Reich : elles traversent le champ, souvent peuplé de figurines immobiles, à l’horizon diégétique inconnu, qui envahissent la scène comme autant d’objets abandonnés dans un débarras. Au-delà d’une interprétation du film comme collage surréaliste, Susan Sontag (1980, p. 123) a montré le caractère érudit des citations qui parcourent le film et l’attention apportée à la mise en scène, ainsi qu’au montage qui ne laisse rien au hasard.

Point de héros, point de « story » dans Hitler, un film d’Allemagne (Hitler, ein Film aus Deutschland, 1977), sinon « celle de notre intérieur » (Syberberg 1978a, p. 17) ; point d’autre espace que celui d’un théâtre de la pensée, où sont mises en scène les « protubérances du moi » (p. 12) en phase de reconstruction. Hitler, d’un point de vue psychanalytique, comme l’a souligné Eric Santner [1], peut se résumer à l’histoire de la mutation des images du passé dans l’esprit en vue de leur actualisation dans la conscience. « Images » s’entend ici au sens de « représentations dans la conscience », supposant aussi bien des représentations picturales que des objets, des personnages, des musiques ou encore des paroles. La mutation psychique de ces images protéiformes — leur digestion mémorielle — confère au film le caractère d’un processus et en explique la très longue durée.

Syberberg convoque ironiquement les archives visuelles et sonores du nazisme en les confrontant, avec mélancolie, à la peinture romantique allemande et à l’histoire du cinéma. Suivant le parti pris esthétique et idéologique de l’« irrationalité », Syberberg (1978c, p. 26) mythifie l’histoire de l’Allemagne nazie dans « un acte spécifiquement humain, écrit-il, de volonté de culture qui nous permet de maîtriser notre histoire ». Cette mise sous tension de l’ironie et de la mélancolie est décrite par Syberberg (1980, p. 62) comme une véritable combinatoire, une superposition de « couches » signifiantes, qui rapprochent le film d’une structure musicale. Organique, l’espace filmique circonscrit un lieu pour la métamorphose de l’âme qui, pour cela, ne peut qu’être clos sur soi et renvoyer à une intériorité. Cette mise à l’écart du monde permet de générer un contre-monde [2] dévolu aux opérations psychiques.

La mélancolie véhiculée par l’image de Hitler fait obstacle au travail du deuil, comme l’ont montré les psychanalystes Alexander et Margarete Mitscherlich (1967), et voue la tentative de deuil à l’échec. Trente ans après la fin de la guerre, dans l’Allemagne postadenauerienne, Hitler pose la question du « deuil impossible » à cette image toujours vacante et douloureuse, non encore désinvestie de l’identité factice qu’elle a engendrée dans les consciences. Elle envahit à son tour l’espace du film et y prolifère comme une maladie [3]. Comment Syberberg, s’appropriant pour mieux les mettre à distance les moyens du cinéma, rend-il visibles ces opérations psychiques de mutation de l’image ? La voie esthétique qu’emprunte le cinéaste, entre ironie et mélancolie, mythe et histoire, à travers ce que Santner (1990, p. 132) appelle une « psychomachie », lui permet-elle de réaliser un véritable travail de deuil ? Selon Anton Kaes (1989, p. 72), l’aspiration élevée de Syberberg a rendu l’échec inévitable, plongeant davantage l’Allemagne dans le gouffre séparant fiction et réalité.

Ce retour artificiel du refoulé se produit sur une scène qui se rapproche de celle du rêve et qui en organise les modes d’apparition suivant la même logique sémiotique : les contenus signifiants véhiculés par l’image se transforment au gré de l’enchaînement des plans, suivant la loi de « contiguïté » qui agence entre eux les signes selon une logique indiciaire, au sens peircien du terme, comme c’est le cas, explique Jean-Philippe Antoine (2002, p. 38-42), non seulement du rêve dans la théorie freudienne, mais aussi des arts de la mémoire [4].

Du point de vue de la méthode d’analyse, on privilégiera un découpage par plans et groupes de plans — qui permet de rendre compte du caractère processuel du film et des opérations mnémoniques qu’il engage — choisis en fonction de leur aptitude à exemplifier des types d’actions et des dispositifs d’espace et de temps récurrents dans le film, qui décrivent, chacun de manière différente, les étapes de la mutation d’une image de mémoire, depuis un fonds mémoriel statique et clos sur soi, matérialisé par un écran de fond, jusqu’à la surface de la conscience, où elle s’actualise et s’incarne dans l’écran spectatoriel. Comment la répartition de ces deux niveaux révèle-t-elle une spatialisation de la mémoire ? Dans quelle dynamique filmique entre-t-elle ? Est-il même pertinent d’analyser ces plans en les comparant aux pratiques des arts de la mémoire, étant donné que l’entreprise de deuil renvoie au moins autant à une opération « léthotechnique [5] » qu’à un processus remémoratif ?

Dans le film, l’image de Hitler possède les caractéristiques d’une image de mémoire, telles que les a décrites l’historienne Frances Yates (1966, p. 13-38), qui a été la première à se pencher sur l’histoire des arts de la mémoire. Il s’agit cependant d’une image en crise, dont les capacités à impressionner l’esprit et à le guider à travers les lieux de mémoire [6] posent des problèmes spécifiques de représentation et de localisation. Démesurément impressionnante [7], elle troue la mémoire au sens où elle provoque traumatisme et refoulement ; trop chargée de sens, elle se réduit à une pure « information [8] » dont la prolifération physique et sémiotique empêche la localisation. Tout élément du film peut être rapporté à une fonction citationnelle. Et les objets très fréquemment présents sur la scène du studio, ainsi que les acteurs, les décors et les musiques, sont utilisés comme des accessoires et s’inscrivent dans un mouvement de ressassement général qui confère au film le caractère d’un exorcisme [9].

Le premier groupe de plans choisis (figures 1, 2 et 3) est situé au début de la première des quatre parties du film (Le Graal) et s’insère entre les deux dernières parties du générique. Il montre une fillette vêtue d’une cape noire qui déambule sur la musique du final de L’anneau du Nibelung, auquel fait suite, à mesure que les plans s’enchaînent, l’ouverture de Parsifal. Durant son parcours, la fillette — qui n’est autre qu’Amélie Syberberg, la fille du cinéaste — porte dans ses bras un chien en peluche à tête de Hitler. Elle traverse la scène pendant toute la durée d’un plan, sur plusieurs plans consécutifs qui accueillent chacun, sur un écran de fond, une image projetée de peintures romantiques constituant un héritage historique et culturel réuni par Syberberg pour expliquer les racines du mythe Hitler (figures 1 et 2). Chaque plan est ponctué par les entrées et les sorties de la fillette, qui entre dans le champ tantôt en arrivant par l’avant-plan pour disparaître dans l’image en fond projeté, tantôt en surgissant de l’image pour finir par sortir du champ sous la caméra, à l’avant-plan. Dans le dernier plan de ce groupe (figure 3), alors qu’une archive sonore diffusant un discours de Hitler, datant de 1932, s’est progressivement substituée à la musique de Wagner, la fillette dépose le chien en peluche dans un berceau situé au milieu de la scène et dont s’approchera bientôt la figure maléfique de l’aigle du IIIe Reich.

Fig. 1

Hitler, un film d’Allemagne (Syberberg, 1977) ; l’image projetée sur le fond de la scène est un détail du Grand Matin (1809) du peintre et poète allemand Philipp Otto Runge.

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Fig. 2

Hitler, un film d’Allemagne (Syberberg, 1977); l’image projetée est un détail du Dieu architecte (1794) du poète, peintre et graveur anglais William Blake.

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Fig. 3

Hitler, un film d’Allemagne (Syberberg, 1977).

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Ce premier exemple fournit un résumé allégorique des circonstances de la venue de Hitler au pouvoir, mais également un aperçu programmatique de l’élaboration du deuil qui va se jouer dans le film. C’est sous les aspects d’un conte qu’est narrée l’accession au pouvoir de Hitler, symbolisé par le chien en peluche porté par la main innocente de la démocratie jusque dans le berceau où le destin de l’Allemagne sera scellé. Cette main innocente renvoie conjointement à celle de l’enfant qui symbolise l’espoir du renouveau, du pardon et de l’oubli [10], et à celle de la mauvaise fée jeteuse de sort. Le choix d’une telle présentation de l’arrivée de Hitler au pouvoir informe d’emblée le spectateur qu’il s’agira, dans le film, de traiter non pas de l’événement historique, mais de l’événement psychique [11]. Ce conte est également illustré à travers la ligne narrative que décrit la bande musicale en passant du finale de L’anneau du Nibelung — que Wagner avait conçu comme une allégorie sociale, politique et économique — à l’ouverture de Parsifal — opéra de la rédemption —, qui sert ensuite d’introduction à la harangue prononcée par Hitler avant son élection au suffrage universel. Le début du film raconte donc la genèse de l’image de Hitler comme figure issue du mythe germanique, à travers un parcours figuratif et narratif en diverses étapes symboliquement représentées par les musiques, les images en fond projeté et la déambulation de la fillette qui se fait le guide de l’image en crise à travers elles.

L’effort du récit et sa fonction liante, dynamisée par le parcours de la fillette à travers les images de mémoire visuelles et sonores qui, du même coup, s’en trouvent reliées, nous conduisent à une première comparaison avec les arts de la mémoire, et plus précisément avec les pratiques mnémoniques médiévales monastiques qui, selon Mary Carruthers (1998, p. 21), se distinguent des pratiques antiques par leur caractère méditatif et leur orientation spirituelle. Une quête de rédemption — qui est également la visée morale du film [12] — anime le parcours des moines à travers les images de la vie du Christ, dans une visée moins mnémotechnique que remémorative. La déambulation y apparaît comme un acte symbolique qui permet au corps du croyant désirant être sauvé de s’orienter dans le droit chemin. Le parcours déambulatoire des moines possède des caractéristiques comparables à celles que nous avons relevées dans notre exemple. Tout d’abord, il débute par une image « qui porte le nom moderne que les spécialistes lui ont donné : Bildeinsatz [13] » (Carruthers 1998, p. 250) ; cette image a pour fonction de résumer des événements à venir qui seront visualisés à travers les « images agentes » (imagines agentes), lesquelles, comme leur nom l’indique, servent à guider l’esprit du moine durant sa déambulation (p. 28). Ensuite, il se réalise suivant un « rythme » (ductus) spécifique, qui peut s’accélérer ou ralentir suivant l’« objectif [14] » (skopos) auquel il est lié (p. 104-108). Enfin, l’espace architectural réel du monastère où se déroule la déambulation devient un espace fantasmatique projectif, voué aux opérations mnémoniques. Devenus les réceptacles des imagines, les murs sont à leur tour des « lieux » (loci) de mémoire [15]. Dans le film, le studio ne possède pas les propriétés mimétiques d’un espace réel mais celles, fantasmatiques, d’un lieu intérieur où se déroulent des opérations psychiques. Il est en cela comparable aux loci dont la fonction consiste à localiser une zone dans laquelle sont contenues les imagines de mémoire.

Sur le modèle de la Bildeinsatz, comme image résumant les actions à venir, le groupe de plans qui raconte la fable par laquelle débute le film constituerait donc, à lui seul, une image filmique de mémoire. À la différence du moine qui ne transporte pas d’image, la fillette interprétée par Amélie Syberberg guide vers sa destination finale, le berceau, l’image de Hitler, qui y prend sa fonction dans le mythe. Sa déambulation renvoie donc à un acte hodologique d’orientation et de localisation de l’image en crise. Son parcours est jalonné par les images en fond projeté qui la guident, et dont la prise en considération visuelle et affective impose le rythme de la déambulation, lequel détermine à son tour celui de l’enchaînement des plans.

Les images en fond projeté, détournées de leur fonction première consistant à créer une illusion d’espace, conservent leur platitude. Renvoyant au passé de par leur nature d’archives et leur mode d’apparition, la projection, elles semblent peintes à la manière de simulacres sur la paroi du studio et localisent la zone d’un passé clos sur soi, immémorial. La spatialisation de cette dimension temporelle du mythe fait alors écho, par sa frontalité, à l’écran du spectateur lui-même. La frontalité et la fixité des cadrages découlent de la technique de la projection frontale utilisée par Syberberg (1980, p. 54). La disposition des appareils est telle que, par l’intermédiaire d’un miroir, la source de projection est située au même point que la caméra, de sorte que la scène matérialise la zone dans laquelle transite l’image depuis son émission jusqu’à sa réception. Par conséquent, lorsqu’elle traverse le champ en profondeur, la fillette fait parcourir à l’image de Hitler une épaisseur temporelle, renvoyant au temps immémorial du mythe. En passant sous le dispositif caméra-projecteur, elle confère à l’écran spectatoriel la spatialité du quatrième mur, dans une forme de représentation théâtrale antérieure à celle de Brecht (influence pourtant essentielle chez Syberberg [16]). Or, en esquivant l’écran du spectateur, l’image de mémoire semble fuir à son tour l’actualisation que lui aurait permis un face-à-face, disparaissant à nouveau dans les limbes de la mémoire, où mythe et histoire se confondent.

Dans ce premier exemple, la scène, l’écran de fond et l’écran spectatoriel constituent donc un dispositif mnémonique voué au parcours de l’image en crise dans l’épaisseur du mythe qui l’a engendrée. On ne peut, dès lors, rapporter cette première opération qu’à une activité de remémoration, et non à un phénomène d’actualisation, encore moins à visée léthotechnique.

Dans Hitler, le montage — que Syberberg appelle de manière évocatrice le « berceau du film [17] » — semble mis au service de cette « spaciosité » propre aux loci (Antoine 2002, p. 52), qui rend possible la perception visuelle et simultanée, dans un seul et même cadre, de signes liés entre eux par des liens temporels qu’elle remplace par des liens artificiels d’espace ; d’où l’enchaînement des signes suivant la loi de contiguïté. En ce qui a trait à notre exemple, deux constatations s’imposent. La première concerne la nature expérimentale et non plus narrative de la durée restituée par le montage : l’enchaînement des plans se produit au gré du rythme de la déambulation du personnage de la fillette ; la seconde est que chaque plan possède une image de mémoire dont il se fait l’écrin et qui lui confère une identité locale propre. Ce plan-lieu, comparable au « tableau » des films de Méliès dont Syberberg (1975, p. 40) emprunte le potentiel créatif, s’articule avec le suivant de manière à constituer un groupe de loci filmiques qui permet au corps déambulant de poursuivre l’action rituelle dans toute son ampleur. Suivant le parcours en profondeur de la fillette, les images qui structurent l’espace scénique et celui du plan semblent tapisser les parois d’une boîte.

Lorsque Antoine (2002, p. 81-97) analyse le rôle, dans la peinture italienne des xiiie et xive siècles, des structures architecturales cubiques qui encadrent les figures et les scènes représentées, il les considère comme des lieux de mémoire qu’il appelle des « boîte[s] locale[s] » (p. 86). Dans la visée mnémonique de son analyse, il montre que la boîte locale ne doit rien à l’imitation de l’espace, mais manifeste un effort plastique de visualisation des images de mémoire. Dans ce contexte, l’inexactitude de la perspective, loin de s’expliquer par l’inhabileté des peintres de cette époque (p. 96), serait plutôt l’expression plastique de la fonction de contenants des loci de mémoire : la boîte qui contient les images de mémoire doit avoir une profondeur commensurable. De même, la fenêtre par laquelle la boîte laisse voir la scène peut apparaître comme un « écran transparent » (p. 87) derrière lequel celle-ci se déroule. La boîte locale semble donc visuellement constituer le support délimité d’un contenu mnémonique, encadrant la scène représentée dont elle doit mettre en valeur le caractère frappant (p. 93). On peut donc comparer la platitude des images projetées en écran de fond à la profondeur délibérément escamotée de cette boîte locale, à laquelle on peut dès lors rapporter le plan comme lieu de mémoire, c’est-à-dire comme « lieu spatial distinct du lieu conçu comme simple place dans la série narrative » (p. 89). La présence suggérée du quatrième mur ajoute à l’idée de la boîte un élément qui ne trouvera toutefois sa justification que dans les plans du film qui constitueront nos prochains exemples. Mais à quoi renvoie alors la succession des plans formant un espace filmique voué à la déambulation ? Au cours de l’évolution de ce type de peinture, explique Antoine, le « champ pictural », que la boîte locale ne recouvre pas totalement, « trouve une expression de plus en plus rigoureuse » (p. 87). Ainsi, les fresques de Santa Croce réalisées par Giotto (figure 4), qui présentent une succession de scènes inscrites dans des boîtes locales, transforment la zone du champ pictural qui englobe la boîte locale en une véritable « région-pour-les-lieux » (p. 90) que le visiteur ne peut parcourir qu’en se déplaçant (p. 93). La succession des plans, comme boîtes locales filmiques, dans Hitler, produirait à son tour une région-pour-les-lieux. Si le montage, possédant une fonction de spatialisation des plans comme loci de mémoire, ne correspond pas encore à une opération de mutation de l’image en crise, puisque celle-ci n’a pas encore atteint le stade de l’actualisation et reste empreinte d’une profonde mélancolie, il décrit cependant la structure symbolique du dispositif spatial filmique.

Fig. 4

Giotto, Naissance de saint Jean Baptiste, Église de Santa Croce, Florence ; illustration tirée de l’ouvrage de Jean-Philippe Antoine (2002, p. 94).

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Dans la seconde partie du film, Un rêve allemand, se trouve un groupe de plans dans lequel la technique de la projection est mise en abyme et dramatisée. Au son d’archive d’un appel à l’aide des soldats allemands sur le front russe, que les flocons de neige, tombant sur la scène, viennent mélancoliquement rappeler, un magicien présente à un public de mannequins, assis de dos dans une salle de projection, plusieurs emblèmes et symboles nazis qui défilent toutes les six secondes environ, un à un, à chaque coup de sa baguette magique (figure 5).

Fig. 5

Fig. 5 (continuation)

Fig. 5 (continuation)

Hitler, un film d’Allemagne (Syberberg, 1977).

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La projection se présente comme un véritable tour de magie, une opération métamorphique à caractère instantané destinée à un public représentant le peuple allemand enrôlé dans l’idéologie nazie. Dans un plan cut, les emblèmes ont gagné tout l’écran (figure 6).

Dans les plans qui suivent, des images de jouets d’enfants, accompagnées du tintement d’une comptine délavée, succèdent à l’appel des soldats allemands et à ces emblèmes nazis. Aux images brutales succèdent donc des images mièvres qui expriment, à la fois ironiquement et mélancoliquement, la naïveté du peuple allemand face à l’appel auquel il a répondu. Le passage du cadrage de la scène et de l’écran de fond à celui de l’écran de surface amène le spectateur à prendre la place du public virtuel médusé dans l’atemporalité du mythe ou dans la fixité traumatique de son désenchantement. L’écran spectatoriel, ce quatrième mur déjà suggéré dans notre premier exemple par la sortie de champ sous la caméra de la fillette, acquiert ici un caractère concret et une fonction mnésique : il devient le réceptacle des imagines de mémoire, dont le rôle — frapper l’esprit — est traduit en acte par le mouvement de la projection. L’écran du spectateur symbolise, dans ce groupe de plans, la surface de la conscience à impressionner. Les flocons qui renvoient presque à une neige écranique, décrivant une texture d’image, servent de médiateur pour rabattre les emblèmes de l’écran de fond vers l’écran spectatoriel. Il s’agit d’un mouvement par lequel l’image s’actualise, mais aussi d’une opération d’effacement, contrôlée par le voilement des flocons et le rythme régulier, banalisant, imposé au défilement des symboles. L’opération d’effacement emporte avec elle la disparition de la scène. Dans le premier exemple, à une image projetée correspondait un plan. Ici, la projection est plutôt l’action du plan. De plus, chaque projection est séparée par un volet noir qui se rabat de gauche à droite pour la faire apparaître et se replie de droite à gauche pour l’effacer, à la manière d’un rétroprojecteur (figure 7).

Fig. 6

Fig. 6 (continuation)

Fig. 6 (continuation)

Hitler, un film d’Allemagne (Syberberg, 1977).

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Ces images s’apparentent donc à un geste projectif qui imite l’examen scientifique des documents appartenant au passé. Leur mode de visionnage ne renvoie plus ici à la vision allégorique mythologisante, mais au retour distancié des images de mémoire, dans une vision synthétique et dénarrativisée. La phase de mutation des images de mémoire dans ce groupe de plans se caractérise donc par une opération d’actualisation à visée léthotechnique. Cette transition s’opère grâce à une dynamisation filmique de la boîte locale : à la fonction liante de la déambulation s’est substituée la scansion du montage, représentant l’action d’une rétroprojection. Au studio comme lieu de mémoire et à la structure symbolique de l’espace filmique comme région-pour-les-lieux s’est substitué un modèle dynamique de boîte locale qui nous conduit à définir Hitler comme une véritable « machine de mémoire » filmique.

Fig. 7

Fig. 7 (continuation)

Fig. 7 (continuation)

Hitler, un film d’Allemagne (Syberberg, 1977).

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Mais le brutal rabattement de l’écran de fond sur l’écran spectatoriel ne traduit-il pas une inquiétude liée au périlleux abîme que palliait la scène du studio en permettant de spatialiser des dimensions temporelles hermétiques les unes aux autres et, ainsi, de naviguer entre elles ? Cette disparition soudaine de l’espace de médiation que constituait la scène traduirait-elle un dysfonctionnement de la machine ?

Un peu plus loin dans la même partie du film, une autre dynamique s’établit entre l’écran de fond et l’écran spectatoriel. Dans un long plan de cinq minutes, l’ancien valet de Hitler, dénommé Krause, raconte sa première rencontre avec le Führer, tout en s’enfonçant dans l’obscurité d’un tunnel jalonné par des néons qui ponctuent son parcours (figure 8). Le corps du valet effectue en fait une marche sur place, feignant de s’avancer dans le tunnel tandis que, dans l’image projetée sur l’écran de fond, s’éloigne la bouche d’entrée. Bien que couvrant tout le champ, l’illusion reste visible : les pas de celui qui a marché dans le tunnel, et dont nous voyons le parcours dans l’image-mouvement projetée, ne sont pas ceux de Krause, et le paysage du tunnel reste prisonnier de la platitude de l’écran.

Dans ce dernier exemple, la scène est hors champ, elle n’est donc présente que virtuellement : il en va de même pour le quatrième mur de la boîte qui, malgré le regard face caméra du personnage narrant, conserve une présence implicite, par un effet d’écho avec l’image en fond projeté, laquelle, bien qu’en mouvement, ne laisse paraître que l’illusion d’une profondeur. Alors que le valet conserve, durant sa marche, une même distance entre le fond plat et l’avant-plan, comme s’il y était pris en étau, le piétinement semble accroître, entre les deux, la distance. L’acte de déambulation ne se rapporte plus ici à une opération mnémonique, mais manifeste une béance. La scène qui, jusqu’alors, tenait le passé et le présent à égale distance, et permettait de faire tenir ensemble le proche et le lointain, n’est plus qu’une zone chaotique où le temps s’étend indéfiniment, semblable au tunnel décrit par les malades de Blondel dont parle Pierre Janet (1928, p. 336).

Fig. 8

Fig. 8 (continuation)

Fig. 8 (continuation)

Hitler, un film d’Allemagne (Syberberg, 1977).

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Ne symbolisant plus le passé immémorial du mythe, sans non plus réactualiser celui de l’histoire archivée, ce que représente cette image en fond projeté est l’espace et le temps de la mémoire elle-même, qui s’enfouit de plus en plus dans l’obscurité à mesure que le valet avance dans son récit. À l’inverse du rapprochement subit par lequel l’image frappait la conscience dans le précédent exemple, ici, elle recule d’elle-même. On pourrait dire qu’elle recule dangereusement vers nous, déportant à son tour le corps du valet — image de mémoire vivante — dans le courant du fleuve Léthé. L’image du valet Krause, cette image de mémoire qui symbolise le peuple allemand, ne subit-elle pas, plus que toute autre, la crise mémorielle vers laquelle l’a acheminée cette autre image, celle du nazisme, dotée d’« un pouvoir d’extension infini du présent », comme l’écrit Éric Michaud (1996, p. 292), et à laquelle les Allemands s’étaient identifiés ?

Syberberg, même s’il ne parvient pas à réaliser cette opération de deuil, réussit néanmoins à transcrire plastiquement le labeur de la conscience, sa difficulté à reconnaître la faute. C’est du moins ce qui ressort de notre lecture poétique du film. Paul Ricoeur (2000, p. 598) souligne l’importance symbolique du travail de profondeur que doit effectuer le moi jugé coupable. Cette profondeur insondable a une affinité avec l’un des procédés par lesquels Syberberg montre l’image en crise et les dommages qu’elle a causés dans la conscience : l’appropriation fantasmatique de la technique de la projection. Comme l’écrit Jean Florence (1983, p. 22), celle-ci pose plastiquement la question de « la bonne taille des idoles » et par conséquent de la bonne distance à observer vis-à-vis d’elles. À travers les trois exemples que nous avons choisis, la projection technique a joué un rôle spatialisant, puis dynamisant et enfin disloquant, de sorte que jamais, dans le film, le passé et le présent ne se rejoignent, et que jamais les idoles ne trouvent leurs justes proportions. Mais, loin de renvoyer à un simple exorcisme, l’oeuvre du cinéaste s’est révélée à nous, dans sa dynamique figurative, comme une mécanique destinée à opérer la mutation de l’image de mémoire en crise — qu’elle y parvienne ou non. Cette mutation qui devait aboutir à un oubli contrôlé a signalé un dysfonctionnement de la machine et les images de mémoire disparaissent finalement dans la profondeur insondable d’un oubli sauvage. Si, en définitive, Syberberg a manqué le deuil, il n’a pas manqué la beauté mélancolique qui fait toute la puissance du film et en explique la spatialité. Alors que le regard de l’ange déchu de la Melencolia (1514) d’Albrecht Dürer sort du cadre où gît l’infini, celui du spectateur, visant le même objet, est conduit au centre de la scène. La vanité de toute chose y est visuellement retranscrite par la béance dont la scène est devenue le site, qui se déploie entre l’écran de fond, où se déroulent les événements d’un passé à jamais clos sur soi, et l’écran spectatoriel, où le présent accueille les événements comme s’ils ne s’étaient jamais passés.