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L’ouvrage collectif Le levain des médias. Forme, format, média consiste en un numéro pluridisciplinaire de la revue MEI (Médiation et information) qui questionne les canons et les formats médiatiques. Il s’agit en bonne partie du résultat de deux journées d’étude intitulées « Ce que le documentaire fait au format » (novembre 2010) et « Le cinéma éclaté et le levain des médias » (mars 2012), organisées par l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel (IRCAV). L’IRCAV a d’ailleurs soutenu la réalisation de cet ouvrage collectif, dirigé par Kira Kitsopanidou et Guillaume Soulez, qui s’inscrit directement dans les différentes polarités prônées par l’Institut. Le premier axe de l’ouvrage offre une réflexion à propos de la manière progressive dont les formats ont structuré le cinéma et l’audiovisuel, en plus de voir comment l’invention, dans ce cadre ou en dehors, demeure possible. Le deuxième axe aborde de front la notion d’intermédialité à l’ère du cinéma ou de la télévision en ligne « comme nouvel espace de contraintes et d’innovations » (Kitsopanidou et Soulez 2015a, p. 8) en soulevant des exemples pour la plupart pertinents et actuels. Au total, dix-sept textes explorent de multiples facettes autour de l’hypothèse du levain des médias. Dès le départ, une précision est d’ailleurs apportée à propos des notions problématiques de média et médium. En ce sens, l’hypothèse principale de l’ouvrage avance que « les médias ne sont pas seulement des industries ou des supports, mais les véritables lieux où se joue la morphologie des médias. Ils sont le moteur d’une activation de certaines formes audiovisuelles en lien avec les publics. […] C’est l’idée d’un “levain” des médias permettant de penser les relations entre médias du point de vue de l’impact d’un média (en tant qu’organisation sociale) sur un médium (en tant que matériau formel) » (Kitsopanidou et Soulez 2015a, p. 7). De surcroît, pour parvenir à faire cette morphologie des médias, il est « peut-être utile de partir du média pour voir comment il configure le médium. L’hypothèse d’un levain des médias, c’est-à-dire d’une force interne qui agit, au sein d’un média donné, sur la dimension morphologique de ce média, le médium, suppose de distinguer médium et média pour mieux comprendre ensuite leur relation, leur articulation » (Soulez 2015, p. 241). Ces précisions de première importance orientent la réflexion autour de ces notions grâce à une pluralité d’approches proposée par chaque auteur.

À l’époque où la télévision et le cinéma en ligne bouleversent les formats ainsi que les pratiques spectatorielles et où les moyens d’expression s’hybrident, la réflexion autour de la relation entre médias et médiums, de même que les messages qu’ils transmettent, est d’autant plus d’actualité. Si André Gaudreault et Philippe Marion, dans La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique, ont démontré qu’il n’y a jamais d’identité stable à un médium, mais plutôt un parcours identitaire que l’on découvre en observant les mutations qu’il a connues, plusieurs auteurs de l’ouvrage, sans toutefois nier cet apport, adoptent une autre posture. Pour Gaudreault et Marion (2013, p. 251), les médias sont des « fédérations de séries culturelles préexistantes qui se forgent pour un temps une uniformité identitaire relative et évolutive ». Ainsi, Guillaume Soulez (2015, p. 240) préfère ne pas faire dépendre la définition de média de la série culturelle, mais songe au contraire « à envisager ce qu’elle a de propre, notamment en ce qu’elle permet de comprendre des rapports entre média et médium ». En même temps, il semble que les deux notions ne soient pas si contradictoires et que l’une n’invalide pas l’autre. Les auteurs proposent plutôt une manière différente de concevoir la relation entre média et médium afin de possiblement comprendre comment une série culturelle peut triompher sur une autre à l’intérieur d’un média, selon une combinaison de facteurs.

Divisé en trois parties distinctes mais complémentaires, Le levain des médias présente d’abord une section intitulée Entretiens : du format au transmédia. Selon la tradition de la revue MEI, l’ouvrage s’ouvre sur un dialogue avec des professionnels du cinéma et de la télévision qui doivent nécessairement composer avec le transmédia au quotidien. Ce dialogue est le résultat de deux tables rondes qui se sont tenues pendant les journées d’étude à l’origine du présent ouvrage. Pour Pierrette Ominetti, notamment, le terme « format » repose sur l’idée de retenir le spectateur, de le fidéliser, mais le problème est que ce format s’use aussi très vite. Elle mentionne la nécessité de décloisonner certains concepts, afin de jouer avec les attentes d’un public de plus en plus exigeant. Pour Michel Reilhac, « la fonction du cinéma est fondamentalement une fonction de récit, offrant un éclairage différent sur le monde ; cette fonction fait que le cinéma, sous sa forme contemporaine ou sous une autre, ne disparaîtra pas [1] ». Pour celui qui fut producteur et directeur des acquisitions pour ARTE France, la forme traditionnelle du film est éphémère, mais la fonction qu’il remplit est éternelle. Par cette ouverture au monde professionnel, l’ouvrage propose donc un discours branché sur l’industrie qui trouve des échos du côté des analyses de cas proposées par les différents auteurs. Le dialogue entre les deux domaines rend la démarche d’autant plus pertinente puisqu’elle permet de mettre les théories à l’épreuve de la pratique.

La première partie porte le titre Identifications du format. L’exemple du champ documentaire. Étant donné la grande quantité d’articles proposés, entreprendre une analyse de l’ensemble serait hasardeux, ce pour quoi nous proposons plutôt d’établir quelques rapprochements tout en étudiant plus en profondeur une sélection de textes qui offrent un échantillon varié sur diverses pratiques. Si la dimension politique est d’abord abordée dans un texte d’Émilie Sauguet, on y traite également de la fonction structurante qu’occupe le format dans l’expérience spectatorielle. En ce sens, Thomas Schmitt — producteur pour le cinéma et la télévision — utilise les concepts de l’économie industrielle afin d’esquisser une analyse du processus de la coopération télévisuelle. Il est d’ailleurs fascinant de constater que les acteurs du milieu, devant nécessairement se questionner sur les formats traditionnels relativement aux nouveaux médiums, proposent un raisonnement qui suit l’hypothèse proposée par les codirecteurs de l’ouvrage. De même, Céline Schall pose un regard sur le docufiction en proposant l’idée que cette forme traduit un nouveau rapport entre le public et le documentaire. De leur côté, Camille Jutant et Valérie Patrin-Leclère s’intéressent aux formes hybrides par l’émission Le jeu de la mort. En effet — et cette remarque vaut pour la plupart des exemples cités dans cet ouvrage —, « on observe une sorte de jonglage, chez les publics, entre leur connaissance des différents formats auxquels le spectacle de la télévision les a habitués » (Jutant et Patrin-Leclère, p. 112). Ainsi, si le format n’est certes plus aussi rigide qu’autrefois, force est d’admettre que le spectateur possède des attentes qu’il est possible de déjouer en sortant d’un format classique. Ce faisant, le spectateur tout comme le média s’influencent l’un l’autre, se relancent et s’ouvrent à de nouveaux horizons. Cela nous paraît une évidence, mais la manière qu’ont les auteurs de contextualiser ces exemples évite, la plupart du temps, les lieux communs.

La deuxième partie, au coeur de la réflexion théorique sur les médias, s’intitule Du format au média. Questions d’intermédialité. Marta Boni propose une phénoménologie des mondes transmédiatiques en explorant plusieurs cas de figure, dans une perspective sémiotique et culturelle. À l’ère de la convergence, il n’est pas si aisé de déterminer si les médias gardent ou non leur spécificité. Cela dépend de la double nature du média comme dispositif technique et social. Au final, « la construction des mondes peut être étudiée comme un phénomène culturel. Les appropriations des spectateurs, étudiées dans un contexte et une période définis, fixent et élargissent les limites d’un monde, par la valorisation de l’espace entre les médias » (Boni 2015, p. 145). Kira Kitsopanidou, pour sa part, s’intéresse aussi au transmédia, mais elle le fait à travers l’exemple d’Avatar (James Cameron, 2009) et de ses stratégies pour construire une marque reconnaissable. Explorant une autre forme, Antoine Gaudin s’attarde quant à lui au vidéoclip, qu’il qualifie d’art populaire intermédial à l’ère numérique. Pour Gaudin (2015, p. 168), « à mi-chemin entre musique et image, art et publicité, télévision et Internet, le vidéoclip est une forme audiovisuelle hybride, au carrefour de nombreux domaines et pratiques culturelles ». Il déplore que l’analyse de cette forme se fasse souvent uniquement dans sa dimension formelle et visuelle, directement importée des film studies. L’auteur propose, à juste titre, de construire une méthodologie respectueuse de la spécificité musicovisuelle. Un problème demeure : la majeure partie des écrits sur cette forme date des années 1980 et 1990, alors que l’accès aux clips se faisait via la programmation des chaînes télévisées. Bien plus faciles à visionner aujourd’hui, les clips sont parfaitement calibrés pour le médium Internet. Gaudin discute ensuite de l’impact de ce médium sur le statut et la diffusion du vidéoclip de nos jours. Au final, le médium Internet n’est pas qu’une simple structure technique qui permet la diffusion des clips ; « c’est également, de manière décisive, un dispositif formel et culturel qui leur confère une certaine signification » (Gaudin 2015, p. 173). Cette réflexion autour du rôle d’Internet invite à repenser de nombreux médiums qui doivent désormais se reconfigurer avec l’arrivée de cet acteur majeur. Cette partie se clôt avec une étude d’Alexis Blanchet, qui ouvre la porte à une forme davantage interactive, le jeu vidéo, en se concentrant principalement sur le spectateur. Si tous les articles de l’ouvrage collectif constituent une variété étendue de cas de figure certes louables, on peine parfois à trouver une cohésion à l’ensemble. Cela dit, la diversité des approches proposées permet du même coup de déceler à quel point l’hypothèse sur laquelle repose l’ouvrage peut s’appliquer à quantité de domaines et de formes, des plus populaires aux plus obscurs.

La troisième partie de l’ouvrage, plus courte, traite principalement d’une nouvelle forme, qui compose pourtant avec un amalgame de formes plus anciennes : le webdocumentaire. Yann Kilborne s’affaire à montrer les différentes contraintes que subit cette forme novatrice en questionnant le format télévisuel classique. Étienne Armand Amato, de son côté, observe certaines similitudes entre cédéroms culturels et documentaires interactifs en ligne. Il mentionne que le terme webdocumentaire est problématique, puisque « le Web est conçu comme un espace hyperdocumentaire [qui] agrège des documents en tout genre par des liens hypertextes » (Amato 2015, p. 204). Pour éviter le télescopage de significations, il aurait fallu parler de « docu web » ou documentaire web, mais comme l’usage a consacré webdocumentaire, c’est le terme qui prévaut ici. Pour Amato, la nouveauté est que le spectateur se voit souvent confier un rôle, que ce soit celui d’enquêteur ou de juge, par exemple. Ajoutons qu’il aurait été pertinent d’aborder ces oeuvres du point de vue de la théorie vidéoludique. Cela dit, au contraire des jeux vidéo, Amato observe que l’usage amène souvent un certain flânage d’écran en écran. En ce sens, permettons-nous d’établir un parallèle avec le discours théorique à propos des fictions hypertextuelles — oeuvres qui déconstruisent le récit et l’expérience de lecture traditionnelle — où le lecteur flâne aussi de page en page, empruntant divers hyperliens et tentant de produire du sens à partir de ces fragments. À cet effet, mentionnons l’auteur Michael Joyce qui, à propos de afternoon, a story — considérée comme l’oeuvre inaugurale de l’hypertexte de fiction —, propose au lecteur d’interrompre sa lecture s’il trouve que l’histoire ne progresse plus, ou s’il est fatigué (Landow 2006, p. 229). Le récit s’interrompt donc à un moment différent pour chaque lecteur, car il n’y a pas de fin déterminée par l’auteur. Notons cependant que ce phénomène d’errance sans fin n’est pas commun à toutes les fictions hypertextuelles ; certaines proposant tout de même des recoupements, des carrefours, et se réconciliant en partie avec le récit téléologique. Les webdocumentaires, quant à eux, n’ont pas nécessairement pour fonction de déconstruire le récit, mais le phénomène de flânage peut venir du spectateur qui explore cet univers comme s’il parcourait une banque de données, par exemple. En somme, « la supposée, mais insaisissable posture spectatorielle induite par l’oeuvre filmique à caractère documentaire sort de l’ombre en prenant vie avec l’interactivité » (Amato 2015, p. 210). Cette observation est partagée par Stefano Odorico (2015, p. 214), qui mentionne dans son texte de nouvelles avenues pour la construction du sens, grâce à l’interactivité : « a combination between the classic linear documentary form, with its several modes of representing reality […] and digital media, with its interactive applications which allows new grades of user participation in the construction of meaning ». Cela dit, il aurait été pertinent d’engager une discussion poussée sur les causes du développement accéléré d’oeuvres interactives depuis quelques années, surtout dans un ouvrage qui considère, notamment, les fonctions des médias et leur relation avec le public.

Le discours autour de la naissance, ou des naissances, du cinéma, souligne généralement que « si le cinéma trouve son langage propre autour des années 1910-1920 en se séparant du théâtre filmé, il découvre son caractère propre de médium (au sens de moyen d’expression), ce qui permet son institutionnalisation comme “média”, à partir du moment où il rencontre la faveur du public » (Soulez 2015, p. 243). D’une certaine manière, rappelons-nous le film d’art du début du xxe siècle, qui tentait d’ennoblir le cinéma en calquant le théâtre, un média davantage stable et institutionnalisé. Le cinéma avait-il donc encore besoin des béquilles d’un autre média pour pleinement s’exprimer ? Quelle était donc sa spécificité ? André Bazin (1952, p. 85) lui-même mentionnait qu’il y eut « bien à la vérité une tentative d’adoption de cet enfant de la balle par les beaux messieurs de l’Académie et de la Comédie-Française ; mais l’échec du film d’art témoigne de la vanité de cette entreprise contre nature ». Ainsi, le médium cinéma ne s’est pas toujours manifesté de la même façon et les exemples fournis dans Le levain des médias permettent d’explorer des cas limitrophes qui bousculent les définitions traditionnelles. Bazin abordait déjà l’idée de série culturelle en observant le cinéma par rapport à d’autres arts, principalement dans le cas d’adaptations. Ainsi, si le cinéma est capable de prendre de la matière romanesque ou théâtrale sans perdre son expression propre, c’est « parce qu’il est assez sûr de lui-même et maître de ses moyens pour s’effacer devant son objet » (Bazin 1952, p. 99). Parfois, un médium se stabilise en média, mais cet équilibre peut à tout moment être bouleversé. En effet, cette prétendue stabilisation qui était vraie à l’époque de Bazin connaîtra bien entendu d’autres grands ou petits bouleversements.

Certains questionnements de l’ouvrage collectif reprennent une partie du travail de Frank Kessler, qui a procédé à une archéologie de la notion de dispositif ; notion centrale selon lui dans la compréhension des médias. Un de ses constats est que le cinéma n’a certes pas qu’une identité, stable et immuable depuis sa naissance, ce qui peut sembler une évidence aujourd’hui. Il refuse aussi de concevoir chaque rupture technologique comme une crise, mais plutôt d’envisager le tout du point de vue du dispositif. En somme, dans le contexte où « lorsqu’on conçoit l’histoire des médias comme une histoire de dispositifs, il est possible d’étudier les changements, les transformations, voire les bouleversements sans verser dans la crise et sans avoir à rapporter chaque transformation à une norme idéale qui représenterait la “nature” immuable de ce média » (Kessler 2011, p. 23). Plutôt que de parler seulement du dispositif, les codirecteurs de l’ouvrage ne nient certes pas cet apport, mais défendent l’hypothèse « que tout autant, ou parallèlement, à une logique qui verrait une technologie se transformer en dispositif puis s’institutionnaliser en média, la raison sociale des médias est, en sens inverse, un facteur de production formelle » (Soulez 2015, p. 246). On retrouve donc une transformation, une gradation allant de la première découverte jusqu’à la possible évolution en média, mais surtout une « institution » qui produit de multiples médiums. Si cette façon de concevoir la relation entre médias et médiums n’est pas particulièrement bouleversante, elle amène cependant un angle différent sous lequel aborder l’intermédialité et la question des formats. Et si Soulez (2015, p. 248) avoue s’inspirer de la démarche de Kessler, il déplace le problème en observant le dispositif d’un média donné « en le décomposant pour essayer de retrouver la logique propre à chacun de ses paramètres pour étudier leur action spécifique ».

Au final, plutôt que de voir toutes ces formes comme un « cinéma éclaté [2] », peut-on plutôt y déceler quelque chose d’autre, ou quelque chose de plus que du cinéma ? Ainsi, « il ne s’agit pas de privilégier un média (ou un médium) mais de montrer en synchronie comment s’organise le mille-feuilles audiovisuel traversé par des forces contradictoires et convergentes » (Soulez 2015, p. 240). On laisse entendre que, pour mieux comprendre les médias, il faudrait déterminer pourquoi telle série culturelle domine telle autre au sein d’un média. L’idée d’un levain des médias permet donc — grâce à une force interne aux médias qui déterminerait le médium, la dimension morphologique du média — de faire la lumière sur leur articulation complexe. L’expression « levain » évoque en ce sens une image qui, si elle peut être taxée de triviale, a cependant l’avantage d’être claire en mettant l’accent sur une transformation, un élément déclencheur, une récupération. Finalement, par le panorama varié qu’il propose, l’ouvrage permettra aux lecteurs de découvrir, par des exemples riches et pour la plupart actuels, l’état des recherches autour d’objets qui forcent à revoir les formats et la relation qu’ils entretiennent avec le public.