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S’il est un constat positif qui ressort de la crise que le genre opératique a traversée au cours du xxe siècle, c’est bien que le renouveau dramatique s’y joint au désir de prise de parole des compositeurs.trices. Au-delà de la simple création d’un divertissement, l’opéra – depuis la réforme wagnérienne – profite de son statut d’art total pour se faire porteur des réflexions personnelles et du discours philosophique de l’artiste. Les scènes lyriques sont désormais ouvertes aux prises de parole engagée abordant des questions sociales ou politiques (on pense ici aux oeuvres de Luigi Nono, de Michael Tippet et de Hans Werner Henze), perpétuant sous divers avatars le concept du Zeitoper, cet « opéra d’actualité » si cher au duo Kurt Weill/Berthold Brecht, et qui cherche à parler au public présent des sujets de l’heure. De nombreuses créations des vingt dernières années suivent cet exemple : évoquons seulement Dead Man Walking (créé en 2000, à San Francisco) de l’Américain Jake Heggie, opéra ayant pour sujet la peine de mort, créé dans un pays – les États-Unis – où onze États pratiquent toujours ce châtiment. Plusieurs compositeurs.trices ont également souhaité faire de l’opéra une manifestation artistique qui prend racine dans la société actuelle et la critique.

Philippe Albèra synthétise ce constat à merveille :

C’est sans doute à travers des formes scéniques qui repenseront le genre de l’opéra et en élargiront le concept que la musique actuelle trouvera un souffle nouveau, c’est-à-dire en confrontant les réflexions formelles, les recherches sur le matériau, avec des significations éthiques et sociales qui redonneront à l’art une place centrale au sein de la conscience de l’époque[1].

Tout porte à croire que la création lyrique au xxie siècle est marquée par cette réalité. C’est donc tout naturellement que des compositeurs.trices issu.e.s de la communauté lgbtq+ choisissent aujourd’hui la forme de l’opéra pour exprimer leur vécu queer. Tant pour des raisons artistiques que par souci de représentativité, ces oeuvres répondent au désir d’expression de leurs créateurs tout en permettant d’afficher des prises de position sur les réalités gays et les enjeux sociaux qui les sous-tendent, brisant ici les derniers tabous du genre dans un milieu encore jugé très conservateur. Il faut cependant remarquer que la représentation de l’homosexualité à l’opéra n’est pas forcément tributaire de l’inclination personnelle du compositeur[2], quoique la tendance soit de plus en plus marquée, chez les artistes ouvertement homosexuels, d’aborder de plein front des thématiques et des intrigues lgbtq+. L’actualité lyrique récente démontre pour sa part une grande diffusion de ces « opéras gays » : pensons à Hadrien (2018, Toronto) de Rufus Wainwright, Fellow Travelers (2017, Cincinnati) de Gregory Spears, Les feluettes (2016, Montréal) de Kevin March, As One (2014, New York) de Laura Kaminsky, ou encore au très médiatisé Brokeback Mountain (2014, Madrid) de Charles Wuorinen. C’est d’ailleurs avec acuité que le compositeur britannique Philip Venables a commenté le bilan de la représentation queer à l’opéra et dans le milieu de la musique contemporaine :

I think the issues are that, unlike most other contemporary arts and literature, queer issues and visible queer artists are still relatively invisible in the world of new music. It’s no wonder, therefore, that new music, or classical music in general, seems to have little to offer queer and allied audiences who are looking for some political or social discourse in the arts and culture that they seek out. They don’t find that much in new music at the moment. I think that the more queer artists can bring their queer identity into their work, the more we will diversify and expand our audiences, make contemporary music a little bit more contemporary[3].

La représentation queer à l’opéra répond donc parfois à une démarche personnelle du compositeur pour qui cette identité et cette incarnation du désir revêtent un caractère à la fois intime, social et politique, le tout dans un contexte où cette expression ne correspond pas à la norme. Le propos de Venables attire de plus l’attention sur le fait que le public queer a aussi des attentes en ce qui a trait à un type d’expression plus explicitement engagée sur ces enjeux.

Dans le contexte spécifique où les intentions des créateurs sont de représenter les réalités queers au sein de la forme de l’opéra, il nous apparaît pertinent d’examiner ici les stratégies créatrices qui permettent à l’artiste d’exprimer le désir homosexuel dans une oeuvre. L’analyse qui suit mettra en lumière les choix dramatiques et musicaux qui contribuent à l’incarnation de cette notion de désir et, plus largement, des attributs queers d’une telle proposition artistique.

Elia, de Sylvio Palmieri

a) Tragédie ancienne aux accents modernes

Au coeur du répertoire des opéras québécois, le compositeur Silvio Palmieri (1957-2018) fait figure de précurseur dans la représentation de l’homosexualité avec Elia, opéra de chambre en deux parties qui est, à notre connaissance, le premier de ce genre musical à mettre en scène explicitement des personnages gays. Créée le 4 mai 2004 par l’Ensemble contemporain de Montréal+ (ecm+) et l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal[4], sous la direction de Véronique Lacroix, cette oeuvre d’une grande originalité a été finaliste, en 2005, au prestigieux prix de composition de la Fondation Prince Pierre de Monaco.

Inspiré d’un fait divers relayé dans les journaux au début des années 2000, le synopsis d’Elia prend la forme d’une variante contemporaine du mythe de Médée. Dans sa version classique, fixée notamment par la tragédie d’Euripide en l’an 431 av. J.-C., l’histoire relate l’infanticide que commet Médée lorsqu’elle apprend que son amoureux, Jason, l’a trompée avec Créuse, la fille du roi Créon. Le sujet original du mythe n’est donc pas l’homosexualité (absente du mythe grec), mais bien l’horrible crime qu’une mère peut commettre : celui de tuer ses propres enfants.

Dans la version de Palmieri, Elia – cette Médée des temps modernes – découvrira que son conjoint, Carlo, a une liaison avec un homme, Raffaele. Brisée et trahie, elle assassinera son enfant avant de sombrer dans la folie. Le drame tient donc dans cet amour doublement interdit que vit Carlo (l’amour adultère et l’amour homosexuel), et qui porte ici un regard renouvelé sur la psychologie des personnages et le déroulement du récit.

Il y a cependant un précédent à cette transformation moderne du mythe. En effet, dans sa propre version de Médée (2001, création posthume à Berne), le compositeur suisse Rolf Liebermann (1910-1999) a proposé que Jason n’épouse pas la fille de Créon, mais quitte plutôt Médée pour le fils du même roi. Cette particularité du livret d’Ursula Haas, adapté de son propre roman Acquittement pour Médée, permet d’explorer plus à fond les relations homme-femme et leurs conséquences sur plusieurs plans (émotif, psychique, social, historique et politique). Il est cependant à noter que ce choix ne résulte pas d’une volonté précise de représenter ni même d’exprimer le désir homosexuel, mais bien d’utiliser ce ressort dramatique nouveau afin d’approfondir les facettes du conflit qui se développe entre les personnages de Médée et de Jason. Liebermann et Hass, tous deux hétérosexuels, ne cherchent donc pas, à travers leur oeuvre, à révéler spécifiquement le désir gay, bien qu’avec ce choix dramatique ils deviennent d’importants alliés dans la représentation queer à l’opéra. En comparaison, la proposition dramatique d’Elia confère une perspective originale à cette mouture contemporaine du mythe de Médée.

b) Un livret onirique et poétique

Silvio Palmieri signe le livret d’Elia, bien qu’il n’en soit pas l’auteur unique. En fait, il est en quelque sorte le collecteur des textes, celui qui réunit plusieurs sources littéraires pour les agencer selon ses intentions et besoins musicaux, créant ainsi une narration non linéaire. Écrit en collaboration avec le poète italien Daniele Pieroni, le livret inclut également des extraits de la Bible ainsi que des vers de Pier Paolo Pasolini[5] pour créer un texte hétérogène, à l’image des diverses facettes de ses personnages[6].

En plus de sa structure dramatique fragmentée, le texte fait par ailleurs appel à la stratégie du flash-back, technique permettant des retours dans le temps, altérant la linéarité de la narration. Une autre particularité en est le dédoublement du personnage d’Elia, interprété par deux chanteuses : une soprano incarnant la femme d’avant le drame (Elia 2) – joyeuse et légère, quoi qu’exprimant des inquiétudes et des doutes face à sa relation avec son mari Carlo – et une mezzo-soprano qui incarne l’Elia d’après le drame (Elia 1) – celle qui a sombré dans la folie et qui est internée à la suite du meurtre qu’elle a commis. La distribution est complétée par un baryton (Carlo), un ténor (son amant Raffaele) et un ensemble vocal de quatre voix faisant office de choeur. Pour accompagner ces voix, Palmieri fait appel à un petit orchestre de dix instruments : flûte, clarinette, cor, trompette, piano, un percussionniste et un quatuor à cordes.

La Figure 1 fait la synthèse de l’action dramatique et de la forme de l’opéra.

c) Une partition frémissante de désir

L’esthétique que Palmieri développe dans Elia en est une de maturité, influencée notamment par l’oeuvre de Gilles Tremblay (dont il a été l’élève) et d’Olivier Messiaen (particulièrement dans certaines couleurs harmoniques). Le compositeur affirmait que son opéra s’inscrivait dans la lignée vériste (dans l’optique de la tranche de vie si prisée par les compositeurs marquants de ce courant) et que son langage était résolument néoromantique, et ce, tant dans la conception dramatique que dans l’esthétique musicale[7]. Affichant son amour pour l’oeuvre de Puccini, Palmieri manifeste clairement la volonté de créer un opéra où l’expression des sentiments de ses protagonistes est primordiale.

Figure 1

Plan synoptique de l’opéra Elia.

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Son langage est une forme d’atonalité libre, instinctive, qui fait la part belle aux consonances harmoniques exposées dans un contexte nouveau, hors d’un système tonal traditionnel – et ce, bien qu’il y développe des notions de tension/résolution. À bien des égards, son oeuvre se rapproche aussi des styles de Luigi Dallapiccola et de Luciano Berio, particulièrement en ce qui concerne le traitement de la voix (fluide et souple) et la liberté relativement au langage de la musique. En effet, Palmieri manifeste une conception agile et très personnelle de la grammaire et du développement du matériau musical, loin de tout dogmatisme.

La grande qualité de son écriture vocale est à souligner : tant dans le rythme de la prosodie que dans le déploiement des vocalises, la « vocalité[8] » de sa partition est entièrement au service de l’expression sensuelle et intime des personnages.

Le sujet premier d’Elia, rappelons-le, est la déchéance d’une femme brisée par l’adultère dont elle est victime et qui la poussera à commettre l’irréparable. C’est donc sous la forme d’une intrigue secondaire et parallèle que s’exprime le désir gay à travers les deux personnages masculins de l’opéra. Deux extraits sont ici révélateurs de la prise de position du compositeur et des stratégies compositionnelles qu’il emploie pour réaliser ses intentions.

Le premier extrait est tiré du passage le plus sensuellement explicite de la relation amoureuse entre Carlo et Raffaele, et se déroule dans la seconde partie de l’opéra[9]. Elle s’insère au milieu d’un monologue d’Elia qui, écrivant une lettre à Carlo, est en proie aux doutes quant à sa relation amoureuse. Comme dans un fondu enchaîné, on passe de la chambre d’Elia à la maison de Raffaele, où Carlo frappe à la porte.

Au cours de ces quelques mesures (mes. 217-229), Palmieri crée une trame tout en finesse pour évoquer les sentiments des amants. Les didascalies proposent une scène assez pudique, où les dialogues sont brefs et concis, sans aucun épanchement. Le désir se lit entre les lignes, et c’est la partition qui se charge de sublimer cette émotion.

L’action dramatique se déploie sur une harmonie quasi statique, soit sur un accord de sept sons qui possède une couleur délicieusement polytonale : accord de 7e de dominante sur do, auquel se superpose un accord de do diminué. Au violoncelle alternent un  bémol et un do, le  bémol étant ici une appogiature qui ajoute une tension à la fois plaintive et sensuelle propre au demi-ton mélodique. Cette harmonie ambivalente crée une tension qui oscille entre l’appréhension et l’expression d’une affection. Elle s’instaure sur un ostinato rythmique de doubles croches, noté piano ou pianissimo selon l’instrument. Une montée chromatique sur les deux derniers temps de la mesure 218 mène à un court motif mélodique (mes. 219), formé d’un gruppetto et d’un glissando aboutissant à une note soutenue en trille. Or, ce motif s’efface rapidement, n’ayant au final que nourri quelque peu l’harmonie plutôt statique. L’effet évoque un élan émotif qui rapidement s’estompe, mais perdure malgré tout, reste en suspens, en attente du bon moment pour se déployer. Cette musique est en parfaite adéquation avec le personnage de Carlo, qui s’apprête à retrouver son amant, le coeur battant et en proie à des émotions complexes (notamment l’excitation du rendez-vous amoureux, mais aussi la honte de sa sexualité non affirmée, couplée à l’adultère qu’il s’apprête à commettre).

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Après un decrescendo et un allègement graduel de l’instrumentation, on atteint une mesure de silence où les deux premières répliques des amants sont chantées a capella. La musique reprend bientôt, toujours sur l’ostinato de doubles croches, mais cette fois sur une harmonie très simple et transparente (Figure 2) : le demi-ton plaintif du violoncelle ( bémol/do) et des mi en alternance d’octave à la main gauche du piano. Ce matériau se transpose en marche chromatique (mes. 224) pour mener à une texture frémissante (mes. 225). Notée piano, cette mesure reprend plusieurs éléments du statisme harmonico-rythmique du début de la scène, mais progresse désormais par des transpositions « en bloc » (rappelant la technique de duplication chez Debussy[11]). Ces modifications suivent de près les didascalies : « [i]l s’avance près de R(affaele) » est inscrit au troisième temps de la mesure 225 et correspond à une transposition des deux temps précédents. Coup de théâtre ! Un subito forte se fait entendre à la didascalie « [h]ésitation » (mes. 26, premier temps), suivie de « [é]treinte ». Pour amplifier la puissance de ce corps à corps amoureux, la musique se précipite vers son sommet expressif : les doubles croches font place à des sextolets de doubles croches (mes. 227), et mènent finalement à un trille faisant exulter presque tout l’orchestre, en diminuendo.

Figure 2

Sylvio Palmieri, Elia, mes. 223-229.

Reproduit avec l’aimable autorisation des ayants droit de Silvio Palmieri

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On voit dans cette courte scène que le matériau musical est simple, clair, et que son déploiement suit de près l’évolution émotive des personnages, principalement du désir grandissant, quoique teinté d’appréhension, de Carlo. Avec des moyens limpides, Palmieri réussit à créer une tension musicale et amoureuse à fleur de peau en plus de souligner l’hésitation qui anime les personnages – et plus particulièrement Carlo –, pour qui ce désir est alourdi par le poids des interdits sociaux que sont l’adultère et l’amour homosexuel.

Le deuxième extrait (mes. 279-303) est aussi révélateur de l’expression d’un désir gay, cette fois-ci dans une aria en bonne et due forme[12]. Carlo s’apprête à quitter Raffaele pour rejoindre Elia. L’amant ardent de désir demande à Carlo de rester, mais ce dernier doit partir. Sous forme d’un récitatif, ces répliques précédant l’aria sont chantées a capella, entrecoupées de quelques interventions instrumentales qui épousent les souhaits à peine retenus de Raffaele. On notera les mesures 279-281 (Figure 3), insérées entre les vers déclamés « Che tu non parta ancora » et « Resta con me ? », écrites pour le quatuor à cordes dans un savant contrepoint où des traits de triolets se confrontent à d’autres en simples croches et créant une impression d’instabilité malgré la souplesse des lignes instrumentales. Cette intervention se poursuit par un court segment de vibraphone puis de piano avant de conclure sur des roulements de tam-tam, qui ajoutent une couleur d’espoir et de lumière au désir exprimé par Raffaele. La nuance est piano pour l’ensemble de l’intervention, lui conférant une ambiance intime propice à la confession des désirs.

Figure 3

Sylvio Palmieri, Elia, mes. 278-281.

Reproduit avec l’aimable autorisation des ayants droit de Silvio Palmieri

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Le dialogue que couvrent les neuf mesures 276-284 cède donc le pas à l’aria de Carlo, qui s’avère un épisode beaucoup plus développé. Si le dialogue emploie un niveau de langage simple et direct, l’introspection de Carlo présente un style nettement plus poétique, usant de références codées et de symboles quelque peu hermétiques. Le texte évoque notamment un célèbre épisode de la vie de saint François d’Assise. Convoqué sur la place publique par l’évêque de la ville au printemps 1206, François choisit d’assumer sa nouvelle vie et sa conversion en se départissant de ses biens et de ses vêtements, se retrouvant ainsi complètement nu, mais endossant totalement sa nouvelle foi. Si Carlo évoque cette histoire, c’est parce qu’il fait ici son coming out. Il affirme enfin sa véritable nature et ses désirs les plus profonds. En se référant au saint catholique, Palmieri et Pieroni sacralisent ce moment important dans la vie d’un homme gay tout en évitant de le rendre tragique : ce n’est pas une malédiction que d’être homosexuel, et cette affirmation de son identité est belle, légitime et lumineuse.

Les symboles sont puissants. Pour saint François, le papillon est une figure allégorique incarnant l’Esprit saint, tandis qu’il devient, chez Carlo, le symbole de l’évidence qui se dévoile à lui. Il en est de même de ce « rite montagnard d’une subtile Confirmation », qui est rite et sacrement religieux chez le saint italien et qui, pour Carlo, corrobore finalement sa propre identité. Carlo prend cependant conscience que d’assumer son homosexualité ne sera pas facile dans un monde qui peut être très hostile à la différence, difficulté évoquée par la référence à l’affirmation (la « Confirmation ») de François, jugée sévèrement par la société qui le « marque au fer rouge ».

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La musique de Palmieri donne ici un souffle et un élan à la poésie de Pieroni, mais aussi aux aspirations de Carlo. L’aria de 19 mesures (mes. 285-303 ; Figure 4) use d’un procédé d’écriture moins conventionnel, mais soutenant efficacement le caractère désiré, c’est-à-dire que toutes les lignes vocales sont inscrites dans des mesures non mesurées, sans battue fixe. L’effet est saisissant : la vocalité est ici proche de la psalmodie du chant grégorien, tout en souplesse, et offre au chanteur l’occasion de déployer une grande éloquence dans son interprétation. Par contraste, l’interlude de neuf mesures qui le précède (mes. 291-299), suivant les mélismes sur le mot avanti, est mesuré et rythmiquement très précis.

L’accompagnement orchestral des mesures non mesurées est riche. On y retrouve des sons soufflés (flûte et cor) et d’autres soutenues aux nuances très douces. Au quatuor à cordes se développent des arpèges d’harmoniques. Le piano et les percussions intervennent librement sur des notes fixes. Dans la seconde partie de l’aria, on retrouve des « mobiles » similaires à ceux dont Gilles Tremblay a fait usage, à savoir des banques de hauteurs proposées aux musiciens, dont la réalisation rythmique doit ici être éparse, isolée ou en « groupes de 2 ou 3 notes », comme le détaille Palmieri (mes. 301). Le compositeur va jusqu’à prescrire aux interprètes de créer une « texture nuageuse » (mes. 300), indication primordiale pour comprendre l’intention musicale en lien avec le texte poétique.

Figure 4

Sylvio Palmieri, Elia, mes. 300-301.

Reproduit avec l’aimable autorisation des ayants droit de Silvio Palmieri

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Palmieri exprime ainsi la libération de Carlo par celle du temps musical. Le chant attribué à ce personnage possède la souplesse des récitatifs classiques, couplée à une impression d’improvisation, tandis que la musique instrumentale qui l’accompagne crée une aura d’intemporalité, sublimation sonore de la poésie et des émotions qu’elle porte. C’est sur une musique libérée de toute battue, d’oppression temporelle et rythmique que Carlo – libéré dans l’affirmation et l’acceptation de son désir – exprime son affranchissement et son émancipation.

Du queer et du désir : l’opéra comme forme de prédilection pour l’expression gay

L’historien de l’art David J. Getsy a écrit : « Queer art is sometimes very much about sex and desire[14]. » On en revient toujours au désir et à la façon de l’exprimer. En ce sens, il est tentant de voir dans l’opéra la forme par excellence de l’art queer : l’amour et les relations sentimentales ne sont-ils pas le sujet d’une majorité écrasante d’oeuvres lyriques ? Allons encore plus loin et osons affirmer que toute forme d’art est, d’une façon ou d’une autre, une question de sexe et de désir[15]. L’opéra devient un art particulièrement subversif lorsqu’il permet à des artistes queers d’exprimer leurs visions de la vie et de l’amour dans une approche qui remet en cause l’hétéronormativité. Avec Elia, Palmieri inscrit avec force son oeuvre et son art dans la manifestation d’un désir complexe et trouble, d’une réalité queer et de ses répercussions. Le personnage de Carlo démontre bien que le refoulement de sa vraie nature et l’acceptation aveugle des diktats hétéronormatifs peuvent mener à des situations dramatiques. Proclamer. Ne pas se taire. Ne pas se cacher. La voix comme instrument de ce dévoilement d’un éros devient allégorie du coming out de l’artiste. Elle est ici l’outil d’expression parfait pour s’affirmer au grand jour. Dans The Queen’s Throat, Wayne Koestenbaum cherche à comprendre en quoi l’opéra – et plus généralement la voix chantée – est lié à l’incarnation du désir, et ce, particulièrement chez les homosexuels. Il écrit : « Queers have placed trust in coming out, a process of vocalization. Coming out, we define voice as openness, self-knowledge, clarity. And yet mystery does not end when coming out begins[16]. » L’action de sortir du placard en est donc une de proclamation des passions tout autant qu’elle est une fierté affichée et revendiquée, et elle passe par la voix, vecteur d’affirmation, de communication et d’émancipation.

Selon cet angle d’analyse de Koestenbaum, exposer le désir gay dans un opéra, pour un compositeur ouvertement homosexuel, permet de reproduire les mécanismes du coming out. C’est faire appel tout naturellement à la voix pour s’affirmer dans sa vérité intime. L’aria de Carlo est autant sa propre sortie du placard qu’une mise en abyme des procédés structurants dans la concrétisation du coming out. Et la beauté du processus, comme l’indique Koestenbaum, c’est que le mystère demeure : l’art et le désir sont des objets qui ne se révèlent pas entièrement.

Qu’en est-il des aspects dits « queers » de cet opéra ? Porteur d’une définition en constante mutation, ce qualificatif a été synthétisé de la façon suivante par Florian Grandena et Pascal Gagné :

Le terme queer signifie quelque chose de différent pour chacun. Parfois, il renvoie au désir inassouvissable, est synonyme de bisexualité ou de divorce, en rupture avec le patriarcat occidental. D’autres fois, il évoque le rejet d’une opposition binaire ou le refus des catégories identificatoires dominantes. Un terme utilisé à toutes les sauces, selon les besoins et fantasmes de chacun.e. Anciennement une insulte, il s’agit désormais d’une justification[17].

Dans sa volonté d’exposer ce « désir inassouvissable » ainsi que les dérives qu’occasionnent les pressions sociales sur les destins personnels, Elia est nettement un opéra queer en ce qu’il remet en question les rôles des protagonistes dans leurs relations interpersonnelles et amoureuses. De par sa construction dramatique morcelée, l’oeuvre de Palmieri délaisse une narration linéaire, ancrée dans le concret, au profit d’une exploration de la psyché de ses personnages, intime et fugitive. Le compositeur y expose notamment le désir gay avec un regard personnel criant de vérité, mais plus largement avec une conscience et un humanisme lumineux qui contraste avec la noirceur du drame.

Finalement, Palmieri met en oeuvre des stratégies de composition musicale qui exultent et transcendent les mots pour donner vie aux affects des personnages. Dans la scène où les amants se rencontrent pour la première fois, des gestes musicaux subtils, mais sensibles, parviennent à exprimer toute l’ambiguïté du désir sur lequel pèsent les interdits sociaux. Dans l’aria de Carlo, l’écriture flexible et libérée de la battue temporelle stricte réussit à atteindre, en adéquation avec la poésie du livret, un état exaltant de sublimation. La vocalité est conçue pour que les interprètes puissent rendre avec grande profondeur les émois des personnages. L’instrumentation colorée est aussi exploitée – par des textures et diverses techniques de jeu – afin de sublimer l’extériorisation des pulsions amoureuses.

Ce n’est pas uniquement la représentation d’un amour gay qui est en cause, mais bien l’expression la plus profonde du désir, magnifiée par la musique. Une ardeur amoureuse qui, pour l’auditeur, fait écho à sa propre réalité, peu importe son orientation sexuelle ou son identité de genre. Love is love, scandent les militants lgbtq+ depuis plusieurs décennies. Car c’est bien là le beau paradoxe et la grandeur de l’oeuvre d’art : traduire l’intime pour atteindre l’universel. En ce sens, l’opéra de Silvio Palmieri est une réussite éblouissante.