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Mireya Loza est titulaire d’un doctorat en études américaines de l’université Brown et s’intéresse particulièrement à l’histoire ouvrière, aux mouvements sociaux, aux droits civils et à la migration. Elle s’est impliquée pendant plus de six ans dans un projet de recherche du National Museum of American History appelé le Bracero History Project[1]. Ce projet rassemble et présente les histoires orales et les artefacts relatifs au programme Bracero, une initiative des États-Unis pour attirer les travailleurs mexicains des années 1942 à 1964. Loza est très bien outillée pour disséquer et déconstruire les expériences des braceros[2] non seulement en raison des nombreuses entrevues qu’elle a elle-même réalisées pour le Bracero History Project, mais aussi parce que l’un de ses oncles était un bracero. Elle a en outre longtemps milité au nom du Bracero Justice Movement.

Son livre, Defiant Braceros, trouve racine dans un éventail impressionnant de témoignages oraux, abordant des sujets tels que la race, l’ethnicité, la classe, la structure familiale, la langue, les tendances sexuelles, le transnationalisme, les identités changeantes et les pratiques et les politiques préjudiciables aux travailleurs mexicains qui ont pris part au programme Braceros de 1942 à 1964. Plus précisément, l’ouvrage de Loza vise à dévoiler au public certains aspects de la vie privée des hommes migrants au travers d’une collection d’histoires qui s’écartent des points de vue et des discours dominants sur cette main-d’œuvre. En effet, elle cherche à s’éloigner des propos qui tendent à louanger le programme en prétendant accueillir un idéal de main-d’œuvre qui met de l’avant la vie de famille et la productivité. Son choix de qualificatif, defiant, met d’ailleurs en évidence l’aspect provocateur que prend le livre à travers l’agentivité culturelle des travailleurs braceros face aux difficultés, aux oppressions et aux injustices dont ils ont été victimes. Elle précise d’ailleurs dans son introduction que le terme defiant sert à désigner les comportements des braceros qui bravaient le pouvoir et les intérêts du Mexique et des États-Unis, ces deux Nations cherchant à normaliser un type particulier de masculinité lié à la famille (p. 15).

Loza fait ainsi la suggestion provocatrice que non seulement les braceros ont brouillé la frontière entre ce qui se définit comme légal ou illégal, mais aussi entre ce qui peut se qualifier d’indigène ou de métis. En outre, elle réfute le postulat selon lequel les braceros étaient uniquement des jeunes hommes métis entrant dans un cadre hétéronormatif et patriarcal. En effet, Loza tire une conclusion importante de sa quête sur l’identité des braceros : les travailleurs mexicains ne doivent pas être considérés comme un ensemble cohérent et homogène; il est essentiel de nuancer les identités culturelles et raciales au sein des braceros. Ainsi, son ouvrage permet de donner une voix à la communauté de braceros qui échappe aux récits normatifs de métissage, de masculinité et de familles, venant ainsi briser l’histoire officielle des gouvernements mexicain et américain et l’idéal type des travailleurs projeté par ces deux pays qui cherchent à justifier l’existence du programme.

Son enquête se base sur des archives de plus de 800 récits oraux de braceros à travers le Mexique et les États-Unis. Ce livre est également inspiré par de nombreuses collections d’archives de journaux et de littérature secondaire des États-Unis et du Mexique (p. 171). Outre ce répertoire considérable, Loza fait une distinction minutieuse entre les travailleurs invités métis et ceux d’ethnies différentes, tels les Mixtec, les Zapotec, les Purhepecha et les Maya. Cette méthodologie permet ainsi de rigoureusement saisir les innombrables manières dont ces travailleurs ont pu réagir face aux discriminations et aux exploitations du programme Bracero.

Le livre est divisé en quatre chapitres : « Yo Era Indígena », « In the camp’s shadows », « Unionizing the impossible » et « La politica de la dignidad[3] ». Outre l’introduction et l’épilogue, la lecture de l’ouvrage est rythmée par des interludes entre chaque chapitre. Ces anecdotes nous révèlent des expériences personnelles et uniques vécues par l’auteure lors de sa recherche sur le terrain, ce qui nous permet par ailleurs de bien visualiser l’étendue des zones géographiques couvertes par sa démarche.

Le premier chapitre est plus général et fait état des expériences des braceros provenant de diverses communautés autochtones. Ce chapitre sert à bien établir son argument principal selon lequel les travailleurs mexicains du programme Bracero ne sont pas le groupe homogène que les discours gouvernementaux s’évertuent à représenter. Elle y illustre les concepts raciaux, les normes culturelles et les pratiques linguistiques qui ont guidé la manière dont les producteurs et les superviseurs ont traité les braceros. Le deuxième chapitre montre de quelles manières le programme a eu un impact sur la vie familiale – dont le rôle des femmes dans les ménages et la façon dont se vivaient les expériences intimes –, hors des idéaux hétéronormatifs qui dominaient à cette époque. Les troisième et quatrième chapitres forment ensemble une partie tout à fait distincte du livre, abordant respectivement l’activisme Bracero, notamment sur leur tentative d’organisation par le biais des syndicats, pour ensuite se pencher sur le vol des salaires (p. 11), lesquels étaient transférés au gouvernement du Mexique.

Somme toute, à la fin de notre lecture de Defiant Braceros, force est de constater qu’il s’agit d’une œuvre efficace et captivante, mais qui, malgré une structure bien développée, peut paraître parfois décousu. Les deux premiers chapitres, sur l’ethnicité et la sexualité, s’enchaînent harmonieusement. Cependant, les deux derniers chapitres sur les efforts de syndicalisation et sur la question des salaires semblent moins refléter la « défiance » qui chapeaute l’objectif du livre. À cette lacune, ajoutons que l’auteure admet elle-même les limites de son étude en reconnaissant qu’elle dépend principalement de ses souvenirs, certes bien intentionnés, mais qui peuvent être contestables.

Nonobstant ces faiblesses, nous soulignons les efforts de Loza pour cette recherche exhaustive. Grâce à ce travail, une multiplicité de braceros trouvent enfin, d’une certaine façon, une voix. Son ouvrage permet également de faire un pont avec les événements contemporains. En effet, en suggérant que le programme Bracero a ouvert la voie à un système injuste et inégal qui perdure encore aujourd’hui (p. 6), l’auteure démontre qu’il n’est pas l’exemple de réussite promulgué par les États, d’autant plus qu’encore à ce jour, ceux-ci s’y réfèrent pour justifier leurs propres initiatives.

En mettant l’accent sur l’histoire orale, Loza permet de transformer des événements éphémères en quelque chose d’immuable et de durable (p. 13). Sachant que la tradition orale est particulièrement importante dans l’héritage culturel de plusieurs peuples autochtones, il est intéressant de voir de quelle manière l’auteure a travaillé avec cet élément culturel. Loza parvient à représenter la complexité des histoires parlées de ces travailleurs si bien que son livre se présente, selon nous, comme un incontournable pour toute personne intéressée par les enjeux transnationaux, la main-d’œuvre migrante, l’histoire latine, la tradition orale et la mémoire. Les récits oraux relatés par Loza sont d’autant plus pertinents aujourd’hui étant donné que les travailleurs étrangers temporaires, participants à des programmes gouvernementaux partout dans le monde, souffrent des mêmes traumatismes que les braceros du passé. En somme, Loza contribue habilement à montrer la pertinence d’une approche narrative en recherche.