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En 1991, le fondateur et rédacteur en chef de la revue Circuit, revue nord-américaine de musique du xxe siècle[2], Jean-Jacques Nattiez, avance trois raisons de consacrer un numéro double à Claude Vivier : l’originalité du compositeur, l’abondance de son catalogue et l’importance esthétique de son oeuvre. Au sujet de la large part de la publication consacrée aux écrits du compositeur, Nattiez ajoute :

Il n’est pas exagéré de dire […] que son oeuvre est essentiellement autobiographique. Des aspects entiers de son orientation stylistique et le sujet de ses compositions vocales s’expliquent par l’univers religieux, mystique, voire ésotérique, qui est le sien, et pour étranger que ce monde-là puisse être à beaucoup de ses auditeurs, savoir comment il le représentait ne peut que faciliter la compréhension de son oeuvre musicale[3].

À la même époque que cette aventure éditoriale, l’American Musicological Society tient pour la première fois, lors de son congrès annuel de 1989, un Gay and Lesbian Study Group. Cette même année et la suivante, de futurs chapitres de Feminine Endings de Susan McClary sont également publiés sous forme d’articles indépendants[4]. Dès 1993, Ruth A. Solie reconnaît, à la première page de son introduction à Musicology and Difference, l’importance historique de l’ouvrage de McClary, qui est l’un des premiers à s’attaquer aux rapports entre la différence identitaire et la musique. Les ouvrages Queering the Pitch[5] et Queer Episodes in Music and Modern Identity[6] sont alors sur le point de s’engager dans ce même champ d’études. C’est ainsi que la musicologie s’est initialement ouverte aux gender studies, approfondissant bientôt cette spécialisation jusqu’à la queer theory[7].

Il est intéressant de constater qu’au moment même où l’on publie les écrits de l’un des premiers compositeurs ouvertement et fièrement homosexuels du Québec, les premières discussions musicologiques traitant de la différence en musique naissent et abordent les questions d’identité de genre et d’identité sexuelle. Bien que ces enjeux n’influencent pas explicitement les choix de l’équipe éditoriale de la revue Circuit, il n’en demeure pas moins que l’esprit du temps se tourne alors manifestement vers le désir de libérer la parole des compositeurs lgbtq+. La publication des écrits de Vivier a ainsi lieu au moment où la discussion musicologique sur le queer en musique devient possible, et ouvre de nouvelles avenues pour l’étude de leur contenu – avenues qu’il s’agit maintenant d’exploiter, quelques décennies plus tard, sur la base d’une littérature qui s’est fortement élargie depuis les premiers ouvrages s’étant intéressés aux questions queers.

Le présent article a pour objectif de mettre en lumière des textes du compositeur qui n’ont pas été publiés dans l’édition de 1991, lesquels sont porteurs de sa parole gay et de l’impact de celle-ci sur son style. Pour y parvenir, je me penche sur les choix éditoriaux qui ont présidé à l’édition de ses écrits – dont l’exclusion presque totale de sa correspondance et de ses esquisses – et sur les conséquences qu’ils peuvent avoir eues sur la perception du personnage Claude Vivier et de son style musical. Ce faisant, je souhaite attirer l’attention sur d’autres prises de parole publiques et privées du compositeur, dans lesquelles des aspects gays se retrouvent à l’avant-plan. Je jetterai ainsi un éclairage nouveau sur la personnalité et le style de Vivier en établissant des liens avec les queer studies et le traitement de l’homosexualité de Tchaïkovski par les contemporains de ce dernier ; j’invoquerai par la même occasion un éventail de ses écrits plus large que ce qu’offrait l’édition originale, laquelle ne laissant voir qu’un tempérament rêveur, idéaliste, engagé et naïf, et mettait de côté l’homosexuel téméraire.

L’édition d’écrits de compositeurs, une aventure en soi

Éditer la totalité des écrits d’un compositeur, voire le faire partiellement, n’est pas monnaie courante au Québec. Dans le cas des textes signés par Vivier, cette entreprise a été confiée à Véronique Robert, dont le « Prologue pour les écrits d’un compositeur[8] » décrit la démarche.

Dans son introduction, l’éditrice présente un musicien à la voix personnelle, volontairement naïf, bien qu’impliqué dans le politique de l’art ; un artiste penseur ayant une conception spirituelle de son statut et affichant une ouverture aux langues, aux cultures et aux arts les plus divers. On y entrevoit le Claude Vivier orphelin, troublé par ses origines incertaines, touché par la musique lors d’une messe de Noël. Elle mentionne rapidement son « refus de cacher son homosexualité[9] » et les liens entre sa conception de l’art et celle d’Antonin Artaud.

Véronique Robert décrit ensuite les choix incontournables que l’équipe d’édition a dû faire au moment de sélectionner les textes de Vivier à publier. Elle indique que pour ceux-ci, six catégories ont été retenues – 1. des textes d’adolescence[10] et 2. d’oeuvres vocales, 3. des notes de programme et 4. de composition, 5. des lettres de Bali et 6. des textes sur le musicien et le rôle du compositeur – alors qu’il fut décidé de laisser de côté, à une exception près, la correspondance, les quarante pages de notes de travail sur son projet Tchaïkovski (l’opéra inachevé sur lequel Vivier se penchait au moment de sa mort), les entrevues radiophoniques qui n’avaient pas été transcrites et les entrevues rédigées et publiées par d’autres auteurs que Vivier[11]. En d’autres termes, cette édition des écrits de Vivier offre au lecteur les documents rédigés de sa main même et dont la nature est celle de textes suivis – excluant donc les notes pêle-mêle de composition et les nombreux calculs mathématiques –, qu’ils aient été voués à la publication ou tout simplement publiables. Ce choix éditorial fit cependant en sorte que, sur un total de cinquante-deux textes publiés, un seul mit en lumière son homosexualité[12]. Les paragraphes qui suivent portent sur une mise en relation des thèmes déjà abordés dans l’édition des écrits de Vivier[13] et de ceux traités par le compositeur – implicitement ou explicitement – dans des moyens de communication autres que les textes suivis, mais véhiculant tout de même sa pensée.

Jean-Jacques Nattiez a eu l’occasion de prendre à nouveau la parole à propos de l’édition de ces écrits en note de son article « Quelques problèmes de la musicologie critique selon Deliège[14] ». Il y défend notamment l’importance de ne laisser de côté aucune documentation pertinente, expliquant :

À propos des textes d’adolescent de Claude Vivier publiés dans le numéro de Circuit consacré à ses écrits […], Deliège se demande s’il fallait les retenir (p. 656)[15]. Le musicologue n’a pas à sélectionner les textes qu’il publie d’un compositeur, s’il veut donner une image de son univers aussi complète que possible. Et dans le cas présent, un témoignage, même naïf et maladroit, de la dimension mystique de la pensée de Vivier est indispensable si l’on veut comprendre sa musique avant de la juger[16].

De la même façon qu’il convient de dépeindre un jeune Vivier maladroit et naïf, je suis d’avis que les générations qui n’ont pas connu le personnage trouveraient éclairant de lire sa correspondance – même personnelle et parfois vulgaire – ainsi que ses esquisses. Mais avant de nous y attarder, prenons la pleine mesure de la publication de 1991.

L’édition des écrits de Claude Vivier de 1991 : une vue d’ensemble

Huit textes – de « Musique » à « Le clown » –, ceux d’un adolescent, sont d’abord publiés dans les journaux scolaires du Juvénat Saint-Joseph de Saint-Vincent-de-Paul (1964-1965) et du Séminaire de Saint-Hyacinthe (1965-1966). Les deux premiers parlent de musique classique, tandis que les autres effleurent les thèmes qui seront constructeurs d’un Vivier autobiographe, idéaliste, cherchant l’amour et idéalisant la pureté de l’enfance[17], un jeune sentant monter en lui la vocation musicale[18] ou évoquant le souvenir nostalgique de Noël[19]. Dans « En musicant », Vivier écrit : « Beethoven, dans sa 9e [symphonie] raconte, pour ainsi dire, sa vie et dans ce thème [celui du destin], il nous montre le malheur qui s’acharne sur lui[20] », ce que l’éditrice fait suivre de la note suivante : « Remarque touchante, puisque, dans une certaine mesure, on pourrait en dire autant de la musique de Vivier[21]. » On reconnaît là les grands mythes fondateurs du personnage de Claude Vivier.

Quant à l’homosexualité du compositeur, elle est également évoquée par l’éditrice, citant une note dans laquelle Vivier décrit un camarade de classe, Serge Bélisle : « [l]e 28 juin 1948, naissait à Asbestos un joli (?) garçon : Serge[22] ». L’éditrice commente ainsi ce texte :

Jeu d’adolescents se décrivant mutuellement. Ce texte est d’un intérêt particulier, d’abord parce qu’on y décèle (peut-être) une première allusion involontaire à l’homosexualité de l’auteur. Mais aussi parce que la réponse de Serge Bélisle – le seul texte de cette édition qui ne soit pas de la main de Vivier – contient un portrait de Vivier que les familiers du compositeur reconnaîtront bien…[23]

Puisque, selon toute vraisemblance, il s’agit d’un exercice auquel tous les élèves s’adonnaient en fin d’année, le fait que Vivier décrive Serge Bélisle n’est pas en soi signe d’une homosexualité en éveil. Comme on l’apprend plus tard dans « Introspection d’un compositeur[24] », l’artiste éprouve du mal à accepter son orientation au cours de ses années de pratique catholique. Dans une entrevue accordée à Daniel Carrière et reproduite dans la revue Le Berdache – « première publication gay militante d’envergure au Québec[25] » –, il affirme : « je ne m’apitoie plus sur le fait que je suis une tapette[26] », déclaration qui fait foi d’un cheminement vers l’acceptation de son identité.

Les écrits suivants se présentent moins par blocs homogènes, pour la simple raison qu’ils sont ordonnés chronologiquement – et, pour le cas des notes de programmes, dans l’ordre de composition des oeuvres. On y retrouve donc des documents provenant des cinq catégories restantes : textes d’oeuvres vocales, notes de programme et aussi de composition, lettres de Bali et textes sur le musicien et le rôle du compositeur[27]. Pour sa part, le cas de Glaubst du an die Unsterblichkeit der Seele est un peu particulier, puisque les notes de programme sont un extrait d’une lettre envoyée par Vivier à Thérèse Desjardins en janvier 1983, seule référence à la correspondance personnelle de l’artiste dans l’édition de 1991[28]. Évidemment, ces textes relèvent de différentes catégories et visent différents buts : ils présentent tantôt un discours poétique, tantôt des considérations techniques ou descriptives au sujet de la musique.

Il est également pertinent de souligner que de longues sections en langue inventée – une langue asémantique que Vivier utilisait dans plusieurs oeuvres vocales – sont aussi reproduites dans le numéro de Circuit. Si, pour Lonely Child, il ne s’agit que de quelques lignes[29], c’est environ le tiers des paroles de Kopernikus qui est en langue inventée[30], et le texte complet des Trois airs pour un opéra imaginaire est aussi dans cette langue[31], bien que s’y cachent quelques mots allemands. Cette situation sera abordée ci-après.

Enfin, les autres textes portent sur le rôle du compositeur et sur celui de l’artiste en général, et comprennent les quelques lettres rédigées par Vivier lors que son séjour en Asie[32]. De ceux-ci comme des textes sur ses oeuvres ressortent les thèmes généraux de l’histoire personnelle du compositeur, de l’importance d’une spiritualité, d’abord catholique, puis de la volonté de créer un art universel – marqué d’une certaine idéalisation de l’Orient –, de l’Histoire de l’humanité comprenant une conception téléologique d’évolution de l’art et de la société tendant vers le Bien. Vivier s’élève notamment contre le traitement réservé aux artistes qui s’intéressent à la création, par opposition à l’art de masse. Il écrit :

[l]e mot « créer » sous-entend le mot cri, une sorte de besoin existentiel de dire quelque chose qui habite un individu. Un grand dilemme se pose au Québec – on semble penser que la création soit un phénomène fortuit qui se produit en état d’extase, ou un acte gratuit qui se produit n’importe comment[33].

Ce besoin d’expression est présent ailleurs dans ses écrits, autant dans ses notes de programme – qui prennent un ton moins revendicateur – que dans ses prises de position contre un système ou une culture de masse. Des considérations spirituelles, rattachées ou non à une religion spécifique, sont également présentes dans plusieurs des textes qui portent sur le rôle du compositeur, notamment en ce qui a trait au rituel qu’il se doit de créer par sa musique.

L’éclairage d’autres prises de parole

À travers les entrevues accordées par Vivier, sa correspondance et la nature revendicatrice de son projet Tchaïkovski, un portrait plus global de ses prises de parole apparaît. Ces sources se révèlent ainsi complémentaires des écrits publiés en 1991 et permettent de considérer la personnalité artistique du compositeur sous un angle renouvelé.

a) La parole gay

Avec la perspective que peut offrir un recul de près de trente ans, je souhaite questionner les choix éditoriaux de l’édition de 1991 des écrits de Vivier qui ont conduit à l’exclusion de documents qui me paraissent aujourd’hui d’une importance cruciale pour une meilleure compréhension de sa personnalité. Il aura fallu une vingtaine d’années avant d’avoir eu accès à des travaux qui nous signalent le caractère incomplet de cette première édition. Je songe notamment à la biographie de Bob Gilmore, parue en 2014, qui livre un compte rendu exhaustif dépassant la connaissance de l’artiste par ses contemporains, collègues et amis, pour entrer dans la sphère de l’interprétation de sa vie et de sa musique. Dans son ouvrage, Gilmore relate avec précision l’état de sécurité relative dans laquelle les homosexuels montréalais se trouvaient à la fin des années 1970 et au début des années 1980[34] ; il aborde également l’entrevue avec Carrière (mentionnée plus haut) et, pour la première fois dans la littérature, présente Vivier comme le porte-étendard d’une parole gay dans l’art.

Le recul permet en effet de constater que l’homosexualité et la témérité de Claude Vivier, dans leurs manifestations à l’écrit, sont plus présentes dans les catégories de textes qui n’ont pas été retenues pour la publication (entrevues et correspondance[35]) que dans ceux imprimés. En ce qui a trait à la correspondance, quelques lettres non datées adressées à son ami Pierre Rochon lors de ses études avec Paul Méfano, à Paris (1971-1972), et Karlheinz Stockhausen, à Cologne (1972-1973)[36], font état, en des termes parfois crus, de l’intimité des correspondants, d’une vie homosexuelle assumée. Dans ces lettres, Vivier parle notamment d’un musicien de l’ensemble de Stockhausen, déplorant qu’il ne soit pas homosexuel ; il y décrit également la participation à des orgies sans apparente limite sexuelle et d’autres aléas d’une sexualité active dont les sous-entendus laissent supposer qu’elle est pratiquée principalement en compagnie de partenaires d’un soir[37]. Bien entendu, ces thèmes sont juxtaposés à des considérations plus professionnelles. Une carte postale et une dédicace à celui qui fut son amoureux à Montréal, Dino Olivieri – à qui il écrit : « Je t’aime beaucoup  peut-être…[38] » –, complètent la maigre portion personnelle de sa correspondance. Le reste de celle-ci est plutôt relié à son activité de compositeur.

Dans les entrevues qu’il accorde au tournant des années 1980, Vivier adopte une attitude plutôt ouverte avec ses intervieweurs, non seulement au sujet de son homosexualité, mais aussi sur la portée de son homosexualité quant à la perception du sens et, comme on le verra dans les lignes qui suivent, quant à la perception d’une certaine absence dedirection dans sa musique, un effet planant qu’il associe au féminisme. En entrevue avec Claude Cubaynes à Radio-Canada, Vivier parle de « toute la pensée très féministe, finalement, que j’ai. Une sensibilité que j’ai, très féministe, ou gay, ou, enfin, une pensée qui dépasse un peu les modes habituels qui sont homme/femme, dominant/dominé […] je reste très intime, ma musique est très intime[39]. » Vivier explique aussi directement la portée de son homosexualité dans son oeuvre à l’occasion d’une entrevue qu’il accorde à la revue gay Le Berdache, en 1981. Après avoir souligné que l’absence d’action dramatique dans Kopernikus lui avait été reprochée à la suite de la création de l’oeuvre, en 1980, Vivier affirme à Daniel Carrière qu’il véhicule en fait, de cette manière, une « parole gaie ». Il explique :

Quand je parle d’une parole gaie dans ce sens-là, la parole gaie autant que la parole féministe sont des termes pour redonner aux êtres leur poids égal sans différence. Pour moi une parole gaie remet complètement en question un système de sensibilité, qu’il soit homosexuel ou hétérosexuel.

 Ça transpose le discours à un niveau plus élevé. Ce n’est plus important si ma sexualité s’exprime de façon homosexuelle, il faut être capable de dépasser ça pour découvrir des choses. Exemple : je ne m’apitoie plus sur le fait que je suis une tapette ; en dépassant ça, je découvre des choses que l’hétérosexuel, dont la sexualité n’est jamais remise en question[,] n’a pas l’occasion ni l’opportunité de revoir. C’est ce qui fait que certains hétérosexuels, aujourd’hui, revoient même leur sexualité. Dans ce sens-là, [il] y a un courant gai qui touche autant les hétérosexuels que les homosexuels[40].

Ainsi, le caractère statique, carnatique, initiatique et répétitif de la musique de Vivier prend un sens nouveau sous l’éclairage de cette « parole gaie ». Si on applique cette vision à son oeuvre, on peut inférer qu’il exprime par un discours musical, en le qualifiant de gay, un rite initiatique auquel les êtres humains d’identités confondues prennent part, dans le but d’aplanir les différences. En parlant d’une musique gay, qu’il considère comme féministe, Vivier décrit son style à la fois théoriquement, c’est-à-dire en décrivant le discours musical – par l’absence de considérations de tension et détente, de direction fonctionnelle –, et à la fois socialement, par l’idée d’un mode de communication qui graduellement érode l’hégémonie patriarcale jusqu’à ce que l’espèce humaine, englobant toutes les orientations sexuelles, partage le rôle de l’artiste[41]. C’est un éclairage de son oeuvre – de Kopernikus et de son absence de tension dramatique associée aux conflits, mais aussi de Journal et, par anticipation, de Glaubst du an die Unsterblichkeit der Seele – qui la rend paradoxalement plus personnelle et plus universelle. Plus personnelle, parce que Vivier croit en une amélioration de l’humanité et aspire, à sa propre échelle, à y contribuer. Plus universelle, aussi, parce que ce n’est plus seulement lui qui s’incarne dans le personnage d’Agni (l’initiée dans Kopernikus), dans l’enfant de Lonely Child ou, dans une moindre mesure, dans la septième voix de Chants, voire même dans le Tchaikowski qui n’a jamais été, mais un genre humain débarrassé des questions identitaires, des différences. Le féminisme et le mouvement gay et lesbien, dans cette logique, ne seraient donc pour Vivier que des rites de passage vers une acceptation plus globale.

Si la lecture complète de l’édition de ses écrits au début des années 1990 trace un portrait profond et nuancé de Vivier, l’accent y est tout de même mis sur l’image d’un rêveur idéaliste, spirituel, d’un enfant triste aux motivations autobiographiques ; s’ajoute à cette image une dimension essentiellement occultée à l’époque, celle de son discours ouvertement gay et engagé, et le fait qu’il faisait des liens entre cette parole et son oeuvre. Parmi les éléments des écrits inédits qui permettent de mettre en lumière cet aspect du compositeur, étudions sa vision de la vie et de la mort de Tchaïkovski.

b) Tchaïkovski

Dans une lettre datant du 23 février 1983, Claude Vivier annonce, pour l’année de la musique de l’unesco en 1985, un opéra portant le titre Tchaikowsky, un requiem russe, pour choeur, orchestre, huit solistes et danseurs. Le projet, interrompu par le meurtre du compositeur le 7 mars 1983, était complètement esquissé, visiblement prêt pour la rencontre avec la librettiste (probablement Elisabeth Halbreich[42]), qui devait avoir lieu au courant du mois de mars[43]. Parmi les personnages de l’opéra se trouvent le tsar de Russie, l’amant de Tchaïkovski et le compositeur russe lui-même. L’oeuvre devait raconter, sur la structure du requiem catholique romain, les derniers moments de Tchaïkovski. Homosexuel en relation avec un proche du tsar dans le livret de Vivier, Tchaïkovski subit un procès d’honneur au terme duquel on lui demande de se suicider, ce qu’il fait.

L’opéra prend des directions multiples, ce dont fait foi un autre extrait de l’entrevue accordée à Claude Cubaynes à Radio-Canada[44]. On y apprend que Vivier associe le suicide de Tchaïkovski au martyre de Jeanne d’Arc – le lien avec le suicide de Socrate est également suggéré par l’intervieweur –, qu’il considère comme une quête de sainteté, puis à Jean Genet, dont la sainteté s’incarnerait dans sa façon d’être un voyou, si l’on se fie aux dires du compositeur. Le rapprochement provient des propos de Vivier et n’est pas clarifié par les esquisses de l’opéra. En fait, Vivier associe les héros homosexuels et féministes dans des scènes dont le déroulement narratif se fait plutôt par juxtaposition de symboles que par direction de l’intrigue dramatique.

À la page 6 de l’une des esquisses du projet Tchaïkovski[45], décrivant la scène associée au « Libera me » du requiem, on peut lire comme argument : « L’amour que Tchaïkovski porte à son amant est l’amour qu’il porte à un martyr et dont il assumera le martyr[e] par sa propre mort. » Au cours de la scène, il fait intervenir les images des martyrs de ses causes – la féministe Jeanne d’Arc, l’homosexuel Pasolini[46], le martyr chrétien saint Sébastien[47] – dans un jeu de miroirs où Vivier laisse Tchaïkovski projeter son sort sur son amant, d’une façon qui lui était peut-être cathartique.

Ces notes sont parmi les écrits de Vivier qui sont les mieux structurés et qui communiquent le mieux une vision qui devenait sans cesse plus engagée dans une revendication identitaire outrepassant la place de l’artiste. Sans reproduire les notes en entier, certains textes – dont l’esquisse du solo du tsar – éclairent la conception que pouvait avoir Vivier de l’univers machiste qu’il dénonçait de plus en plus. Observons ce texte :

J’ai peur, j’ai peur

J’ai aimé sa musique

si belle

Pourtant, pourtant

Ces mélodies que je croyais venir du ciel

et qui me rappelaient le Dieu de mon enfance

moi le tsar de toutes les Russies

Le représentant de Dieu peut-être

le Dépositaire de la vérité

la seule vérité du pouvoir.

Ces chants m’ont trompé

Ces chants m’ont subjugué

Sa musique douce comme une rose d’Ispahan

n’était pas divine

elle était de chair

moi qui croyais vénérer Dieu

c’est devant un cul qu’on me faisait pleurer

moi, moi le tsar

il doit mourir

Ce sorcier doit mourir[48][.]

Ce solo révèle un tsar hautement insécurisé, non seulement par le mode de vie d’un compositeur homosexuel, mais également par le fait d’avoir apprécié sa musique. Qu’est-ce que cela révèle de lui ? Qu’est-ce que cela révèle de sa propre sexualité ? « J’ai peur », affirme ce personnage pourtant si puissant. En le présentant comme « Le représentant de Dieu[,] peut-être/le Dépositaire de la vérité », Vivier pourrait faire référence aux formes d’homophobie qu’il a vécue au séminaire, et qui iront jusqu’à l’en exclure. Et enfin, humilié, le personnage s’exclame « il doit mourir/Ce sorcier doit mourir », un thème de vengeance et de méchanceté par ailleurs inédit chez Vivier. Ce personnage homophobe, puissant et vengeur s’avère bien plus qu’un symbole des préjugés auxquels le compositeur faisait toujours face au début des années 1980, de Montréal à Paris, et se révèle être une dénonciation assez fine de la fragilité qui se cache derrière les démonstrations de pouvoir.

Le tsar semble représenter ici un être de pouvoir à qui l’homosexualité des autres fait peur, peut-être parce qu’il craint pour sa propre identité sexuelle, ou alors parce qu’il croit que son autorité peut être mise en péril par le comportement hors norme d’autres individus. C’est un personnage tout à fait nouveau chez Vivier. Selon mon interprétation, il représente l’ennemi à abattre dans l’émancipation identitaire. En ce sens, on voit qu’avec le projet Tchaïkovski, Vivier transformait ses habitudes de déroulement dramatique pour faire passer un message clair et revendicateur de la légitimité d’une identité homosexuelle[49].

En conclusion : l’éclairage des gender studies

Les gender et les queer studies se sont penchées à plusieurs reprises, elles aussi, sur le cas Tchaïkovski. Susan McClary souligne, dans la Quatrième symphonie du compositeur russe, une utilisation des stéréotypes musicaux en lien avec le genre – plus particulièrement symphonique, ainsi que dans une narrativité différente des classiques oppositions mélodiques et harmoniques masculin/féminin –, qu’elle associe au malaise identitaire du compositeur dans la Russie du xixe siècle[50]. Malcolm H. Brown démontre quant à lui qu’une homophobie insidieuse est à l’origine d’un changement de paradigme dans la réception et la critique de la musique de Tchaïkovski, entre la perception d’une expression puissante et sincère, avant que l’histoire ne le sorte du placard, et celle d’une musique hystérique, efféminée et structurellement faible, une fois son homosexualité rendue publique[51]. Au moment de sa mort, Vivier s’apprêtait donc à écrire une oeuvre musicale qui aurait également été une expression plus explicite de sa quête d’une perception juste et éclairée de la musique de Tchaïkovski – et peut-être de la sienne.

Dans le solo du tsar ébauché par Vivier, le protagoniste ne se justifie-t-il pas de son acte comme le feront plusieurs auteurs de violence envers les homosexuels, soit en plaidant une certaine « panique homosexuelle » ? Eve K. Sedgwick explique :

Sur le plan juridique, la défense d’un individu (en général un homme) accusé de violence contre une personne gaie et faisant référence à la « panique homosexuelle » insinue que sa responsabilité dans le crime est faible en raison d’un état psychologique pathologique, sans doute déclenché par des avances sexuelles non souhaitées faites par l’homme qu’il a agressé[52].

L’avance sexuelle est ici remplacée par un sentiment de pureté amené par la musique, dont la « nature réelle » suscite le dégoût du tsar, jusqu’au désir de peine capitale.

Vivier et les queer scholars après lui prennent Tchaïkovski en exemple non seulement d’une homosexualité sévèrement punie du vivant du compositeur, mais qui se perpétue dans la réception de son oeuvre au début du xxe siècle et encore aujourd’hui[53]. Au sujet de l’importance de reconnaître l’identité de genre du compositeur, Susan McClary écrit :

the acknowledgment of Western musical culture’s debt to homosexual artists might help to counter the homophobia still so prevalent; it would offer an illustrious history for gay individuals today – a source of deserved pride rather than shame[54].

Peut-être que le meurtre du personnage prénommé « Claude » dans sa dernière oeuvre, Glaubst du an die Unsterblichkeit der Seele, représente la mort d’un Vivier autobiographe, dont l’art se dirigeait, en mars 1983, vers une inscription plus générale dans l’histoire, non plus de lui-même, mais d’un groupe social alors en plein essor, en pleine quête de droits, de libertés et de fierté.

Il y a fort à parier que le présent article n’en apprend que peu ou pas du tout aux gens de la génération qui s’est chargée, en 1991, de préparer les écrits de Vivier. Moins de dix ans s’étaient alors écoulés depuis le meurtre du jeune compositeur ; les milieux montréalais et québécois de la musique contemporaine ne sont pas très grands, aussi la plupart des acteurs d’alors avaient-ils probablement connu Vivier personnellement. Plusieurs avaient peut-être même discuté avec lui de cette ouverture et de cette mission d’une émancipation gay dont il s’investissait. Ce qui était alors absent du recueil des écrits du compositeur ne l’était sans doute pas de leur conception du personnage ni de leur interprétation de sa musique. Qui plus est, comme je l’ai mentionné plus haut, le numéro de la revue Circuit ne devait pas demeurer le seul objet de construction intellectuelle du compositeur, mais être plutôt la première de ces pierres qui aident à comprendre les multiples facettes de la personnalité artistique, politique et personnelle de Claude Vivier.

Par la mise en lumière de certains écrits du compositeur et de sa parole, cet essai vise à participer à cette compréhension. Les remarques de Vivier sur son homosexualité et celle des autres ne sont pas anecdotiques. Dans le cas de Kopernikus, il voit son homosexualité comme facteur de sens du déroulement dramatique et du discours musical ; dans le cas de Tchaïkovski, il souhaitait mettre sa musique au service de la dénonciation d’une tragédie de l’histoire, d’un homosexuel décédé parce qu’il était homosexuel. Il en ressort donc un compositeur gay engagé dans une démarche de fierté identitaire, qui dépasse la quête d’identité familiale qui animait ses oeuvres jusque vers 1980.