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Si les termes sont souvent confondus, il apparaît que, contrairement au trucage, l’effet spécial naît avec le cinéma. Le Dictionnaire historique de la langue française indique que le mot, décliné au pluriel, apparaît pour la première fois en 1912 pour désigner une « illusion de cinéma », qui se manifeste de deux manières à priori opposées : par la production d’un effet de réel, selon la tradition classique de la rhétorique antique rappelée par Roland Barthes (1968, p. 84-89) dans un article éponyme, ou par celle d’un effet de surprise qu’on pourrait associer à l’esthétique du choc visuel qui a marqué la modernité urbaine issu de la sociologie allemande[1].

Cette antinomie est déplacée chez Christian Metz (1972, p. 173-192) au profit d’une analyse du « trucage de cinéma » en termes de « réglage de la perception » puisque c’est par le biais de « trois régimes perceptifs » qu’il distingue les trucages imperceptibles, les trucages visibles et les trucages perceptibles mais invisibles, rappelant dans tous les cas la duplicité de la notion : « Il y a quelque chose en lui qui est toujours caché (puisqu’il ne demeure trucage que dans la mesure où la perception du spectateur est surprise) et en même temps quelque chose qui toujours s’affiche, puisqu’il importe que ce soient les pouvoirs du cinéma qui se voient crédités de cette surprise des sens » (ibid., p. 181). C’est pourquoi les trucages « mettent particulièrement en évidence deux faits qui […] marquent le cinéma dans son ensemble : le rôle de machination avouée dans l’institution cinématographique, et celui du déni de perception dans l’économie spectatorielle » (ibid., p. 187).

C’est donc sous l’angle d’une analyse perceptive que je situerai mon propos — une étude des phénomènes de perception, produits au cinéma par une mise en cause de notre manière de voir. Bref rappel des faits ou de leur origine légendaire racontée par Georges Méliès (1907, p. 213-214, je souligne) :

Un blocage de l’appareil produisit […] un effet inattendu […] : une minute fut nécessaire pour débloquer et remettre l’appareil en marche. Pendant cette minute, les passants, omnibus, voitures, avaient changé de place, bien entendu. En projetant la bande, ressoudée au point où s’était produite la rupture, je vis subitement un omnibus Madeleine-Bastille changé en corbillard et des hommes changés en femmes. Le truc à substitution ou truc à arrêt brutal était trouvé, et deux jours après j’exécutais les premières métamorphoses d’hommes en femmes et les premières disparitions subites qui eurent, au début, un si grand succès.

« Je vis subitement » : la découverte du truc à substitution marque, plutôt que l’effet visible d’un arrêt brutal de la continuité, l’introduction d’un choc visuel qui fait irruption dans la vision. En homme (positiviste) de son temps, Méliès semble suivre les recommandations de Manet : « Il faut être de son temps et faire ce que l’on voit[2] » — soit reproduire ce qui prend forme sous ses yeux, les temps variés de la société bouleversée par les soubresauts de la vie moderne. Car ce qu’on voit, rappelle Georges Bataille (1955, p. 145), commentant les propos du peintre, relève d’une « apparition brutale » qui supprime l’unicité classique du sujet, désormais dispersé dans un temps qu’il n’habite plus. Retournant à la source des mots et les prenant à la lettre, il s’agira de se demander ce qui est si spécial dans l’effet qui surprend le spectateur et suspend sa vision à la réalité de ce qu’il voit. Et pour cela, recadrer la poétique de l’effet spécial, en déplacer l’amplitude historique : tout à la fois assumer son origine cinématographique et l’inscrire dans une histoire plus ample, du regard et de la vision.

Effets d’illusion et chocs de la vision sont des catégories perceptives qui reconduisent d’anciens problèmes de représentation, reconnaissables sous l’opposition du visible, relative à l’imitation de la réalité, et du visuel, sensible à l’opacité de l’image et à sa matérialité — ou encore de la vue et du toucher qui ont marqué l’histoire de l’art à travers les débats sur la peinture et la sculpture à l’âge moderne (xviie et xviiie siècles) retracés par Jacqueline Lichtenstein dans un livre décisif. Celle-ci y montre combien « le privilège métaphysique et épistémologique dont la vision avait longtemps bénéficié comme modèle et métaphore de la connaissance s’est trouvé soudain quelque peu mis en cause par une nouvelle analyse de la sensation et du rapport entre la sensation et les idées » (Lichtenstein 2003, p. 13). La hiérarchie entre la vue et le toucher est alors mise au service d’une interrogation plus large pour savoir lequel des arts, la peinture ou la sculpture, est supérieur à l’autre. Car entre les deux arts, les catégories circulent dans les discours qui répliquent aux oeuvres.

J’aimerais retenir plusieurs moments de l’histoire de ces débats, tels que j’y vois reconduite la duplicité propre à l’effet spécial. Au siècle de Diderot est ainsi développée l’idée que le plaisir pris à l’illusion picturale est celui d’une « machination avouée ». Ainsi, rapporte Lichtenstein (ibid., p. 81) :

Dans l’article « Illusion » de l’Encyclopédie, Marmontel analyse magnifiquement la nature paradoxale de cet effet d’illusion que l’on ne peut goûter qu’à la condition qu’il ne nous trompe pas. Comme l’illusion théâtrale, l’illusion picturale n’est qu’une « demi-illusion », dit-il, une « erreur comique et sans cesse mêlée d’une réflexion qui la dément » [exactement comme dans l’effet spécial,] une « façon d’être trompé et de ne l’être pas ».

Inversement, pour Diderot et ses contemporains, la sculpture entretient un rapport brut, concret avec la réalité, qui explique qu’elle serve de paradigme à la raison car « comme la sculpture, la raison pétrit et modèle une réalité à laquelle elle veut donner une forme solide et permanente. Et elle travaille de la même manière : elle creuse, elle supprime, elle retire, elle retranche ; elle élimine » (ibid., p. 114).

C’est une caractéristique de la sculpture qui traverse l’histoire de l’art dans son opposition à la peinture. On le sait, depuis la Renaissance et les préceptes de Léonard de Vinci, la sculpture fait partie des arts qui procèdent per via di levare — en retirant, en ôtant — quand la peinture procède per via di porre, en ajoutant. Voilà pourquoi la vue l’emporte sur le toucher.

Pourquoi ce retour à l’âge moderne quand l’effet spécial naît avec le cinéma ? J’examinerai dans cet article la capacité du cinéma à redistribuer les valeurs optiques et tactiles sur la base d’anciens problèmes de représentation, à partir du récent travail de Martin Arnold opposé in fine à celui de Julien Prévieux — deux cinéastes-artistes qui explorent les tréfonds de la représentation classique sur la base d’un remploi de ses figures canoniques : des cartoons américains pour l’un, un film de James Bond pour l’autre (The World Is Not Enough / Le monde ne suffit pas, Michael Apted, 1999).

Ces oeuvres d’aujourd’hui restituent l’opposition de cette manière de faire, le numérique étant mis au service d’un effacement systématique chez Arnold et chez Prévieux d’une saturation artificielle du visible. Elles relancent le paradigme de la vue et du toucher et servent la réflexion, non plus d’une dispute entre les arts ou d’un raisonnement philosophique, mais de l’illusion dans la représentation et d’un « réglage de la perception » (Metz 1972, p. 179). Déclinée dans les films sur le mode d’une proposition plastique, l’opposition des sens devient l’enjeu d’une interrogation sur les sources et les ressources du visible : ses origines physiologiques et ses manifestations psychiques.

Depuis 2010, Martin Arnold opère à partir de cartoons américains des années 1950 un travail systématique d’effacement : une partie du dessin original est absorbée par un fond noir et soumise à une décomposition plastique sur le mode d’une répétition spasmodique. La technologie numérique est donc utilisée au profit d’une économie du retrait à des fins de décomposition graphique :

La technique numérique que j’ai utilisée pour découper certains éléments des figures de cartoon n’aurait pas pu se faire sur pellicule. Bien sûr, on peut enlever des parties de la bande-image en grattant la pellicule, mais cela implique une dimension gestuelle comme dans les toiles des expressionnistes abstraits. Lorsqu’on retouche en numérique et que l’on veut effectuer un travail précis, il n’y a pas de « flottement » pictural [« There is no gesture »]. À la fin, on doit avoir l’impression que certaines parties de l’image n’ont jamais été là.

Arnold 2014, p. 232

Cette technologie d’aujourd’hui, qui exclut de l’image la trace gestuelle d’une intervention manuelle, va toutefois permettre un retour à une manière originale de faire qui se rapporte à une manière originale de voir.

Impermanence visuelle

Il y a dans l’oeuvre d’Arnold une radicalisation progressive de l’effacement. Hydra, par exemple, réalisé en 2014, montre la dynamique de l’effacement à l’oeuvre, et l’inscrit dans le programme dramaturgique du film.

De l’effacement est en effet retenu le processus, selon le mouvement répété d’une langue turgescente qui efface une à une les dents d’une bouche invisible et les transforme en une pluie de gouttes blanches. Des traces visibles d’un visage décomposé, seule la langue résiste à cette forme d’absorption organique que le noir impose. C’est que, de la figure de Pluto, il s’agit de tirer une hydre : cet animal fabuleux de la mythologie grecque, un serpent d’eau, dont les têtes repoussent à mesure qu’on les coupe. Comme le titre y invite, on se laisse aller à l’interprétation métaphorique : la langue cannibale force l’imaginaire, objet d’un appétit sexuel ou conducteur d’une intériorité corporelle. Cette disparition systématisée n’accueille la figure qu’en tant qu’elle procède per via di levare (en retirant) d’un acte de retrait permanent[3]. Pas de main qui dessine, mais une langue qui efface selon un geste d’inversion graphique. Au lieu d’un dessin qui s’élabore progressivement, une forme qui se désagrège continuellement, annulant l’inscription d’un trait sur la page blanche au profit de l’absorption cinématographique des figures par le noir de la projection (Fig. 1).

Fig. 1

Hydra — « monitor work » (Martin Arnold, 2013).

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Cet acte de retrait consiste en une opération d’abstraction, selon le sens du mot compris au xixe siècle comme une opération scientifique de sélection qui renvoie chez Arnold à une décomposition de la vision — ce que nous montre également Haunted House (2011).

Le film débute par un clignotement à vitesses variables de rectangles et de carrés, qui s’affichent à différents endroits du cadre, des portes, des fenêtres, une échelle, des marches d’escalier : toujours des seuils de perception qui surprennent le spectateur dans sa vision. Là encore, l’alternance lumineuse fait apparaître ce qui s’efface : la figure qui se dessine progressivement, une main puis deux qui s’agitent et pianotent, des pattes ensuite en un geste ininterrompu qui procède par disparitions successives tandis que le mouvement saccadé accompagne le trajet, une noyade dans l’immobilité.

Arnold (2014, p. 237) revendique un retour aux premières techniques du dessin animé :

Ce qui m’a fasciné, c’est que cette pratique renvoyait à la manière dont on produisait ces cartoons à l’origine. On a appelé ce type d’animation le cellulo, un concept qui, à l’ère du Fordisme, visait à faciliter la tâche des dessinateurs tout en optimisant les profits. Cela signifiait que, pour ce travail de studio, les dessinateurs peignaient séparément chaque élément de l’image (l’arrière-plan, les parties du corps, les yeux, etc.) sur des feuilles transparentes, puis superposaient ces feuilles pour obtenir l’image entière. Si j’avais eu accès à ces cellulos et que j’en avais retiré quelques feuilles, j’aurais obtenu le même résultat en argentique. Mais ça m’aurait sans doute pris beaucoup de temps, et par conséquent, il aurait été vain de vouloir récupérer les feuilles originales. Néanmoins ces films renvoient clairement à leur processus de création originel.

Ce que le cinéaste dénomme « de-celing cel animation[4] ». Si dans l’animation classique le dessin prend forme à mesure que les feuilles sont ajustées, généralement sur un fond blanc, ici, le principe est retourné : le fond est noir et des fragments de figures lumineuses ne s’assemblent que dans l’oeil du spectateur. On pense au fonctionnement d’un zootrope, mais inversé.

Rappelons que cet appareil, inventé en 1834, est constitué d’un tambour à l’intérieur duquel sont imprimées les différentes phases d’un mouvement décomposé. L’extérieur du tambour est troué par des fentes d’où l’on regarde. À mesure que le tambour tourne, les interruptions noires entre chacune des fentes disparaissent sous l’effet de ce qu’il est convenu d’appeler un effet phi qui explique l’impression d’une continuité. Ce sont précisément ces interruptions que restaure la technique numérique. Le noir ne mange pas seulement les figures, il oblige notre vision au mouvement arrière d’une perception saccadée qui au lieu de restituer la fluidité des jouets optiques, la luminosité lisse du monde de l’enfance, renvoie le regard à la béance de la nuit.

On verrait donc ici les images déconnectées d’un zootrope détraqué, des images qui produisent l’expérience perceptive d’une désorientation spatiale, c’est-à-dire une angoisse, figurée comme telle, de celle qui renvoie aux frayeurs enfantines et à l’apprentissage du noir.

Des expériences d’abstraction perceptuelle sont alors évoquées : les flicker films de Peter Kubelka, Tony Conrad et Paul Sharits, qui contredisent l’illusion d’une continuité mouvementée en révélant le battement photogrammatique des images, et mettent à l’épreuve les certitudes perceptives du spectateur. Et, de façon plus générale, l’art optique qui associe le mouvement à la lumière électrique pour ébranler la maîtrise du regard et susciter un vacillement de l’acte perceptif[5].

Dans Haunted House, les figures du seuil (porte, marche) sont ce sur quoi le regard achoppe, tandis que l’instabilité visuelle conduit à un démembrement de la figure, entraînée dans une course effrénée. Bientôt, le mouvement s’accélère et les impacts lumineux sont relayés dans la bande sonore par des cris et des tirs au révolver jusqu’à l’apothéose finale : une crise orgasmique qui fait se superposer la langue rouge aux éléments du décor avant de s’éteindre dans le noir.

Au lieu d’éclairer et d’assurer la condition de la vision, la lumière produit donc un effet d’aveuglement, dont les effets traumatiques sont figurés, d’une part par les trouées blanches qui tels des signes d’interjection accompagnent le cri strident que pousse le personnage dont une main, puis deux, en un geste d’effroi, apparaissent à l’écran (Fig. 2). Et, d’autre part, par la fébrilité de ces mains gantées qui tâtonnent dans un espace déstructuré. Des pattes, des oreilles surgissent en une série d’allers et retours répétés, un mouvement d’immobilité forcée, que souligne une musique répétitive.

Les attentats de la vision reconduisent ainsi la dialectique propre à l’effet spécial, qui met en cause la perception du spectateur (Metz, p. 187) : un rapport entre ce qui s’affiche et ce qui est caché, rapporté ici à l’instabilité de la mémoire — cette faculté de la pensée, sujette à la perte, autre forme d’effacement, des souvenirs et des événements. Les films d’Arnold reposent sur la connaissance des cartoons (la figure sans silhouette de Tom le Chat), mais pas sur leur reconnaissance et c’est à cette impermanence de la mémoire qu’ils répliquent en inventant les figures d’une instabilité spatiale qui renvoient à l’art abstrait.

Fig. 2

Haunted House (Martin Arnold, 2011).

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Pulsion de l’art

Au début de Haunted House, le noir de l’écran est troué de manière répétée, comme si l’écran avait été lacéré d’un trait qui creuse l’espace.

Dans son Traité du trait, Hubert Damisch (1995, p. 181) rappelle à propos de deux dessins de Joan Miró (5 novembre 1966) combien le trait « se donne ici à voir pour ce qu’il est, dans sa différence et jusque dans sa non-différence avec le point (un point qui fait tache, et s’étend, tire au trait). Mais dans sa différence, d’abord, son départ d’avec la surface. La négativité — celle de la pulsion — qui fait sa force quand il ne tire à rien d’autre qu’à la ligne, sans souci de dénotation, de figuration, de communication. » Dans la série de toiles de Lucio Fontana, Concept spatial, « la déchirure de la toile vaut rupture avec le système plan de la représentation picturale » (ibid., p. 195) — autrement dit, la surface de la toile est mise en cause par la violence pulsionnelle du geste qui associe l’acte de création à un geste de destruction converti dans le film en une figure d’apparition. Voilà comment au cinéma le trait est capable de fendre l’espace, de « trouer l’écran », dira Damisch (1996), de manière à rompre avec l’obscurité de la salle.

Or, toucher la toile en peinture répond au besoin de satisfaire une pulsion tactile :

Tel Narcisse, le spectateur pourrait en perdre la raison et faire comme ces insensés qui veulent à tout prix toucher la peinture et vont même parfois jusqu’à lacérer les tableaux […]. Voir, c’est désirer toucher. Mais le plaisir de voir demande que ce désir soit réfréné. Voir, c’est désirer s’approcher. Mais le plaisir de voir oblige à maintenir une distance. Surtout ne pas toucher. Ou toucher délicatement, toucher avec tact, c’est-à-dire du bout des yeux seulement, sans jamais entrer en contact.

Lichtenstein 2003, p. 75

Le paradoxe du contact pictural ne répond-il pas aux termes de la « machination avouée » de l’effet spécial, cette forme de tromperie acceptée, à laquelle l’effacement numérique d’Arnold offre une interprétation contemporaine ? Si, en peinture, voir, c’est désirer toucher, le film, de son côté, renvoie à une origine primitive de la vision parce qu’il met en jeu une instabilité originelle du voir associée au geste de pulsion tactile. Le trait est devenu ce clignotement incandescent qui foudroie l’écran, tandis que deux mains s’affolent dans le noir, comme pour en creuser la profondeur.

L’impression de profondeur procède de ce rapport extatique au noir qui concerne toute la série des films désanimés, lesquels ont permis au cinéaste d’introduire par contraste la couleur dans son travail. On sait bien que le noir n’est pas une couleur comme les autres. Comme le relève Louis Marin (1977, p. 200), « un espace noir, absolument noir n’est pas un espace ou plus précisément est un non-espace, un “plein” à densité maximale. […] Ce qui signifie qu’à une limite “théorique”, c’est la non-couleur par proximité absolue de l’oeil : la non-couleur du contact. »

Dans Haunted House, le contact est paradoxalement figuré par l’absence d’architecture organisée, qui propulse la figure dans un espace sans lieu. En apparaissant par intermittence, à intervalles réguliers, les restes de ce décor coloré — morceaux d’échelle, bouts de plancher — obligent le regard à de perpétuels recentrements oculaires. Entre la figure et le lieu qu’elle est censée occuper, les distances sont alors effacées au profit d’un non-espace mobile et projectile, « à densité maximale », dans lequel on ne peut avancer ni reculer.

Jacques Aumont (2009, p. 110) rappelle combien en peinture le noir est « ce qui entoure la figure, ce qui la fonde, ce qui lui permet d’exister. Le noir est une réserve, un lieu propre du pictural sur lequel peuvent s’enlever et d’où peuvent provenir les figures. » Cette capacité propre au noir d’introduire du mouvement dans la représentation a été exploitée par des artistes au milieu du siècle : Tinguely qui réalise des tableaux mobiles par adjonction derrière la toile d’un moteur électrique faisant bouger les formes (Méta-Malevitch, 1954 ; Fig. 3), ou Agam qui incite le spectateur à s’approcher des formes colorées, à les toucher, non pas directement peintes sur la toile, mais décrochées de sa surface (Constellation, 1956 ; Fig. 4). Dans ces deux cas, le noir a une fonction de « “décollement” optique » (Lista 2003, p. 28) par rapport aux îlots de couleurs vives et saturées qui se détachent du tableau. C’est un outil de l’abstraction, comme le remarquait déjà Kandinsky en 1912 pour sa manière de faire sauter la couleur aux yeux du spectateur (ibid.).

Fig. 3

Méta-Malevitch (Jean Tinguely, 1954).

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Les films d’Arnold prennent acte de cet héritage pictural, car le noir ne se limite pas à entourer la figure et à lui donner forme. Il est désormais cette matière où le pied se pose, la langue s’agite, la queue remue, la main s’enfonce. Les mains rondes et pleines qui apparaissent et disparaissent dans le noir évoquent alors les gestes experts de l’artiste qui pianote ou modèle la glaise. Elles décrivent également la vision primitive et aveugle de celui qui, noyé par son propre regard, se perd dans l’obscurité fantasmatique de la salle de cinéma[6].

Fig. 4

Constellation (Yaacov Agam, 1956).

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Si le noir est « la non-couleur [du contact] par proximité absolue de l’oeil » (Marin 1977, p. 200), c’est parce que la main s’y enfonce et réorganise le visible à partir de fragments d’organes déconnectés.

La main, blanche et gantée, signe d’une humanité désorganisée par les pattes qui viennent la reléguer, est bien un motif récurrent des films désanimés, qui conditionne le noir visible par ces éclats de lumière colorés. Conducteur tactile de la vue désordonnée, elle est ce qui opère per via di levare. Dans Tooth Eruption (2013), il n’y a plus de figure et plus de fond, mais la mise en relief d’un mouvement pulsionnel, provoqué par cet espace creusé par des yeux, trous noirs qui surgissent des pattes ou globes vides qui louchent vers la langue (Fig. 5). Il est difficile de décrire dans ce film ces salutations déglinguées, cette danse linguale, ces yeux qui se débattent — autrement que par la mise en place d’un régime de visibilité commandé par les puissances manuelles des terreurs nocturnes, qui n’est pas sans rapport avec les maladies nerveuses causées au début du xxe siècle par les projections cinématographiques.

Fig. 5

Tooth Eruption (Martin Arnold, 2013).

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En 1911, un professeur de psychiatrie, Giuseppe d’Abundo, constate les effets néfastes du cinéma sur une jeune patiente, sujette à des troubles psychiques et nerveux, des crises d’angoisse quand elle assiste à la projection d’un film[7]. Un jour, elle voit un film qui montre un rêve, le rêve d’un cheminot assailli par des voleurs. Dans le rêve du cheminot surgissent quantité de mains effrayantes. Quand, dans le film, l’employé se réveille enfin, il est réellement attaqué par des voleurs. Ces mains font tellement peur à la jeune fille qu’elles pénètrent son propre rêve la nuit et deviennent source d’hallucination le jour. La jeune fille n’entre pas dans le rêve d’un autre (comme le dit Deleuze des personnages de Minnelli[8]), mais dans le rêve d’un film par l’intermédiaire d’une main projetée sur un écran.

Dans les films d’Arnold, la main est elle aussi associée au choc visuel de la représentation, conducteur de cauchemar, au seuil de la perception — comme en témoigne le destin cinématographique d’une autre jeune fille de cinéma, Blanche-Neige, représentée dans les dessins préparatoires au film (Fig. 6 et Fig. 7) qui se répondent symétriquement, et pas seulement à cause de leurs titres (« Blanche-Neige entourée de mains terrifiantes »/« Blanche-Neige entourée d’yeux terrifiants »). Il y a aussi une symétrie des organes — main et oeil — dans l’assaut lancé contre la figure humaine, poussée dans les deux cas vers le fond ou vers l’avant de l’image — les yeux déployés sous forme d’ailes de papillon dans le pastel faisant écho au regard éberlué, au centre de la perspective dans le dessin.

Ainsi, dans son articulation à l’oeil, la main devient l’outil de ce « dynamitage thérapeutique de l’inconscient » — selon la célèbre expression de Benjamin (1936, p. 211) — qui fait resurgir non pas tant l’horreur sous le comique (je reprends ses mots), mais surtout la « violence du voir » et l’effroi du regard — signes de ces « dangers qui menacent l’humanité du fond des pulsions refoulées de la civilisation actuelle » (ibid.). C’est pourquoi elle devient plurielle quand elle hante les fictions d’hallucination collective — comme c’est aussi le cas dans Metropolis (Fritz Lang, 1927 ; Fig. 8).

Fig. 6

« Blanche-Neige entourée de mains terrifiantes », dessin de storyboard, 1937.

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Fig. 7

« Blanche-Neige entourée d’yeux terrifiants », étude préliminaire, 1937.

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Fig. 8

Metropolis (Fritz Lang, 1927).

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Tacher l’image, l’enflammer

Dans Post-Post-Production (2004), Julien Prévieux opère selon une démarche symétriquement opposée à celle de Martin Arnold. Et c’est sur cet autre film de remploi que je conclurai mon propos. À partir d’une autre icône de la culture occidentale (James Bond), l’enjeu consiste à saturer un film entier, Le monde ne suffit pas, d’explosions, de fumées, de coulées de couleurs et de lave : autant d’effets visuels qui s’ajoutent aux effets spéciaux et détournent le spectateur de la logique dramaturgique à l’oeuvre. Prévieux procède ainsi per via di porre, en ajoutant du visible sur du visible, contraignant le regard à voir ce qui surgit du fond impersonnel de l’image. Le film est d’ailleurs ainsi présenté dans le catalogue de l’artiste :

Parce que [dans] Le monde ne suffit pas […], chaque plan est agrémenté d’effets spéciaux supplémentaires comprenant explosions, incendies, déferlantes d’eau ou avalanches… Ainsi augmenté, le film est ramené à une surface — un écran de fumée d’où émergent ici et là quelques bribes d’action. L’accumulation d’effets visuels crée un nouveau rythme qui se substitue à celui de la narration. Adoptant une posture faussement mimétique, l’artiste prolonge la chaîne de production et propose spontanément des « améliorations » répondant à une logique de surproduction économique plus qu’à une tentation de remake, il surenchérit ad nauseam sur la débauche d’effets propre à l’industrie hollywoodienne pour l’amener à son point d’implosion.

Prévieux et al. 2009, p. 19

La démarche politique se nourrit donc d’une écriture tachiste qui se manifeste selon les deux sens du mot tache, employés dans la peinture aux xixe et xxe siècles :

  • la tache comme touche de couleurs qui renvoie au geste du peintre auquel la technique numérique a souvent été comparée pour le retour d’une pratique manuelle du cinéma, qui évoque les premiers films directement colorés à la main ;

  • la tache comme éclaboussure, qui rappelle cette fois les courants d’art abstrait de la moitié du xxe siècle (expressionnisme abstrait ou action painting) connus pour accorder au travail manuel la primauté du geste pictural et à l’impact visuel la force d’une pulsion créatrice.

En procédant per via di porre, la technologie numérique renoue avec des pratiques manuelles, dont les effets visuels produisent sur le spectateur une capture de son regard. Paradoxalement, elle renvoie aussi le cinéma à la qualité inflammable de sa matérialité pelliculaire, en le rappelant aux chocs visuels de sa structure pyrotechnique[9] — auquel se réfère d’ailleurs le terme artifice. On sait que la force d’attractivité des effets lumineux caractérise le cinéma dès ses débuts : flammes et fumées, explosions et éclaboussures sont légion. Le film hérite de cette fascination pour la lumière, naturelle ou électrique, mais de façon plus générale de l’énergie visuelle du spectacle lumineux qui s’exerce dans les arts de la représentation produisant comme au théâtre cet effet d’illusion qui réquisitionne tous les trucages.

Chez Arnold, l’effacement relevait d’une dynamique de composition selon une dialectique du cache et de l’exposition, reconduite ici mais retournée, puisqu’au lieu d’effacer pour mieux voir, on exhibe pour obstruer. La surface de la représentation est opacifiée, les figures brûlées, comme mangées par les attentats du film (on pense aux photographies d’Éric Rondepierre d’après des photogrammes rongés par les détériorations pelliculaires), ou encore coulées derrière des limbes de neige. D’ailleurs, à la fin du film, plus rien n’est lisible derrière ces taches qui ont recouvert le champ.

Si, toutefois, des figures sont noyées sous les effets, d’autres parties de l’image sautent aux yeux, des détails prennent un surcroît de signification plastique — une statuette qui s’enfume, un cendrier qui brûle. Ainsi le regard n’est pas guidé par la logique de l’action (sa dramaturgie et son mouvement), il est soumis à la dynamique des explosions, des chocs visuels qui portent atteinte à la représentation. C’est pourquoi Prévieux parle d’un nouveau rythme pour le regard, quand Élie During (2009, p. 12) remarque « un changement de régime perceptif : saturation et surenchère conduisent progressivement le spectateur à une hypnose légère ». L’hypnose légère s’oppose aux effets épileptiques produits par les battements visuels des désanimations d’Arnold. Elle décrit bien cette manière qu’a le film d’accaparer le regard, qui s’ajoute au décentrement oculaire permanent et provoque cette impression de déséquilibre constant entre la vue et la vision (son caractère tangible) qui fait chavirer la perception.

S’il y a toujours pour Christian Metz (1972, p. 181) quelque chose de caché et quelque chose qui s’affiche dans le trucage, c’est parce qu’il « importe que ce soient les pouvoirs du cinéma qui se voient crédités de cette surprise des sens ». J’ai voulu décrire cette capacité cinématographique de produire de nouveaux régimes sensoriels sur la base d’une refonte des critères classiques de la vision. En dénonçant respectivement un mode de représentation et un mode de production, ces oeuvres ne décrivent pas l’acte de voir comme ce qui permet la juste reconnaissance du monde lisible, mais au contraire, comme ce qui — de manière intime, profonde, psychique — s’efface et se déchire, nous hante et nous brûle, ce qui s’oublie et ce qui surgit. Un aveuglement et un éblouissement, finalement, une expérience pulsionnelle et infantile du voir, ludique et terrifiante.